1À la croisée de la littérature et de la performance scénique, la chanson telle que la pratiquait Jean Villard-Gilles permet d’interroger le caractère ultracontemporain des modes (de la mode ?) de la « littérature hors du livre », et invite à en retracer l’archéologie.
- 1 Le concept d’énonciation performative ayant été proposé et théorisé par John L. Austin dans les an (...)
2Précurseur dans sa conception, sa compréhension et son expérimentation de l’art de la chanson, Gilles a pourtant été oublié de l’historiographie, tant du côté musicologique que littéraire. Aurait-il par trop anticipé certains des principaux enjeux (littéraires) de son siècle ? Gagne-t-on désormais à le reconsidérer comme un auteur avant tout, à rallier son œuvre à l’étude des textes littéraires – sans pour autant faire l’impasse sur l’hybridité de leurs formes ? Ou doit-on considérer qu’il n’a pas « fait littérature », mais a fait autre chose, dans la mesure où sa création serait indissociable d’une dimension performative, ou plutôt performancielle1 ?
3Dans la perspective d’une réflexion ouverte sur ces questions, j’aborderai d’abord les traits définitoires de la chanson et comment la recherche s’est récemment emparée de ce matériau dans une optique extralittéraire. Puis j’évoquerai, pour qui ne le connaît pas encore, le parcours singulier de Jean Villard-Gilles à la frontière entre les disciplines. Je retracerai ensuite les positionnements de Gilles vis-à-vis de son art de prédilection (tant d’un point de vue pragmatique que poétique et théorique). Enfin, j’envisagerai la construction d’un ethos d’auteur-artiste en parallèle à la production et la réception d’une œuvre résolument polymorphe, et les enjeux que cela pose à la critique.
4Nous verrons que le passage de la scène au livre fait perdre à la chanson, d’après Gilles, la majeure partie de ses atouts, tout en conservant son essence originelle, pour ainsi dire, car le texte permet la transmission et subsume le sens poétique. La publication livresque implique aussi un nouveau devenir-auteur, que Gilles s’applique à cadrer et clarifier, notamment dans l’appareil préfaciel et les différents seuils du texte. Il témoigne ainsi d’un ethos délicat et fragile, inconfortable lorsque réduit à une auctorialité textuelle, qui souligne la multidimensionnalité d’un parcours d’artiste complexe, de la scène à la page.
- 2 « La chanson est bien, dans son imprécision et son hétérogénéité, une forme artistique à part enti (...)
- 3 Stéphane Hirschi est l’inventeur du terme cantologie.
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- 6 En cela elle se distingue aussi du chant, comme le décrit Hirschi : « Il s’agit donc de penser d’e (...)
5Les études portant sur la chanson (française) en tant que « forme artistique à part entière2 » se développent assez tardivement, à partir des années 1990 avec la cantologie3, discipline qui vise à « l'envisager pour elle-même, dans sa globalité : rencontre entre texte, musique et interprétation » (Hirschi, 2008, p. 6). Cette dimension tripartite (le chansonnier étant dès lors défini comme auteur-compositeur-interprète) en fait un objet hybride et difficile à saisir, dans la mesure où le seul texte d’une chanson s’appelle aussi bien chanson que l’air qu’on reprend en le fredonnant sans ses paroles4. En somme, « l’unité notionnelle est floue » (Hervouët, 2005, p. 1395), mais les chercheur·ses soulignent de plus en plus l’importance et la pertinence d’envisager cet objet comme un tout, au travers d’approches irréductiblement interdisciplinaires5. Au-delà de l’interaction entre paroles et mélodie, la chanson se laisse entrevoir comme spectacle où la voix, le corps, le jeu scénique, la posture de l’interprète sont indissociables de la production de l’objet culturel et de sa réception6. Dès lors, la chanson est à penser comme un fait social hautement communautaire :
- 7 Le numéro « Chanson/Fiction » de la Revue critique de fixxion française contemporaine s’attache d’ (...)
Par essence, une chanson est un chant apte à susciter par le canal d’une voix (d’un corps) un état émotif puissant […]. Or cette situation vécue individuellement se reproduit ad libitum lorsque les auditeurs se retrouvent dans un contexte de performance qui socialise le sentiment en le mutualisant. L’ontologie de la chanson est de repousser les frontières du partage émotionnel : alors qu’un texte littéraire invite à l’appropriation personnelle (par une participation et une interprétation vécues sur le mode du singulier), la chanson conjoint le lyrique (exaltation de l’émotion individuelle) et l’épique (émotion en tant qu’elle crée des solidarités générationnelles, claniques, sociales, nationales, ethniques, spirituelles)… (July, 2012, p. 127)
6July témoigne ici d’une compréhension contestable du « texte littéraire » et des registres poétiques. De fait, la littérature dans ses multiples manifestations historiques, en Occident comme ailleurs, a bien plus souvent relevé du partage collectif dans des contextes de diffusion oralisée voire ritualisée, que de « l’appropriation personnelle […] sur le mode du singulier ». De même, les notions de « lyrique » et d’« épique » telles qu’il les mobilise ici manquent de théorisation et d’historicisation. Cependant, cette description des oppositions perçues entre la chanson et le « texte littéraire » est révélatrice d’une vision (certes réductrice, voire simpliste) encore largement répandue, qui associe aujourd’hui la « littérature » au silence introspectif de la lecture individuelle et la « chanson » à la communication intersubjective d’affects, dans des contextes de représentations publiques ou de collectivisation du patrimoine culturel.
- 8 Ce concept est articulé à celui de « fait chansonnier » et aux « activités chansonnières », « ce q (...)
- 9 « Par fait-chanson, j'entends toute manifestation de quelque nature qu'elle soit, d'ordre social, (...)
7Les chercheur·ses s’accordent par conséquent sur la nécessité d’aborder de manière holistique et transdisciplinaire ce que Jean-Nicolas De Surmont nomme l’« objet chanson8 » (2010) ou ce que Christian Marcadet appelle le « fait-chanson9 ». Or, l’exemple phare du chansonnier Jean Villard-Gilles, qui innove sur ce terrain à une époque d’effervescence et de renouveau artistiques sur les scènes de cabaret, offre une perspective on ne peut plus éclairante sur cet objet théorique méritant d’être réinvestigué, à l’heure où la littérature sort résolument du livre.
- 10 Voir à ce sujet l’article de Vincent Chambarlhac (2018) « “Une inquiétante étrangeté” – Les Copiau (...)
8Né à Montreux en 1895, Jean Villard s’intéresse d’abord et dès son plus jeune âge au théâtre – avant d’être chansonnier, il est d’abord comédien. Enthousiasmé par le travail de Jacques Copeau, il aspire à se rendre à Paris, capitale culturelle pour bien des artistes suisses romands, mais la Première Guerre mondiale et la mobilisation repoussent ses ambitions. En 1918, une occasion inespérée le propulse sur les planches et lui permet de rencontrer le cœur de l’avant-garde culturelle romande (et d’ailleurs) : il joue le personnage du Diable dans L’Histoire du soldat, une pièce écrite par Charles Ferdinand Ramuz, composée par Igor Stravinsky, mise en scène par Georges Pitoëff, avec Ernest Ansermet à la direction d’orchestre. La première au Théâtre de Lausanne est vivement applaudie, mais la grippe espagnole interrompt aussitôt leurs projets de tournées. Les auteurs remettent à Jean Villard des lettres de recommandation pour Jacques Copeau, et c’est enfin le départ pour Paris. Là, il est engagé au Vieux-Colombier, puis suit la troupe de Copeau en Bourgogne, où il apprend le métier de comédien, enrichi d’autres compétences scéniques telles que mime, chant, danse, acrobatie, improvisation, écriture dramatique, au cours d’une entreprise de rénovation théâtrale inspirée des codes de la commedia dell’arte et du théâtre de tréteaux. L’aventure des Copiaus, troupe itinérante s’inscrivant dans le folklore local et dans un imaginaire « populaire10 », dure cinq ans, mais en 1929 Copeau dissout la troupe. Jean Villard poursuit sa carrière théâtrale à Paris et en Europe, où il effectue des tournées avec les troupes de la Petite Scène puis de la Compagnie des Quinze. Il faut attendre 1932 pour qu’un événement significatif révolutionne la carrière de Jean Villard, alors âgé de 37 ans déjà : lors d’un séjour à Londres, il est amené à jouer un numéro de duettistes avec Aman Maistre, ancien compagnon des Copiaus. Au vu de leur succès, découvrant qu’ils ont « un style de jeu particulier » (Villard-Gilles, 1970, p. 162) allié à un savoir-faire de la scène très varié, ils se lancent dans le métier de chansonniers.
- 11 Voir à cet égard l’article tiré de la thèse de Christian Marcadet (2001) « Gilles & Julien : Une f (...)
9Jean Villard devient « Gilles » en souvenir du Gilles de carnaval, sorte de clown blanc naïf et nostalgique, et leur duo prend le nom de « Gilles et Julien », pour l’allitération. Entre la crise économique et la montée des fascismes, Gilles et Julien amènent sur les scènes de music-hall françaises des problématiques sociales très contemporaines : ils sont les premiers à faire de la chanson le véhicule d’un discours engagé, l’espace d’un questionnement sociopolitique, et le lieu d’une poésie propre11. Autrement dit, un témoignage du temps. Avant eux, la chanson semble se limiter à un répertoire traditionnel de romances sirupeuses et grivoiseries populaires.
10Dans le film Plans-Fixes sur « Jean Villard-Gilles chansonnier » (Villard-Gilles & Galland, 1980 [ma transcription]), l’artiste témoigne :
Ce que nous avons apporté au music-hall, c’est la diversité des thèmes. Jusque-là, la chanson, c’était toujours la chanson d’amour. Tout le monde chantait des chansons d’amour, c’étaient des amours de boniches, de comique troupier, des amours de femmes du trottoir, des amours de grandes dames, enfin, etc. Mais c’était le thème, c’était l’amour. J’ai dit : « Mais il y a autre chose à chanter ! » […]. Évidemment ça nous a mis, si on veut, dans une certaine marginalité, par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui le show business. Nous étions un peu des originaux. […] Mais nous n’étions pas des vedettes commerciales.
- 12 Certes, les travaux de Bourdieu sont aujourd’hui datés, mais demeurent pertinents pour caractérise (...)
11Cette réflexion rétrospective permet d’éclairer la volonté des deux artistes de traiter le médium de la chanson comme le véhicule d’un contenu plus vaste et riche, potentiellement plus critique et politique. Gilles amène ainsi une dimension littéraire, soutenant une attention nouvelle au texte de la chanson, quitte à s’extraire de la production que l’on qualifierait aujourd’hui de mainstream. Marginalité, originalité, par opposition au « show business » et aux contraintes commerciales : autant de termes qui tendent à situer Gilles dans ce que Bourdieu nommait le « champ de production restreinte12 » (1991, p. 7).
12C’est donc de manière impromptue et presque par hasard que Gilles et Julien s’essaient à ce nouveau médium, auquel ils apportent leurs compétences de comédiens d’avant-garde. Christian Marcadet, dont nous reparlerons peu après, note l’aspect inédit et imprévisible de leur parcours : « Ainsi, alors que rien ne les prédisposait à tenir ce rôle de vedettes “populaires” – ni leur participation à une aventure théâtrale d'avant-garde ni leur origine sociale petite-bourgeoise […] –, nos duettistes sont-ils devenus les anti-vedettes des années trente les plus immensément célèbres » (2001, p. 28).
13La fin du duo Gilles et Julien en 1937 ainsi que le début de la Deuxième Guerre mondiale n’empêchent nullement Gilles de poursuivre sa carrière de chansonnier, et encore moins de s’engager politiquement par ce biais. Employé par Radio-Lausanne pour composer une chanson par semaine, en même temps qu’il travaille au « théâtre aux armées », il crée ensuite le Coup de soleil, cabaret lausannois où il se produit avec Édith Burger, dans un nouveau duo. Après le décès de celle-ci, c’est avec Albert Urfer qu’il termine sa carrière sur les planches, entre Paris et la Suisse, où il continue de se produire jusque dans les années 1970.
14Comment Jean Villard-Gilles s’empare-t-il d’un moyen d’expression très ancien, qu’il renouvelle, revitalise et politise, nourrissant sa dimension littéraire pour en approfondir le message tout en mobilisant ses atouts théâtraux et musicaux ? Comment appréhender cet auteur, tant à partir de sa production scénique que du matériel publié auquel nous avons désormais bien plus facilement accès ? Au fond, Gilles s’inscrirait-il dans une histoire de la littérature qui s’est progressivement éloignée de l’oralité pour devenir du texte lu en silence mais qui, originellement, avait partie liée avec la récitation et une certaine dramaturgie ? Et qu’apporte-t-il à cette histoire – tant en termes artistiques que critiques et théoriques ?
- 13 Malheureusement sa thèse sur Les Enjeux sociaux et esthétiques des chansons dans les sociétés cont (...)
- 14 Il montre comment naît avec Gilles « la charge sémantique d'une mise en scène insolite au music-ha (...)
- 15 Marcadet relève l’ambition de l’enseignement de Copeau qui « ne se limitait pas à la seule express (...)
- 16 L’article de Marcadet est plus qu’éclairant à ce sujet, soulignant la réception uniformément entho (...)
15Marcadet est l’un des seuls spécialistes à avoir publié une étude sérieuse et approfondie sur l’œuvre de Jean Villard-Gilles13. Il relève, lui aussi, l’immense part de performance et la place centrale du jeu de scène dans les créations de Gilles14. Marcadet fait valoir la dimension à la fois originale et spectaculaire (dans les deux sens du terme) de leur « profil inédit d'auteurs-compositeurs-interprètes en déphasage avec les rares exemples qui les ont précédés tels Bruant, Fragson ou Georgius » (2001, p. 26). Si ces exemples soulignent que d’aucuns avant eux ont exploité d’autres registres thématiques de la chanson, pour la déployer au-delà de la simple chanson d’amour, en revanche Gilles et Julien innovent sur le plan du jeu de scène : « leurs performances sont nouvelles parce qu'elles sont les premières du genre, en France, qui croisent le théâtre et la chanson sur les grandes scènes » (p. 23). Dès le départ, donc, Gilles incarne la chanson, au croisement de trois arts : la littérature, la musique et le théâtre ; à l’intersection de trois supports : la page, le son et le corps. Sur le plan pragmatique de la production, Gilles ne semble donc pas envisager la chanson comme une création littéraire, du moins à l’origine de sa pratique, dans la mesure où celle-ci se décline à partir d’une expérience de comédien-mime (notons toutefois que la diversité des pratiques artistiques de Gilles dès ses débuts invite à le considérer comme une sorte d’artiste total15). Ses dix premières années dans ce domaine nouveau de la chanson, marquées par un succès fulgurant16, ne donnent d’ailleurs lieu à aucune publication livresque, et il faudra attendre 1943 et le retour forcé en Suisse lors de la guerre pour que paraisse chez Mermod, à Lausanne, un premier volume de Poèmes et Chansons.
16La littérature ne serait pas dès lors pour Gilles un substrat premier à partir et autour duquel se développent des performances (sociales et médiatiques) comme le suppose le paradigme actuel d’« extension du domaine de la publication » (Meizoz, 2018), mais plutôt un stade ultérieur, partiel et infidèle, de la communication d’une œuvre qui englobe une dimension littéraire, mais la dépasse largement. En d’autres termes, il n’utilise le support livresque que de manière auxiliaire, voire accessoire, en parallèle à d’autres modes de diffusion. Notons que dans un premier temps, d’ailleurs, il publie les paroles seules de ses chansons, en compagnie de poèmes (Villard-Gilles, 1943a, 1947) ; la publication de ses partitions intervient dans un second temps (1952, 1981).
17Gilles n’en a pas moins publié bon nombre d’ouvrages, rassemblant non seulement chansons (avec ou sans partitions), mais aussi poèmes, « histoires », dialogues de théâtre, autobiographies, témoignages variés, et qui ont souvent fait l’objet de rééditions. Déclamés avant tout sur scène, pensés pour la scène, la majeure partie de ces textes se trouvent rassemblés en recueils ou compilations, dont la fonction semble relever avant tout d’une volonté de recensement et de pérennisation. Mentionnons toutefois que les autobiographies et témoignages, quant à eux, ont un rôle plus autonome dans l’œuvre de Gilles, dans la mesure où ils visent à transmettre le récit ample et continu d’une expérience de vie qui n’a pas pour but d’être performé sur les planches, mais de prendre place dans l’échange plus intimiste entre un « je » autobiographique et une lectrice ou un lecteur. Ils demeurent néanmoins plutôt marginaux dans la construction d’une œuvre qui repose davantage sur un parcours d’artiste de la scène que d’écrivain, et jouent surtout un rôle rétrospectif et de synthèse vis-à-vis de ce parcours.
18Comment Gilles considère-t-il ce transfert vers le livre d’un médium pourtant inassimilable au texte, et comment articule-t-il sa pratique scénique (qui déborde d’ailleurs son rôle de chansonnier, puisqu’elle s’agrémente de saynètes, historiettes et autres jeux avec le public) avec un devenir-auteur ?
19Dans ses avant-propos, Gilles explicite la difficulté à transcrire sur papier une forme soumise à des contraintes poïétiques propres, qui relèvent de la mise en scène théâtrale. La chanson, qui sur la page n’affiche aucune différence formelle avec un poème, peut certes apparaître au premier abord comme moins profonde que celui-ci, mais présente une dimension interactionnelle plus forte dès lors qu’elle s’actualise sur scène ou s’instancie dans la phrase musicale et, de ce fait, repose sur une grande condensation et une efficacité immédiate :
Voici, cher lecteur, des chansons toutes nues, c’est-à-dire telles qu’elles furent à l’origine, avant de trouver leur vêtement harmonique et l’aile d’une mélodie capable de les arracher au sol. […]
Mais attention ! cher lecteur, ces textes nus ne sont pas des poèmes. Ils appartiennent à la chanson, voisine bien sûr du poème par sa forme, mais de nature différente.
La poésie pure est, en effet, mystère, incantation. Les mots choisis par le poète tiennent de la magie […]. Le poème suggère, transmue, transcende le réel. Il ouvre des perspectives infinies, dilate la pensée, exalte la réflexion. […]
La chanson, au contraire, joue avec la réalité immédiate. Elle doit frapper vite et juste, avec des mots concrets, solides, précis, des mots objets. La poésie n’y surgit pas des profondeurs. Elle y fleurit parfois, mais irisée, légère […].
Aussi le texte d’une chanson doit-il être clair, net, dépouillé, percutant, serré comme un dialogue de théâtre, car la chanson elle aussi est
une comédie aux cent actes divers
et dont la scène est l’univers
mais une comédie éclair qui se déroule en quelques couplets.
L’ellipse, l’antithèse, l’allusion, la litote, la métaphore (on dirait des noms d’oiseaux) sont les moyens les plus courants de cet art qui a le grand mérite de « tordre le cou à l’éloquence » dans la nécessité où il se trouve, pour atteindre son objectif, de faire passer tout son monde par des raccourcis. (1963, p. 9, « Avant-propos de l’auteur »)
20La dichotomie établie ainsi par Gilles entre poésie et chanson ne se fonde nullement sur des considérations matérielles ou génériques (la poésie serait plutôt livresque et lyrique, tandis que la chanson serait performée et interartiale) ; elle se base sur un imaginaire abstrait – un imaginaire lui-même poétique, en quelque sorte. En effet, sa description de la « poésie pure » semble allier la métaphysique à la chimie ou l’alchimie (la liste des verbes est éloquente : « suggère, transmue, transcende, […] dilate, […] exalte »), comme si ce mode d’expression était délié de réelles contraintes formelles – ou du moins, nullement défini par sa forme, mais bien plutôt par son effet. Sa description de la chanson, en revanche, liste une série de règles et d’impératifs nécessaires à la réussite de cet objet hautement hybride. Indépendamment de sa mise en scène et en musique, la chanson subit ainsi de nombreuses forces internes et externes qui tendent à la réduire et à interdire tout ornement, flou, détour, surcharge ou excédent. La condensation semble en être la loi maîtresse ; le texte même en est très contraint, afin de se mettre au service de la performance et du jeu scénique.
21Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel, dans La Littérature exposée : les écritures contemporaines hors du livre, font observer : « Si on quitte l’histoire des supports de l’écrit pour lire les auteurs eux-mêmes, on peut remarquer que nombreux sont les textes où ces derniers donnent au livre […] une place déterminante dans la constitution même de leur œuvre et la légitimation de leur geste d’écriture » (2010, p. 3-13). Il s’agit donc ici de construire un ethos, qui n’est certes pas celui d’un poète, à qui les mots suffiraient et dont le support imprimé pourrait contenir toute l’œuvre, mais tout de même plus que celui d’un « simple » chansonnier ou homme de théâtre : celui d’un auteur.
- 17 Pour Gilles, la chanson touche à « l’essence » tantôt de la poésie, tantôt du théâtre. De quel gen (...)
22Notons que si elles se trouvent amoindries et dépouillées de leurs effets une fois posées sur le papier, ces chansons n’en étaient pas moins « nues » « à l’origine », selon Jean Villard-Gilles. Le texte redevient ici premier. Même s’il obéit à des règles génériques particulières, il emprunte aussi à d’autres genres littéraires, puisqu’il se sert de figures stylistiques propres à la poésie et d’effets propres à la comédie17. Or si le texte est l’origine, il est conçu – génétiquement et génériquement, pour ainsi dire – en interdépendance avec une scénographie, une voix et une mélodie.
23Il en va de même pour les « histoires » racontées sur les planches au cours de ses spectacles et retranscrites en recueils, qui s’en trouvent par conséquent « privées de leurs meilleurs atouts, qui sont la mimique et le jeu du conteur » (Villard-Gilles, 1967, p. 8, « Avant-propos ») :
- 18 Ailleurs, Gilles déploie sa réflexion en montrant que ce qui est omis dans la publication livresqu (...)
N’oubliez pas qu’une histoire écrite n’est pas une histoire dite. Il y manque le geste, l’attitude, la mimique, l’intonation et les silences de l’acteur – moyens variés qui permettent de singuliers raccourcis et de surprenants effets. Il faut les remplacer obligatoirement, dans un texte écrit pour être lu, par des descriptions et des explications qui changent un peu l’allure et le rythme du récit18. (1943b, p. 9, « Au lecteur »)
24En somme, la publication des histoires comme des chansons nécessite une transposition, qui implique l’abandon d’une panoplie d’effets et d’outils essentiels à la diffusion initiale de l’œuvre. Autrement dit, si la composition de son œuvre part du texte, le retour au texte « nu » en réduit considérablement les dimensions.
- 19 « A cette époque, Gilles et Julien faisaient beaucoup de radio et enregistraient beaucoup de disqu (...)
25Ces étapes de conception et diffusion des textes de chansons comme des histoires jouées sont riches de perspectives et de questionnements, aussi bien génétiques que génériques. Cependant, le manque de données et d’archives, notamment audiovisuelles, entrave les efforts pour préciser le détail de ces étapes. Les enregistrements sont rares et ne remontent pas aux périodes clés de sa carrière avant et pendant la guerre ; ses disques de l’époque ont été détruits19. Seules quelques vidéos montrent son duo avec Urfer, et des témoignages évoquent ses méthodes de composition, mais il est difficile de savoir dans quel ordre Gilles procédait pour mettre au point la chanson et le spectacle dans tout leur appareillage, pour ainsi dire. Mélodie, texte, gestes, jeu de scène, construction de l’interaction entre le duo et le public : découper et ordonner les différents stades du processus de création relève de la gageure, qui mériterait d’être menée plus en profondeur par des généticien·nes et chercheur·ses en archives, mais que nous n’aurons pas le loisir de détailler ici.
26Interviewé par Bertil Galland dans le film Plans-Fixes retraçant sa carrière et sa vie, Gilles évoque le cas intéressant des Trois Cloches, chanson devenue internationalement célèbre, reprise notamment par Édith Piaf et les Compagnons de la chanson, Ray Charles (The Three Bells), Nana Mouskouri, Jo Lemaire (et, plus récemment, Tina Arena, dans une version passablement kitsch), etc. Voici comment il relate à la caméra ses difficultés dans la période où il travaille à Radio-Lausanne et doit composer une chanson par semaine :
Et comme il y avait des jours où je n’étais pas inspiré, c’était très dur, vous savez. Je cherchais dans mes papiers si par hasard j’avais… Et je me rappelle Les Trois Cloches – qui ne s’appelait pas Les Trois Cloches, mais qui était une chanson que plusieurs auteurs parisiens avaient voulu mettre en paroles. […] Et puis moi ça ne m’avait pas plu ce qu’ils en avaient fait, tout ça, et j’avais fini par être complètement découragé, par abandonner cette chanson. Mais il me restait la musique.
Et un jour, j’étais vraiment en peine d’inspiration, je me dis : « Tiens, je vais prendre cette musique, elle est bien, et je vais écrire quelque chose dessus. » Et j’ai écrit, j’ai eu l’idée de raconter la vie d’un homme. Ce n’est pas moi qui ai créé la chanson parce que j’estimais que c’était une chanson vocale, qu’il fallait quelqu’un qui ait un peu plus de voix que moi, et c’est je crois Marie-Louise Rochat qui l’a créée le samedi soir.
Le lendemain matin il y avait des coups de téléphone, elle a mordu tout de suite et tous [les gens] autour de la Suisse l’ont prise. Puis finalement c’est un éditeur parisien qui l’avait entendue à la radio qui m’a demandé de l’éditer. J’ai accepté. (1980, [ma transcription])
27Gilles reste ici mystérieux sur le matériau qui constituait les balbutiements premiers de la chanson : s’agissait-il uniquement d’une mélodie sans paroles ? ou y avait-il tout de même un texte initial, mais trop peu percutant pour persister dans les versions ultérieures (et pour être conservé par les « auteurs parisiens » qui ont voulu la « mettre [ou la remettre ?] en paroles ») ? Gilles dit avoir « cherch[é] dans [ses] papiers » : est-ce à dire qu’il cherchait une partition, ou les paroles manuscrites ?
28« Mais il me restait la musique », dit-il en résumé, ce qui laisse entendre qu’il ne demeurait qu’une dimension seconde (ultérieure ?) du produit d’origine, privé de support textuel. Du moins, cela implique que, d’après Gilles, ladite œuvre n’existait plus que sous une forme incomplète, dans la mesure où les paroles ne la soutiennent plus, ne la fondent plus.
29Cet exemple pose davantage de questions qu’il n’offre de réponses, mais il est révélateur de l’ambiguïté que Gilles entretient avec sa création et les processus qui lui président. Cette chanson, en l’occurrence, a été « créée » par quelqu’un d’autre, et il a fallu qu’un « éditeur parisien » lui en fasse la demande pour que Gilles accepte de l’éditer. La « création » d’une chanson renvoie ainsi à sa première performance sur scène (de la même manière qu’on parle d’une « création » théâtrale comme de la première représentation d’une pièce), mais il n’est pas anodin que l’usage de l’expression paraisse priver Gilles de son auctorialité sur cet objet. Loin d’affirmer qu’il s’agit d’une création collective, Gilles délègue cependant à d’autres l’initiative de donner à cette chanson une forme finale et accessible. Enfin, ce que révèle ce petit récit, c’est que la réalisation d’une chanson est un processus fait d’imprévus voire de hasards, qui dépend de paramètres multiples (le moment, les contraintes de production, le souvenir d’un ancien ouvrage que l’on reprend), qui avance par essais et impasses, par ébauches et trouvailles, et dont le résultat est original justement parce que sa genèse est singulière.
30Gilles construit ainsi un ethos d’auteur par défaut, qui n’aurait en quelque sorte rien demandé, qui n’est à sa place qu’au music-hall et non entre des pages : « puisque aujourd’hui on me demande de publier ce que je dis le soir dans mon cabaret » (1943b, p. 8, « Au lecteur ») ; « Mon éditeur, qui est aussi un ami, m’a pressé de rassembler pour vous ces histoires » (1949, p. 7, « Chers amis lecteurs ») ; « Ne cherchez ici ni philosophie, ni prétention à la littérature » (p. 8-9). Le devenir-auteur d’un comédien-chansonnier s’avère donc délicat et conflictuel. Or Gilles le tourne en avantage, lorsqu’il adopte cet ethos récurrent qui fait office de captatio benevolentiae.
31Cette stratégie (qu’elle soit volontaire ou non, consciente ou non) corrobore l’affirmation de Rosenthal et Ruffel au cours de leur réflexion sur la littérature hors du livre : « Même lorsqu’il est considéré avec méfiance et quelque prévention, le livre imprimé devient un horizon d’écriture incontournable » (2010, p. 3-13). Avec Gilles, nous avons affaire à un exemple (archéologique) de production, publication et réception d’une œuvre constamment à cheval entre le domaine de la littérature et ses alentours. La dynamique de transformation et publication livresque se déploie de manière parallèle (mais non simultanément) à la constitution de l’œuvre hors du livre. À chaque étape du processus, elle subit des réductions – mais se rend aussi plus accessible et disponible à l’interprétation.
- 20 Voir le descriptif de la journée « CUSO » (Conférence Universitaire de Suisse Occidentale) du 24 j (...)
32Parallèlement, aborder la chanson comme de la littérature est donc un geste ambigu, qui à la fois sert la critique d’un genre trop longtemps snobé et tenu à l’écart des études littéraires, mais dessert la compréhension approfondie d’une création protéiforme et intermédiale. À quoi s’ajoutent des problématiques purement techniques : une bonne partie des enregistrements de Gilles et Julien ayant disparu lors de la Seconde Guerre mondiale, et les plus récents faisant cruellement défaut, aux niveaux tant qualitatif que quantitatif (les supports vidéo étant encore plus rares que les enregistrements audio), le support livresque s’avère plus stable, plus foisonnant et dès lors en partie plus représentatif de la création de Jean Villard-Gilles dans sa diversité. Dans le cas d’une œuvre artistique (mais aussi politique, socialement engagée) qui se pense comme une performance plurielle et dont les effets de réception collective se perdent dès lors que ses supports n’en conservent qu’une facette singulière, l’appartenance à la littérature et ses alentours peut apparaître non pas selon une « émancipation à l’égard de l’objet livre20 », ni au prisme d’un nécessaire amoindrissement de l’objet-chanson, mais bien comme une étape transitoire, dérivée de l’œuvre originelle, en négociation avec une multiplicité de contraintes intermédiales.