- 1 « [P]ublier n’est pas seulement imprimer, mais faire exister un texte sous d’autres formes : lectu (...)
1Publier la littérature sur disque, en livre audio, précède en partie le phénomène relativement contemporain de « l’extension du domaine de la littérature1 » (Meizoz, 2018). En effet, malgré la difficulté de ce champ éditorial à devenir un mode de lecture habituel en France, le livre audio, qui connaît ses premiers balbutiements dans les années 1930, est contemporain des médias de masse et des processus d’adaptations et de transferts de la littérature vers le cinéma ou la radio (voir Pardo, 2015 ; Lang, Murat & Pardo, 2020 ; André & Cornillon, 2017).
2En cela, on pourrait avancer que le livre audio, comme les adaptations cinématographiques et radiophoniques, participe mais aussi prépare cette extension du domaine de la littérature en renforçant sa « remédiatisation » (Baetens, 2018) sous différents supports. En d’autres termes, l’édition sonore constitue l’une des migrations de la littérature vers divers objets intermédiaux et construit in fine une appréhension « transmédiale » (Jenkins, 2013) de la littérature. Envisager le livre audio comme l’une des éditions possibles de la littérature implique que le passage du médium livresque au disque ne change pas la nature de l’œuvre, mais la fait circuler par d’autres voies en tant qu’« œuvre allographe » (Goodman, 1976). Pour autant, le changement de contexte éditorial du livre au disque n’est pas neutre et contribue à réinterpréter l’œuvre littéraire.
- 2 « L’intitulé de ce numéro, “la littérature exposée”, fait référence à ces pratiques littéraires mu (...)
- 3 J’emploie indifféremment livre audio et livre sonore. On trouve de nombreuses dénominations comme (...)
- 4 Si les médiations ont l’air proche, le lien entre performance publique et scénique et disque audio (...)
3Si le livre audio constitue bien une « littérature hors du livre2 », peut-on le considérer comme une forme de « littérature exposée » (Rosenthal & Ruffel, 2010) ? Le livre sonore3, qui reste généralement d’une diffusion assez confidentielle, n’a pas vocation à rendre l’œuvre davantage visible, mais accompagne généralement un succès éditorial qui existe déjà. Ainsi, le livre audio permet d’offrir de nouvelles configurations d’exposition de la littérature sans pour autant qu’il s’agisse d’une littérature exposée (Rosenthal & Ruffel, 2010), vulnérable, en recherche de notoriété. Le livre audio ne s’expose pas en tant que tel puisqu’il ne s’appréhende pas par la vue mais par l’oreille : aussi il n’évolue pas en régime de visibilité (Heinich, 2012), mais d’audibilité. Si les performances et les lectures publiques amènent aussi le spectateur à écouter et non à lire, le livre audio entre moins dans une logique promotionnelle : ces éditions sont souvent tardives et interviennent bien après la date de première publication4.
- 5 « Peut-être bien qu’avec L’Étranger – sans trop exagérer l’importance de cette œuvre – se lève un (...)
4Cet article traitera ainsi des implications du livre audio en tant qu’objet éditorial à travers l’étude de cas des différentes éditions sonores de L’Étranger d’Albert Camus. En effet, le roman connaît trois versions discographiques : la lecture de l’auteur lui-même d’avril 1954, celle de 1983 par Serge Reggiani, enfin celle de 1986 de Michael Lonsdale rééditée en 1995 puis 2017. Ces disques sont également édités aujourd’hui sur des plateformes numériques comme Youtube et Vimeo. En dépit de la place incontournable de L’Étranger dans le canon littéraire, le livre audio n’est que très peu mentionné dans la critique universitaire et n’est pas évoqué dans le Dictionnaire Camus (Guérin, 2019) comme l’une des éditions de L’Étranger. Jean-François Cabillau en fait mention dans un article pour commenter la manière dont Camus prononce les verbes au passé composé : « ce sont plutôt les passés composés qui ont ici un volume phonique très réduit. Il suffit d’être attentif à la lecture de ce passage par Camus lui-même dans le disque : “Albert Camus lit L’Étranger” » (Cabillau, 1971). Évelyne Deprêtre s’y intéresse plus longuement dans un article mais dans une perspective pédagogique (Deprêtre, 2021). Pourtant, le style de l’ouvrage, qualifié par Roland Barthes de « style du silence », est décrit par des images vocales, dont celle de la « voix blanche5 » (2002, p. 79). Par conséquent, la publication sur disque comporte un enjeu d’interprétation net : entendons-nous la voix blanche tant attendue ? Nous montrerons ainsi que malgré le manque de légitimité de cet objet éditorial, le livre audio peut se constituer en édition critique et savante qui renouvelle l’interprétation de l’œuvre littéraire.
- 6 « [S]alut! je suis étudiant aux États-Unis… parfois, il est difficile pour moi de trouver des ress (...)
- 7 Toujours dans les commentaires qui font suite à la lecture de Caligula, nous pouvons ainsi lire : (...)
5Le livre audio reste encore souvent perçu comme une édition de niche qui répond à un public spécifique : les malvoyants, les enfants, et ceux qui plus généralement seraient dans l’incapacité de lire. Même si le marché est en expansion, d’après les témoignages de plusieurs éditeurs (Martel, 2019), sous l’influence des podcasts, des réticences culturelles importantes en font une publication mineure. La hiérarchie entre oral et écrit, qui donne plus de valeur au second, continue de prévaloir. L’ouvrage de référence de Matthew Rubery (2014) permet de synthétiser ces préjugés contre le livre sonore : l’écoute est considérée comme une activité passive qui ne nécessiterait pas le même niveau de concentration que la lecture traditionnelle et les éditions sonores sont souvent abrégées comme un digest. Fanny Mazzone le décrit comme un « objet esthétique non identifié » qui repose sur « une médiation culturelle modifiant les conditions d’accès à la littérature en tant qu’objet d’art et connaissance du monde » (2016). Cette affirmation relève d’une entreprise de réhabilitation : elle présente le livre sonore comme un objet esthétique (pour tous) et non pratique (pour répondre aux difficultés de lecture de certains). En effet, l’usage du livre audio est souvent pédagogique (Goulard, 2020) : il peut être un outil pour l’apprentissage de la diction à destination d’un public étranger qui apprendrait la langue française. On en lit des témoignages par exemple dans les commentaires qui font suite à la lecture à haute voix de Caligula par Camus disponible sur Youtube6. Le document peut aussi être utilisé par des usagers de la langue française qui préfèrent l’audition à la lecture7. De fait, le retrait de la figure du lecteur est l’une des hantises qui contribue à maintenir le livre audio comme objet éditorial mineur.
6Malgré ces problèmes de reconnaissance, les éditeurs défendent leur collection en soulignant les spécificités esthétiques du livre audio. Par exemple, Laure Saget, directrice de la collection « Écoutez lire », explique dans un entretien radiophonique (Saget, 2019) que l’expérience émotionnelle est différente et que le caractère poétique d’un texte est souvent mis en valeur par la lecture orale (Martel, 2019). Depuis 2010, l’association « La Plume de Paon » organise le prix du livre audio, ce qui marque une volonté d’institutionnalisation du genre éditorial et un désir de se doter de voies institutionnelles spécifiques qui ne recoupent pas celles des autres prix littéraires ou musicaux. Le prix de l’académie Charles Cros, dont l’histoire est plus ancienne (l'académie a été créée en 1947), décerne également un prix pour les disques de « parole enregistrée » mais propose davantage de catégories dans le domaine musical. À titre d’exemple, les prix du livre audio 2020 sont attribués à : À la Recherche du temps perdu lu par Daniel Mesguich (Plume d’or), Idiss de Robert Badinter (Grand prix catégorie document), Le Petit Nuage d’Emmanuel Da Silva (Grand prix catégorie jeunesse), Manifesto de Léonor de Récondo (Grand prix catégorie contemporaine), Martin Eden lu par Denis Podalydès (Grand prix catégorie classique), Si ma tante en avait de San Antonio lu par Antoine de Caunes (Grand prix catégorie polar). Le succès éditorial d’un livre audio ne suit pas nécessairement la même courbe de reconnaissance que les éditions papier : en témoigne ainsi la présence dans le palmarès du livre de Léonor de Récondo qui n’a pas été sélectionné pour d’autres prix littéraires. Il est également notable que le palmarès se compose de deux œuvres classiques, ce qui rappelle une évidence : le livre audio est une réédition et peut être le témoignage de la patrimonialisation d’une œuvre devenue classique.
7La médiation par le son implique à l’évidence un autre rapport esthétique à l’œuvre littéraire. Évelyne Deprêtre insiste par exemple sur la multiplicité des niveaux de lectures et de réalisations :
Les œuvres littéraires en format sonore peuvent être considérées comme des multitextes dans la mesure où elles allient texte, voix (outil), interprétation (maniement de l’outil) et réalisation sonore (ajout de bruitage, de musique, d’effets sonores, etc.). (2021)
8De façon analogue, Geneviève Gendron et Bertrand Gervais parlent non de multiplicité mais de double lecture :
S’inscrivant dans ce contexte d’ouverture des pratiques de la lecture, l’œuvre sonore exige de concevoir la réception en fonction d’une double lecture : celles des lecteur-performeur et lecteur-auditeur. (2010)
9La pierre angulaire de l’édition sonore est la voix : elle contribue à incarner la littérature, à donner corps au texte, à travers un souffle, un corps qui se fait entendre. Dans les disques qui nous occupent, on peut deviner par exemple les corps des interprètes. Michael Lonsdale avale sa salive pour marquer les points de suspension qui closent la phrase « J’ai connu une dame… c’était pour autant dire ma maîtresse » (Camus, 1957, p. 50). Camus, en interprétant le dialogue suivant « “Elle était vieille ?” J’ai répondu : “comme ça” » (p. 28), paraît accompagner le « comme ça » d’une petite moue, qui se devine dans la diction de la réplique. Contrairement à la lecture silencieuse, peut-être plus abstraite, la lecture orale trouve une matérialité impalpable et pousse l’auditeur à imaginer à la fois la fiction et le corps qui l’énonce.
10Le livre audio trouve un intérêt immédiat quand la lecture est performée par l’auteur lui-même, objet d’une certaine fétichisation8. À ce titre, on pourrait citer le commentaire d’une internaute écoutant en ligne Caligula qui fait de la lecture auctoriale la seule légitime : « Camus lit si bien. Il me semble criminel d’écouter un audio de ses textes sans sa voix9 ». Le livre audio tire parti de l’émotion de l’archive comme du désir de collecter la voix, une matière qui appartient à l’écrivain. L’auditeur cherche ainsi à accéder au laboratoire d’écriture, au « gueuloir » qui a pu constituer la genèse de l’œuvre, comme le précise Fanny Mazzone :
Ainsi s’énonce le postulat qu’à l’origine de chaque texte se trouve la voix qui l’a dicté. […] La « Bibliothèque des Voix » s’inscrivait dans cette démarche théorique de restitution de la voix située à « l’orient » du texte. (2016)
11Ce fantasme d’accéder à l’avant-texte par la lecture de l’auteur est aussi commenté par Daniel Mesguich à propos du livre audio de Camus :
L’enregistrement de L’Étranger lu par Camus donne à coup sûr à entendre un autre Étranger que celui lu dans le silence d’une chambre, ou même par l’acteur Michael Lonsdale. La voix lancinante, hypnotique de (fausse) monotonie, de Camus, ses rythmes, son ton surtout, ne semblent pas venir d’un papier posé devant les yeux, ni d’une bouche derrière un micro, mais véritablement d’une écriture d’avant l’écriture, et ajoutent, littéralement, à la lettre du texte. (Mesguich, 2017)
12L’auditeur peut par exemple s’émouvoir d’entendre dans l’enregistrement de Camus le froissement des feuilles qui permet d’imaginer l’auteur à sa table d’écriture.
- 10 « Ou alors ce serait, à la manière de Zadig et de Candide, un court roman de moraliste, avec une (...)
13Enfin, le livre audio invite l’auditeur à repenser l’œuvre à l’aune de trois traditions orales : le conte populaire, le théâtre et la poésie orale. Il plonge l’auditeur dans trois imaginaires qui se superposent à son écoute : la veillée et la lecture familiale, la scène dramatique et l’interprétation de comédiens professionnels, enfin la musicalité de la langue lyrique. Les trois imaginaires sont susceptibles d’être mobilisés à l’écoute de L’Étranger, ce qui explique l’intérêt de la médiation audio. En effet, depuis la première critique de Sartre10, le conte est un horizon générique que l’interprétation audio peut souligner. Fabienne Pascaud est sensible à cette dimension en écoutant la version auctoriale :
- 11 Fabienne Pascaud (Télérama) citée dans la revue de presse de l’éditeur Frémeaux et associés, https: (...)
Porté par le timbre de l’écrivain, on écoute de bout en bout, comme un drôle de conte absurde, l’histoire de ce Meursault qui ne trouve de paix que dans le détachement, de liberté que dans l’absence d’espoir11…
14La filiation théâtrale est également perceptible dans le cadre du livre audio : L’Étranger est en partie théâtralisé par l’interprétation de Serge Reggiani, ancien comédien des Justes. Cette théâtralisation est notamment marquée dans les passages dialogués. Serge Reggiani supprime les marques d’énonciation comme « j’ai dit », « il a ajouté » et interprète différents personnages en changeant sa voix. Ainsi, dans le dialogue avec le directeur de l’asile, l’enregistrement de la voix dans un écho qui la fait résonner donne l’impression que deux interprètes échangent. Toutefois, plusieurs journalistes notent également la poétisation de la prose camusienne sous l’effet de la diction :
Vous voyez encore le style du Camus de L’Étranger comme un exemple d’écriture blanche ? Écoutez la lecture qu’en fait son auteur (aux éditions Frémeaux et Associés), et la blancheur que vous prêtiez au style se teindra des ors de la poésie en prose. (Brocas & Perdereau, 2011, p. 8)
15On lit également cette réflexion dans l’article de Christophe Rioux :
Vous sera alors révélée la vraie nature de l’écriture camusienne – de la poésie en prose, mais si sobre et maîtrisée qu’on l’a étiquetée « écriture blanche ». (2020, p. 18)
16Pour appuyer cette impression de prose poétique, on peut remarquer que la rapidité de la diction de Camus donne un aspect très litanique aux énumérations : c’est le cas lorsqu’il lit la dernière phrase, très longue, qui conclut le premier chapitre. Les descriptions sont également mises en valeur par la diction de l’auteur qui ralentit son élocution à la fin du deuxième chapitre et souligne le lyrisme et la célébration des beautés de la ville. La voix sèche de Camus souligne les recherches d’allitération dans la scène du meurtre parsemée de consonnes sifflantes qui font résonner « les cymbales du soleil » (1957, p. 95). Ainsi, la médiation par l’audio fait fluctuer les démarcations génériques et transforme l’appréhension de l’écriture romanesque qui ressemble tantôt au théâtre, tantôt à la poésie, tantôt au conte.
- 12 « Cela dit, tout comme l’œuvre imprimée, le livre sonore est produit, diffusé et reçu. Qu’il se re (...)
17À la fois disponible sur disque, cassette, ou en version numérique, le livre audio est polymorphe et répond à des stratégies éditoriales distinctes qui influent sur la réception du texte par l’auditeur. Le paratexte, l’illustration, le format, la sélection des pistes changent ainsi à chaque parution, ce qui manifeste des inflexions de l’instance éditoriale12. Les éditions sonores de L’Étranger n’échappent pas à ce foisonnement puisque les différentes versions – de Camus, de Reggiani, et de Lonsdale – sont rééditées à plusieurs reprises, en raison des évolutions technologiques des supports.
18Le disque de L’Étranger lu par Camus est issu d’une lecture radiophonique d’avril 1954 diffusée dans « Lecture du soir » en trois émissions d’une heure qui peut être considéré comme un « trésor d’archive » selon les termes d’Alexis Brocas et Hélène Perdereau :
Des enregistrements comme ceux de L’Étranger par Camus relèvent des trésors d’archives, au même titre que les manuscrits. Mieux, ils contiennent des informations que ne sauraient rendre ceux-ci. Tel cet enregistrement de Guillaume Apollinaire en 1913 (consultable sur Internet) qui permet aux amoureux d’Alcools de réaliser un fantasme blasphématoire : reponctuer « Le pont Mirabeau » en se fiant à la scansion de l’auteur. Et serait-ce le fantôme d’un accent polonais que l’on perçoit dans la voix du Mal-aimé ? De même, en écoutant le souffle de Camus dans sa lecture de L’Étranger, vous apprendrez d’une façon différente, mais frappante, ce que vous dit la biographie d’Olivier Todd sur sa tuberculose. (2011, p. 8)
19L’émission produite par François Régis Bastide et réalisée par Gérard Herzog prend place dans la programmation du « Club d’essai », atelier de création radiophonique resté célèbre pour la liberté d’expérimentation laissée aux poètes. Dans la programmation de cette année 1954, peu d’auteurs se prêtent eux-mêmes à la lecture. Nous trouvons surtout des lectures menées par des acteurs : Jean Servais pour L’Or de Blaise Cendrars ou Michel Bouquet pour Les Dieux ont soif d’Anatole France. Du fait de la longueur de l’émission, le premier disque de 1960 paru chez Adès n’est qu’un « florilège » d’extraits des chapitres I, V, VI. Les versions de 1979 et 1989 (toujours chez Adès) sont toujours partielles et il faut attendre le disque de 2003 chez Frémeaux et associés pour que la lecture intégrale soit éditée. Dans cet ensemble, le disque de 2003 fait figure de référence : son paratexte est particulièrement riche, notamment grâce à la participation du biographe Roger Grenier, rédacteur d’un livret d’accompagnement qui propose des pistes d’analyse (« La passion de la vérité », « La mère silencieuse ») et des éléments d’information sur la genèse du texte (« Sources »). Cette édition sonore fait ainsi figure d’édition « savante » dans les versions audio disponibles. Le disque tient (ou a tenu) également une place centrale dans le catalogue de l’éditeur, comme en témoigne un article du Point de 2006 : « Camus lisant “L’Étranger” est la meilleure vente littéraire des éditions Frémeaux et Associés (70 000 exemplaires) » (Marin La Meslée, 2006, p. 139).
20Les versions audio de Serge Reggiani et Michael Lonsdale sont souvent moins valorisées et moins commentées dans la presse que la lecture auctoriale, du fait que ce sont des lectures de comédiens. Daniel Mesguish commente d’ailleurs cette différence de statut ainsi : alors que la lecture auctoriale nous renseigne sur les intentions d’auteur et sur son laboratoire d’écriture, la lecture des comédiens, quoique plus professionnelle, ne serait que le reflet d’une lecture d’époque :
Les acteurs, de manière générale, lisent « mieux », sans doute (il y a là aussi, hélas, tant d’exceptions !), mais ne feront, pour finir, que nous renseigner sur la manière dont, à une époque donnée, la société des acteurs concevait telle œuvre. (Mesguish, 2017)
21Cependant, la version de Michael Lonsdale, récompensée en 1995 par l’académie Charles Cros, est généralement préférée au disque de Reggiani et comparée à la version auctoriale dans la presse :
J’ai deux versions audio de L’Étranger, l’une par l’acteur Michael Lonsdale, un peu minérale, un peu détachée, comme le personnage de Meursault ; l’autre par Camus lui-même qui me touche profondément. On y entend ses origines pieds-noirs, ses petits matins enfumés, son tabac chaleureux. (Hayat, 2017)
22Le disque de Serge Reggiani n’a jamais été réédité depuis 1983, ce qui indique un succès éditorial de moindre mesure. Au contraire, celui de Michael Lonsdale a été réédité à plusieurs reprises : d’abord disponibles sur cassettes en 1986, le livre audio connaît plusieurs éditions en 1995 et 2017 sur disques. Dans la version de 1995, Jules Roy préface le disque de Michael Lonsdale. Cette préface allographe qui imite les seuils du livre distingue et cautionne la lecture de Lonsdale par un ami de Camus. Ce faisant, l’édition de Lonsdale répond à l’appareil critique du disque de Camus présenté par le biographe et cherche à acquérir un statut équivalent au disque auctorial de référence.
23Le livre audio assume plus ou moins fortement une coloration musicale et une parenté avec le disque musical. Serge Reggiani, par l’abondant usage des bruitages et de la musique en fond sonore, assume cette filiation. Au contraire, les lectures de Camus et de Michael Lonsdale se déroulent dans le silence et répondent aux usages d’une lecture à haute voix. L’intervention musicale est pratiquement inexistante dans l’enregistrement de Camus où elle ne sert qu’à l’introduction du disque et à sa conclusion : on entend des extraits de la Sérénade op 24 de Schöenberg et de La Sonate pour flûte traversière de Naudot. L’enchaînement entre les chapitres est assuré par la voix de Camus qui lit « chapitre I », « chapitre II », etc. Le disque de Lonsdale propose des transitions musicales qui suggèrent la fin d’un chapitre sans que le lecteur ne l’énonce lui-même. Comme pour l’enregistrement de Camus, il s’agit d’extraits de musique classique : le Quatuor no 9 de Beethoven et La Suite pour violoncelle de Bach. Ces morceaux assument un rôle purement fonctionnel de seuil. Ce ne sont pas les mêmes choix musicaux que nous pouvons trouver dans le disque de Reggiani, qui cherche une modernisation en choisissant des sons synthétiques et de la musique disco. Cette réalisation toute en bruitages et sons accentue la lecture théâtralisée : elle prend place dans un contexte sonore, qui favorise la visualisation des lieux et des situations. On entend par exemple les bruits de moteur du bus (chapitre I), des pas et des portes quand Meursault circule dans l’asile (chapitre I), de conversations dans le restaurant (chapitre III), ce qui permet parfois d’omettre certaines phrases du texte, tout en conservant l’information.
24La couverture très starifiée, qui affiche le portrait photographique de Serge Reggiani, valorise davantage l’interprète que le disque de Michael Lonsdale, dont le portrait, de petite dimension, s’efface derrière l’illustration. Cette éditorialisation de Serge Reggiani en tête d’affiche du disque reprend les codes de la pochette de disque, qui met en avant l’interprète des chansons. L’édition Lonsdale se distingue nettement de cette stratégie puisqu’elle adopte les illustrations qui sont celles des livres. L’illustration de la collection « Folio plus » de L’Étranger est identique à celle du livre audio : il s’agit de Conférence nocturne d’Edward Hopper. De même, la photographie de Gérard Rondeau est reprise de la couverture du livre de la collection « Folio ». La collection « Écoutez lire » de la maison d’édition Gallimard cherche l’indistinction entre livre et disque : le format ne ressemble pas, à dessein, à une pochette de disque, mais préfère adopter les dimensions propres au livre grand format, marquant l’énonciation éditoriale (Souchier, 1998) qui légitime le support audio. L’illustration de la première pochette de disque « Albert Camus lit L’Étranger » de 1960 évoque également la couverture d’un livre : l’encadrement rouge qui précise « Florilège », « Littérature », puis « xxe siècle » inscrit le disque dans une série d’anthologies pour un usage pédagogique et scolaire.
- 13 Fabienne Pascaud (Télérama) citée dans la revue de presse de l’éditeur Frémeaux et associés https: (...)
25Notons que les illustrations éditoriales des disques confrontent deux lectures : l’une solaire, comme la couverture or de 1979 chez Adès, et l’une nocturne, dominante pour accompagner le disque Lonsdale. Même si l’auteur lui-même dans la préface à l’édition universitaire américaine précise que Meursault est « amoureux du soleil » et « qui ne laisse pas d’ombres » (Camus, 1962, p. 1928), les éditeurs choisissent souvent de façon paradoxale, voire peut-être fautive, un thème nocturne comme la photographie de Gérard Rondeau qui présente au premier plan une ombre, métonymie du mystère du personnage. Cette double lecture est sensible dans l’interprétation du texte menée par les lecteurs : on peut ainsi opposer d’un côté Camus et Reggiani, nettement solaires, à Lonsdale, à la voix plus crépusculaire. Fabienne Pascaud commentait ainsi la voix camusienne « nette, précise, lumineuse », « voix presque tranchante13 ». Celle-ci s’oppose à la voix plus âgée de Michael Lonsdale, souvent atonale. Les bruitages du disque de Reggiani soulignent le parti pris solaire de l’interprétation : en effet, à chaque fois que le mot « soleil » est prononcé, il est accompagné d’un bruit strident, métallique, qui annonce le meurtre, ajoute un effet dramatique et désigne le climat méditerranéen comme responsable du meurtre.
- 14 Ligue de Corinthe, « Albert Camus L’Étranger livre audio (extrait) », 16 juin 2020, https://www.yo (...)
- 15 Pixieszzz, « L’Étranger lu par Albert Camus, 20 juin 2020, https://vimeo.com/431124347.
- 16 “Provided to YouTube by Universal Music Group L’Etranger · Serge Reggiani L’Etranger (Albert Camus (...)
26Ce premier panorama éditorial des versions audio de L’Étranger n’évoque pas les éditions numériques accessibles sur les plateformes comme Youtube et Vimeo. On trouve ainsi plusieurs extraits des trois versions, plus rarement celle de Lonsdale14, qui semble davantage protégée par l’éditeur. Il est actuellement possible d’écouter en ligne l’intégralité de la lecture faite par Camus sur Vimeo15 ainsi que celle de Serge Reggiani (Reggiani, 2018) (en deux parties). Ces éditions, les plus directement accessibles, et souvent consultées par les étudiants et professeurs pour des raisons de gratuité, sont donc des supports non négligeables du livre audio. Ce sont pourtant des versions pirates et les mises en ligne récentes prouvent que les liens sont régulièrement supprimés pour des raisons de propriété intellectuelle : par exemple, la lecture de Camus a été publiée sur Vimeo en 2020, à la suite de la suppression de la version Youtube, désormais indisponible. Bien que l’on puisse défendre la libre-circulation de ces contenus (Goldsmith, 2020), ces éditions numériques, à la légalité douteuse, pourraient aussi être considérées comme des « éditions sauvages », selon la terminologie de Jacques Dubois qui qualifie de « littérature sauvage » et de « littératures minoritaires » les œuvres « qui ne participent d’aucun des réseaux [habituels] de production-diffusion, qui s’expriment de façon plus ou moins spontanée et se manifestent à travers des canaux de fortune » (Dubois, 2005, p. 192). Tanguy Habrand, dans le numéro consacré à la littérature sauvage dans Mémoires du livre, emploie spécifiquement cette expression pour parler des « pratiques d’édition qui enfreignent les normes juridiques de l’institution éditoriale » (Habrand 2016). Ce n’est pas seulement leur manque de légalité qui « ensauvage » ces éditions dans le cas du livre audio, c’est la présentation elle-même du document qui est particulièrement lacunaire. Ainsi, sur Vimeo, la publication est émise par l’utilisateur « Pixieszzz » sans précision sinon le titre « L’Étranger lu par Albert Camus ». La vidéo présente l’illustration de l’édition Folio (photographie de Gérard Rondeau) accompagnée d’une photographie de Camus. L’éditorialisation est donc sommaire et standardisée par la plateforme. L’utilisation est moins aisée que sur disque, notamment à cause de l’absence de chapitrage, qui pousse l’auditeur soit à écouter in extenso, soit à tâtonner pour retrouver le chapitre. À titre de comparaison, l’éditorialisation du disque de Serge Reggiani revêt un caractère plus légal et officiel : la vidéo est émise par la chaîne officielle « Serge Reggiani » qui compte 10 400 abonnés. Elle est accompagnée d’un descriptif plus détaillé16 et semble être stable sur la plateforme puisque le lien est disponible depuis le 23 juillet 2018 et a bénéficié pour la première partie de 33 337 vues. Nous remarquons ainsi que le disque qui bénéficie d’un moindre degré de légitimité dans ses versions éditoriales traditionnelles se présente avec des apparences institutionnelles dans ses versions numériques, alors qu’inversement, la version auctoriale, généralement de référence, devient une édition sauvage sur la plateforme Vimeo.
27Dans la lignée de ces diffusions sauvages qui ne respectent pas la propriété intellectuelle des auteurs en piratant des ouvrages sous droit, on pourrait se demander si le livre audio en lui-même a tendance à être une mauvaise édition – entendons par là une édition qui comporte des erreurs, des coquilles, qui ne respecte pas précisément et scrupuleusement la lettre du texte.
28Alors que le livre audio de Michael Lonsdale est irréprochable sur ce plan, la version de Serge Reggiani multiplie les erreurs, ce qui justifierait de façon objective sa dévalorisation par rapport aux deux autres éditions commentées. En effet, les utilisateurs remarquent que le disque comporte un problème d’ordre de lectures des pistes : « il y a une interversion, voire un mélange des pistes17 ». Ce problème se retrouve également dans la version numérique, qui entraîne une lecture désordonnée des chapitres. Ce disque, qui propose déjà une lecture abrégée du texte, en coupant à l’intérieur des chapitres des passages, multiplie également les petites erreurs marginales. Par exemple, Serge Reggiani remplace un article indéfini par un article défini18, rectifie la négation incomplète de Raymond, oubliant d’interpréter le parler populaire du personnage19. Même si les erreurs sont souvent de peu d’incidence comme l’ajout d’un pronom20, d’autres sont malheureuses. Par exemple, Serge Reggiani modifie le choix du pronom : « on m’a offert alors d’apporter une tasse de café au lait » au lieu de « il m’a offert… » (Camus, 1957, p. 17). Le pronom indéfini « on » est malvenu puisque le témoignage du concierge qui a proposé le café sera à charge dans la deuxième partie du texte.
29Cependant, la lecture auctoriale, qui fait généralement foi dans l’édition sonore, est également fautive. Les deux erreurs relevées se situent dans le dernier chapitre de l’ouvrage, lorsque Meursault attend sa condamnation à mort, dans un moment de lecture où Camus choisit à dessein d’avoir une lecture plus rapide et exaltée. On peut inférer que cette rapidité et cette rupture avec la monotonie du ton ont été la cause de ces lapsus. Albert Camus omet ainsi la phrase « les autres aussi, on les condamnerait un jour » (1957, p. 186) et remplace le mot « préméditation » (168) par « précipitation ». La phrase complète était la suivante : « J’aurais appris que dans un cas au moins la roue s’était arrêtée, que dans cette préméditation irrésistible, le hasard et la chance, une fois seulement, avaient changé quelque chose ». Ce lapsus exprime son intention de lecture et la diction précipitée qu’il choisit. Est-ce la manifestation d’un esprit qui fuit la culpabilité que constitue la « préméditation » et déresponsabilise le sujet pour le présenter comme victime du temps ? Une dernière hypothèse serait que ce changement de terme est une modification intentionnelle post-éditoriale qui limiterait la part de la volonté et de l’intention : la justice ne pense plus, mais est prise elle-même dans la tragédie du temps.
30Si les variantes de la version auctoriale relancent l’interprétation du texte, celles de Serge Reggiani ne font que mettre en doute la qualité éditoriale du livre audio. Les coquilles redistribuent la hiérarchie de ces versions sonores concurrentes, plaçant en tête Michael Lonsdale, lecteur sans faille. Sur le plan de la diction, on pourrait faire la même remarque : la lecture de Michael Lonsdale ne comporte aucun particularisme et s’affirme comme un modèle académique de diction française, pour un auditeur contemporain. En comparaison, la lecture de Camus, plus ancienne, dégage une légère impression d’étrangeté et d’exotisme par rapport aux habitudes de prononciation du français conventionnel d’aujourd’hui. On peut noter par exemple une tendance à allonger les syllabes nasalisées, qui contribue à vieillir le texte, en l’inscrivant dans la parlure des années 1950. L’interprétation de Serge Reggiani marque une seule différence notable avec la prononciation normalisée : il s’agit de sa façon d’énoncer le mot « maman ». Il ferme de façon exagérée le [a] de la première syllabe. Moins qu’une particularité propre au comédien, on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une proposition du comédien. La déformation du mot « maman » en « môman » suggère l’attachement affectif du personnage, en dépit des apparences qui semblent le contredire. Le nom sonne à travers cet accent comme un hypocoristique. Malgré les approximations de lecture, le disque de Reggiani livre des propositions d’interprétation qui marquent l’intérêt herméneutique de ces éditions sonores.
31L’enjeu principal de l’édition sonore réside dans la mise en voix et dans les choix interprétatifs des lecteurs-performeurs. Publier équivaut à interpréter différemment le texte à travers une mise en voix qui renouvelle la compréhension de l’œuvre. La mise en son est une mise en scène vocale qui retrace les évolutions critiques et interprétatives. Les éditions sonores de Camus se confrontent à l’interprétation de l’indifférence, au problème de la monotonie de ton qui serait exigée par le texte emblématique du « degré zéro de l’écriture ». La critique de Roland Barthes continue à peser sur la lecture de L’Étranger, qui s’en tient à l’« absence d’emphase » (Barthes, 2002, p. 76) et au « style du silence […] où la voix de l’artiste – également éloignée des soupirs, des blasphèmes et des cantiques – est une voix blanche » (79). Cette analyse de la monotonie du style n’est pas celle de Camus. Le romancier concède une certaine monotonie mais veut la rompre par plusieurs moments qui viennent varier le rythme de la composition :
C’est un livre très concerté et le ton… est voulu. Il s’élève quatre ou cinq fois, il est vrai, mais c’est pour éviter la monotonie et pour qu’il y ait une composition. Avec l’aumônier, mon Étranger ne se justifie pas. Il se met en colère, c’est très différent. C’est moi alors qui explique, direz-vous ? Oui, et j’ai beaucoup réfléchi à cela. Je m’y suis résolu parce que je voulais que mon personnage soit porté au seul grand problème par la voie du quotidien et du naturel. Il fallait marquer ce grand moment. (Camus, 1962, p. 1931)
32Les disques de Camus et de Michael Lonsdale reflètent bien cet écart dans l’interprétation de l’indifférence : alors que Michael Lonsdale « barthise » le texte en radicalisant sa monotonie, Camus cherche à mettre en valeur des points de ruptures par des effets de dramatisation. Par exemple, la scène de la bagarre est particulièrement dédramatisée par la lecture de Lonsdale. Son ton marque très peu le sentiment d’urgence dans l’exclamation : « attention il a un couteau ! » (Camus, 1957, p. 86). Camus choisit d’accélérer la lecture de ce passage et marque davantage l’exclamation que ne le fait le comédien. Quant à Reggiani, sa lecture rompt avec la voix blanche : la réplique est véritablement criée et les bruitages stridents qui ponctuent l’intervention du mot « soleil » en font une scène de combat très dramatique. Surtout, le dernier chapitre et la rencontre avec l’aumônier apparaissent comme un climax dans la lecture de Camus qui, comme le romancier l’annonce dans ses carnets, « marque ce grand moment » en incarnant la colère du personnage avec beaucoup de passion et de véhémence. De même, Serge Reggiani respecte cette intensification de l’échange et le cri d’injustice du personnage. Ce n’est pas le cas dans la lecture de Lonsdale, toujours linéaire. Le paratexte de la pochette du disque de 1995 de Michael Lonsdale confirme ce parti pris très barthésien du texte :
C’est cette écriture blanche, dépouillée de toute affectivité, que nous restitue superbement la voix de Michael Lonsdale en redonnant à L’Étranger toute sa dimension de modernité et sa force de révolte contenue. (Camus, 1995)
33Ainsi, le comédien semble employer cette diction « recto tono » qu’il commente pour évoquer son travail au théâtre pour Comédie de Samuel Beckett :
c’est dit recto tono, à une vitesse de mitrailleuse. Il n’y a aucune inflexion, aucune sensibilité. C’est purement mécanique. (Trapenard, 2021)
34Notons que ce jeu de Michael Lonsdale, qui repose sur une « voix abstraite » et un « degré zéro de mise en scène » (Mervant-Roux & Quiriconi, 2007), provient aussi de sa rencontre avec Marguerite Duras et Claude Régy lors de la mise en scène de L’Amante anglaise. Les éditions sonores rendent donc sensible la domination de la critique de Barthes qui s’impose comme doxa, et finit par supplanter les indications de l’auteur lui-même sur les modulations du ton. Le disque de Michael Lonsdale, dernière publication sonore en date, fixe le degré zéro de la vocalité comme standard de diction pour la lecture de L’Étranger.
35Ainsi, les éditions sur disque sont rarement considérées et dénombrées comme l’une des formes éditoriales d’un ouvrage littéraire. L’invisibilisation de ce support témoigne de son manque de légitimité. Pourtant, l’étude des éditions sur disque de L’Étranger met en évidence que ce support peut devenir édition critique, voire édition savante. Le paratexte, le travail sur l’illustration des pochettes orientent la lecture de l’œuvre de Camus, notamment en plaçant ou non le soleil au centre du destin tragique de Meursault. L’interprétation de l’auteur ou des comédiens permet de se positionner également par rapport à la question de la neutralité ou du caractère atonal du texte. Ainsi, Reggiani s’oppose à la lecture barthésienne du roman alors que Lonsdale la confirme. Enfin, les coquilles, qui se glissent parfois dans ces versions, si elles peuvent discréditer la valeur de ces éditions, constituent également des variantes qui relancent le travail herméneutique.