- 1 Le présent article est tiré d’une conférence tenue lors de la journée « “Écritures” contemporaines (...)
1Bernard Heidsieck (1928-2014) contribue à l’émergence au milieu des années 1950 d’un type de poésie qualifié de « sonore ». Il s’agit alors, en premier lieu de « mettre la poésie debout » en la sortant du livre. Considérée comme moribonde, la poésie souffre en effet, pour lui, de et par son médium dédié. Le livre est considéré tout d’abord comme carcan, où la poésie meurt à petit feu « en se Gutenbergrisant » (Heidsieck, 2001, p. 165), entraînée dans une forme de complaisance vis-à-vis de son médium. Cet envahissement du blanc et ce confinement dans la page sont la traduction médiologique, selon le poète, d’une poésie autocentrée et coupée du monde, capable de n’offrir au lecteur, « au terme du cycle et de sa trajectoire, que le reflet blanc d’une glace sans tain ou le trou noir d’une poésie cul-de-sac » (Heidsieck, 2001, p. 165). L’ambition de la poésie sonore sera alors de rendre le poème à nouveau « transmissible », de lui redonner les moyens de circuler dans la société, ce qui implique de l’« arracher à la page », « au livre et à la littérature », lorsque des siècles de confinement dans l’espace toujours plus blanc de la page et la clôture du livre auraient distendu le lien entre poésie et société. Il s’agit d’utiliser les technologies nouvelles à disposition :
La poésie doit se hisser hors de la page. Se déraciner de ce terrain mort. Utiliser les moyens de « circulation » actuels que mettent à sa disposition les techniques nouvelles. Elle se doit d’agir, d’atteindre et de frapper physiquement. D’abord. De se métamorphoser donc en poésie action. (Heidsieck, 2001, p. 126)
2Cette entreprise est commune à plusieurs poètes :
Sous l’appellation restrictive et controversée de Poésie sonore, on désigne généralement un ensemble de pratiques hétérogènes […] apparues dès les années 50, mettant en jeu la voix et recourant à un outillage électro-acoustique qui peut aller du simple microphone, lors d’improvisations publiques et/ou enregistrées sur bande magnétique (François Dufrêne : Crirythmes), à l’utilisation créatrice du magnétophone avec manipulations à même la bande et/ou diffusion de bandes préenregistrées, lors de prestations scéniques (Henri Chopin : Audio-poèmes, Bernard Heidsieck : Poèmes-partitions), voire à l’informatique et au séquenceur. (Bobillot, 2006, p. 26)
3Les implications de ce mouvement sont multiples. Quant au contenu tout d’abord : au sens le plus large, la « poésie sonore » renvoie à une poésie qui ne se limite pas à ses composantes verbales, pour incorporer du non verbal, et du vocal, mais aussi des bruits : ceux que produit l’appareil phonatoire (raclements, chuintements, etc.), ou d’autres parties de l’« usine à sons » (Chopin, 1979, p. 98) qu’est le corps pour Henri Chopin notamment, ou encore des bruits extérieurs enregistrés, chez Bernard Heidsieck. Quant au medium, ensuite : cette poésie passe par la voix mais aussi par un appareillage électroacoustique, microphone et/ou magnétophone. Il s’agit alors d’une poésie enregistrée sur la bande, ce qui implique le développement d’une écriture spécifique. Surtout, se produit un déplacement du geste même d’écriture. La conjugaison d’un « MODE DE FAIRE » avec un « MODE DE DIFFUSION » (Heidsieck, 2001, p. 85) se traduit par le recours « à la plus large gamme […] des possibilités techniques offertes par le magnétophone » (Heidsieck, 2001b, p. 12). On parlera alors d’écriture du son. Enfin, cette poésie se pense non seulement pour la diffusion sur disque, mais surtout pour la performance : elle passe aussi par le corps visible et audible du poète. Il s’agit donc d’une littérature hors du livre, qui ne s’identifie pas à un « retour » à une oralité antérieure mais implique des questionnements spécifiques.
- 2 La notion même de « partition » est rendue complexe par les usages qu’en fait Bernard Heidsieck. V (...)
4Deux types de questionnements y apparaissent corrélés. À la différence d’autres poètes sonores, Heidsieck n’évacue pas le verbe, et un texte persiste, même s’il ne constitue pas le tout du poème. Ce dernier peut par conséquent connaître plusieurs modes d’incarnation. Le premier est celui de la partition2 graphique. À partir de 1955 Heidsieck se met à composer des « poèmes-partitions », écrits en vue de leur oralisation par le poète lui-même, lors de lectures. Le second est celui de la fixation du poème sur bande : en 1959 Heidsieck se procure un magnétophone, qu’il utilise dans un premier temps pour enregistrer ses lectures. Ainsi fixée la lecture peut circuler, et le poème être publié sur disque. À partir de 1961 le poète se met à y incorporer des bruits et sons extérieurs, et le poème fait l’objet d’une écriture sonore, via des techniques de montage et de mixage. Ce qui figure sur la bande ne peut donc plus être considéré comme l’enregistrement d’une lecture d’un poème écrit, mais comme le poème même, incluant des composants hétérogènes. La poésie sonore de Heidsieck se fait à l’instar de la musique électro-acousmatique, « art des sons fixés » (Chion, 2009), en ce qu’elle compose, « expérimentalement par une construction directe » (Schaeffer, 2020, p. 13) des éléments sonores préexistants. Le troisième moment est celui de la « Lecture/Performance » durant laquelle le poète lit et agit son texte :
Voix, texte et comportement ne font alors plus qu’un. Indissociables, le poème trouve dans cette conjonction son point d’aboutissement réel. […] La présence physique du poète et le poème lui-même ne font alors plus qu’un. Devenu son vecteur, son transmetteur, le poète sait que c’est à travers lui, par lui, que doit fonctionner, se présenter, se définir le poème. (Heidsieck, 1981, p. 105)
5Ce moment est considéré par le poète comme l’aboutissement du travail, présent à l’horizon dès la phase d’écriture : « L’enregistrement achevé, d’en arriver, alors, à la troisième phase habituelle de mon travail, son objectif final en somme, celle qui s’est voulue, toujours, Poésie-action » (Heidsieck, 2004, p. 19). C’est pour mettre l’accent sur cette dimension que le poète requalifie à partir de 1963 sa poésie sonore en « poésie action ». Cette présence, induisant profération et action, ensemble de postures et de gestes, fait du poème un ensemble intermédial :
Ainsi retransmis, poèmes et textes deviennent plus que ce qu’ils sont d’ordinaire. Ils sont eux-mêmes, bien sûr, des mots, un cri, du son, un souffle, du sens, mais ils sont en outre, l’image qu’ils offrent d’eux-mêmes, qu’ils adjoignent, qui finit par leur coller à la peau, et qui n’est autre que celle que leur « imprime » – par son comportement, sa façon d’être, ses gestes, sa voix, sa tension, son corps – le poète lui-même. Le poème devient alors « ça + ça ». Un tout indissociable. (Heidsieck, 2001, p. 258)
- 3 Pour Nelson Goodman, « la publication, l’exposition, la production devant un public sont des moyen (...)
- 4 Sur ces questions, je me permets de renvoyer à des publications antérieures, le présent article se (...)
6La poésie action de Heidsieck rejoint des problématiques rencontrées par les arts de la performance, en tant qu’œuvre réalisée dans un lieu déterminé, selon une durée limitée, en présence d’un public restreint. Si le poème trouve son point d’aboutissement dans la performance, quel statut conférer à ses autres manifestations physiques, aux publications sur disques, et aux livres publiés ? Pour parler en termes goodmaniens, la question se pose de savoir dans quel contexte l’œuvre est destinée à s’implémenter, à être mise en fonctionnement3. S’implémente-t-elle sur la page, sur le disque enregistré ou sur la scène ? Doit-on considérer que chacune de ces manifestations en constitue une publication, et que l’on a affaire à une œuvre pleinement transmédiale ? Une fois le moment éphémère de la lecture/performance passé, se pose la question de la circulation de l’œuvre. Dans les faits, à ce que Michèle Métail appelait « publication orale » (2018) se sont ajoutés, parfois substitués, d’autres modes de publication hétérogènes. On compte des publications exclusivement sonores, sur disques et cassettes, mais aussi exclusivement écrites, en revues, et en livres. Beaucoup de ces publications adoptent la forme hybride du livre-disque. Notons que l’accès à l’œuvre se fait également par d’autres biais, les enregistrements de lectures, et les quelques archives audiovisuelles en circulation. On constate ainsi une forte hétérogénéité médiologique, qui a contribué à rendre les contours de l’œuvre flous, à en privilégier un abord souvent partiel4.
7Surgit alors, de façon toute corrélative, un second questionnement : comment l’œuvre est-elle considérée du fait de ces modes de publication ? Un détour par le traitement de la poésie sonore dans une récente histoire de la littérature (Touret, 2008, p. 480) laisse apparaître le nœud du problème : dans le tableau synoptique final proposé par Michèle Touret, les noms d’auteurs sont associés à des titres d’œuvres précises, sauf Bernard Heidsieck, dont on lit qu’il commence à faire ses « poèmes partitions » en 1959 sans qu’aucun titre d’œuvre ne soit isolé. Aucune référence aux livres-disques parus entre-temps, ni à d’autres modes possibles d’accès à l’œuvre n’est suggérés, symptôme d’un maintien de la monumentalité livresque comme seule voie d’accès au canon littéraire. Leur circulation en dehors des circuits éditoriaux traditionnels de la littérature, a ainsi bloqué, pour un temps, l’identification même de ces objets comme « littéraires ». Rappelons avec Dominique Maingueneau que l’espace littéraire est distribué en trois plans. C’est, d’abord
un réseau d’appareils où des individus peuvent se constituer en écrivains et en publics, où sont stabilisés et garantis les contrats génériques constitués comme littéraires, où interviennent des médiateurs (éditeurs, libraires…), des interprètes et évaluateurs légitimes (critiques, enseignants), des canons (qui peuvent prendre la forme de manuels, d’anthologies…). (Maingueneau, 2004, p. 70-71)
8C’est ensuite un champ, « lieu de confrontation entre des positionnements esthétiques qui investissent de manière spécifique des genres et des idiomes », enfin « une archive où se mêlent intertextes et légendes » (Maingueneau, 2004, p. 70-71). Sortir du livre, c’est alors pour la poésie action effectuer une sortie partielle de l’espace littéraire, au moins de son premier « plan », celui du « réseau d’appareils ». Ainsi Jean-Jacques Lebel souligne-t-il, à propos de la poésie expérimentale : « Ses modes de fabrication sont variés, et ses modes de diffusion complètement différents de ceux de la littérature ordinaire (éditeurs, libraires, revues, université, etc.) » (1983). Des scènes dédiées émergent vite et le travail aux frontières de ces formes les fait accueillir par d’autres espaces institutionnels, celui des arts plastiques et de la musique notamment. Ainsi ces pratiques se déploient et se diffusent dans une pluralité de lieux et de réseaux qui les rendent invisibles au jeu institutionnel littéraire. Pourtant la poésie action se positionne dans le champ littéraire. C’est ainsi qu’Heidsieck peut écrire « nous faisons de la non-littérature », pointant par là même une définition médiologique de la littérature comme intrinsèquement liée au livre, mais revendiquer pleinement l’appartenance générique de ces pièces à la poésie :
Que sont-ils, oui, alors, ces « blocs sonores » […] ? Enregistrés sur bande – mais imprimés aussi – […]. De la Poésie, assurément ! Ils en revendiquent le terrible label ! La responsabilité, pleine et entière. (Heidsieck, 2004, p. 14)
9L’examen des divers modes et contextes de publication de l’œuvre de Bernard Heidsieck constitue à cet égard un cas particulièrement intéressant, en vertu de son caractère fondateur mais aussi par la pluralité des questionnements qu’il fait surgir quant à la définition même de la notion d’« œuvre » lorsqu’on envisage la poésie action ou poésie performance. Je déroulerai la suite de mon propos en quatre moments, consacrés à quatre pièces dont la production s’étale entre 1961 et 1986, témoignant des grandes différences dans les choix éditoriaux effectués.
10Après avoir publié son premier et dernier recueil de poésie livresque Sitôt Dit, chez Seghers en 1955, Heidsieck produit une première série de « poèmes partitions » dont, entre 1958 et 1965, plusieurs poèmes sur des peintres. En 1958, Heidsieck réalise un premier ensemble, intitulé « poème-partition “D2” », « 11 poèmes sur les peintures de Jean Degottex », après sa visite d’une exposition du peintre liée à l’abstraction lyrique et la peinture gestuelle. Puis, en 1961, Degottex l’invite à composer un texte sur la série « Sept métasignes sur la fleur », présentée en juillet à la Galerie Internationale d’Art Contemporain. Heidsieck propose alors un diptyque, composé d’un poème sonore, « D3Z », d’une durée de 14 minutes, et de ce qu’il appelle un « texte/manifeste » : le poème sonore est diffusé lors du vernissage de l’exposition le 4 juillet 1961, en dialogue et résonance avec les œuvres exposées. Le texte/manifeste est quant à lui imprimé sur une « somptueuse grande feuille distribuée au public durant l’audition » (Heidsieck, 2008, p. 8). Ces deux poèmes sont conçus comme des « tentatives de transpositions en mot et en sons » des peintures de Degottex, de leur « climat » (voir Théval, 2021).
- 5 Ni en public ni pour la radio.
11En 1961, Heidsieck ne lit pas encore ses textes sur scène. Le poème « D3Z » est diffusé publiquement lors du vernissage de l’exposition des « Sept Métasignes sur la fleur ». Un dispositif est mis en place qui trouvera sa pleine réalisation dans les performances ultérieures. La diffusion de la bande associe en effet une composante visuelle à la composante sonore : les auditeurs/spectateurs voient les tableaux de Degottex durant la diffusion, et lisent le texte manifeste en même temps, dans une intermédialité synchronique. Une convergence se produit entre une gestualité dont les tableaux portent indice, une gestualité sonore, et un ancrage visuel, dont la perception est en outre remodelée par la lecture du texte/manifeste : comment ne pas voir, dans l’impressionnante verticalité des toiles grand format sur lesquelles sont tracés les métasignes, une incarnation de cette « poésie debout », « dressée », sortie de l’horizontalité du livre, à laquelle se substituera celle du corps du poète ? Verticalité à laquelle fait précisément écho le format de la grande feuille de papier sur lequel s’imprime le texte/manifeste ? Il est à noter que, par la suite, l’enregistrement de « D3Z » n’est diffusé qu’une seule fois, à la radio, dans l’émission « Arts Méthode Création » de Georges Charbonnier, en 1973. Le texte n’a jamais été lu en direct5 par Heidsieck.
12Suite à cette première diffusion, les manifestations éditoriales de ce diptyque, associant une transposition d’art à un manifeste pour le « poème debout », sont plurielles et en déterminent la double portée. En 1962, une première publication le scinde : le texte/manifeste est publié seul dans le no 16 de la revue Cinquième saison. Il sera par la suite repris plusieurs fois en revue, seul, dans DOC(K)S en 1980 et en 1998, ou encore en 1993 dans l’anthologie de manifestes du catalogue Poésure et peintrie, puis repris en 2001 dans le recueil d’écrits théoriques Notes convergentes. Le poème « D3Z » est quant à lui publié, partition seule, dans le numéro suivant de Cinquième saison en 1963, puis, avec son enregistrement en 2009 dans l’anthologie Poèmes-partitions, chez Al Dante. L’autonomisation du texte/manifeste est à noter : au fil de ses publications, le texte, bien que référant aux peintures de Degottex, est reçu comme manifeste de la poésie sonore. Les deux textes, ainsi que le précédent, « D2 », sont publiés conjointement en 1973 dans la collection « Où » dirigée par Chopin, sous forme d’un livre-disque contenant deux disques vinyles, le texte/manifeste imprimé sur le contreplat de la couverture, et les « partitions » écrites.
Figure 1 : Bernard Heidsieck (1973a), D2+D3Z, double page intérieure.
13Or cette édition des partitions les fait fonctionner différemment. Ces poèmes n’échappent en effet pas, malgré leur statut partitionnel, à une certaine tentation graphique, notamment « D2 », où il est difficile de ne pas voir dans la disposition des lettres sur la page un équivalent graphique de la trace laissée sur la toile par le geste rapide de Degottex. En l’absence de reproduction de l’œuvre transposée, la partition prend la place de support visuel, en donne un substitut graphique. Pour le lecteur/auditeur, ces pages fonctionnent davantage comme des transcriptions d’un poème qu’il écoute, possiblement, simultanément à sa lecture. Traces, en quelque sorte, d’un geste. Le tirage de tête de 1973 contient des sérigraphies de Degottex, sur rhodoïd transparent. Il ne s’agit toujours pas de la reproduction des métasignes, mais d’une nouvelle production créée par le peintre à partir du poème. Les feuilles de rhodoïd sont prévues pour venir se superposer à certaines pages de la partition. Sur celles-ci, des inscriptions manuscrites par Degottex, en blanc, réassignent à ce texte un caractère graphique, faisant de la page un espace pleinement plastique où dialoguent les écritures. Le dispositif de ce « livre de dialogue » (Peyré, 2001) au sens plein du terme, témoigne d’une inversion du rapport initial. Quant au manifeste, il est à nouveau, dans cette édition, lu en relation avec les peintures de Jean Degottex.
14Par la suite, Heidsieck abandonne assez vite la relative abstraction liée à la dislocation du matériau verbal, pour s’orienter vers une poésie où le sémantisme est conservé, fondée, souvent, sur l’emprunt de discours sociétaux, qu’il nomme « biopsies » : les relations intermédiales s’en trouvent réagencées.
- 6 Lui-même réédité en 2001 aux éditions Le Bleu du ciel.
15Comme la majorité des poèmes d’Heidsieck, « B2-B3 » connaît trois modes d’existence. Une version est performée sur la scène, en public, dont la première eut lieu lors des soirées du Domaine Poétique, en mai 1963, et la dernière en 2007 lors de la dernière lecture d’Heidsieck, à l’Échelle. Une version enregistrée sur bande est publiée sur disque, en 1964, associée à un livre, aux éditions du Castel Rose, puis en 1973 avec quatre autres disques vinyles qui constituent l’ensemble Partition V, puis en CD en 2001 lors d’une réédition au Bleu du ciel. Une version écrite, qui est désignée comme « partition », n’est publiée qu’en 1973, puis en 2001, associée à l’enregistrement, au sein du recueil Partition V6. Il s’agit donc là encore d’un jalon important, puisqu’il renvoie à la première publication sur livre-disque, et à la première performance publique du poète. Or ce poème procède lui aussi d’un phénomène de transmédiation, à plusieurs niveaux.
16« B2-B3 » est constitué en partie de la lecture d’un « texte bancaire ». Le texte, « description quasi minutieuse et purement technique de certains mécanismes de financements bancaires » (Heidsieck, 2001c, p. 49), passe d’abord d’un statut écrit (une circulaire, un document), à l’oral, subissant une première transmédiation par sa mise en voix. Cette dernière est audible, sur le disque, mais elle est aussi décrite dans les notes qui accompagnent la version écrite :
Voix, donc, anonyme. Sérieuse et familière. Égale – calme – Étale. Avec pointes autorisées, recommandées, de préciosité ou d’ironie, certains soupçons de lassitude. Toutefois. Mais perceptibles à peine. […] Ton d’exposition, enfin, d’une pratique journalière : grave […] froid. Ton professionnel, en définitive, de semi-comédie ou de jeu. Voix utilisée en tant que simple support, véhicule, rouage, organe de transmission, huile pure. (Heidsieck, 2001c, p. 49)
17La description de la voix, ainsi que l’audition, confèrent des sens nouveaux, connotations liées à la diction, au texte. Dit par le poète, le texte renvoie au métier de ce dernier, qui fut durant de longues années cadre dans une banque spécialisée dans le commerce extérieur. Lors d’une seconde transmédiation, le texte dit est enregistré, sur bande, puis mixé avec un second texte qui fait entendre une autre voix, toujours celle du poète. Cette voix dit avec force échos et réverbérations des extraits de poèmes partitions, cris, onomatopées, fragments de langue déliée, qui, en perturbant le déroulé mécanique de l’exposé bancaire produit une confrontation entre une voix policée, au parler socialement défini, cadré par la technicité du vocabulaire, et la voix d’un corps pulsionnel venant par moments la faire vaciller, « exorcisme » de la poésie par la banque et de la banque par la poésie. Enfin, une troisième transmédiation a lieu dans la mesure où l’ensemble est destiné à être performé sur scène, d’une manière là encore décrite dans les notes : « Lorsque ce texte a été donné en public, j’ai toujours lu ou dit, sur scène, – style très anonyme de conférence – l’exposé de technique bancaire qui en constitue l’une des deux parties, l’autre partie, sur bande, étant retransmise par les haut-parleurs, simultanément » (Heidsieck, 2001c, p. 38). La lecture/performance confronte alors une voix nouvelle aux voix enregistrées : la « voix technique », enregistrée, du poète, est diffusée pendant que le poète redit le texte de sa « voix corporelle », redoublant et déplaçant le dispositif enregistré sur la bande. À la voix dédoublée se superpose une troisième voix, la même, mais incarnée dans un corps présent, debout, face au spectateur. Le poème relève originellement d’une circulation transmédiatique tant interne, dans le matériau qu’il utilise, qu’externe, dans ses différents modes d’implémentation.
18Le texte imprimé connaît quant à lui plusieurs versions. Dans la réédition du poème au Soleil Noir en 1973 (inséré dans Partition V), la partition est publiée, présentant selon un dispositif qui deviendra coutumier au poète, les deux pistes d’enregistrement dans des colonnes distinctes. Il en va autrement dans la toute première édition, datée de 1964. Le livre ne reproduit pas la partition tapuscrite, mais la transcription graphique du poème, prise en charge par deux artistes plasticiens, Paul-Armand Gette et Gianni Bertini, dans une interprétation mêlant compositions typographiques, dessins et écriture manuscrite. Seul environ le tiers du texte est transcrit. Aux deux pistes correspondent ici deux pages placées en vis-à-vis. Sur la page de gauche, la transcription graphique du texte dit par la première voix, sur la page de droite, les fragments et éclats de poèmes partitions dits par la seconde voix. La dernière double page laisse libre cours à la voix pulsionnelle, dans un déchaînement typographique, ne donnant à voir que des lettres isolées, non lisibles mais visibles, certaines déchirées, pur matériau plastique d’où le sens sémantique s’est exclu. Une mention manuscrite au bas de la page enjoint le lecteur à écouter le disque s’il veut « connaître la suite », comme pour dire que le livre ne saurait se substituer au disque, mais, là encore, y renvoie. Et perd son autonomie. L’espace du livre et de la page est ainsi, dans cette première publication, confié aux artistes qui l’investissent comme un espace plastique. Le texte ne se veut pas ici partition mais transcription, il s’agit d’un travail d’interprétation plastique d’un poème sonore. Le poète sonore se cantonne lui au disque, et les espaces de cet objet hybride sont clairement séparés.
Figure 2 : Bernard Heidsieck, Gianni Bertini, Paul-Armand Gette (1964), Poème-partition B2-B3 : Exorcisme, double page intérieure.
19Cantonner le poème au disque : si la première publication, exclusivement en vinyle, de la pièce Canal Street, dix ans plus tard, semblerait confirmer ce choix, l’examen de sa genèse révèle là encore une série de transferts qui viennent mettre à mal toute univocité médiologique.
20La rue, qui donne son nom à la série de poèmes, est d’abord le lieu d’une trouvaille qui sera la matrice de l’écriture. Les notes qui précèdent la pièce sonore en narrent les circonstances :
Canal Street, les écoutilles ouvertes, toutes antennes sorties dans un délicieux état de lucide éponge flottante/avide. Canal Street, une matinée du mois de mai […] de l’année 1973, et par bonheur et surcroît, par grâce et hasard, voulu sans doute, ce coup de foudre, flip, pour de vieux et disparates transistors bradés, entassés là par terre, par genres et par prix, devant 2/3 boutiques à trésors, dehors, dans des cartons pourris. (Heidsieck, 2001, p. 7)
21Passé ce récit de genèse, la figure du poète flâneur, et la référence surréaliste à la trouvaille, s’estompent rapidement. Le début du texte que nous venons de citer nous situe dans un tout autre registre : Canal Street « et son double flot inversé, ininterrompu, vacarme dingue, de camions et de camions, de camions et de camions, de camions et de camions, toutes tailles, marques, catégories and Co. ». Si l’objet trouvé libère effectivement des significations nouvelles, ce n’est pas à la faveur d’une projection de désirs inconscients, comme la cuiller-chaussure de Breton, mais à l’occasion d’un jeu de mots sur la polysémie du terme « communication ». Dans Canal Street, c’est la jonction de la rue et du canal comme lieux et moyens de transport et de circulation, qui interpelle le poète.
22Ce dernier commence par réaliser, à partir de ces objets, une série de cinquante planches d’écritures/collages, décrites comme l’« assemblage : d’un axe de communication, (Canal Street), à une mini-centrale de communication (chaque transistor) à un support-vecteur de communication (la bande magnétique) » (Heidsieck, 2001, p. 7).
Figure 3 : Bernard Heidsieck, « Canal Street no 37 », 1974.
Écritures, circuits intégrés, objets, amorces et bandes magnétiques sur papier. 82 x 50 cm. Nathalie Seroussi, 2023, https://www.natalieseroussi.com/en/exhibitions/1/works/artworks-197-bernard-heidsieck-canal-street-n-37-1974.
23La série de poèmes est réalisée à partir de ces planches : les textes manuscrits et collés au bas de chaque planche sont enregistrés et sonorisés, pour donner naissance à un ensemble de trente-cinq poèmes sonores. La relation des planches de collage aux poètes sonores se fait à la fois sur le medium utilisé, des bandes et transistors inertes dans les collages, et des bandes et transistors en action dans les poèmes sonores, autour, précisément, de ce que permet ce médium, des notions de « communication » et de « canal ». Les poèmes sont publiés quasi intégralement en performance à l’occasion d’une séance de la Revue Parlée au Centre Pompidou en décembre 1980. Puis les pièces sont publiées sur vinyle 33 tours en 1986. La publication intégrale de Canal Street se fait ainsi sur vinyle, dans un coffret incluant non pas le texte de la partition, ni la reproduction de planches d’écriture/collage, mais des notes, et une série de photographies réalisées lors de la lecture au Centre Pompidou par Françoise Janicot, dont le poème fixé sur disque n’est cependant pas l’enregistrement. L’objet éditorial signale ainsi la vocation performative de la pièce, en conservant une trace exclusivement visuelle.
Figure 4 : Bernard Heidsieck (1986), Canal Street, extrait du livret.
17 photos par Françoise Janicot de la lecture au Centre Pompidou en 1980.
24Le livre-disque paru chez Al Dante en 2001 ne reproduit pas non plus les planches et publie cette fois la partition/transcription des textes enregistrés, avec des références aux numéros des planches qui ont servi de sources au poème sonore, sans les photographies de Françoise Janicot, hormis une placée en quatrième de couverture. Là encore, les différents modes de publication de l’œuvre révèlent son caractère foncièrement transmédial, et informent sa réception spécifique. Si l’accent est mis, dans la première publication en vinyle de Canal Street, sur le moment performatif et la dimension sonore de la pièce, d’autres publications, livresques celles-ci, ne sont pas sans ambiguïtés.
25L’œuvre Derviche/Le Robert se compose d’une série de vingt-six poèmes. Chacun correspondant à une lettre de l’alphabet et répond à la même contrainte. Heidsieck s’impose d’inclure dans chaque poème les dix premiers mots de l’entrée alphabétique du dictionnaire à laquelle le poème se réfère. À cette première contrainte lexicale s’ajoute une contrainte formelle. Le poète s’engage à élaborer une forme spécifique pour chaque pièce. Chacun des poèmes écrits à l’aide du Robert varie ainsi par sa forme sonore et par ses modes de mise en action :
[…] l’objectif final de ce travail se veut, et s’est conçu comme tel dès son point de départ, une lutte empoignade avec chaque LETTRE, dans le cadre de Lectures/Performances publiques. D’où l’implication physique de telles « Lectures ». Et l’obligation de parvenir à vingt-six types de « Lectures » différents.
26L’œuvre a été publiée sous plusieurs formes : des extraits sonores et textuels sont parus en revue, des lectures publiques de « lettres » ont été effectuées à mesure de l’écriture et de l’enregistrement. Puis, en 1986 et 1988, deux publications complètes ont lieu : l’une, sous la forme d’une série de lectures de l’intégralité des lettres, les 1er et 2 février 1986, dans le cadre de la Revue Parlée de Blaise Gautier, au Centre Pompidou ; l’autre, sous la forme d’un livre, paru en 1988 aux éditions des Éditeurs Évidants. Enfin, en 2004, elle paraît sous la forme d’un livre-disque, réunissant partitions et enregistrement studio, aux éditions Al Dante. Par la suite, certaines « lettres » seront à nouveau lues et performées par le poète, jusqu’en 2007.
27La première édition de Derviche/Le Robert qui suit sa performance est exclusivement livresque. Cette publication en livre peut être interprétée comme une stratégie : sonore, ce travail n’en reste pas moins de poésie et hautement affirmé comme tel. Mais pour circuler dans le champ de la poésie, il faut circuler dans le réseau qui lui est lié, celui des librairies – et non dans celui des disquaires. Or la publication d’un poème en livre entraîne nécessairement une réception de celui-ci sous la forme de la lecture, majoritairement silencieuse. Ne risque-t-il pas, dès lors, d’être rendu à cet espace même qu’il cherchait à déserter, celui de la page ? En réalité, les livres publiés d’Heidsieck n’ont que l’apparence de la concession. Le livre tiré de Derviche/Le Robert reproduit en effet les textes des partitions, accompagnés de substantielles notes, sans autre photo qu’une vignette placée en quatrième de couverture, et sans disque. La dimension livresque de l’œuvre ne s’en déduit cependant pas. Les partitions sont en effet précédées d’un long texte, occupant environ cinquante pages, intitulé « Notes a posteriori », nous révélant que sa publication princeps fut scénique. Plusieurs éléments indiquent ainsi que l’écriture de chaque poème s’est faite en vue de sa performance :
J’ai déjà précisé que je souhaitais une Lecture spécifique pour chacune des Lettres. Que la logique propre à chacune, conduisait à cette variété. Certaines, donc, se doivent d’être lues sur le devant extrême de la scène. D’autres au fond. Certaines de face, certaines de biais, certaines de dos. […] Je savais, il y a huit ans, lorsque j’ai entrepris ce travail, que j’aurais à affronter ce type de problèmes, la Lecture publique en étant son dernier aboutissement. C’est donc bien dans cette perspective qu’ont été conçues les vingt-six lettres. (Heidsieck, 1988, p. 24)
28Le texte des notes inclut alors la description très précise du protocole d’action prévu, mis en œuvre dans des lectures passées, pour la lecture/performance de chacun des poèmes :
Lettre H : « Debout, les mains sur les hanches, yeux fermés : aspirer… aspirer… aspirer… comme s’aspirent les H ! »
Lettre K : « Quel pouvait bien être le nom de ce Joseph K ? Son nom ! (…) Alors, seul, sur la scène, assis derrière une petite table, dans la pénombre, d’examiner, après tout, si les dix mots inconnus de ma lettre « K » n’auraient pu lui fournir un nom ! »
Lettre X : « Face au public, à califourchon sur une chaise retournée, cool et décontracté, il s’agit de converser avec une voix off, de tout et de rien »
29Dans ces mêmes notes, la lecture publique est annoncée, documentée, puis narrée et commentée après coup.
Figure 5 : Bernard Heidsieck (1988), Derviche/Le Robert, annonce de la lecture à la Revue Parlée, reproduite dans l’ouvrage.
30Au sein d’un récit qui se constitue comme une archive écrite, Heidsieck consigne sous la forme du journal le ressenti lié à ces lectures. Ces « notes » ne sont pas exclusives à Derviche/Le Robert. Le poète procède de façon similaire dans un grand nombre de publications livresques. Plus ou moins développées, ces notes permettent au lecteur de projeter l’action sur sa lecture, d’imaginer une scène à défaut d’avoir pu assister à la performance, bloquant alors l’autonomie du texte de la partition. Dans Derviche/Le Robert, on trouve une section, placée après la partition, intitulée « Repères », qui donne la liste exhaustive de l’ensemble des publications antérieures, diffusions et lectures publiques des poèmes, lieux et dates compris. Les repères, nous renvoient à la performance comme événement, et nous renvoient aussi, quand cela est possible, vers l’archive.
31La réédition de l’œuvre aux éditions Al Dante reprend, dans sa partie imprimée, ce dispositif, pour y adjoindre les enregistrements studio de chaque pièce, sur CD. La publication du poème sonore sur CD ne fait pourtant pas de l’objet livre-disque un ensemble clos. Si l’on considère que l’œuvre a lieu en performance, que ce qu’Heidsieck entend par « point d’aboutissement » est à considérer comme « implémentation », alors l’enregistrement publié sur disque et destiné à être diffusé sur la scène, accède à un statut de support provisoire au même titre que la partition. Ce qui est alors publié dans le livre-disque, ce n’est pas l’œuvre elle-même, mais un ensemble de matériaux activés lors des performances. Tout est fait pour nous rappeler que l’espace du livre ne se confond pas avec l’espace de l’œuvre qui le déborde de toutes parts. La mise en livre vise ainsi précisément à défaire le livre pour produire un dispositif où se donne à lire et à entendre non pas l’œuvre, mais son document. L’œuvre est alors documentée, mais ses expressions ne sont pas archivées : elles ont eu lieu, en performance.
- 7 Au sens où l’entend Michèle Métail lorsqu’elle parle de « publications orales ».
- 8 Certaines pièces sont exclusivement sonores, et trouvent leur expression dans une publication idoi (...)
- 9 Bernard Vouilloux oppose ainsi la « transmédialité esthétique » du texte littéraire qui, lorsqu’il (...)
32Ni exclusivement orale7, ni totalement livresque, ni systématiquement sonore8, la publication effective de la poésie action, envisagée depuis l’œuvre de Bernard Heidsieck, relève d’une pluralité médiologique qui n’est pas le seul fait des contingences éditoriales – au demeurant réelles – rencontrées. D’une publication à l’autre, les choix éditoriaux diffèrent. D’une part, ces choix pointent l’absence d’autonomie des objets publiés : la poésie action se publie en performance, rendant au terme sa signification première d’« action de rendre public ». D’autre part, ses éditions confèrent à l’œuvre des modes d’expression alternatifs, en pointant la fondamentale et intrinsèque inter- et « transmédialité esthétique9 » (Vouilloux, 2015, p. 64), confirmant une forme d’inassignation médiologique qui nous apparaît commune à de nombreuses écritures poétiques contemporaines, héritières en cela de la poésie action. Ainsi, le déploiement d’écritures hors-livre impose de s’intéresser aux manifestations « orales, aurales, scéniques autant qu’éditoriales ou concrètes du texte », et de partir du présupposé selon lequel, contrairement à ce qu’une théorisation idéaliste du texte a pu affirmer, « la consistance opérale [du texte] ne se mesure pas indépendamment des circonstances de sa production, de son exécution, de sa (dé)notation » (Barras & Eigenmann, 2006, p. 14). Publier la poésie action, c’est ainsi envisager la poésie en performance, au sens où Barras et Eigenman parlent du « texte en performance » comme d’un événement phénoménal.