1L’histoire littéraire présente souvent le xixe siècle comme un moment de profonde reconfiguration et de bascule de ce que l’on appellera le « métier d’écrivain » : il consacre le changement d’une activité dominée par l’oralité et l’entre-soi lettré, vers une « littérature industrielle » (Sainte-Beuve) qui voit le triomphe du livre et du journal, ainsi que la professionnalisation de l’écriture littéraire (Lyons, 1987). Par l’effet conjugué d’une alphabétisation croissante, dès la loi Guizot de 1833, et des innovations techniques dans le domaine de l’imprimerie qui permettent de produire davantage d’ouvrages à moindre coût, le public de lecteurs s’accroît et se diversifie tant que l’écrivain ne sait plus, en quelque sorte, à qui il s’adresse. Mais les formes de reconnaissances lettrées telles qu’elles prévalaient sous l’Ancien Régime ne disparaissent pas pour autant : ainsi coexistent, pour quelques décennies, les exigences de validation par les pairs et celles, nouvelles, de l’éditeur et du goût du public. Anthony Glinoer et Vincent Laisney (2013, p. 32) décrivent un siècle sous le double signe de la stratification et de la massification, qui ne vient pas sans ses paradoxes : « rester entre soi ou s’ouvrir au public, s’adresser à quelques élus ou parler à tout le monde, tel fut l’éternel dilemme de l’Artiste au xixe siècle ».
2Ce dilemme dans la réception postulée entre un lectorat distingué et/ou indistinct nous invite à déplier l’ensemble des pratiques que le terme de « publication » recouvre. Car si l’on entend ainsi définir le processus éditorial qui fait, au xixe siècle, d’un manuscrit un imprimé reproductible et monnayable – si l’on réduit, en somme, la publication à l’objet imprimé –, on exclut du regard tout un pan de l’activité littéraire qui se reçoit et se rend « publique » en d’autres lieux, d’autres cercles, sous d’autres supports et formes. Si l’on admet à l’inverse que la littérature peut advenir et circuler hors du livre, il devient possible de regarder la publication non plus strictement comme la production d’un objet imprimé, mais comme un ensemble d’actions passées, déployées dans le temps, qui participent à situer un texte dans un espace et à le rendre public. Christian Jouhaud et Alain Viala distinguent ainsi l’imprimé de l’action, ou plutôt de la « chaîne d’actions », dont il est la trace. Le processus de publication est l’intrication de ces actions entre elles, il englobe donc l’imprimé mais ne saurait s’y réduire :
Ces chaînes de publications successives, dont les supports matériels, les modalités d’action, les acteurs, les effets symboliques sont multiples et imbriqués, sont faites de maillons distincts et inséparables qui ont eu, en fait, des durées de survie – une histoire – très diverses […]. (Jouhaud & Viala, 2002, p. 8)
3La mise en évidence de tels maillons suppose de recontextualiser le plus précisément possible, et sur de petites échelles, ce qui entoure et participe à l’apparition d’un texte. Dans le cas spécifique d’un écrit littéraire, « publier » serait ainsi le processus par lequel il est non seulement produit, mais encore reconnu et identifié par ceux qui le reçoivent comme faisant partie de la littérature. Mais il nous faut alors admettre qu’il ne reste de ces processus de publication passés que des traces, et qu’une écrasante majorité d’entre elles nous est donnée via l’imprimé. C’est donc par l’observation minutieuse et la mise en discussion de ces traces que l’on peut faire apparaître, ou si l’on veut déplier, « l’événement, même petit, qu’a été la production d’un écrit » (Grihl, 2016, p. 14). C’est se situer ici en amont de (ou éventuellement en relation avec) la structuration évènementielle construite ou mobilisée par l’histoire littéraire avec la notion d’événement littéraire (Saminadayar-Perrin, 2008), en ce sens qu’une publication discrète, voire inaperçue, resterait pour l’analyse un événement observable dès lors que l’on aurait les moyens documentaires d’en restituer les enjeux.
4Une telle démarche invite à la prudence à l’abord des notions faiblement historicisées que sont celles de « publication » et de « public ». Jouhaud et Viala soulignent l’instabilité de la première et invitent à remettre en cause « l’idée d’un face-à-face simple entre des producteurs d’écrits (qui les “émettent” ou les destinent) et un ou des publics (qui les reçoivent) » (2002, p. 7). De la même façon, Hélène Merlin-Kajman relève que le flou notionnel qui entoure le terme de « public » doit nous défier d’admettre que le lecteur postulé et le lecteur avéré d’une œuvre se recoupent nécessairement (1994, p. 14). Que peut-on appeler le « public » ? Est-il supposé par (et dans) le texte, présumé par le contexte, attesté historiquement ? Peut-on vraiment déduire sa composition, son ampleur, son degré d’indistinction ? Sur ce point encore, les petites échelles permettent d’observer en un temps et lieu donné ce que ces termes recouvrent, et, pour reprendre l’expression de Merlin-Kajman, d’en troubler les évidences.
5Glinoer et Laisney (2013, p. 224) proposent un panorama des sociabilités culturelles parisiennes au xixe siècle et y observent notamment l’importance que revêt l’entre-soi artistique : dans les cénacles, qui réunissent régulièrement hommes de lettres et peintres, le plus souvent autour d’une figure charismatique, pour des lectures à voix haute et des discussions sur leur art ; mais aussi dans les salons, qui abritent une sociabilité mondaine au « caractère privé, mixte, et axé[e] sur le loisir » (2013, p. 230) et accueillent volontiers femmes et hommes de lettres ; ou encore dans les cafés, les goguettes de chansonniers, les académies, les banquets d’écrivain, etc. Les deux auteurs dessinent une topographie parisienne d’espaces où la littérature se fait, dit qu’elle se fait, se pratique, s’essaie : dans cet entre-soi lettré se prolonge la conception, issue de l’Ancien Régime, de la littérature comme compétence, savoir-faire, performance, et non pas seulement comme un ensemble de qualités propres au texte. Ils soulignent que c’est également au sein de ces publics distincts et/ou distingués, que se configurent et se légitiment les discours sur ce qui est (et n’est pas) littérature. De l’autre côté, un « public indiscernable » (Reverzy, 2016, p. 17), inconnu, et de plus en plus vaste – même s’il reste composé des couches sociales les plus aisées –, est postulé via les processus d’édition. Les ouvrages, les revues et les journaux tendent à se multiplier et se diversifier (éditions de luxe, éditions in-12, etc.) et engagent femmes et hommes de plume dans des enjeux de postures et de stratégies éditoriales qui ont été bien décrites, ces dernières années, par la sociologie littéraire et l’histoire du livre et de l’édition (Chartier & Martin, 1990 ; Diaz, 2007 ; Meizoz, 2007, 2011).
6Il ne suffit donc pas de considérer les différents espaces et acteurs qui peuvent entrer en jeu dans les processus de publication d’un texte littéraire. Il faut voir que, loin d’être hermétiques les uns aux autres, ils entrent en dialogue, se font écho et se répondent, et combien les textes entre eux circulent, se reconfigurent, s’essaient, se réécrivent.
7Je propose ici d’observer les intrications entre un événement biographique, survenu dans une vie d’homme de lettres, et le processus complexe d’écriture et de publication auquel il a donné lieu, en interrogeant l’un et l’autre, chaque fois que possible, à la lumière de ce qui les entoure. L’événement biographique ici retenu pour notre analyse est le séjour que fit Alfred de Musset à l’Hôtel des haricots en septembre de l’année 1843.
- 1 Paris, bibliothèque historique de la ville de Paris, Correspondance et documents autographes, Ms 3 (...)
8L’Hôtel des haricots tient son nom de son histoire et de ses emplacements successifs : le complément du nom vient de l’ancien collège Montaigu, situé près du Panthéon – prétendument surnommé « des haricots » parce que l’on y mangeait très pauvrement –, qui fut transformé en 1792 en prison militaire et devint, après la Révolution, la maison d’arrêt de la Garde nationale, dans laquelle se payaient les indisciplines et les manquements aux services. En 1800, la prison fut transférée rue des Fossés-Saint-Bernard, à l’Hôtel de Bazancourt, avant d’être à nouveau détruite en 1837 et le lieu donné à l’Entrepôt des vins. La troisième et nouvelle prison, celle qui nous intéresse, se trouva jusqu’en 1864 rue de la Gare, dans d’anciens entrepôts à grain qui dépendaient jusqu’alors du grenier de réserve de l’Arsenal. Frank Lestringant (1999), dans la biographie qu’il consacre à Alfred de Musset, relève combien le poète, comme d’autres écrivains et artistes – notamment Balzac et Sainte-Beuve, mais aussi Alphonse Karr et Théophile Gautier (Book, 1965) –, tentait d’échapper à son service de Garde nationale, quitte à se soumettre à un court séjour derrière les barreaux qui, du reste, laissait aux prisonniers capables de les payer des conditions de détention favorables (Lestringant, 1999, p. 479-480). Une trace officielle de ces séjours est conservée dans les fonds de la bibliothèque historique de la ville de Paris : ainsi, aux côtés de l’acte de naissance d’Alfred de Musset, on trouve sa condamnation par le conseil de discipline de la Garde nationale en date du 14 juillet 1843 qui le décrit « en état de récidive1 ».
9Enfermé vingt-quatre heures en avril 1841, Alfred de Musset y retourne en septembre 1843 pour quinze jours de détention. Le 1er octobre, dans la Revue des Deux Mondes, paraît sous son nom un poème intitulé Le Mie Prigioni. Le titre fait référence à un ouvrage du même nom, de Silvio Pellico, dans lequel cet écrivain et patriote italien, incarcéré en 1820 pour conspiration, y décrit ses dix ans de vie carcérale. La référence à cet ouvrage, qui est un best-seller en France à partir de 1833 (Lyons, 1987, p. 95), est directe et humoristique mais Alfred de Musset n’est pas le premier dans les cercles littéraires à faire la plaisanterie. La chronique d’Alphonse Karr dans le Figaro, datée du 24 novembre 1837, s’amuse déjà d’un tel rapprochement :
- 2 Le rapprochement est signalé par Claude-Marie Book (1965).
C’est de la prison de la garde nationale que le rédacteur en chef du Figaro est obligé de dater cette chronique. […] Nous croyons être utile à nos concitoyens en leur rendant compte de ce qui se passe dans cette prison, où tout le monde est susceptible d’aller faire un séjour. Nous croyons pouvoir, à l’exemple de Silvio Pellico, intituler ce récit entremêlé de méditations : Miei prigionei [sic], mes prisons2.
10Quatre ans avant la parution du poème de Musset, cet article signale que l’expérience carcérale à la prison des haricots peut faire trace dans l’écriture médiatique, se raconter, donner matière au récit journalistique, et plus encore lorsqu’elle s’inscrit en contraste avec celle de Silvio Pellico, bien connue du Paris littéraire. Le poème d’Alfred de Musset exploite à son tour l’effet comique d’un tel intertexte. En voici les sept premiers quatrains tels que donnés dans l’édition des Poésies complètes établie par Lestringant :
On dit : « Triste comme la porte
D'une prison », –
Et je crois, le diable m'emporte,
Qu'on a raison.
D'abord, pour ce qui me regarde,
Mon sentiment
Est qu'il vaut mieux monter sa garde,
Décidément.
Je suis, depuis une semaine,
Dans un cachot,
Et je m'aperçois avec peine
Qu'il fait très chaud.
Je vais bouder à la fenêtre,
Tout en fumant ;
Le soleil commence à paraître
Tout doucement.
C'est une belle perspective,
De grand matin,
Que des gens qui font la lessive
Dans le lointain.
Pour se distraire, si l’on bâille,
On aperçoit
D’abord une longue muraille,
Puis un long toit.
Ceux à qui ce séjour tranquille
Est inconnu
Ignorent l’effet d’une tuile
Sur un mur nu.
(Musset, 2006, p. 579)
11La référence à l’indiscipline de Musset dans le deuxième quatrain (« Mon sentiment / Est qu’il vaut mieux monter sa garde / Décidément »), donne au contemporain un indice supplémentaire pour comprendre avec précision d’où parle le poète. Et pour cause : le vers reprend, mot pour mot, le titre d’un vaudeville en un acte, dont la première représentation fut donnée six ans plus tôt, en 1837, L’Hôtel des haricots, ou Il vaut mieux monter sa garde. L’intertextualité avec la pièce paraît se confirmer grâce au deuxième vers du poème : « Et je crois, le diable m'emporte », qui fait écho à l’exclamation de l’un des protagonistes de la pièce, Gorot, à la fin de la scène première : « […] je crois que j’aimerais mieux faire mon service national à la mairie… et autres… le diable m’emporte ! » (scène 1). La portée humoristique des deux premiers quatrains se trouve ainsi renforcée par la double intertextualité qui associe, d’entrée, l’expérience carcérale du poète avec le ton léger du vaudeville et celui, sévère, des mémoires de Silvio Pellico : l’Hôtel des haricots n’est pas réputé pour son austérité, bien au contraire. L’intrigue du vaudeville accentue encore la caricature d’un lieu permissif et inoffensif : non seulement les temps d’incarcération des prisonniers sont extrêmement courts, mais ils peuvent se promener et se rencontrer à leur guise, se battre entre eux et déjeuner tout à fait décemment.
12À bien y regarder, ces deux premiers quatrains bruissent de citations, de références, auxquelles on peut encore ajouter le dicton placé en incipit. En débutant par « on dit », le poème paraît se placer d’emblée parmi les rumeurs et la voix publique, et s’appuyer sur des leviers variés (intertexte savant, populaire, dicton) pour invoquer avec eux tout un imaginaire de la prison et du poète incarcéré. L’effet n’est pas seulement humoristique : il situe le poème et l’articule entre un espace parisien actuel et réel (l’Hôtel des haricots, rue de la Gare en 1843) et la pratique, littérairement valorisée, et de ce fait construite par l’histoire littéraire comme « tradition », de l’écriture en prison (Bombert, 1975 ; Varaut, 1989). Au troisième quatrain, le « je » lyrique apparaît pour donner une description, simple et presque crue, du paysage par la fenêtre. Il s’intéresse ensuite à l’intérieur de sa cellule :
Et ces cachots n'ont rien de triste,
Il s'en faut bien ;
Peintre ou poète, chaque artiste
Y met du sien.
De dessins, de caricatures,
Ils sont couverts.
Çà et là quelques écritures
Semblent des vers.
Chacun tire une rêverie
De son bonnet ;
Celui-ci, la Vierge Marie,
L'autre, un sonnet.
Là, c'est Madeleine en peinture,
Pieds nus, qui lit ;
Vénus rit sous la couverture,
Au pied du lit.
Plus loin, c'est la Foi, l'Espérance,
La Charité,
Grands croquis faits à toute outrance,
Non sans beauté.
(Musset, 2006, p. 581)
13Ici la description, non moins précise, des graffitis de peintres et poètes qui couvrent les murs nous amène à nous interroger sur la familiarité qu’un lecteur de 1843 pouvait entretenir avec eux. Une partie de la réponse nous est donnée par Albert Lasalle et Edmond Morin, dans un ouvrage bien postérieur : L'Hôtel des haricots, maison d'arrêt de la Garde nationale de Paris, daté de 1864. En vue de sa démolition très prochaine – l’institution est transférée à Passy la même année –, les auteurs de ce livre entreprennent de reproduire, par un système de renvois entre des descriptions textuelles et les gravures qui leur correspondent, une partie des dessins, poèmes et mélodies qui se trouvent sur les murs des cellules :
Mais c’est assez de nous perdre dans des généralités, et il est temps d’en venir au but principal de ce petit livre. Il est temps d’ouvrir les cellules nos 7, 8 et 14, dites « cellules des artistes. »
C’est tout un musée improvisé au jour le jour par les poëtes, les peintres et les musiciens qui composent la clientèle assidue de l’Hôtel des haricots ; un musée bizarre s’il en fut, une collection unique de pochades inspirées par l’ennui des longues heures et légèrement assaisonnées du sel de la satire. (Lasalle & Morin, 1864, p. 16)
14On retrouve, dans les reproductions des dessins de la cellule quatorze, la « Madeleine en peinture / pieds nus, qui lit » à laquelle Alfred de Musset fait précisément référence :
Figure 1 : Madeleine repentante, dessin d’Edmond Morin.
Pages 86 (gravure) et 88 (texte) du livre L’Hôtel des haricots : maison d’arrêt de la garde nationale de Paris, par Albert de Lasalle ; 70 dessins par Edmond Morin, publié en 1868 par Édouard Dentu. Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France, 2023.
- 3 « [O]n vous autorise à apporter vos outils – vos plumes si vous êtes homme de lettres, vos compas (...)
15L’ouvrage entreprend par ailleurs de décrire minutieusement les conditions de détention : depuis la liste du mobilier (il y est mentionné que le lit est en fer, et la couverture effectivement fournie), la taille de la cellule (six mètres carrés), jusqu’aux menus et au nom du cuisinier. Le règlement autorise les professionnels à apporter leurs outils en détention : plumes s’ils sont hommes de lettres, compas s’ils sont architectes, aiguilles s’ils sont tailleurs3. La prison et ses environs semblent enfin aux auteurs un paysage aussi plat et monotone que celui que chantait le poète à sa fenêtre : « Aussi toute sa façade, privée des agréments de la sculpture, exprime-t-elle l’idée de l’utile, telle que la conçoivent les esprits positifs » (Lasalle & Morin, 1864, p. 12). La description des cellules, minutieuse, frappe par les similarités qu’elle entretient avec celle qu’en donne Alphonse Karr (1837) une trentaine d’années plus tôt dans le Figaro :
Mon cachot est peint en badigeon jaunâtre ; – le bas, à la hauteur d’une plinthe absente, – est chocolat ; – ma fenêtre a six carreaux. Il y a un lit en fer, – une paillasse et un matelas d’un métal plus dur encore ; – il y a aussi une table et un coffre en bois de sapin blanc, ainsi qu’une chaise en merisier. – J’ai le cachot n. 12. […] – on n’a qu’un horizon de tuiles et de murailles badigeonnées.
16Il précise encore que son cachot a « 6 pas de long et six pas de large ». L’Hôtel des haricots, dans les différents éléments qui le composent, est donc un lieu fortement écrit – un lieu sur lequel on écrit, sur les murs duquel on écrit, à propos duquel on publie des écrits. « L’effet d’une tuile / Sur un mur nu », la « couverture » et le « lit », les « dessins » et les « caricatures » qui apparaissent progressivement sous la plume d’Alfred de Musset entrent ainsi en résonance avec les récits qui font de la matérialité de la cellule un élément important et notable de l’expérience carcérale. Ces résonances montrent qu’Alfred de Musset, en écrivant Le Mie Prigioni en 1843, n’a pas choisi de déréaliser le lieu mais plutôt de le manifester d’une façon intelligible à ses contemporains, en incorporant dans les mots un peu de sa matérialité – d’une matérialité ailleurs précisément écrite, décrite. Mais qu’en est-il des dessins et des vers, de la « Madeleine en peinture » ? En 1837 et sous la plume d’Alphonse Karr, ce sont les meubles et l’aspect des cellules, enfin le paysage, qui sont rigoureusement décrits, mais il n’est fait aucune mention de griffonnages sur les murs. En 1864, si l’aménagement et l’ameublement des cellules méritent encore une description, c’est bien le « musée improvisé », autrement dit les trois « cellules des artistes » dont les murs sont recouverts, qui est annoncé comme l’objet central de l’ouvrage. Quelque chose s’est donc joué entre les deux dates qui justifie que l’on décide, en 1864, de transférer dans l’imprimé une partie de ces griffonnages sur le point de disparaître. À en croire la description dans Le Mie Prigioni et l’écho de la « Madeleine en peinture », ces derniers existaient déjà sur les murs en 1843. Mais il n’est pas certain cependant qu’ils aient été connus par les lecteurs de la Revue des Deux Mondes : les premiers quatrains, en arrimant le poème à des intertextes qui ne les mentionnent pas, laissent penser le contraire.
17Une nouvelle trace littéraire de l’incarcération du poète est publiée trois ans plus tard dans l’Almanach du jour de l’an, petit messager dirigé par Pierre-Jules Hetzel. Aux côtés de textes de Balzac, Arsène Houssaye ou encore Alexandre Dumas fils, se trouvent ici réunis sous le nom de Vers de M. Alfred de Musset trouvés dans la cellule no 14, de la maison d’arrêt de la garde nationale, un neuvain et un quatrain, tous deux en octosyllabes, et jusque-là inédits. On retrouve dans le premier les éléments matériels déjà évoqués dans Le Mie Prigioni : le lit, la couverture, le crayon, le dessin d’une figure de femme :
Qui que tu sois, je t'en conjure,
Mets ton lit de l'autre côté.
Ne traîne pas ta couverture
Sur le sein déjà maltraité
De cette douce créature.
Un crayon plein d'habileté
Créa son aimable figure,
Qui respire la volupté.
Elle est belle, laisse-la pure.
(Musset, 1846, p. 151)
18Ce neuvain n’a pas été publié par Alfred de Musset de son vivant : sa présence dans l’Almanach du jour de l’an n’est donc apparemment pas de son fait mais de celui de l’éditeur Hetzel, qui annonce ainsi avoir trouvé les vers griffonnés sur le mur de la cellule en 1846. S’il a pu les trouver, c’est non seulement parce qu’il a eu l’idée d’aller les chercher à l’Hôtel des haricots, mais également parce qu’ils étaient disponibles dans un lieu devenu, en quelque sorte, un espace public et littéraire. Comme s’ils étaient restés, trois ans durant, dans une forme de publication à la fois effective et latente : visibles seulement par les artistes prisonniers de la cellule, les vers étaient susceptibles d’être emportés et commentés par eux à tout moment en dehors des barreaux. Mais une fois libérés, ils demeurent étroitement liés au lieu qui les a vus naître, comme marqués par lui : en témoigne le titre sous lequel ils sont édités, et sans lequel le lit, la couverture, et le dessin de femme seraient privés des intertextualités déjà relevées, donc de l’efficacité de leur référencialité.
19Et de fait, les indices s’accumulent dans les années 1845-1846 sur la notoriété publique des griffonnages de l’Hôtel des haricots, notamment de cette cellule no 14 : dans le Tiroir du Diable, édité par Hetzel à partir de 1845 dans Le dable à Paris, l’Hôtel des haricots est caricaturé dans la rubrique « prisons » sous le crayon de Gavarni. Deux gravures représentent chacune un artiste, l’un griffonnant sur le mur, l’autre cherchant l’inspiration, appuyé sur son chevalet, et soupirant : « m’en voilà encore pour vingt-quatre heures de paysage hors tour ». L’Hôtel des haricots semble ainsi devenu vers 1845, par un effet métonymique, la cellule no 14 ou du moins les « cellules des artistes ».
Figure 2 : Le diable à Paris, « L’Hôtel des haricots », deux gravures par Gavarni.
Le diable à Paris : Paris et les parisiens : mœurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableau complet de leur vie privée, publique, politique, artistique, littéraire, industrielle, etc. etc. Texte de MM. de Balzac, E. Sue, G. Sand, et al., édité en 1845-1846 par Hetzel, section « Prisons ». Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France, 2023.
20Frank Lestringant (1999, p. 742) en signale encore l’écho du côté de Frédéric Bérat, chansonnier et familier de la goguette la Lice Chansonnière, qui compose en 1846 la chanson Ma Prison, sous-titrée « maison d’arrêt de la garde nationale (cellule no 14) ». Dans le recueil, une gravure de Mouilleron précédant le texte montre le chansonnier, assis sur le lit en fer, un ensemble de feuillets à la main, regardant les oiseaux à la fenêtre et entouré de murs griffonnés de dessins (Bérat, 1846a, p. 1).
Figure 3 : Frédéric Bérat, Ma Prison, gravure de Mouilleron.
Page de garde du recueil Ma prison, paroles et musique de Frédéric Bérat, édité en 1846 par Joseph Meissonnier. Palazzetto Bru Zane/fonds Leduc, 2023.
- 4 Alfred de Musset, dans une lettre à Augustine Brohan cachetée du 15 mars 1849, se plaint de l’inex (...)
21Dans Le diable à Paris, où elle figure également, la partition est accompagnée de vignettes, dont une note indique qu’elles sont reproduites « d’après les dessins originaux crayonnés sur les murs de la cellule no 14, par MM. Décamps, A. Deveria, Gerard-Segun, Gavarni, Français, Chatillon, Bertall et Lorentz4» (Hetzel, 1846, p. 336). Trois ans après le passage d’Alfred de Musset, Frédéric Bérat laisse entendre combien la cellule est célèbre pour ses graffitis d’artistes, au point de justifier que l’on espère la visiter. Et si les dessins sont reproduits en marge de la partition, la chanson prend en charge, quant à elle, la transmission d’un poème pariétal :
Sur tous les murs j’ai de croquis charmants.
On vient ici rien que pour les connaître.
Partout des vers, échos de cœurs aimants ;
Je lis ceux-ci tout près de ma fenêtre :
« Ici, l’ennui ne vient qu’aux ennuyeux.
Dans cette riante chapelle,
Pense un instant et pars joyeux ;
Ton amante en sera plus belle,
Toi, plus tendre et plus amoureux. »
(Bérat, 1846b, p. 336)
22Les vers lus par Frédéric Bérat tout près de sa fenêtre sont ceux du quatrain, à quelques remaniements près, qu’Hetzel attribue à Alfred de Musset dans l’Almanach du jour de l’an, petit messager. L’intrication de citations montre que la cellule no 14 (ses dessins et ses vers) est captée par l’imprimé selon des formes variées et complémentaires (ici, lithographies et partitions de chanson) : elle est donc autant un lieu « publié » qu’un « lieu de publication ».
Figure 4 : Le diable à Paris, « Ma prison », chanson de Frédéric Bérat.
Le diable à Paris : Paris et les parisiens : mœurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableau complet de leur vie privée, publique, politique, artistique, littéraire, industrielle, etc. etc. Texte de MM. de Balzac, E. Sue, G. Sand, et al., édité en 1845-1846 par Hetzel. Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France, 2023.
23Revenons-en au séjour du poète derrière les barreaux : en 1877, vingt ans après sa mort, paraît aux éditions Charpentier sa biographie écrite par son frère Paul de Musset. On peut y lire, à propos de l’événement qui nous occupe :
[…] le conseil de discipline, usant de sévérité contre le garde national peu zélé, lui infligea plusieurs jours de prison. Le condamné obtint par faveur la chambre portant le no 11 (ou le no 14), dont les artistes aussi peu zélés que lui avaient couvert les murailles de peintures et de dessins. Ce cachot parut fort agréable au prisonnier. Pour y laisser un souvenir de son passage, il y inscrivit quelques vers au-dessous d’une figure de femme qui lui plaisait, et, quand il fut sorti de prison, toujours poursuivi par le rythme de l’odyssée champêtre, il composa les Mie prigioni, que la Revue publia le 1er octobre 1843. (Paul de Musset, 1877, p. 291-292)
24Cette brève description ramène à l’extrême proximité temporelle des deux gestes d’écriture, que laissent si peu deviner leurs parcours éditoriaux et leur place dans l’œuvre actuelle. Si l’on en croit Paul de Musset, ils ne sont séparés que de quelques jours. Ils donnent pourtant lieu à deux textes publiés sur des supports matériellement très différents : le premier (dans l’ordre décrit par Paul de Musset) est donc ce neuvain griffonné sur le mur de la cellule. Il ne prend pas seulement place parmi les autres graffitis : il entre en relation avec eux via le langage poétique. Le premier vers, « Qui que tu sois, je t’en conjure », interpelle directement son lecteur par l’emploi du pronom interrogatif et du subjonctif. Il évoque l’impossibilité d’identifier précisément son lecteur, en même temps qu’il suppose, via la deuxième personne du singulier, une familiarité étroite avec lui. En effet, vu les spécificités du lieu, le neuvain n’est lu que par une succession de prisonniers solitaires, lesquels hériteront physiquement des contraintes et des privilèges vécus par le poète – ainsi de la couverture et du lit qu’il demande à déplacer pour préserver le dessin à côté duquel il est écrit. Les adjectifs démonstratifs, notamment dans « cette douce créature » sont des déictiques qui ne fonctionneraient pas de la même manière en dehors de la situation d’énonciation poétique initiale, et sans un lecteur en mesure de déplacer effectivement le lit, d’identifier quel dessin, « déjà maltraité », son prédécesseur scripteur lui demande de protéger. Ainsi, bien que le poème puisse être déplacé de son support initial après avoir été « trouvé » par un éditeur, il n’en est pas moins configuré, jusque dans le langage poétique, pour entrer en dialogue avec les autres traces graphiques de la cellule. Par ailleurs, en relevant la fragilité et l’impermanence du dessin qu’il désigne, le poème semble accepter d’avance sa propre précarité, le risque de son effacement. Le geste de publication in situ diffère ici du processus de l’édition imprimée : en prenant place, graphiquement, au sein d’une confraternité d’artistes indisciplinés, il s’apparente davantage à un dispositif d’exposition volontiers temporaire.
25La publication du second geste d’écriture – la composition de Le Mie Prigioni – correspond sans équivoque à son édition dans la Revue des Deux Mondes. Si différents qu’ils soient, les deux gestes ne sont pas moins liés l’un à l’autre, d’une part par l’événement qui les a vus naître tous deux, et d’autre part par la complémentarité que ces deux écritures entretiennent : parce que le lieu auquel Le Mie Prigioni fait référence est repérable pour les lecteurs de la Revue, le poème a contribué à le muséaliser, c’est-à-dire à doter d’une valeur symbolique supplémentaire, littéraire, les graffitis qui s’y trouvaient. Le poème en effet « publie » ces derniers, par le biais des descriptions et des déictiques : il publie la cellule comme lieu artistique en publiant les œuvres inscrites sur ses murs. Ainsi, alors que le premier geste laisse sur les murs la trace du poète parmi les siens, le second participe à faire connaître au public de la Revue le caractère exceptionnel et artistique des graffitis qui s’y trouvent. On voit ici combien la notoriété du lieu et des traces qu’il abrite se construit de manière circulaire : la cellule valorisant le poète d’une aura de prisonnier privilégié, lequel valorise, en retour, la cellule d’une aura de lieu littéraire – et combien les différents procédés d’édition participent à ce mouvement. Au regard du parcours éditorial de Le Mie prigioni, le destin des vers trouvés et leur captation par la forme imprimée trois ans plus tard n’étonne pas – difficile pourtant de dire à quel point Alfred de Musset en envisageait la possibilité.
26Par ailleurs, les processus éditoriaux suivis par les trois poèmes continuent de différencier très nettement leurs statuts : Le Mie Prigioni rejoint en 1850 le deuxième volume des Poésies complètes éditées par Charpentier, intitulé Poésies nouvelles (1840-1849). Bien que l’économie de l’œuvre ait été plusieurs fois remaniée depuis, il a toujours conservé sa place dans les éditions successives du recueil. Le neuvain, quant à lui, est ajouté à un ouvrage d’Œuvres posthumes publié en 1860 à l’initiative de Paul de Musset chez Charpentier, puis il figure à partir de 1866 au tome X des Œuvres complètes du même éditeur. Ainsi établi en marge de l’œuvre, il n’a pas cessé d'y négocier sa place : il se trouve parmi les « Poésies complémentaires » dans l’édition de la Pléiade dirigée par Maurice Allem, mais il n’a pas été retenu par Frank Lestringant dans son édition récente des Poésies complètes (2006). Si son authenticité n’est guère remise en doute, sa légitimité dans l’œuvre éditée du poète continue de soulever des interrogations. Le statut du quatrain recueilli par Hetzel et chanté par Bérat est encore plus incertain : Paul de Musset ne l’ajoute pas à son édition des Œuvres posthumes, ni à celle des Œuvres complètes, et sa Biographie ne le mentionne pas. S’il a traversé le siècle associé çà et là au nom du poète, et figure encore à côté du neuvain dans le volume de la Pléiade, il n’a auprès des spécialistes qu’un statut apocryphe.
- 5 Notamment en 1845 dans Le diable à Paris, déjà cité, et pour le Voyage où il vous plaira en 1843.
27Ces parcours éditoriaux laissent apparaître en creux deux acteurs importants : l’éditeur Hetzel, d’une part, qu’Alfred de Musset connaissait et avec lequel il a collaboré à plusieurs reprises5, ici plusieurs fois complice – difficile de dire à quel point – de la captation de l’Hôtel des haricots par l’imprimé. Paul de Musset d’autre part, qui joue un rôle décisif après la mort de son frère en œuvrant activement pour établir sa postérité et construire une cohérence claire entre les poèmes et les circonstances de leur écriture. En ce sens, le projet des Œuvres posthumes et celui de la Biographie se complètent : si Paul de Musset trie et choisit des poèmes épars pour les assembler et les arrimer à l’œuvre déjà éditée, il s’attache en même temps à les rendre intelligibles dans le récit biographique, justifiant de ce fait leur importance (et donc, in fine, leur présence dans l’œuvre). Ces gestes éditoriaux contribuent à préparer les poèmes à leur traversée du temps : on s’étonne ainsi moins de l’extrême fragilité du quatrain trouvé (que Paul de Musset choisit d’ignorer) et des hésitations autour de la légitimité du neuvain à figurer dans l’œuvre. Les deux poèmes pariétaux ont suivi un processus de publication bien différent de celui de Le Mie Prigioni, associé d’emblée à la stabilité de l’imprimé et à la signature de l’auteur : le fait qu’ils n’aient pas été inclus dans les recueils du poète de son vivant les maintient, malgré les efforts et le tri de Paul de Musset, dans leur statut initial et incertain de poèmes trouvés.
28Considérant l’ensemble des traces réunies ici, les gestes poétiques d’Alfred de Musset en prison et après la prison semblent enfin avoir eu une réelle efficacité, en ce sens qu’ils ont contribué à associer durablement son nom et ses vers au lieu qui les a vus naître, au point d’inviter les visiteurs ultérieurs à lui répondre. Arsène Houssaye écrit, dans ses Confessions publiées en 1885, à propos de son passage à la prison des haricots :
Que faire en un tel gîte, à moins que l’on n’y rime ? Comme Alfred de Musset et Théophile Gautier, j’écrivis à la craie des élégies sur les murs. Je me rappelle encore ces tercets, mis en musique par un compagnon de chaîne :
Dedans l’Hôtel des haricots,
Nous passons plus d’une nuit blanche,
Mais nous ne payons pas d’écots.
J’ai dormi sept jours sur la planche,
Non loin de mons Gustave Planche,
S’essayant aux cororicos.
Musset, pleurant ses infortunes,
En des chansons inopportunes
Y fit retentir les échos.
Sandeau, pleurant la même dame,
Y montra plus de grandeur d’âme,
En dévorant des abricots.
Théo prenait des airs moroses,
Karr n’était pas un champ de roses,
Ni Beauvoir de coquelicots
Dedans l’Hôtel des haricots.
(Houssaye, 1885, p. 351)
29Ces quelques lignes suggèrent que les gestes poétiques d’Alfred de Musset – écrire sur les murs et s’écrire en prison, éventuellement s’écrire en train d’écrire – ne l’ont pas seulement associé à l’Hôtel des haricots : ils ont contribué à construire, pour ses successeurs, un modèle possible de l’éthos poétique captif.
30Dans une lettre cachetée du 15 mars 1849, Alfred de Musset écrit à Augustine Brohan depuis la Prison des haricots, où il est à nouveau incarcéré. La cellule no 14, écrit-il, « est pleine encore de choses nouvelles et (plaisanterie à part) charmantes ; mais il n’y a pas la place d’un mot même indécent. On a cadenassé la porte et le reste du bagne est badigeonné » (Bibliothèque de l’Institut, Lovenjoul F980, f.45). Six années après l’écriture de Le Mie Prigioni, la cellule no 14, victime de son succès, est intégralement recouverte. Le poète peine à trouver un espace pour y laisser trace, cependant il peut encore venir en admirer les nouveautés. Entre la chronique d’Alphonse Karr dans le Figaro, exempte de description de graffiti et placée sous le patronage comique de l’expérience carcérale de Sivio Pellico, et cette lettre qui annonce la fin de la cellule no 14 comme espace de publication, douze années sont passées pendant lesquelles les murs ont été progressivement recouverts de dessins et de poèmes, et ces derniers racontés, cités, reproduits, décrits, adaptés par l’imprimé. C’est au cœur de ces douze années que Le Mie Prigioni a été écrit et édité, et que le geste poétique d’Alfred de Musset – s’écrire en prison, décrire la prison, s’inscrire dans une intertextualité plurielle – a été regardé. Cette enquête aura permis, je l’espère, d’approcher l’un de ces territoires où la littérature au xixe siècle ne se fait pas sous forme livresque – ou du moins pas seulement, pas initialement, pas prioritairement. Les cellules d’artistes de l’Hôtel des haricots, gardées par la double porte de la prison et du privilège, sont ainsi devenues des lieux célèbres où la littérature peut advenir : alors qu’elles accueillent dans un premier temps des graffitis d’artistes qui ne seront vus que par eux, elles sont maintes fois décrites dans la presse, le théâtre, la chanson, comme là où se fait la littérature et où va le littérateur, au point d’être reconnues par le Tout-Paris comme une sorte de musée artistique et de justifier qu’on vienne y chercher matière à faire éditer. Les différents gestes poétiques d’Alfred de Musset y résonnent parmi les échos qui, sur les murs et hors les murs, ont participé à faire de ces cellules un lieu de littérature : un lieu publié par elle et la publiant en retour, valorisé par le poème et le valorisant en retour. On voit ici toute la complexité à saisir les processus de publication quand les textes sur lesquels nous nous appuyons pour les renseigner sont, en quelque sorte, parties prenantes : les poèmes pariétaux de la prison des haricots ont bien existé en dehors de l’imprimé, cependant on ne peut tenter de les approcher que parce que ce dernier les a décrits, captés, publiés et transmis jusqu’à nous. Ces cellules n’ont aujourd’hui d’autre existence que sur le papier.
31Poser la question de la publication des textes dans son acception la plus large permet ainsi de mieux percevoir les différents modes de présence de la littérature et les enjeux à l’œuvre dans le « métier » des gens de plume – et dont l’imprimé, malgré sa force organisatrice, est une émanation parmi d’autres. C’est encore l’occasion d’analyser les textes du passé dans leurs itinéraires au sein des espaces dans lesquels ils adviennent, se partagent, se (re)configurent. Pris dans la distance temporelle, dans la prédominance et la persistance des objets édités, nous voilà contraints de nous fier aux échos que ces itinéraires ont eus sur le papier, à ce que j’ai appelé ici leurs traces – suite de marques, empreintes laissées où l’on a passé –, fussent-elles incomplètes, interrompues, fragmentaires.
32Par un effet de retour intéressant, de telles questions nous ramènent à ce que la mise en imprimé puis en livre révèle ou efface, son incidence sur nos regards de chercheuses et de chercheurs, jusqu’à ses sous-entendus. Les procédés d’édition sous la forme d’œuvres complètes tendent en effet à égaliser l’accès aux textes, à uniformiser leurs fonctionnements et leurs disponibilités, et donc à gommer dans l’expérience même de la lecture les spécificités du public auquel ils étaient d’abord destinés et les circonstances de leur apparition dans la culture. Une analyse qui prendrait en compte l’itinéraire des textes, depuis le moment de leur écriture jusqu’aux dernières éditions que nous tenons aujourd’hui entre les mains, permettrait sans doute de mieux percevoir la diversité, la complexité et la longévité des processus de publication desquels nous héritons.
Chronologie des traces citées
1833 : Première publication en France de Mes Prisons, mémoires de Silvio Pellico. L’ouvrage, dans son édition originale, est intitulé Le Mie Prigioni.
1837 – 9 août : Première représentation du vaudeville L'Hôtel des haricots ou Il vaut mieux monter sa garde, par Adolphe de Leuven, Adolphe Dennery et Dumanoir, au théâtre du Palais-Royal.
– 24 novembre : Chronique d’Alphonse Karr dans le Figaro. Il associe l’expérience carcérale à l’Hôtel des haricots avec Le Mie Prigioni de Silvio Pellico.
1843 – septembre : Alfred de Musset séjourne deux semaines à l’Hôtel des haricots. Il écrit, pendant et après son incarcération, deux voire trois poèmes.
– 1er octobre : Le Mie Prigioni paraît dans la Revue des Deux Mondes. Le poème est signé et daté du 20 septembre.
1845-1846 : Édition par Hetzel du Diable à Paris, dans lequel figure, au chapitre « prison », des gravures de cellules griffonnées de l’Hôtel des haricots. Le volume de 1846 contient la partition illustrée de la chanson Ma prison, composée par Frédéric Bérat.
1846 : Édition chez J. Meissonnier de la chanson Ma Prison, composée par Frédéric Bérat.
Édition chez Hetzel de l’Almanach du jour de l’an, petit messager, dans lesquels figurent deux poèmes d’Alfred de Musset, réunis sous le titre : Vers de M. Alfred de Musset trouvés dans la cellule no 14, de la maison d’arrêt de la garde nationale.
1850 : Édition chez Charpentier du volume des Poésies Nouvelles de Alfred de Musset (1840-1849). L’auteur y fait figurer le poème Le Mie Prigioni, mais les deux poèmes des Vers trouvés dans la cellule no 14 […] n’y sont pas recueillis.
1857 – mai : Mort d’Alfred de Musset.
1860 : Édition du volume Œuvres posthumes chez Charpentier, sous l’initiative de Paul de Musset. Le neuvain y figure sous le titre Dans la prison de la garde nationale.
1864 : Édition chez E. Dentu de l’ouvrage L'Hôtel des haricots, maison d'arrêt de la garde nationale de Paris par Albert de Lasalle et Edmond Morin.
Début de l’édition des Œuvres Complètes chez Charpentier, en dix volumes, dédiée aux amis du poète. Le Mie Prigione figure au Tome II dans la section des « Poésies Nouvelles » et le neuvain au Tome X.
1877 : Édition chez Charpentier de la Biographie d’Alfred de Musset par son frère, Paul de Musset. Il y mentionne l’écriture de deux poèmes (Le Mie Prigioni et le neuvain « Qui que tu sois, je t’en conjure »).
1885 : Édition des Confessions d’Arsène Houssaye.
1933 : Édition de la Pléiade dirigée par Maurice Allem. Les trois poèmes y sont réunis. Le Mie Prigioni figure dans les « Poésies nouvelles », tandis que les deux autres sont réunis dans les « Poésies complémentaires » (parmi les poèmes publiés du vivant du poète mais non sous son initiative).