1Au chapitre XXXVIII du volume VI de The Life and Opinions of Tristram Shandy, alors qu’il s’apprête à décrire la veuve Wadman, dont son oncle Toby est tombé amoureux, le narrateur orchestre un étrange renoncement : plutôt que de faire le portrait de ce nouveau personnage, il invite son lecteur à le dessiner lui-même. On lit ainsi:
TO conceive this right, – call for pen and ink – here’s paper ready to your hand. – Sit down, Sir, paint her to your own mind – as like your mistress as you can – as unlike your wife as your conscience will let you –’tis all one to me – please but your own fancy in it. (Sterne, 1983, p. 376)
POUR bien concevoir ceci, – demandez une plume et de l’encre – vous avez là du papier sous la main. – Asseyez-vous, monsieur, peignez-la à votre fantaisie – aussi semblable à votre maîtresse que vous pourrez – aussi dissemblable à votre femme que vous le permettra votre conscience – c’est tout un pour moi – ne satisfaites en cela que votre imagination. (Sterne, 2012, p. 667)
2Le paragraphe est suivi d’un espace en blanc qui est passé à la postérité sous le nom de « page blanche » (blank page), aux côtés des autres pages remarquables du roman, une page noire et une page marbrée. La création d’une lacune textuelle est loin d’être unique au sein de la tradition parodique dont Tristram Shandy est l’un des représentants les plus illustres et le phénomène se reproduit d’ailleurs en divers endroits du roman. Cependant, à la différence de l’essentiel de ces lacunes, cette page ne constitue pas seulement un blanc virtuel ouvert par le récit : elle possède aussi une « visibilité matérielle » (Montalbetti, 1996, p. 165) qui dénude son support de publication. Ce faisant, elle attire l’attention de chaque lecteur ou lectrice sur l’objet qu’il ou elle a effectivement entre les mains.
- 1 Cette homogénéité, très forte chez Goodman, peut être nuancée chez Genette, comme on le verra plus (...)
- 2 Ce programme théorique général est l’objet de ma thèse de doctorat, intitulée Matières de lecture : (...)
3Cet objet est ce que la philosophie esthétique, faisant écho à l’usage courant, a appelé l’exemplaire. Au sein des études littéraires, seuls les historiens du livre, dans la lignée des travaux de Roger Chartier (2003), se sont véritablement intéressés à l’exemplaire en tant qu’objet conditionnant l’expérience de lecture. Du côté de la théorie comme de la critique, il est généralement passé sous silence ou considéré comme secondaire, le support contingent d’une œuvre comprise comme totalité linguistique idéale : certes, on lit toujours un certain exemplaire de La Chartreuse de Parme (le livre de ma bibliothèque), mais ce qui est visé par cette lecture c’est la lettre du texte de Stendhal (Genette, 2010, p. 319). Une telle approche correspond à une conception allographique de la littérature, théorisée par Nelson Goodman (1990) et à sa suite par Gérard Genette : l’œuvre littéraire y est définie comme un ensemble de caractères (appelé « script ») fixé par l’auteur, et manifesté par des exemplaires qui en fournissent une exécution correcte. Dans ce cadre, les propriétés matérielles des exemplaires ainsi que le rôle qu’elles peuvent jouer auprès des lecteurs lors de la publication sont tenus pour secondaires : les exemplaires existent d’abord en vue de l’œuvre, entité linguistique homogène1. Les théories de la réception se sont de même construites à l’écart de la notion d’exemplaire : si Wolfgang Iser a consacré un livre entier à Tristram Shandy, les particularités typographiques et éditoriales du texte n’y sont évoquées qu’en tant qu’instruments du discours narratif, dans une perspective linguistique qui virtualise le support de lecture (1988). Les évolutions théoriques récentes, sous l’influence de la philosophie pragmatiste (Citton, 2007 ; Macé, 2011 ; Coste, 2017) ou des sciences cognitives (Patoine, 2015), ont certes favorisé une saisie plus individuelle et parfois plus corporelle de la réception, mais sans intégrer la diversité des objets de lecture. Face à ces modèles où le texte reste une notion linguistique uniforme, la page blanche de Tristram Shandy donne par sa visibilité à sentir que la rencontre effective du public avec un texte peut être envisagée avec profit du point de vue de l’exemplaire plutôt que de celui de l’œuvre, à une échelle qui ne soit plus globale mais qui prenne en compte le texte matériel que chacun a sous la main2. Le blanc est en effet susceptible d’y varier, aussi bien en fonction des choix de publication que de ce que tel ou tel lecteur décide d’en faire.
4Je voudrais montrer ici que, par la diversité matérielle de ses itérations et la manière dont elle sollicite son public comme une collection d’individus uniques, la page blanche peut servir de support théorique pour penser les modalités d’une publication qui repose non plus sur la ressemblance des exemplaires à une œuvre, mais sur les différences qui peuvent se manifester d’un exemplaire à l’autre. On verra d’abord en quoi la pensée allographique a pu influencer des lectures de la page centrées sur sa dimension linguistique, dans lesquelles la publication du blanc devient un point aveugle. Cet effacement critique se voit notamment remis en cause par la postérité numérique du texte. Ses différentes numérisations transforment en effet la page de façon substantielle et permettent de reconsidérer la diversité existant déjà dans les éditions papier. Dès lors qu’elle n’est plus seulement comprise comme un espace saturé par l’intention auctoriale, la page blanche peut enfin inviter à étendre notre compréhension du processus de publication aux appropriations privées que permet l’exemplaire personnel. On s’appuiera pour illustrer ce dernier point sur la diffusion de certaines appropriations qui « font exemplaires » par le biais d’une publication seconde.
5Les spécificités de publication de la page blanche permettent de pointer, dans un roman ancien et originellement conçu pour l’imprimé, les insuffisances d’une définition essentiellement linguistique du texte qui trouve aujourd’hui plus visiblement ses limites avec la multiplication des modes et des supports d’inscription « hors du livre » (Mougin, 2017 ; Rosenthal & Ruffel, 2018). Cette définition, qui domine une partie de la théorie esthétique et de la critique, rend difficile toute appréhension matérielle du blanc et donc de ses variations empiriques. À la fois dans et hors du texte, il est source de tiraillements théoriques et reste peu visible en tant qu’élément de mise en page.
6Lorsqu’il établit dans son système des arts que la littérature relève de l’allographisme, c’est-à-dire d’une forme artistique qui ne peut être contrefaite, Goodman s’appuie sur l’articulation entre l’œuvre, qui correspond à la lettre d’un texte, et l’exemplaire, qui correspond à la copie matérielle fidèle de cette lettre. En régime allographique, les propriétés non-linguistiques de l’exemplaire sont considérées comme contingentes : seule est prise en compte son « identité orthographique ».
Let us suppose that there are various handwritten copies and many editions of a given literary work. Differences between them in style and size of script or type, in color of ink, in kind of paper, in number and layout of pages, in condition, etc., do not matter. All that matters is what may be called sameness of spelling : exact correspondence as sequences of letters, spaces, and punctuation marks. (Goodman, 1968, p. 115)
Supposons qu’on dispose d’une variété de copies manuscrites et de nombreuses éditions d’une œuvre littéraire donnée. Certaines différences entre elles sont sans importance : style et grosseur de l’écriture ou de la typographie, couleur de l’encre, nature du papier, nombre et agencement des pages, état, etc. Seule importe ce qu’on peut appeler son identité orthographique, c’est-à-dire une correspondance exacte quant aux séquences de lettres, aux espacements et aux signes de ponctuation. (1990, p. 149)
7Pour cette raison, Goodman considère que la lettre auctoriale, qui fixe cette identité orthographique, est le « produit terminal » d’une œuvre littéraire (1990, p. 148) ; la publication couvre pour lui l’impression, la promotion et la distribution de cette œuvre (1996, p. 64-65).
8On voit en quoi le roman de Sterne peut poser problème au sein d’un tel système, et comment la page blanche en particulier devient le lieu d’un dysfonctionnement. Tout d’abord, si l’on revient aux critères orthographiques listés par Goodman, quel statut peut-on accorder au blanc ? L’histoire de la publication du texte atteste qu’il est indubitablement d’origine auctoriale, ce qui explique d’ailleurs sa reprise quasi systématique d’une édition à l’autre, mais constitue-t-il un élément linguistique ? À première vue, la page blanche est plutôt la mise en évidence de l’absence de la lettre, et joue des effets spécifiques de ce retrait. On pourrait alors la rattacher aux espaces typographiques évoquées par Goodman, mais cette solution n’est pas entièrement satisfaisante dans la mesure où l’espace possède généralement un rôle fonctionnel visant à séparer les mots pour les rendre lisibles. Ce n’est d’ailleurs pas ce terme qui est utilisé par Sterne, mais celui de « papier » (paper), soit le support d’inscription. C’est ce qui donne au blanc tout son sens : il ne constitue pas un simple espacement des caractères, mais bien ostensiblement un espace de suspension de la lettre auctoriale, qui semble en appeler à une intervention extérieure et postérieure à sa fixation. Il est ici utile d’en revenir à l’anglais : là où la tradition française parle de page « blanche », le terme “blank”, issu de l’ancien français, désigne dès le moyen anglais un « vide » demandant à être comblé3, et peut qualifier dans son sens moderne un document « où de l’espace a été laissé pour l’ajout spécifique d’une signature ou d’instructions » (“left with an empty space for special signature or instruction4”). Quand bien même on interpréterait cet appel à l’intervention comme entièrement fictionnel, on ne peut nier que le critère d’identité linguistique sur lequel s’appuie Goodman se trouve ici fragilisé, dans la mesure où c’est bien la présentation matérielle de la page qui vient signifier la lacune, un facteur matériel pour lui contingent.
9Gérard Genette, qui reprend et prolonge la classification proposée par Goodman dans L’Œuvre de l’art, convoque pour sa part Tristram Shandy plusieurs fois. Il est alors intéressant de constater que le roman se trouve inscrit dans la catégorie des « œuvres mixtes », qui est une tentative de la part de Genette de rendre compte d’« exceptions notables » dans la production littéraire imprimée :
[I]l y a à cette norme [de contingence de la mise en page des textes] des exceptions notables, dont quelques-unes sont génériques (aller à la ligne après chaque vers et mettre une capitale en tête du premier mot), certaines personnelles (le refus des capitales chez e.e. cummings), et la plupart propres à telle ou telle œuvre. Les poèmes « figurés » de l’Antiquité (la Syrinx de Théocrite, aux vers décroissants comme les tuyaux d’une flûte de Pan) ou du Moyen Âge, les fantaisies graphiques de Tristram Shandy, […] les effets de blanc de la poésie contemporaine constituent autant d’éléments paratextuels intransmissibles en diction mais en principe inhérents à l’œuvre, et qui abaissent son seuil d’idéalité très au-dessous du niveau strictement linguistique. On peut d’ailleurs aussi bien les décrire comme caractéristiques d’œuvres mixtes, faisant appel à la fois aux ressources de la langue et à celles (figuratives, décoratives, connotatives) des arts graphiques. (2010, p. 196-197)
- 5 Genette souligne par ailleurs que les spécifications de mise en page des textes ne sont pas toujour (...)
10On notera cependant que Genette assimile le blanc et les autres spécificités graphiques au paratexte, c’est-à-dire à ce qui, d’une édition à l’autre, remplit surtout un rôle fonctionnel et est susceptible de disparaître (1987, p. 12-135). Il constitue en d’autres termes la part contingente de la publication ainsi que sa part non-littéraire. Chez lui le statut du blanc est simultanément idéal et précaire : il appartient en droit à l’œuvre mais peut toujours être supprimé. Ce tiraillement ne permet pas réellement de rendre compte des effets de la présence ou de l’absence du blanc sur la publication, ni surtout de l’influence de sa matérialité sur le statut du texte. Les divergences des exemplaires restent tenues à distance, et malgré les nuances qui lui sont apportées on peut considérer que l’on se trouve toujours face à une définition linguistique du texte.
11L’une des conséquences principales de cette difficulté théorique est qu’elle a régulièrement empêché la critique de considérer la page blanche comme l’espace potentiel d’une inscription issue non plus de l’auteur mais des lecteurs, qui tirerait parti de la dimension matérielle de la publication. L’essentiel des éditions papier du texte peut en effet concrètement accueillir le dessin ou l’écrit ; pourtant la question de savoir si les lecteurs du texte dessinent a souvent été ignorée ou mise de côté comme relevant d’une erreur d’interprétation. De nombreuses analyses choisissent ainsi de traiter le blanc comme une lettre auctoriale en négatif, ce qui de l’auteur devrait être là mais se retire visiblement. Dans cette perspective, la page blanche a pu être décrite comme une manière de « gommer les pensées » (Abensour, 1999) ou comme un ornement « en blanc » au sens musical du terme, permettant de s’assurer de manière paradoxale d’une bonne représentation et n’appelant qu’une interprétation virtuelle (Ogée, 1991). Peter de Voogd (2009, p. 145) y voit le témoin de l’impossible perfection d’une communication par le langage. Alexis Tadié évoque pour sa part l’hypothèse d’une intervention graphique, mais souligne que dessiner reviendrait à éliminer l’univers des possibles pour obéir à Tristram (2012, p. 1023-1024), ce qui équivaut sans doute pour lui à désobéir à Sterne. Ces lectures ne sont pas fautives : elles témoignent seulement d’un rapport avant tout linguistique au blanc, qui montre que l’on se situe ici du point de vue de l’œuvre, c’est-à-dire du texte en tant qu’objet de langage. Si l’on considère au contraire les exemplaires tels qu’ils sont publiés, on constate qu’une telle perspective maintient hors de l’analyse certaines possibilités offertes par la page et en fait un espace essentiellement virtuel, destiné à la projection d’une image plutôt qu’à sa concrétisation.
12La question du dessin a aussi été plus directement tranchée par la négative et comprise comme un passage à l’acte se disqualifiant par excès de littéralité. Cette lecture est particulièrement propre aux analyses narratologiques de la page blanche, qui s’attachent à la manière dont doit être comprise l’invitation de Tristram. S’intéressant à la distinction entre narrataire et lecteur réel dans les romans parodiques, Christine Montalbetti (1996) considère ainsi le dessin comme un contresens :
La configuration ludique tient précisément à cette manière dont le livre contient un espace matériel qui n’est pas à investir dans le temps de la réception, et qui est seulement cet (impossible) lieu où le narrataire tracerait son portrait. Et aucun lecteur ne s’y trompe, quand les exemplaires de Tristram Shandy, à moins d’un contresens, conservent leur page blanche. (p. 169)
13La matérialité du texte est ici prise en compte, mais c’est pour constater le divorce nécessaire entre la manière dont il est publié et les règles qu’il fixerait à sa réception : même s’il se déploie sous ma main, le blanc reste un espace « impossible ». On ne peut donner tort à Montalbetti sur le plan narratologique : n’ayant ni maîtresse ni serviteurs prêts à m’apporter de l’encre, il est bien clair que les propos de Tristram ne me sont pas directement adressés. Pour justifier cette non-intervention, Montalbetti contraste le fonctionnement du récit dans le roman parodique avec celui des récits interactifs, où les adresses du texte peuvent être reçues de manière littérale par les lecteurs et lectrices :
Pour que le récit interactif fonctionne, il faut que je prenne pour moi, et à tout coup, les directives que je lis ; dans le roman parodique, au contraire, il n'y a pas de continuité postulée entre le narrataire et le lecteur. Là où le narrataire interpole, le lecteur réel peut (doit) continuer sa lecture. Et de fait, la page blanche que laisse le narrateur de Tristram Shandy pour que son narrataire y trace le portrait de Madame Wadman ne m'est pas destinée. (1996, p. 169)
14Le passage d’un possible (le lecteur peut continuer sa lecture) à une prescription (le lecteur doit continuer sa lecture) me semble résumer la logique sur laquelle reposent les interprétations linguistiques du blanc. Celles-ci établissent une frontière entre les lecteurs et le blanc pour en faire un espace intangible, identique d’une lecture à l’autre, ce qui sert généralement à construire un modèle de réception unifiée. Cependant, s’il est ici question de « lecteur réel » au singulier, on perçoit bien comment, derrière cette prescription, les comportements matériels des lecteurs et lectrices sont en fait susceptibles de varier.
- 6 Voir notamment pour la critique nord-américaine Bolter (1991, p. 140-143), Landow (1992, p. 102, 10 (...)
- 7 En particulier car elle insiste régulièrement, à l’exception de Hayles (2002), sur la manière dont (...)
15Il est pour cette raison particulièrement intéressant que Montalbetti établisse ici un contraste avec les textes interactifs. En effet, la postérité numérique du roman entre dans une certaine mesure en tension avec cette affirmation. Tôt numérisé, il constitue l’une des œuvres les plus régulièrement citées par la critique consacrée à la littérature numérique, dans une perspective qui tend justement à en faire l’un des grands ancêtres des textes interactifs6. Si elle n’est pas exempte de contradictions7, cette généalogie choisie a le mérite, en mettant en avant les propriétés matérielles des différents supports de publication, de donner plus de pertinence à la question du dessin. Les pages blanches numériques qui se multiplient n’appellent en effet pas les mêmes gestes que leurs homologues de papier, et sont même moins directement inscriptibles : elles invitent paradoxalement à reconsidérer les possibilités « interactives » de la publication papier, mais aussi la diversité des appropriations lectorales auxquelles la page peut donner lieu. Ainsi c’est par le prisme des publications « hors du livre » que l’on peut en venir à penser une publication « hors de l’œuvre », c’est-à-dire considérée depuis la divergence des exemplaires, et dont on va voir qu’elle problématise la notion même de public.
- 8 Le terme de « dispositif » est employé ici dans le sens qu’il a pris en sciences de l’information e (...)
16Se poser la question d’une intervention concrète des lecteurs face à la page blanche, et mesurer ce qui permet ou empêche cette intervention, est une opération théorique de diversification, car elle requiert de s’intéresser à la fois aux dispositifs de publication dans leurs spécificités matérielles et à la manière dont les lecteurs interagissent avec ces dispositifs8. Les exemplaires constituent de ce point de vue des objets qui ont une existence individuelle et passent entre les mains et sous les yeux de lecteurs susceptibles de comportements de lecture variés, qui peuvent aussi les modifier. De plus, si la lettre auctoriale n’est plus un « produit terminal » que la publication viendrait surtout sanctionner, comme le voulait Goodman, la diffusion d’un texte peut se trouver prolongée par ces pratiques privées. C’est donc l’hypothèse d’une publication ouverte sur les appropriations d’un public diversifié que j’aimerais explorer ici.
17La page blanche se prête particulièrement à un tel traitement, car elle constitue dans le roman le lieu privilégié d’une réflexion sur la singularité qui parcourt tout le texte. Les éléments graphiques y sont régulièrement utilisés pour saisir une unicité qui relève du caprice ou du « dada » (hobby-horse) des personnages, qu’il s’agisse de rendre compte du mouvement particulier de la narration (Sterne, 2012, p. 672), dont les détours et vrilles suivent les méandres de l’esprit de Tristram ou du moulinet de bâton du caporal Trim (p. 857). Pour cette raison, toutes les itérations de la page blanche vont interroger la manière dont un texte reproduit, quel que soit son support, peut confronter chaque membre de son public à sa propre individualité.
18Cette confrontation passe d’abord par l’adresse à un narrataire qui est lui-même assez défini : on connaît son genre, sa situation maritale et sentimentale, et on possède des indices sur sa classe sociale. Le portrait esquissé renvoie plus globalement au fonctionnement des adresses dans le roman, qui varient pour faire exister des narrataires aux personnalités diverses : on croise par exemple un Lecteur sceptique (volume VII chapitre IV) ou une Lectrice distraite (volume I chapitre XX) que Tristram envoie relire un passage. Le récit crée ainsi une population floue de narrataires avec lesquels je ne coïncide jamais réellement, ce qui est déjà une manière pour le texte de réfléchir à l’hétérogénéité de son public : on ne peut anticiper qui aura le livre en main.
- 9 On notera par ailleurs que ce jeu autour d’une beauté féminine infigurable est aussi un trope roman (...)
- 10 Signalons d’ailleurs qu’une édition britannique récente du roman, réalisée par la maison Visual Edi (...)
19Ce système fait écho à une évolution de la relation littéraire au public que Michel Charles identifie dans la deuxième moitié du xviiie siècle : « le public, ou le lectorat, n’est plus un corps social homogène et que l’on peut prétendre connaître : l’écrivain s’adresse moins à un public, à une collectivité, qu’à un ensemble d’individus sur les réactions desquels il peut s’interroger sans fin » (1995, p. 23). L’absence de cohérence du corps lectoral est peut-être ce qui explique que, contrairement à d’autres endroits de la narration, Tristram renonce à dessiner lui-même. Il ne s’agit plus, en définitive, de saisir les spécificités d’un personnage, mais bien celles d’un lecteur qui, fictif ou réel, lui échappe. Cette mise en retrait du narrateur, qui ne peut décider à l’avance de ce que chacun trouve attirant9, sollicite en fait la conscience de soi de chaque lecteur ou lectrice (Dupas, 1983, p. 210-211). Que j’y dessine ou non, la page devient alors un dispositif de différenciation intégré par la publication10 : elle est le lieu où je peux me comparer aux autres lecteurs potentiels du texte, à ce narrataire qui n’est pas moi, mais aussi à ces lecteurs réels en possession d’autres exemplaires.
20Cette comparaison est d’autant plus marquée que, du côté des lecteurs, elle s’accompagne d’un choix qui dépend directement de la manière dont le blanc a été publié. Or il n’existe pas, du point de vue de l’exemplaire, un seul Tristram Shandy, mais bien des Tristram Shandy, susceptibles de varier au niveau de l’objet individuel (mon exemplaire personnel, marqué par mon usage), sériel (deux éditions différentes du texte), et médiatique (le support de l’exemplaire, papier ou numérique). C’est surtout ce dernier facteur qui retiendra mon attention, car il produit les différences les plus sensibles entre les pages blanches et permet d’aborder indirectement les autres types de variations.
- 11 Pour une étude de l’histoire des illustrations du roman de Sterne, on renvoie à William Blake Gerar (...)
21Les premières pages blanches historiques, celles des exemplaires de l’édition originale, instauraient déjà un jeu médiatique avec le contexte éditorial de publication dont les approches linguistiques du texte ne peuvent rendre compte. À cette période, où l’on recourait encore à l’illustration en taille-douce, il était nécessaire de laisser des pages en blanc dans les livres qui devaient accueillir des gravures11 (Walsby, 2020, p. 33-34) : c’est cet espace normalement dédié à une reproduction mécanique de l’image que Tristram offre à son Lecteur. On peut y voir un cas extrême où « la gravure d’illustration livresque joue avec les schémas de reproductibilité » (Friant-Kessler, 2006, p. 193) en se retirant pour céder symboliquement la place au dessin à la plume, nécessairement singulier. En s’adressant à un public familier des codes graphiques et éditoriaux du genre romanesque de son époque (Barchas, 2003, p. 16), Sterne liait ainsi intimement modalités de publication et interprétation matérielle des exemplaires.
- 12 Il est par ailleurs fascinant de se demander de quel « texte » il est ici question : s’agissant d’u (...)
22Les nombreuses éditions papier qui ont suivi, en langue anglaise ou en traduction, ont fait varier ces modalités, et avec elles les gestes de lecture réalisables face aux exemplaires. Si un espace concret est bien ménagé dans la plupart des volumes imprimés, on identifie néanmoins quelques exceptions qui modifient les conditions matérielles de réception : ainsi cette édition française de 1931 dans la traduction de Frénais de Bonnay porte-t-elle une simple mention « Ici, une page en blanc dans le texte12 ».
La vie et les opinions de Tristram Shandy, suivi de Le Voyage Sentimental, La Renaissance du Livre, Paris, 1931, trad. Pierre Frénais de Bonnay, https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k9819265v.
Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.
23En dehors de ce cas de figure, la particularité médiatique des versions papier du roman est que la page blanche, dès lors qu’elle est matérialisée, se prête toujours théoriquement à un geste d’inscription. Mon choix portera alors en premier lieu sur une éventuelle intervention. Je peux bien entendu continuer ma lecture sans dessiner : mais ce sera seulement après en avoir pris la décision plus ou moins consciente, et non par obligation matérielle. « Continuer » ne constitue pas une action uniforme, mais ouvre à tout un éventail d’opérations mentales. Si je choisis d’imaginer le portrait de la veuve Wadman, comme la narration m’y incite indirectement, me la figurerai-je sous les traits inventés de la maîtresse du narrataire, ou bien en m’en remettant à mes propres images, réelles ou rêvées, de corps féminins ? Je peux aussi, et c’est une option qui me tente, étant la lectrice que je suis, refuser le jeu textuel qui me met dans la position genrée d’un homme regardant une femme, et laisser mon idée de la veuve Wadman en blanc dans mon esprit comme sur la page.
24Si je décide au contraire d’intervenir, il me faudra statuer sur le type d’inscription que je souhaite y ajouter. Ici les facteurs de variation se multiplient. Il me faut d’abord considérer, du côté de l’exemplaire, la qualité du papier et surtout l’ampleur du blanc. Bien que l’on parle communément de « la » page blanche, son étendue a en effet beaucoup varié selon les publications : l’édition originale présente, comme signalé, un recto et un verso où l’espace blanc correspond en fait plutôt à une page et demie ; plus proche de nous la World’s Classics des Oxford University Press contient presque deux pages entières (recto et verso) ; l’édition Folio de 2012 en français donne un peu plus nettement une page (un verso) ; Christine Montalbetti, qui utilise la traduction G. F. de 1982, évoque pour sa part une « demi-page » (p. 165). Pour anecdotique qu’elle puisse paraître, la taille du blanc aura une influence directe sur la manière dont je pourrai intervenir sur mon exemplaire : l’espace dont je dispose pour faire le portrait de la veuve Wadman en dépend, de même que les effets de « coupe » imposés par le passage d’une page à l’autre.
25Mais, plus largement, on peut aussi tenir compte des modalités de conservation et de circulation des exemplaires papier, qui déterminent, après la production de l’exemplaire lui-même, les règles selon lesquelles il est rendu public. Il est symboliquement plus compliqué, voire risqué, d’inscrire la page blanche d’une édition ancienne ou de valeur, pour peu qu’elle ne nous appartienne pas et qu’on la consulte par exemple en bibliothèque. J’interviendrais au contraire plus facilement dans mon moderne exemplaire de poche, justement parce qu’il se donne comme un objet de série peu individualisé. Dans ce cas ma modification parviendra peut-être aux personnes à qui je le prêterai ou à celles qui en hériteront… On le voit ici, la publication d’un texte peut s’entendre à une échelle qui dépasse le seul moment de sa production et de sa première commercialisation, particulièrement lorsqu’on prend en compte les possibles inscriptions qui peuvent se rajouter sur un exemplaire, question que la page blanche met pour ainsi dire au premier plan.
- 13 Je remercie Sylvie Kleiman-Lafon d’avoir porté cet article à ma connaissance.
26Il faut de plus souligner, cette fois-ci du point de vue des pratiques, que le blanc me laisse libre d’inscrire tout autre chose sur la page qu’un portrait figuratif de Mrs Wadman. On peut signaler ici le cas fascinant identifié par Anne Bandry-Scubbi (2009) dans une édition de 1785 de la traduction française de Griffet de la Baume : celui d’un lecteur qui a choisi de faire le portrait écrit d’une femme dans l’espace laissé blanc, et se plaint auprès de Tristram que deux pages sont insuffisantes13 ! On voit ici que, bien qu’il donne des consignes au narrataire, Tristram n’a pas de pouvoir direct sur mon geste : crayon en main, je ferai bien ce que je veux. Les possibilités matérielles qui s’ouvrent alors (annotations, griffonnages, voire découpe ou collage) redonnent une visibilité à un ensemble de gestes qui peuvent être le lot de toute lecture privée, et qui constituent autant de modes d’appropriation inaperçus des textes, réagissant au dispositif de publication sur papier et le prolongeant à leur façon.
- 14 L’ebook le plus ancien proposé sur l’Oxford Text Archive a été archivé en 1987.
27Les diverses publications numériques du roman, qui se sont multipliées dès la fin des années 198014, font en regard considérablement varier les conditions du choix de lecture auquel invite le blanc. D’une part, elles déplacent la définition que l’on peut donner de l’exemplaire tel qu’il se présente matériellement à moi. On parlera pour ces versions d’exemplaires numériques pour désigner non plus un objet concret (un livre), mais le texte tel qu’il se manifeste sur mon écran à un instant t à partir de son inscription numérique. Cette inscription possède une matérialité qui n’a rien de purement « virtuel » : liée à une empreinte magnétique, elle ne devient lisible que par l’intermédiaire de différentes composantes machiniques, qui vont déterminer sa forme et les gestes de lecture concrets qu’elle permet. L’exemplaire numérique est ainsi moins fixe que son homologue de papier, dans la mesure où il ne constitue plus un objet physique autonome, mais bien un affichage régulièrement recalculé, qui est susceptible de varier en fonction des propriétés de ma machine (par exemple le type d’écran utilisé) et des logiciels sollicités (dépendant du format lu et des réglages de consultation). D’autre part, il existe deux types distincts de numérisations du texte de Sterne : des numérisations d’exemplaires papier « en mode image », qui s’assimilent à une reproduction photographique, et des numérisations « en mode texte », qui encodent directement les caractères typographiques.
- 15 Il faut noter que les numérisations de textes en mode image, aussi appelées fac-similés, s’accompag (...)
28Le premier type de numérisations, dont on trouve de nombreux exemples dans la base Google Books ou sur Gallica15, réoriente la fonction de la page de manière intéressante, car en reproduisant son apparence, il ferme aussi de manière très visible les possibilités d’inscription. Les numérisations sont en effet généralement faites selon un mode de « capture » du texte qui n’accorde pas aux lecteurs de droit de modification sur ses données : il est dans ce cadre directement protégé des interventions extérieures, à moins que l’on ne mette à ma disposition des outils d’édition dans le logiciel de lecture. Dès lors, la page blanche devient le lieu d’un autre type de comparaison, cette fois intermédiatique, qui met en balance ce que m’autorisait l’exemplaire papier représenté et ce que me permet ou m’interdit l’exemplaire numérique que je consulte.
29Les numérisations en mode texte, dont les liens matériels avec la publication livresque sont moins marqués, posent pour leur part la question du rendu du blanc dans des formats qui n’adoptent plus clairement l’unité de la page de codex. On peut ainsi identifier des éditions, assez rares cependant, qui le suppriment : c’est le cas de l’ebook 1079 du Gutenberg Project, archivé en 1997, qui n’inclut que l’espacement standard entre les chapitres suite à l’invitation lancée par Tristram.
30Ici la lacune redevient purement linguistique, pour des raisons qui tiennent sans doute plus à la méthode de numérisation adoptée qu’à une volonté éditoriale, ce qui la rapproche de facto des lacunes non matérialisées de la tradition parodique. Il est par ailleurs intéressant de comparer les méthodes employées par d’autres numérisations en mode texte pour représenter l’espace de la page blanche. L’autre ebook proposée par le Gutenberg Project, qui porte le no 39 270, reproduit l’édition Everyman de 1912 et indique en marge du texte la numérotation des pages, ce qui permet de marquer virtuellement son étendue.
31Cependant, l’espace qui s’affiche reste très malléable et s’adapte à chaque écran : le marquage des pages résulte donc plutôt en une projection imaginaire de l’espace de la page blanche, à l’aune d’une page papier dont on ignore par ailleurs les dimensions réelles. L’édition HTML proposée par Masaru Uchida à partir de plusieurs numérisations de l’Oxford Text Archive fait pour sa part le choix de matérialiser la page blanche par des lignes ouvertes, qui la délimitent dans l’espace de la page web contenant l’intégralité du roman. Celles-ci ne rappellent pas un format de codex classique, notamment du point de vue des proportions qu’elles suggèrent : la page ainsi esquissée paraît presque carrée, et la découpe symbolique n’est que partielle, s’ouvrant sur la surface numérique plus vaste de la page web. On a donc affaire à une matérialité visiblement hybride, qui nous rappelle que les dispositifs de publication médiatiques se construisent nécessairement dans une forme de continuité avec ceux qui les ont précédés.
Masaru Uchida, “Laurence Sterne in Cyberspace”, 1997, format HTML, https://www1.gifu-u.ac.jp/~masaru/TS/vi.140-155.html#no_java_sorry.
32Toutes ces éditions permettent de prendre la mesure des différences que présentent un blanc écranique et un blanc de papier du point de vue de la lecture. Le blanc du livre photographié ou celui de la « page » web s’impose à l’œil mais ne s’offre pas à la main : on ne peut pas y dessiner ou y écrire. Cependant, si ces formats ne permettent pas d’inscription directe, il s’agit d’un choix éditorial plutôt que d’une réelle limitation technique. Un ebook consulté sur liseuse me donnera par exemple accès à des outils d’annotation (mais non de dessin, dans la plupart des cas). Il est par ailleurs aisé d’imaginer une version plus nettement interactive de la page blanche à partir de technologies existantes : elle pourrait devenir pad annotable, éventuellement accessible en simultané par plusieurs lecteurs, ou emprunter aux logiciels graphiques leurs fonctions les plus simples. Enfin, la manière dont les versions numérisées limitent mes gestes d’intervention n’a rien d’absolu : mon exemplaire numérique est toujours publié au sein d’un environnement numérique plus vaste, qui me donne accès à des outils d’édition. Une simple capture d’écran me permettra par exemple d’isoler la page blanche, devenue image potentiellement inscriptible via différents logiciels ; l’impression d’une version HTML me remettra quant à elle un nouveau blanc de papier sous la main.
33D’exemplaires papiers en exemplaires numériques, ce ne sont donc ni les mêmes pages blanches, ni les mêmes possibilités d’appropriation qui se dessinent, donnant lieu à autant d’expériences de lecture différenciées. Cette absence d’homogénéité permet d’envisager la publication d’exemplaires comme un processus plus large que la simple diffusion de la lettre d’un texte, qui intégrerait notamment les modifications privées comme traces d’une circulation diversifiée, mais aussi les publications « dérivées » qu’elles peuvent constituer dès lors qu’elles sont partagées.
- 16 Les œuvres autographiques sont pour Goodman (1990) les œuvres dont l’identité dépend de l’histoire (...)
34Certaines appropriations particulières de la page blanche ont en effet connu une large diffusion, que l’on peut assimiler à une forme de republication dans la mesure où elles sont alors elles-mêmes reproduites en plusieurs exemplaires. Je voudrais analyser ici deux cas où la page blanche s’est trouvée « exposée » afin de rendre publiques les interventions que divers lecteurs avaient pu y pratiquer. De manière intéressante, sa diffusion impliquait de part et d’autre un isolement de la page du reste du texte qui contribuait, pour reprendre des termes goodmaniens, à en faire un objet autographique unique, un « tableau » autonome16. Cependant, derrière l’unicité de ces pages appropriées, ce sont aussi les possibilités d’une médiatisation de la réception dans ce qu’elle a de singulier qui apparaissent et donc des manières de donner visibilité à une lecture personnelle.
- 17 “Continuing the theme of the two previous exhibitions (The Black Page & Emblem of My Work) Paint He (...)
35Le premier cas est institutionnel, puisqu’il s’agit de l’exposition “Paint Her To Your Own Mind”, organisée en 2016 par le Laurence Sterne Trust. Ce projet fait suite à des initiatives similaires autour des autres pages remarquables du roman et invitait 147 artistes et écrivains à proposer, à partir de 147 reproductions de la page blanche de l’édition originale, leur propre vision de cet endroit du texte, ainsi que leur « conception de la beauté17 ». Les « lecteurs » sollicités le sont en partie sur la base de leur notoriété, ce qui donne de la valeur aux pages blanches personnalisées et permet leur vente aux enchères à la suite de l’exposition. Cependant, il faut noter qu’au cours de l’exposition elle-même comme dans le catalogue numérique qui l’accompagnait, les différentes pages n’étaient pas directement attribuées : c’est seulement à l’issue de la vente que des noms leur ont été associés, notamment dans le catalogue papier publié ensuite (Laurence Sterne Trust, 2018). Ce choix de publication est intéressant, car il maintient partiellement les participants dans un rôle de lecteurs anonymes modifiant leurs exemplaires. De plus, les propositions me permettent d’accéder, en tant que lectrice, à une diversité de points de vue qui peut alimenter la tension entre narrataire et lecteurs réels et orienter autrement ma perception du dispositif de la page blanche. Tous les contributeurs, en effet, n’« obéissent » pas à Tristram : l’écriture, le collage, la photographie côtoient le dessin parmi les moyens employés ; toutes les pages ne constituent pas, au sens strict, un portrait ; parmi elles, certaines prennent leurs distances avec les représentations traditionnelles de la beauté féminine.
“Lady in Red”, Blank Page 78, Paint Her To Your Own Mind, 2016.
36[Image non convertie]
37La version no 78 de la page blanche, intitulée « Lady in Red », donne par exemple à voir le portrait d’une personne pourvue d’une pilosité faciale et corporelle visible, maquillée et vêtue d’une robe rouge et de bijoux. Cumulant certains éléments stéréotypiques de l’iconographie de la femme fatale (couleur et coupe de la robe, lunettes papillon, cigarette et rouge à lèvres) et des traits physiques socialement identifiés comme masculins et féminins, cette représentation non-binaire intéresse en ce qu’elle échappe au cadre hétérosexuel et cisgenre décelable dans le texte de Sterne, et à la fiction d’un lecteur masculin susceptible de s’inventer une épouse et une maîtresse. On peut également y voir un écho des variations de genre qui touchent les adresses aux narrataires, et des déplacements imaginaires auxquels celles-ci engagent la lectrice ou le lecteur, amené·e à se projeter alternativement dans tel ou tel rôle. En somme, cette image de la beauté rappelle la diversité du public du roman, tout en valorisant un corps que l’on dira minoritaire.
Blank Page 59, Paint Her To Your Own Mind, 2016.
38La version no 59 joue pour sa part des différences entre supports, et consiste en une impression numérique de la page blanche sur laquelle est reproduite l’interface d’un logiciel d’édition graphique. Au centre, une carte mémoire d’appareil photographique sur laquelle a été imprimé le portrait d’une femme :
The Photoshop window, with painting toolbox at the ready, has two files open, but the chosen one is obscured by the “unknown”, an image overexposed to the point of emptiness. The space is occupied instead by a camera card hanging like a miniature portrait. This “ShanDisk” […] gives scope for endless further portraiture. (Laurence Sterne Trust, 2018, p. 59)
La fenêtre de Photoshop, avec sa barre d’outils graphiques prête à l’emploi, contient deux fichiers ouverts, mais celui qui est sélectionné est masqué par le fichier « inconnu », une image surexposée jusqu’à sembler vide. L’espace est occupé par une carte mémoire affichée comme un portrait en miniature. Ce « ShanDisk » […] ouvre la perspective d’une infinité de portraits à venir. [Je traduis]
39La surface de cette page blanche est hybride : version imprimée, et donc dépourvue d’interactivité numérique, d’une image écranique, elle reste cependant appropriable comme page de livre, puisqu’elle conserve des espaces blancs ; de plus, le « ShanDisk », jeu de mots formé à partir de SanDisk, nom d’une célèbre marque de cartes mémoires, est présenté comme le support potentiel de nouvelles variations sur le portrait de la veuve Wadman, et invite donc son acquéreur à se faire photographe. Cette page redouble en quelque sorte le dispositif de la page blanche en refusant de livrer un portrait définitif (l’onglet “Blank Page” reste inaccessible au spectateur puisque la page est imprimée) et en mettant en scène un passage de relais symbolique du côté de la réception. Lieu de comparaison entre le livre et l’écran, elle souligne leur air de famille : les opérations d’édition représentées par les icônes du logiciel évoquent pour la plupart des manipulations éditoriales issues du support papier : dessiner, couper, coller… À travers la rencontre des médias sur la page, c’est donc bien le potentiel de démultiplication matérielle du texte qui est mis en exergue, ainsi que les différents modes de publication des exemplaires.
40Enfin il faut remarquer que, comme la plupart des expositions, “Paint Her To Your Own Mind” n’a pas seulement permis la production de pièces uniques : des reproductions des pages sont accessibles en ligne via le catalogue numérique, mais aussi sous forme de pages rigides imprimées pour le catalogue papier, vendues en tirage limité par le Laurence Sterne Trust.
41Mais les exemples de republication de la page blanche ne concernent pas uniquement des lecteurs illustres. On trouve aussi en ligne quelques exemples d’appropriations privées émanant de lecteurs plus anonymes. Ainsi le blog personnel Wordpress “Notes from the Duck-Rabbit Hole” (Rabidduckwit, 2019) présente-t-il des images de l’exemplaire papier modifié d’une internaute qui ne donne pas son nom. Dans le billet intitulé “Day 204: filling in”, elle explique la démarche qui l’a conduite à dessiner sur la page blanche l’arrière de sa propre tête. Son texte rend très nettement compte des différents choix et réflexions qu’engage le rapport à la page blanche chez une lectrice particulière :
I always wonder if anyone actually draws a picture on the blank page […] Today I can definitely answer that question: some people do; or, more precisely, at least one person has done so, and that person is me. It was on a whim that I decided to draw in the book; it was just there and I felt like drawing and I thought “Why not?” But I wanted to draw in a way that would be relaxing; for that reason, I didn’t want to draw a face—which is always, I realized, what I imagined one would draw there […].
[…] I would draw the back of my OWN head. I liked the idea that it would be an act of self-portraiture in the Sternian mode but that also, in drawing myself looking away from the reader’s gaze, I would kind of up-end what Tristram has in mind […].
Je me suis toujours demandé si les gens dessinaient vraiment sur la page blanche […]. Aujourd’hui je peux clairement répondre à cette question : certains le font ; ou, plus précisément, au moins une personne l’a fait, et c’est moi. J’ai décidé de dessiner dans mon livre sur un coup de tête ; il était là, j’avais envie et je me suis dit « pourquoi pas ? » Mais je voulais dessiner pour me détendre ; pour cette raison je n’ai pas voulu dessiner un visage (je me suis rendu compte que c’est ce que j’avais toujours imaginé que quelqu’un y dessinerait […]). […] J’ai décidé de dessiner l’arrière de ma PROPRE tête. J’aimais l’idée que ce soit un geste d’autoportrait sur le mode sternien, mais aussi que je puisse, en me dessinant dos tourné au regard du lecteur, prendre en quelque sorte Tristram à revers […]. [Je traduis]
- 18 De manière intéressante, ce type d’anti-portrait se rapproche aussi de certaines représentations pa (...)
42Le texte s’accompagne d’une photographie de la page blanche modifiée directement dans l’exemplaire. Le choix de dessiner l’arrière de sa propre tête constitue une stratégie lectorale spécifique vis-à-vis du texte : la lectrice souligne qu’elle est inspirée par l’art paradoxal du portrait sternien18, mais affirme également sa volonté d’échapper au schéma construit par la narration, qui place le corps féminin directement sous le regard des lecteurs. L’appropriation se conçoit comme une adaptation qui discute sa propre fidélité au projet de Sterne. De plus, la numérisation spécifique dont la page blanche modifiée fait l’objet permet de l’exposer pour elle-même, en la rendant accessible à un grand nombre d’autres lecteurs potentiels, ce qui permet de faire apparaître plus clairement les différences qui affectent la circulation des exemplaires papiers et des exemplaires numériques. J’ai souligné plus haut comment une inscription particulière sur exemplaire papier pouvait atteindre d’autres lecteurs par le biais du prêt ; mais dans ce cas, la diffusion se fait à l’échelle individuelle, un lecteur après l’autre. Certains des exemplaires numériques de Tristram Shandy sont au contraire des exemplaires connectés, qui sont affichés sur des écrans particuliers à partir d’un même ensemble de données. En l’occurrence, le billet de blog est hébergé sur les serveurs de Wordpress, ce qui permet à d’autres machines d’y avoir accès. Ce mode de publication connecté dissémine l’image de la page blanche modifiée auprès de plusieurs lecteurs en simultané, et multiplie ses exemplaires numériques, permettant ainsi la réception collective d’une modification originellement privée.
43Si la page blanche constitue un espace privilégié pour penser la publication, c’est qu’en dénudant le support d’inscription du texte elle rend perceptible non seulement la matérialité particulière de chaque exemplaire, mais aussi la manière dont cette matérialité sollicite chaque lectrice et lecteur et les opérations mentales ou concrètes qu’elle suggère, tolère ou interdit. Ainsi l’importance du dispositif de publication et les modalités selon lesquelles il transforme le sens d’un texte se trouvent soulignées (Rosenthal & Ruffel, 2018). Roman dont l’écriture est ancrée dans une culture du livre, Tristram Shandy peut devenir le prisme par lequel apparaissent les possibilités interactives du papier comme les modes d’édition et de republication du numérique. En l’approchant à travers ses exemplaires, c’est finalement la délimitation entre la diffusion publique et les vies privées d’un texte qui se trouve remise en question, autour du statut que l’on accorde à des traces de lecture dont la diffusion peut être ponctuelle et accidentelle aussi bien que massive et organisée. Des gestes ordinairement interprétés comme relevant d’une forme d’adaptation ou de création dérivée gagnent ainsi à être également considérés comme une étape supplémentaire du processus de publication, orientée non plus vers la production mais vers la réception du texte, et qui donne aux différents visages de la lecture une nouvelle lisibilité.