Les yeux de la langue, l’oreille des images de Nelly Kaplan. Et quoi de l’érotique ?
Résumés
Nelly Kaplan, cinéaste et écrivain qui avait d’étroites affinités avec les surréalistes, organisait son œuvre sur l’entrelacement des genres et des tonalités, de l’humour et de l’érotisme. Ni féministe ni misogyne ni androphobe, elle présente une « création androgyne » : ni masculine ni féminine, à la fois masculine et féminine. Nous verrons qu’on ne peut pas dissocier le corps textuel du corps sexuel et que les genres littéraires doivent toujours se préoccuper de l’inscription du genre (sexué). Ce qui sera ainsi en jeu, ce sera de tenir pleinement compte de l’impact du mot genre dans sa désignation au sein de la langue française : le genre grammatical, le genre biologique et le genre sexuel, le genre littéraire, le genre artistique. Et d’évaluer le travail des formes artistiques que cela entraîne. Les détours par les citations, le roman quantique et l’écriture-panique sont ainsi quelques-unes des formes qui seront examinées dans la production littéraire de Nelly Kaplan et qui élaborent plus qu’une poétique : une érotique.
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- 1 Jacques Derrida, « Une lettre inédite de Gershom Scholem à Franz Rosenzweig à propos de notre lang (...)
- 2 Ibid., p. 28. Italiques dans le texte.
- 3 Ibid.
1Relevant dans une lettre de Gershom Scholem adressée à Franz Rosenzweig que « nous vivons à l’intérieur de notre langue, pareils à des aveugles qui marchent au-dessus de l’abîme », Jacques Derrida souligne, dans un essai intitulé Les Yeux de la langue, le « somnambulisme linguistique »1 de la plupart des êtres humains. Nous croyons, dit-il, que la langue est une surface alors que c’est un abîme. « Voir [l’abîme] et y tomber » : ce sera donc « le même événement »2. Et Derrida de pointer le paradoxe : « c’est la lucidité qui risque de nous engouffrer, non la cécité3 ». Certes, il s’agit, dans cet essai, du cas singulier de l’hébreu en tant que langue sacrée et langue sécularisée. Mais la réflexion peut se déplacer vers toute langue d’écriture, toute langue que crypte l’écriture – notamment la poétique. Secrète. Séparée. Or, la démarche qui questionne l’exercice grammatical et phrastique, se trouve aussitôt pourvue des « yeux de la langue », c’est-à-dire d’une lucidité qui donne à voir la langue-même : son travail de poïèse qui aussitôt se découvre et se défait.
2C’est ce qu’il advient dans le texte lorsqu’on pose les questions de genre/gender à la littérature et aux arts, c’est-à-dire lorsqu’on interroge, les uns par l’autre, les « genres littéraires » et le genre en italique. La perturbation est telle, qui mêle les formes textuelles et décloisonne les distinctions catégoriques, que toutes les significations usuelles sont remises en jeu, y compris le sujet de la lecture-écriture. Autrement dit : poser la question du genre et des genres, c’est voir arriver dans la langue la catastrophe des significations convenues. Tout un bouillonnement des sens à l’œuvre.
- 4 Ibid.
3C’est ce bouillonnement de l’écriture littéraire mise à l’épreuve des genres et du genre qui sera exploré à présent à la faveur des ouvrages de Nelly Kaplan. À savoir, le rapport entre « la lumière de la lucidité, l’essence de la langue et l’abîme4 » des sens.
4Scolie no 1 : genre en italique. Et comment ferons-nous à l’oral ? Et quel est ce corps (typographique) : corps étranger ? pièce rapportée ? greffe ? intrus ? Aussitôt foisonnent les interprétations – et se creuse la brèche. Il faut deux langues au moins pour le désigner (gender/genre) et la marque d’un seuil : à franchir ?
5À l’appeler à la littérature, ce vocable, il prend tous ses sens dans la langue française : genre grammatical, genre biologique, genre sexuel, genre littéraire, genre artistique. Je travaillerai, dans ce qui suit, l’indissociable lien, me semble-t-il, entre ces différents genres de genres – et l’on voit comment, sitôt dit, on se trouve dans une construction génitive et un processus générateur.
Je m’attacherai aux rapports hospitaliers, non sans le détour d’une précaution quant au mot « avant-garde ».
6Scolie no 2 : je ne sais pas ce que c’est l’avant-garde, ou, comme vous le dites prudemment « les avant-gardes ». On parle à présent d’« avant-gardes historiques » ce qui signifie bien que l’on est toujours l’avant-garde (ou l’arrière-garde) de quelqu’un. Claude Simon, sur la question de savoir ce qu’est l’avant-garde, en 1958, répond par l’absurde :
- 5 Claude Simon, « Qu’est-ce que l’avant-garde en 1958 ? » [Les Lettres françaises, 24-30 avril 1958] (...)
Il me semble que l’art est, au même titre que la science, un instrument de connaissance, en ce sens qu’il consiste en l’établissement de « rapports ». Il ne peut donc être, de par son essence, que toujours en avant : c’est une permanente insatisfaction, une permanente révolte, une permanente remise en question, un permanent approfondissement du déjà acquis et du déjà connu qui le suscitent5.
Il ajoute :
- 6 Ibid.
On ne voit pas très bien, alors, comment il pourrait exister, en art, plusieurs « échelons ». Par exemple, un art qui se distinguerait d’un autre comme le gros de la troupe venant occuper le terrain déjà exploré par les éléments partis en éclaireurs. Occuper pour y faire quoi ? Y découvrir quoi6 ?…
7Poser l’art et la littérature en termes de découverte (plus que d’invention), c’est les considérer comme un moment, chaque fois unique, d’intensité émotionnelle et heuristique ; c’est découvrir chaque fois une forme de la matière. Pour la littérature, cela passe forcément par la venue de rapports entre les éléments linguistiques ; et par l’« esprit d’exactitude » avec lequel le travail des mots fait lever des corrélations surprenantes de sens.
8On retiendra donc que l’« avant-garde » relève de la vie de la langue, des associations, permutations, disjonctions, et de la ruche des mots. C’est à découvrir ces propriétés physiques qu’elle excelle. De tout temps. Chrétien de Troyes tout à l’assonance dans le roman : la langue et le récit faisant jouer l’amour amer en mer ; Maurice Scève à la crypte sonore activant le baratin d’amour ; Cyrano de Bergerac sous l’empire des états de la description de voyages dans la Lune et le Soleil ; Leiris entre glossaire et glose ; Nelly Kaplan flibustière du verbe et de la lumière, arraisonnant l’alphabet, façonnant, provoquant la syntaxe. Chaque fois qu’il y a effort au style, il y a altération du genre du texte, du rapport sensoriel aux mots, de la forme de relation au monde.
- 7 Nelly Kaplan, La Fiancée du pirate, film de fiction, 1969 (1 h 47 min). Scénario de Nelly Kaplan e (...)
- 8 Nelly Kaplan, Ils furent une étrange comète, Paris, Le Castor Astral, 2002.
- 9 Nelly Kaplan, Mémoires d’une liseuse de draps, publié en 1974 par Jean-Jacques Pauvert, sera inter (...)
9Nelly Kaplan, qui est surréaliste et non ; qui affirme la liberté sexuelle des femmes et affirme aussi haut qu’elle n’est pas féministe ; qui trouve dans le réalisme des images de La Fiancée du pirate7 un montage fantastique des séquences filmiques, et des univers parallèles dans le dispositif inorthodoxe des temps verbaux de son roman Ils furent une étrange comète8, Nelly Kaplan n’oublie jamais le point de vue de l’art. À toujours préférer à l’amour fou l’humour fou, et le fou rire à la fourrure – le jeu des mots et les tours de phrases, c’est là qu’elle exerce son activité. C’est son métier. Entre dérisoire et poétique – sa voyance à elle c’est d’être « liseuse de draps », c’est ainsi qu’elle s’appelle et appelle son roman Mémoires d’une liseuse de draps9 –, l’écrivain mise sur le récit des aventures sexuelles du verbe et sur la confusion des genres comme le lieu d’une intelligence érotique (par l’érotique).
10C’est par trois entrées que j’aborderai l’œuvre de Nelly Kaplan. La première prend le biais de la création androgyne que défend l’écrivain. Elle n’emploie jamais le mot « genre », et toute son œuvre est nourrie d’érotisme et compose des fables de la sexualité et du rire (humour joyeux et humour noir) : posture, manière et thèmes éminemment surréalistes bien après la lettre, et non sans critique. Voici un échantillon, tiré de « Kaplan dans tous ses états » :
- 10 Nelly Kaplan, « Kaplan dans tous ses états », dans Mireille Calle-Gruber et Pascale Risterucci (di (...)
J’aimerais effacer un petit malentendu, et mettre les pendules à l’heure, en ce qui me concerne, sur ce que certains nomment « la création au féminin ».
Étant atteinte d’une totale allergie envers toute discrimination, l’urticaire astral que déclenchent en moi, par exemple, les festivals dits de « films de femmes », est à la limite du supportable. A-t-on jamais parlé d’un « festival de films d’hommes » ? Un de mes prochains films s’intitule Cuisses de Grenouille, mais je n’ai pas l’intention de le présenter en avant-première à aucun « Festival de Films de Batraciens ». Séparer ainsi la création en fonction des chromosomes, c’est la pousser vers des « ghettos » où les fils barbelés sont plus subtils, parce que quasi invisibles, donc beaucoup plus dangereux. En quoi le talent, cette étrange machine à apprivoiser les intuitions, serait-il différent selon qu’il naît des exaltations de l’un ou l’autre sexe ? Malgré le culte que je voue à Apollinaire, je ne crois point aux « éternités différentes de l’homme et de la femme », ni à d’autres balivernes qui ne servent qu’à perpétuer des condescendances ambiguës. Toute admirative que je sois de l’œuvre d’André Breton, je me méfie avec une force identique du mythe de « la femme enfant ». Je l’appellerais même, et pour une fois le terme tombe à pic, un piège à cons. Car il y a les bons films, et les mauvais. Les bons livres, et ceux qui ne le sont pas. Comme l’écrivait un certain William Shakespeare, qui avait du génie à revendre : « Tout le reste est silence »… Donc, par rapport à ce problème, la seule chose dont je suis certaine c’est que mes films, mes livres, ne sont pas misogynes. Ils ne sont pas « misandres » non plus. Ce qui ne m’empêche pas de trouver certaines femmes ignobles, certains hommes épouvantables, certains enfants dégoûtants. Et d’autres, admirables. Sans discrimination d’âge ni de sexe. Je prétends qu’une œuvre de l’esprit digne de ce nom n’existe et ne persiste qu’en dehors des étiquettes. Et que si l’on enlève le générique d’un film, ou la couverture d’un livre, on ne doit pas pouvoir deviner le sexe de son créateur, dès que le film ou le livre tend vers un certain Absolu. Il n’est donc pas question de réveiller Mélusine, car elle ne s’est jamais endormie…
Je pense avoir été claire là-dessus. Permettez-moi donc de conclure en affirmant avec véhémence qu’une création digne de ce nom ne peut être qu’androgyne. En vérité, je vous le dis10…
- 11 J’ai travaillé autrefois à cette question de la place des « créatrices » surréalistes, je les ai a (...)
11Le passage est instructif : l’auteur y prend une distance critique à l’intérieur du surréalisme, affirmant une sorte de dissidence de la dissidence qui passe par le biais de la différence sexuelle. Une différence sexuelle mal comprise par le surréalisme au masculin, lequel finit par faire de la « célébration » de « la » femme (inspiratrice, intuitive, belle : on se souvient de la photographie de femme qui emblématise, avec un regard oblique fixé sur l’ailleurs, l’« écriture automatique ») une infantilisation et un assujettissement de cette dernière11. Ironie, auto-ironie, loufoquerie et parodie assureront chez Kaplan la défense. Et le blason du corps féminin, vieil exercice courtois, emblématique de la femme « objet poétique », n’aura plus cours que parodique et déconstruit par le second degré de la citation. Il prendra fonction érotique à cette stricte condition humoristique. Ainsi, dans sa correspondance avec André Pieyre de Mandiargues, que Nelly Kaplan a publiée en 2009, cette lettre qu’il lui adresse le 8 mars 1963, après une soirée théâtrale dans une salle non chauffée où Nelly s’est gelée et que l’on pourrait, sans la didascalie préliminaire de la circonstance, prendre pour une soirée d’amour :
- 12 Nelly Kaplan, André Pieyre de Mandiargues, « Écris-moi tes hauts faits et tes crimes… » : Correspo (...)
Simplement je voulais te dire que je repense avec beaucoup de tendresse (pour toi) et d’amusement rétrospectif à notre soirée d’hier, et à la façon dont tu emmitouflais dans mon vieux manteau ces superbes colonnes douces dont tu feins de te servir pour marcher ou pour porter le poids de ta majestueuse enveloppe charnelle12.
- 13 Nelly Kaplan, Un manteau de fou rire [précédemment publié sous le titre Mémoires d’une liseuse de (...)
- 14 Ibid., p. 97.
12Ainsi, encore, cette manière de décaper de toute émotion et mièvrerie l’image de la puberté féminine et la mention de l’apparition des premières règles : « Un matin en me levant, je fis une constatation bouleversante : pour la première fois l’étoile venait de pleurer rose au cœur de mes orteils. J’étais femme13 ! » Où la convocation du vers de Rimbaud, le garçon rebelle enfant terrible de la littérature, le montage contradictoire de poésie et trivialité ainsi que la tension oxymorique des vocables de la périphrase confinant à l’amphigourique, tout cela fait venir une obscure confusion des genres d’écriture et la dissémination des sèmes au moment où il est question de ce que d’aucuns appelleraient une « identité “genrée” »… C’est là une petite entreprise de démolition très représentative de la façon dont procède Nelly Kaplan. Et puisque « femme » elle est, la narratrice part aussitôt s’acheter l’« astucieuse valisette doublée de satin rouge » dénommée « Panoplie de la Parfaite Petite Putain », qui n’est autre qu’un ensemble de moyens contraceptifs, en vue de la prochaine défloration, laquelle sera effectuée par le père. Et la narratrice d’ajouter, pour faire bonne mesure dans la provocation : « encombrer la terre d’une unité supplémentaire persiste à être le cadet de mes soucis14 ».
13Il importe ici de noter que la saturation fait passer la provocation du côté du fantastique, voire du merveilleux, donnant à ces positions libertaires une liberté suprême : celle de l’élégance et de la légèreté (et rien de raisonneur ni de lourd). Notable est aussi la place donnée à la dimension littéraire : si, suivant André Breton, l’humour, pour Nelly Kaplan, est la plus haute révolte de l’esprit, la littérature en est la plus haute liberté.
14Aucun dogme par suite ne sera bienvenu : pas plus le ou les féminismes que le ou les surréalismes. Et le récit d’Un manteau de fou rire prend aussi bien le contrepied des slogans d’émancipation des femmes (on pense au collectif « Ni putes ni soumises » aujourd’hui par exemple), allant jusqu’à évoquer la nostalgie de l’état de « Putain » et de la valise aux quatre P, convoquée à nouveau par la littérature, à savoir par le pastiche de Proust :
- 15 Ibid., p. 98.
(Je possède encore une de ces petites valises rouges, avec ses quatre P gravés en lettres d’or, aujourd’hui remplie de vieilles photos. Je ne me décide pas à la jeter malgré son état de délabrement, tant à chaque fois que je la regarde elle ramène vers moi, telle une madeleine dans la grande tasse où voguait le Sperma, mille souvenirs touchants15.)
- 16 Ibid., p. 21.
15La métaphore même est prise à revers : au lieu d’accroître, elle réduit. Le récit tout entier est soudain mis en abyme, et ramené aux dimensions d’un jouet, le bateau (« le Sperma »), qui est celui où les personnages et la narratrice sont embarqués depuis avant le début. Tout cela n’était donc qu’une tempête et un naufrage dans un verre d’eau. Je veux dire : dans une tasse de thé. Tout cela est littérature, donc liberté : d’évoquer, d’effacer ; de faire ou non tourner le « cinéma » (on pense à La Fiancée du pirate). Nelly Kaplan l’affirme de façon parfaitement efficace, en parodiant le fameux vers de Baudelaire qu’elle parasite : « Tout n’était que calme, luxure et velouté16. » Et l’on apprécie ici la finesse de la pointe : ce n’est pas « volupté » qui vient, que l’on attendait mais « velouté », convoquant le goût du palais, le fin gourmet de la dégustation littéraire.
16La littérature sera amorale ou ne sera pas, c’est-à-dire assujettie à rien d’extérieur, rien qui ne soit elle-même. Pas de tabou devant le grand poète « intouchable ». Pas de tabou quant à l’hybridation des textes ni de réticences à mêler les genres. Nous sommes en ce point entre prose et poésie ; en d’autres points, roman d’apprentissage, récit d’aventure, conte drôlatique, féérie, scène de tragédie, roman policier, d’espionnage, etc. Il s’agit d’échapper, par l’hybridation et le mélange des genres, à la mainmise catégorique.
17La deuxième entrée à l’œuvre de Nelly Kaplan sera celle du roman quantique. Ni féministe, ni misogyne, ni misandre : Nelly Kaplan revendique une « création androgyne » : ni masculin ni féminin et masculin et féminin. Une création dans le passage ; sur le seuil, comme les chats. Joueuse, inconfortable, turbulente. « Permanente remise en question ».
- 17 Nelly Kaplan, Ils furent une étrange comète, op. cit., p. 88.
- 18 Étienne Klein, « Nelly Kaplan et le chat de Schrödinger », dans Mireille Calle-Gruber et Pascale R (...)
18Avec des personnages ni morts ni vivants, comme le chat du savant Schrödinger voué aux mondes parallèles, ou comme les couples d’Ils furent une étrange comète, roman dans lequel Nelly Kaplan considère les âmes de ses personnages comme des objets quantiques : « elles se délocalisent, s’entremêlent, se superposent en desserrant l’étau de l’appartenance aux corps17 ». Car, rappelle le physicien Étienne Klein, « le monde quantique, celui des atomes et des particules, n’est pas comme celui que nous voyons autour de nous18 ».
19Le seuil où elle se tient, elle le dit de deux façons. De façon autobiographique, avec l’introduction à la correspondance de Pieyre de Mandiargues, c’est-à-dire sur le ton de la « liberté sexuelle » :
- 19 Nelly Kaplan, André Pieyre de Mandiargues, « Écris-moi tes hauts faits et tes crimes… », op. cit., (...)
Il y a des hommes à femmes. La monogamie n’est pas leur fort. On les critique, on les jalouse, on les admire en secret.
Il y a aussi des femmes à hommes. La monogamie n’est pas leur fort. On les critique beaucoup, on les jalouse en secret et on ne les admire point.
Étrange inégalité […].
En ce qui me concerne, ayant abordé bien plus que le milieu du chemin de ma vie, et me trouvant depuis toujours dans une forêt obscure où je fabrique ma propre lumière, je m’aperçois que j’ai toujours été une femme à hommes. Dans le tumulte de mes amours, l’unité fut presque toujours absente. Dire que cette « non-exclusivité » plût à mes amants serait mentir. J’ai beau leur expliquer que cela n’enlève rien à la beauté et à l’intensité de nos rapports, ces hommes, presque toujours des artistes ouverts à toutes les aventures de l’esprit, refusent bizarrement mon attitude avec des réactions de vierges effarouchées19.
- 20 Nelly Kaplan, Un manteau de fou rire, op. cit., p. 109.
20Ce seuil des libertés du corps et de l’esprit dans le texte littéraire est désigné d’une autre façon : il a un nom, « un manteau de fou rire », et c’est un nom de trope : calembour, paronomase, sur-réalisme. Deux vocables s’y chevauchent, basculent de l’un à l’autre (basculant-bousculant)20. Ainsi, la prophétie que la narratrice reçoit en cadeau de baptême est-elle aussi une clé de l’écriture et de la lecture du livre :
- 21 Ibid., p. 35.
— Sois heureuse de savoir, ma fille, que tu aimeras beaucoup et que tu seras follement aimée. Sache aussi que quand tes passions te rendront mélancolique tu auras pour te défendre l’arme la plus fabuleuse qui puisse être offerte à un être humain : l’humour. Je te fais cadeau, Belen, pour ta vie entière, du plus chaud vêtement existant au monde, plus chaud que le duvet de tous les nids réunis depuis le commencement de la planète. Pendant les pires hivers de ton existence, tu auras toujours pour te couvrir, ma fille, collé à ta peau, le seul habillement qui te convient ; un manteau de fou rire21.
- 22 Ibid., respectivement p. 17 et p. 48.
- 23 Ibid., respectivement p. 121 et p. 145.
21Tels les objets quantiques qui semblent suivre plusieurs trajectoires, les romans de Nelly Kaplan sont à plusieurs vies, à plusieurs genres, à plusieurs sexualités : ainsi y a-t-il la sexualité des « requins en rut fais[ant] vibrer les mâts du Sperma », ou « l’eau tiède, douce, caressante comme un sexe de femme »22. Parfois, c’est dans un seul mot qu’apparaît le seuil quantique qui le clive : « une lecture obsexive » ou un palais « obsexuel »23.
Roman quantique, roman surréaliste : ils ont chacun, comme les chats, plus d’une vie.
La troisième entrée, je l’emprunte à Sarah Kofman.
- 24 Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974.
- 25 Cité par Sarah Kofman, « Ça cloche », dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (dir.), Les (...)
22Lors du colloque de Cerisy autour du travail de Jacques Derrida organisé par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy : Les Fins de l’homme, en 1981, Sarah Kofman intervenait sur Glas24 de Derrida au titre de « Ça cloche ». Or, ce livre présente une facture singulière : il s’écrit sur deux colonnes en vis-à-vis, celle de gauche consacrée aux textes de Hegel ; celle de droite aux textes de Jean Genet. Hybride et mélange des genres on ne peut plus renversant (toutes normes débordées). Et l’articulation de plus en plus serrée en diagonales, contrepoints et chassés-croisés dans l’entre qui construit et déconstruit la philosophie comme système par l’inscription sexuelle dans la matérialité du récit littéraire. Glas écrit « deux textes à la fois » – entreprise déroutante, échappant à la lecture –, il « stimule sans cesse » et « joue à jouir25 ». Ce qui se passe entre, c’est « une sexualisation du texte et une textualisation du sexe », comme le remarque Kofman :
- 26 Ibid.
l’écriture de la double colonne est celle d’un sexe double, diabolique, qui dans sa duplicité rompt avec toutes les oppositions et toutes les hiérarchies ; chaque sexe, comme chaque texte l’un à l’autre agglutiné, devient indécidable, parle la langue et dans la langue de l’autre, pénètre l’autre : ni féminin ni masculin, ni castré ni non castré, non parce que bisexué mais parce que battant entre les sexes, parce que sexe toujours déjà double, qui gaine et bande doublement obéissant à un double Bind26.
23Ce qu’il importe ici de relever, c’est la distinction, pour mon propos capitale, entre « bisexué » et « battant entre les sexes » : c’est dire que la sexualité est oscillation, qu’elle est plusieurs de façon indécidable, jamais assignée à un ou deux sexes (on l’a vu : chez Nelly Kaplan, tout est sexuel – l’eau, les animaux marins, le bateau, les humains et la poupée Dolly Lastex fétiche des marins du Sperma – tout est sexuel, sexué, obsexuel). Sexualité lorsqu’elle n’est ni réglementée ni catégorisée ni contrôlée par la morale. Plus exactement par « la loi du genre » dans laquelle se cachent moralisation et idéologies.
- 27 Ibid., p. 106.
24À propos, encore, du livre de Derrida Glas, Kofman rapporte le commentaire de Blanchot : « Glas, c’est une envolée de cloches entre les textes, un pendule oscillant qui […] accompagne sans accompagner, escorte des textes. “Le texte ne s’écrit ni d’un côté ni de l’autre. Il bat entre les deux. Le lieu qu’aura préoccupé le battant, nommons-le Colpos”. “Je m’écris sur la hune entre les deux”27. »
25Avec cette phrase : « Je m’écris sur la hune entre les deux », nous pouvons en revenir à Nelly Kaplan, à ses textes pleins de textes (pastiches, calembours, parodies), qui s’écrivent depuis la hauteur d’un point de vue narratif débordant toutes règles narratives, à l’aplomb et avec aplomb. « Sur la hune entre les deux. »
26Il y a nécessité que « ça cloche » pour qu’il y ait de l’autre ; que ça fasse ni un ni deux (qui est encore un tout, un couple, un chiffre pair(e) un chiffre rond, comme on dit) mais indécidablement plus et partout. Le battant de l’autre texte et de l’autre sexe : cela fera toujours plus d’un genre (dans tous les corps de langues et de métiers qu’on voudra). Cela donne lieu, dans l’œuvre de Kaplan, à une écriture panique : en perpétuelle expansion.
- 28 Nelly Kaplan, Un manteau de fou rire, op. cit., p. 153.
27Au cours des invraisemblables événements du roman d’aventures de Belen (nom du personnage et pseudonyme de l’auteur d’Un manteau de fou rire), le récit devient nettement conte érotique. Arrivée dans le « Palais Obsexuel », notre héroïne prend le « poste de préposée aux draps »28. C’est ainsi qu’elle va découvrir sa vocation – ou plutôt son don de voyance. Voici comment (car c’est le moment qui importe).
Entrée dans la chambre d’un richissime marchand d’opium chinois, Belen voit des taches de sperme sur les draps :
- 29 Ibid., p. 158-159.
Peu à peu, dans une sorte de fascination, je me sentis attirée vers le fond des dessins, une force indépendante de ma volonté m’obligeant à plonger à l’intérieur de ces cartes spermographiques gravées par l’érosion des héros d’Éros. Dans un dédoublement, une partie de moi se vit traverser les draps comme si elle pénétrait de l’autre côté d’un écran de cinéma pour s’intégrer dans un film. Je commençais à percevoir en ombres chinoises – quoi de plus logique ! – des mouvements divers, à entendre aussi un son cotonneux rendant par bribes paroles et bruits. J’étais (comment le dire autrement, puisque je me voyais au milieu de la foule, quoique pouvant passer à travers les gens et objets sans les heurter ?) sur le port, à quelques mètres à peine de Tchang Kouang-yu29.
En fait, la voyante va assister prophétiquement, par anticipation, au meurtre du Chinois qui aura lieu deux jours plus tard.
- 30 Nelly Kaplan, Le Réservoir des sens, dessins d’André Masson, Paris, La Jeune Parque, 1966. Nouvell (...)
- 31 Nelly Kaplan, Un manteau de fou rire, op. cit., p. 158.
28Dans ce passage, sexe, genre et création artistique sont parfaitement intriqués et font jouer à plein, dans la forêt des signes, le « réservoir des sens » où puise l’imagination érotique (c’est ainsi, Le Réservoir des sens30, que Nelly Kaplan intitulait son premier recueil de nouvelles avec des dessins d’André Masson). La configuration des éléments est surréaliste par excellence : la voyance, le rêve, l’hallucination, l’amour, la femme-médium, la magie de la présence-absence, l’humour – tout est là, généré par les rimes dans la langue. Ainsi, par exemple : « l’érosion des héros d’Éros31 ».
- 32 Walter Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand [1973], trad. de l’ (...)
29Et cependant, le style singulier de Kaplan est notable : dans la poétique des et du genre à l’œuvre ici. D’abord parce qu’elle travaille « le roman » méprisé des surréalistes, d’André Breton en particulier. Le choix est clair : le roman est le genre le moins codifié, le plus libre donc, ou plutôt, comme l’a souligné Benjamin, le roman crée ses règles au fur et à mesure qu’il s’écrit. Ce que le philosophe allemand souligne par la formule vigoureuse : « L’Idée de la poésie est la prose32 » – formule qui renverse la hiérarchie établie des genres littéraires.
30Dans Un manteau de fou rire, la narratrice, lisant le destin dans les cartes de la « spermographie », fait de l’inscription du gender le lieu de passage de la littérature au cinéma, du faire-lire au faire-voir. Le dispositif de contiguïté et de porosité qui associe les deux domaines de création constitue la dynamique d’une poïèse oscillant d’un corps de métier à l’autre, et de ce fait capable d’outrepasser les limites propres à chacun.
31Ce double pupitre (ou ce double bind), en outre, on sait que c’est celui-même de Nelly Kaplan qui écrit comme et avec ce qu’elle filme, et filme comme et avec ce qu’elle écrit : là s’arrête la comparaison et commencent toutes les différences liées à la spécificité des matières ; aux possibilités des techniques.
- 33 Nelly Kaplan, Ils furent une étrange comète, op. cit., p. 127 sq.
32Nelly Kaplan : c’est une œuvre qui écrit toujours plusieurs choses et plusieurs mondes à la fois, qui traverse les écrans, se tient des deux côtés dans un sur-vivre qui est puissance de création. Pour n’en pas finir avec l’illimité et l’indécidable travail du genre et des genres chez Nelly Kaplan, je citerai ce passage d’Ils furent une étrange comète, roman dont l’écriture quantique s’affiche dès le titre, entre passé et prophétique futur (furent/comète) et qui tient les personnages entre l’amour et la mort et ni vivants ni morts, et deux corps pour quatre esprits. Dans ce texte où « quand on meurt, c’est pour la vie33 », c’est le chat de Schrödinger – le chat virtuel ni mort ni vivant de l’expérience quantique – qui a le dernier mot. Et la clé des mystères :
- 34 Ibid., p. 64-65.
Un miaulement réprobateur les distrait de leur querelle. Perché sur un muret, Schrödinger foudroie Ariane du regard, ce qui irrite la jeune femme.
— Tu ne vas pas te mettre de leur côté, toi aussi ! Vous m’agacez à la fin, vous tous !
Elle les quitte avec brusquerie. Schrödinger saute du muret et s’approche de Pierre, qui murmure pour lui-même.
— De toute manière, maintenant que Dora est partie, je ne vois pas comment Ariane pourrait rejoindre Jean à nouveau.
— N’en croyez rien, répond le chat.
Pierre le regarde stupéfait, ce qui provoque le rire de Schrödinger.
— Que vous arrive-t-il ? Vous n’avez jamais entendu un chat parler ?
La réponse de Pierre, de plus en plus ébahi, se limite à quelques balbutiements.
— Euh… à vrai dire… oui… non…. Je n’avais peut-être pas fait suffisamment attention auparavant. Je vous prie de m’excuser.
Magnanime, Schrödinger passe outre.
— Comme je vous le disais, il faut se méfier de ce que vous avez appris dans le monde d’avant. Vous devriez savoir que, selon les principes de la physique quantique, tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire. Et que toutes les options doivent être prises. Élémentaire, mon cher ami… Réfléchissez-y…
Ravi de sa prestation scientifique, et sans prêter la moindre attention à la stupéfaction de Pierre, Schrödinger part à son tour, la queue fièrement levée découvrant son joli trou du cul virtuel34.
33Ce livre opère une nouvelle ouverture : c’est tout ensemble un conte fantastique, un roman ésotérique, un récit de science-fiction qui se retourne en fiction-de-la-science, où la fleur de strelitzia (ou « oiseau de paradis ») est la fleur de rhétorique kaplanienne par excellence, changeant de couleur selon le pas des amants, réactive à l’amour fou. Une érotique, comme on dit une poétique, s’esquisse, et avec elle la perspective d’une œuvre d’un tout autre genre.
Notes
1 Jacques Derrida, « Une lettre inédite de Gershom Scholem à Franz Rosenzweig à propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenzweig. À l’occasion du 26.XII.1926 », dans Les Yeux de la langue, Paris, L’Herne, coll. « Carnets », 2005, respectivement p. 8 et p. 39.
2 Ibid., p. 28. Italiques dans le texte.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Claude Simon, « Qu’est-ce que l’avant-garde en 1958 ? » [Les Lettres françaises, 24-30 avril 1958], repris dans Mireille Calle-Gruber (dir.), Les Triptyques de Claude Simon ou l’Art du montage, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 137.
6 Ibid.
7 Nelly Kaplan, La Fiancée du pirate, film de fiction, 1969 (1 h 47 min). Scénario de Nelly Kaplan et Claude Makovski.
8 Nelly Kaplan, Ils furent une étrange comète, Paris, Le Castor Astral, 2002.
9 Nelly Kaplan, Mémoires d’une liseuse de draps, publié en 1974 par Jean-Jacques Pauvert, sera interdit par la censure et privé de diffusion. Il ne sort qu’en 1998, publié par La Différence qui fait paraître la même année Aux orchidées sauvages.
10 Nelly Kaplan, « Kaplan dans tous ses états », dans Mireille Calle-Gruber et Pascale Risterucci (dir.), Nelly Kaplan, le verbe et la lumière, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 27-28.
11 J’ai travaillé autrefois à cette question de la place des « créatrices » surréalistes, je les ai appelées ainsi du fait de la polyvalence de leurs œuvres, et du fait qu’elles sont souvent restées méconnues ou marginales. Voir Mireille Calle-Gruber, Histoire de la littérature française du xxe siècle ou les repentirs de la littérature, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 190-191.
12 Nelly Kaplan, André Pieyre de Mandiargues, « Écris-moi tes hauts faits et tes crimes… » : Correspondance 1962-1991, Paris, Tallandier, 2009, p. 40-41.
13 Nelly Kaplan, Un manteau de fou rire [précédemment publié sous le titre Mémoires d’une liseuse de draps, sous le nom d’auteur Belen], Paris, La Différence, 1998, p. 96.
14 Ibid., p. 97.
15 Ibid., p. 98.
16 Ibid., p. 21.
17 Nelly Kaplan, Ils furent une étrange comète, op. cit., p. 88.
18 Étienne Klein, « Nelly Kaplan et le chat de Schrödinger », dans Mireille Calle-Gruber et Pascale Risterucci (dir.), Nelly Kaplan, le verbe et la lumière, op. cit., p. 87.
19 Nelly Kaplan, André Pieyre de Mandiargues, « Écris-moi tes hauts faits et tes crimes… », op. cit., p. 9.
20 Nelly Kaplan, Un manteau de fou rire, op. cit., p. 109.
21 Ibid., p. 35.
22 Ibid., respectivement p. 17 et p. 48.
23 Ibid., respectivement p. 121 et p. 145.
24 Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974.
25 Cité par Sarah Kofman, « Ça cloche », dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (dir.), Les Fins de l’homme, à partir du travail de Jacques Derrida, Actes du colloque de Cerisy (23 juillet-2 août 1980), Paris, Galilée, 1980, p. 107. Voir aussi, pour la double lecture de Glas : Mireille Calle-Gruber, « (La Phrase souveraine) Là phrase », dans Jacques Derrida, la distance généreuse, Paris, La Différence, 2009, p. 133-165.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 106.
28 Nelly Kaplan, Un manteau de fou rire, op. cit., p. 153.
29 Ibid., p. 158-159.
30 Nelly Kaplan, Le Réservoir des sens, dessins d’André Masson, Paris, La Jeune Parque, 1966. Nouvelle édition Le Castor Astral avec ajout du texte La Gardienne du temps, 1995.
31 Nelly Kaplan, Un manteau de fou rire, op. cit., p. 158.
32 Walter Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand [1973], trad. de l’allemand par Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang, Paris, Flammarion, 1986, p. 150.
33 Nelly Kaplan, Ils furent une étrange comète, op. cit., p. 127 sq.
34 Ibid., p. 64-65.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Mireille Calle-Gruber, « Les yeux de la langue, l’oreille des images de Nelly Kaplan. Et quoi de l’érotique ? », Itinéraires, 2012-1 | 2012, 161-172.
Référence électronique
Mireille Calle-Gruber, « Les yeux de la langue, l’oreille des images de Nelly Kaplan. Et quoi de l’érotique ? », Itinéraires [En ligne], 2012-1 | 2012, mis en ligne le 01 septembre 2012, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/1328 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.1328
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