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Monumentalisation

Publier la poésie : vers manuscrits copiés, lus et compilés comme stratégies sociales pour le littérateur des Lumières

Publishing Poetry: Copied, Read and Compiled Handwritten Verses as Social Strategies for the Professional Writer in the Enlightenment
Margaux Prugnier

Résumés

François-Antoine Devaux est aujourd’hui avant tout connu pour sa pratique poétique, même s’il n’a fait imprimer que des pièces de théâtre en prose. La plupart de ses poèmes, à l’exception notable d’une dédicace au dernier duc lorrain, sont restés manuscrits pendant plus de deux siècles. Cette absence d’impression des œuvres ne signifie pas qu’elles soient restées intimes. Elles ont été rendues publiques par bien des voies. La correspondance de Devaux et son travail de compilation de vers dans des recueils manuscrits témoignent des multiples moyens de publier – au sens de rendre public – sa pratique poétique et sa figure de littérateur professionnel. Croiser les traces manuscrites laissées par Devaux permet de mieux saisir les manières dont se publie la poésie dans ce qu’il nomme la « République des Lettres », mais également dans la proximité du pouvoir ducal. Cet article se propose d’étudier la pratique poétique de Devaux dans la mesure où elle a constitué autant de jalons nécessaires à son inscription dans la cité et dans le champ littéraire du xviiie siècle.

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Texte intégral

1Le statut d’académicien au xviiie siècle est une reconnaissance institutionnelle dans le premier champ littéraire, ou plus généralement une reconnaissance sociale. Pour Daniel Roche qui y a consacré sa thèse, les académies de province sont investies par les divers pouvoirs locaux afin d’instaurer stabilité et cohésion au sein de leur communauté (Roche, 1989). Elles sont un moyen pour les groupes élitaires d’intégrer les nouveaux venus à côté des notables traditionnels.

2Un grand nombre d’auteurs sont élus aux académies sans avoir jamais fait imprimer d’ouvrage. Si le phénomène est ancien et connu pour l’Académie Française – dès l’époque de Valentin Conrart, son premier secrétaire (Schapira, 2003) – il est moins rapporté pour les académiciens de province qui ont été étudiés soit collectivement, soit par le biais des figures exceptionnelles qui produisaient effectivement des livres. Or les membres ordinaires de ces académies sans écrits imprimés n’en ont pas pour autant rien publié, même si cela ne passait pas sous presse. On considère ici la publication comme le processus de mise en circulation de textes, par le biais de l’oralité ou de l’écrit, auprès d’un public étroit ou vaste (Jouhaud & Viala, 2002). « Publier la poésie » interroge tous les moyens de rendre public son œuvre.

  • 1 Il s’agit là du littérateur tel qu’abordé par Alain Viala (1985, p. 186-216) dans le chapitre 6 de (...)

3Dans cet article, on présente le cas d’un courtisan qui a pu se faire une place dans la cité, localement, en se faisant connaître comme littérateur par la pratique poétique manuscrite publiée aussi bien à Paris qu’à la cour de Vienne ou même auprès de grands auteurs1 : François-Antoine Devaux (1712-1796). Grâce à ses manuscrits, il conquiert des fonctions – receveur des finances ou lecteur du duc de Lorraine – et également une place à l’Académie de Nancy (Prugnier, 2021). Ce sont autant de marques de son inscription dans la cité qui ont d’abord été le résultat de ses lettres et de ses vers où il se pose en auteur : des manuscrits qui ont été copiés, lus et compilés. Le public de ses vers est constitué d’acteurs et d’actrices – ses parents, des autrices ou auteurs, des comédiennes ou comédiens mais aussi l’aristocratie lorraine – participant à la construction de sa notoriété souvent dans le cadre de relations qui ont été autant de lieux d’échanges de services.

4Nous présentons ici deux manières de se distinguer pour un auteur au xviiie siècle en dehors du livre imprimé. Premièrement, Devaux se fait reconnaître comme littérateur par divers cercles de sociabilité en écrivant des vers qui sont offerts ou lus. Certains sont édités en péritexte de sa production imprimée, Devaux ayant par ailleurs été l’auteur de deux pièces de théâtre imprimées à Paris. Deuxièmement, nous questionnerons la mise en recueil des poèmes manuscrits comme moyen de renouveler ses ambitions tant dans le premier champ littéraire que dans la cité.

Poésie copiée, lue et hors du livre

5Chronologiquement, les premières traces conservées des pratiques poétiques de Devaux sont les poèmes copiés ou commentés dans sa correspondance, notamment avec Françoise de Graffigny. Cette autrice lorraine incarne une « alliée d’ascension » pour Devaux dans sa carrière de lettré. Dans cette correspondance, les vers tiennent une place conséquente : y sont recopiés les bons mots, et évoqués les canons poétiques du moment en commentant les poèmes destinés à tel ou tel individu. La poésie constitue une performance sociale pour le littérateur Devaux, afin de se faire reconnaître par l’élite lettrée et par les institutions de la vie littéraire, comme les académies (Viala, 1998, p. 121). Par ses écrits poétiques, Devaux franchit la frontière entre l’espace social de la bourgeoisie lorraine et celui des milieux lettrés français. Ses poèmes sont ici appréhendés comme des actions d'écriture (Grihl, 2016), afin de forger son nom d’auteur (Schapira, 2013).

Publier le statut de littérateur dans l’espace familial : poésie à Nicolas Devaux

6Bourgeois du xviiie siècle, destiné au droit par sa famille, mais attiré par le milieu lettré de la cour des ducs de Lorraine, Devaux tente de rallier sa famille, et en particulier son père, à ses ambitions de littérateur par l’usage même de la littérature. À ce titre, il écrit, réécrit avec l’aide de Graffigny des poèmes et offre à son père une épître (c’est-à-dire une lettre en vers) afin, dit-il à sa correspondante, de le convaincre de le laisser mener sa vie d’homme de lettres célibataire, loin des affaires du temps.

7Devaux a fait ses études de droit à l’université de Pont-à-Mousson, à mi-chemin entre Nancy et Metz. En 1732, il est porté au tableau des avocats à la cour souveraine de Nancy. Par ailleurs, il ne manque aucune occasion de dialoguer avec un petit milieu de lettrés lunévillois qui compte notamment Graffigny ou encore le poète Jean-François de Saint-Lambert, nommé à l’Académie française en 1770. Pour tenter sa chance, le Lorrain se rend en 1733-1734 à Paris (Smith, 2019). Il cherche alors à faire publier certaines de ses œuvres et d’autres de Graffigny avec approbation d’un censeur et privilège royal, synonymes d’homologation de l’œuvre (Keller-Rahbe, 2017). Pourtant, malgré les échanges avec de nombreuses figures du monde des lettres, Devaux n’y parvient pas. Il réussit néanmoins à faire imprimer en 1734, avec privilège du roi, anonymement, une gazette littéraire, Les Amusemens du cœur et de l’esprit.

  • 2 Un des aspects marquants de la correspondance Graffigny-Devaux est qu’ils se présentent comme litt (...)

8De retour à Lunéville en avril 1734, Devaux doit encore convaincre ses parents que sa préférence se porte sur la littérature plutôt que sur le droit, d’une part, et qu’il ne conçoit pas de se marier, de l’autre. Dans sa correspondance avec Graffigny, particulièrement littérarisée2, il met en avant son ethos d’homme de lettres et dit refuser de perdre sa liberté et donc d’accepter le mariage arrangé proposé par son père. Pourtant, il est l’unique héritier de cette famille qui obtient par le duc François III l’anoblissement en 1736. Le choix répété sur plusieurs années de refuser le mariage constitue une décision lourde pour une famille du xviiie siècle en quête de perpétuation, de reconnaissance, voire d’ascension. Les injonctions à l’établissement de Devaux par ses parents se font ainsi plus pressantes à l’automne 1738 sous le règne du dernier duc de Lorraine, Stanislas Leszczynski. Ceux-ci l’incitent à se marier et à s’établir, c’est-à-dire, entre autres, à obtenir une charge. Or c’est grâce à sa relation avec Graffigny et à ses poèmes adressés à l’aristocratie, que Devaux parvient à obtenir une charge de receveur des finances de Lunéville en 1741.

  • 3 Pour la suite de l’article nous n’indiquerons que le volume, la page et la date de la lettre.

9En 1738, alors veuve, Graffigny se dirige vers Paris afin de conquérir une place dans le monde des lettres parisien. Par ses lettres, elle épaule Devaux dans cette décision de ne pas accepter le mariage arrangé. Les discussions sur le sujet entre les deux correspondants ont tout de la mise en scène théâtrale. La prétendante de Devaux, fille du conseiller de l’hôtel de ville de Lunéville, est présentée comme un personnage secondaire par Graffigny, qui en parle en faisant référence au Tartuffe de Molière : « Que fera-t-il [ton père] enfin ? On ne desherite pas son fils parce qu’il ne veut point epouser une gope » (Graffigny, 1985, vol. 1, p. 123, Lettre du 25 octobre 17383). Cette correspondance était lue dans leurs cercles d’amitiés, et tous deux, en faisant référence à la marquise de Sévigné, exprimèrent à plusieurs reprises la volonté d’imprimer leurs lettres. De plus, c’est bien grâce à leur travail de conservation et de datation des lettres que nous avons aujourd’hui une œuvre éditée par la Voltaire Foundation.

10Pour lutter contre les « bouderies » de son père résultant de son refus de se marier, Devaux propose à Graffigny « [de] luy faire un epitre [à Nicolas Devaux] ou je luy rendrois compte de mes sentimens » (Yale, Graffigny Papers, vol. 1, p. 284, cité dans Graffigny, vol. 1, p. 123, Lettre du 25 octobre 1738). Pour Graffigny, l’idée est bonne : « L’épître le consolera de tes sentimens si tu lui en demande bien pardon et que tu le loue a tour de bras sur sa condessendence et sur ses deffauts » (p. 132, Lettre du 9 novembre 1738). Par la poésie, Devaux veut rendre compte de ses ambitions et de ses compétences. À ce titre, il copie à Graffigny ce poème adressé à Nicolas Devaux, où il expose tant ses ambitions – conquérir des « projets si vastes » (Yale, Graffigny Papers, vol. 1, p. 349, cité dans Graffigny, vol. 1, p. 191, Lettre du 28-29 septembre 1738) –, qu’il fait état de ses aptitudes dans les sciences et les arts. Alors épris d’anatomie, il se pose en érudit au fait des dernières actualités dans le domaine. Dans le même temps, il joue du topos de l’homme de lettres à l’écart de la société – « je me derobe de ce monde sublime ». Il construit par là sa figure de littérateur et la rend publique tant à son père, qu’à d’autres figures du monde des lettres qui sont autant d’appuis possibles dans sa carrière, à l’instar de Graffigny. Cette action qui met en scène l’intimité de Devaux est faite pour être lue par d’autres.

La recherche du succès : les vers lus comme performance

  • 4 Il s’agit d’une lettre de Mme de Bernières qui défend l’amitié et la générosité des actions de Vol (...)

11L’épître qu’il adresse à son père constitue un exemple intéressant des prolongements possibles de la réception de ses vers. Rappelons que Graffigny arrive à Cirey en décembre 1738 chez Émilie du Châtelet et Voltaire. Tandis que Graffigny cherche la protection d’un puissant capable de lui laisser le temps et les moyens de vivre pour la littérature, Émilie du Châtelet attend d’abord l’intercession de Graffigny en sa faveur dans une affaire (vol. 1, p. 135, Lettre du 10 novembre 1738). Graffigny peut aussi s’avérer utile à Émilie du Châtelet et Voltaire en transmettant des informations à Lunéville, capitale des duchés de Lorraine, notamment dans le cadre de la querelle entre Voltaire et Desfontaines : « Tenez [Devaux], voila la copie d’une lettre4 que Mr de Voltaire vous prie de montrer a Luneville a ceux qui ont vu la satire de l’abbé Desfontaines contre lui » (vol. 1, p. 313, Lettre du 9 février 1739). Ainsi, même si sa notoriété n’est pas encore établie, Graffigny apparaît comme un relais possible, par son alliance avec Devaux, de la réputation de Voltaire en Lorraine.

12La présence de Graffigny à Cirey produit à plusieurs titres une opportunité pour les alliés Devaux-Graffigny. D’une part, c’est l’occasion d’obtenir les informations les plus fraîches des travaux et de la vie de Voltaire, alors référence dans le monde lettré, et, d’autre part, c’est un moyen de lui faire connaître leurs productions littéraires. Graffigny conte ainsi, dans une lettre à Devaux datée du 14 décembre 1738, la lecture de son épître par Émilie du Châtelet à Cirey :

Ton epitre vient d’etre lue par la belle dame [Émilie du Châtelet], parce que V. [Voltaire] venoit de lire un chant de Jane et qu’il étoit fatigué. Jusqu’au vers que j’ai adjouté, il n’avoit loué qu’un endroit, mais rempli d’une surprise agreable, il a dit « Ah, je ne m’attendois pas a cela ! Ah, je veux bien lui envoyé le portrait de l’abbé Desfontaines ». C’est une estempe maligne. […] Il a conclu par dire qu’il t’aimoit de tout son cœur, que je te dise mille chose tendres pour lui ; […] Je suis encore plus contente des louanges de la dame que des sienes, et plus encore de celle du frere, qui trouve ton epitre charmante. (vol. 1, p. 222)

  • 5 Élisabeth-Théodore Le Tonnelier de Breteuil (1712-1781) est le frère cadet de Mme du Châtelet et e (...)
  • 6 Champbonin, Anne-Antoinette-Françoise Paulin, Mme Du Raget de (1700-1775).

13Dans cette lettre, Graffigny se presse de rapporter à Devaux la lecture qui a été faite. Elle restitue la scène en évoquant seulement, de l’assistance, les personnages les plus éminents : Voltaire, Émilie du Châtelet et son « frère », l’abbé de Breteuil5. Dans ce passage, il y a plusieurs publics – dits ou suggérés : les trois personnages précédemment cités, mais aussi, plus largement la « République des Lettres », selon l’expression employée par Devaux dans une lettre à Graffigny (Smith, 2019, p. 251). Voltaire, Émilie du Châtelet et l’abbé de Breteuil sont en effet de possibles relais pour Devaux et Graffigny dans leur recherche de gages, de pensions et de succès. Se faire connaître d’eux constitue une étape dans la construction de leur réputation et dans la négociation de leurs positions sociales, communes et respectives. Sont également témoins de cette lecture, les spectateurs non mentionnés ici par Graffigny, mais présents à Cirey, comme la « Grosse Dame », Mme de Champbonin6, correspondante de Voltaire.

14De même, on doit compter les lecteurs plus ou moins réguliers de la lecture des lettres de Graffigny adressés à Devaux et qui se situent à Lunéville, qu’il s’agisse du premier cercle d’amis de Devaux et Graffigny, ou bien des connaissances que Devaux reçoit chez lui. À ce moment-là de leur correspondance, deux fidèles amis de Graffigny et de Devaux ont une connaissance assidue des lettres envoyées par Graffigny : Devaux leur fait lire ou leur lit. Les officiers Nicolas-François-Xavier Liébault (1716-1780) et Léopold Desmarest (1708-1747) sont en effet des lecteurs plus ou moins réguliers des lettres de Graffigny adressées à Devaux, à l’exception notable des parties des lettres que Graffigny veut leur cacher, notamment les morceaux concernant sa rupture avec Desmarest. En bref, la lecture de la lettre de Graffigny à ses amis inscrits dans la société de cour lunévilloise est là pour témoigner de la publication orale d’une œuvre poétique de Devaux à une institution littéraire : Voltaire.

15Cette reconnaissance de l’auteur des Lettres philosophiques se matérialise par le don de l’estampe de l’abbé Desfontaines recevant le fouet, qui orne le frontispice du Préservatif ou Critique des Observations sur les écrits modernes de Voltaire. Cet ouvrage vient alors d’être publié. En recevoir une estampe, de l’auteur même, constitue un gage de reconnaissance, que Voltaire espère bien faire voir à Lunéville par l’entremise de Devaux.

Hors du livre ? Dédicaces en péritexte, imprimées ou manuscrites

16Par cette performance poétique, Devaux parvient à se faire connaître comme littérateur en 1739 alors qu’il n’a pas encore réussi à publier un livre à son nom, problématique centrale de sa correspondance avec Graffigny. Leur seule œuvre imprimée est alors anonyme. Si l’absence de nom sur un livre ne signifie pas que l’auteur ait été inconnu, voire a fortiori qu’il ait voulu l’être (Schapira, 2013), force est de constater que pour celui qui est encore un outsider du monde des lettres, publier hors du livre est un jalon nécessaire pour réussir socialement dans le premier champ littéraire.

17En publiant hors du livre, en faisant recopier ou lire ses poèmes, il ne s’agit pas pour lui de renoncer à l’impression de ses œuvres, mais de forger son nom d’auteur. Ces vers sont d’abord rendus publics par le canal de publication que constitue sa correspondance avec Graffigny. En somme, leur alliance passe également par l’autoédition de leurs œuvres, au sein de leurs lettres et dans les cercles de sociabilité qu’ils fréquentent. Une fois à Paris, Graffigny y fait connaître Devaux, tandis que celui-ci raconte les succès de sa correspondante aux membres de la cour lorraine.

18En prenant l’exemple de la pratique poétique de Devaux, nous ne pouvons ignorer la masse de vers dédicacés à des grands et qui ont été autant de gages de sa fidélité à celles et ceux qui ont participé à la consolidation de sa carrière. Ces gages de reconnaissance sont faits également pour être lus et, par leurs publications au sens de diffusion manuscrite ou orale, pour rendre compte du succès de l’auteur.

19À ce titre, les dédicaces en péritexte de ses œuvres imprimées tiennent une place singulière, à l’instar de son épître au duc Stanislas dans son premier livre édité à son nom à Paris en 1753, les Engagemens indiscrets (Devaux, 1753). Cet éloge n’est pas hors du livre, car il tient les premières pages, après celle du titre. Néanmoins, il apparaît à première vue comme ornemental et amovible : la dédicace est un poème en vers, frontispice d’une pièce en prose, qui ne figure d’ailleurs que sur l’édition parisienne de 1753 et non sur celle de Vienne en 1757. Cette épître est ajoutée et imprimée après l’œuvre elle-même.

20Alors que l’édition de la pièce « est pliée au magasin » (vol. 13, p. 131-132, Lettre du 12 septembre 1752) début décembre 1752, Graffigny et Devaux discutent des vers qu’ils impriment avec la pièce : « Cela sera fort bien et fera voir que tu sais faire des vers » (p. 104, Lettre du 17 novembre 1752), conseille Graffigny. Si Devaux songe d’abord à publier l’épître à son père dans les Engagemens indiscrets, sa préférence se porte rapidement sur une dédicace au duc Stanislas, avec l’accord de Graffigny : « Je suis de l’avis, et tres fort, de la dedicasse au roi. Tu lui dois, et tu es bien aise de te confondre en recconnoissance et en louange » (p. 113, Lettre du 26 novembre 1752). Cette dédicace est un geste envers un patron qui légitime également Devaux qui tutoie par le biais d’un livre imprimé le duc dont il est alors le lecteur et un des académiciens. Cette épître, d’après la correspondance entre Graffigny et Devaux, a été approuvée au moins par le poète Saint-Lambert (p. 150, Lettre du 28 décembre 1752) et Élie Fréron, auteur de L’Année littéraire (p. 160, Lettre du 28 décembre 1752). Ainsi, la rédaction et les corrections de cette dédicace constituent un haut fait en soi pour Devaux, puisque Graffigny, alors autrice à succès à Paris depuis 1747, mentionne qu’elle a été approuvée par des figures non moins reconnues du monde des lettres parisien.

21Enfin, la correspondance indique que sont ajoutées, aux éditions offertes par Devaux, des dédicaces personnalisées en vers qui sont soit copiées à la main dans l’objet-livre, soit imprimées avec l’épître à Stanislas :

  • 7 Il s’agit de Madeleine-Angélique de Neufville-Villeroy, duchesse de Boufflers, puis de Luxembourg (...)

Je ferai metre les vers à l’exemplaire du Prince [de Beauvau-Craon]. Ils sont tres jolis. C’est une tres agreable plaisanterie. Tu devrois bien en faire autant pour celui de Nicole [Jeanne Quinault], car elle est un peu fâchée contre toi […]. Regaye-la par une petite plaisanterie. Je ferai aussi mettre ceux de Md. de Luxembourg7. (vol. 13, p. 132, Lettre du 10 décembre 1752)

  • 8 À la Bibliothèque nationale de France sont conservées sept lettres de Jeanne Quinault à Devaux, da (...)

22Qu’il s’agisse du Prince de Beauvau-Craon ou de M. de Luxembourg, Devaux s’adresse plus généralement par ses morceaux poétiques à des grands d’origine lorraine, dont l’influence s’exerce en France. Également protecteurs des lettres, ils sont autant de relais pour la reconnaissance de Devaux comme auteur. Jeanne Quinault, quant à elle, ancienne actrice de la Comédie-Française, est un relai de la réputation de Devaux à Paris auprès des gens des lettres, du livre et du théâtre, notamment par sa Société du bout du banc8. Ainsi, écrire des vers par le livre-objet – à la main ou par des feuilles imprimées ajoutées – permet à Devaux de se faire connaître comme littérateur ayant imprimé et fait jouer une pièce de théâtre à la Comédie-Française.

Mise en recueil des vers ou la patrimonialisation d’une réussite sociale par les Lettres

23Les poèmes de Devaux ont été, jusqu’au xxe siècle, imprimés séparément. Chaque poème, en somme, avait à un moment donné son objectif, son destinataire premier et ses publics secondaires qui ont permis à Devaux de se faire reconnaître comme poète, littérateur et courtisan à la cour du duc Stanislas (1737-1766) particulièrement (Peureux & Vaillant, 2022, p. 24).

24Ils nous sont en grande partie parvenus par un travail de collecte, de copie et de mise en recueil mené par Devaux lui-même. Ce sont là des poèmes qui remontent tant aux années 1730 qu’aux années 1780, et travaillés au moins jusqu’en 1792. Ces pièces poétiques sont regroupées parfois dans des ensembles thématisés et ont pour fonction de figer sur le papier la trajectoire de Devaux littérateur et ancien courtisan au sein de la Lorraine devenue française.

25Ici, il s’agit de s’intéresser à une œuvre – un recueil de poésies manuscrit – qui pose la question de l’autoédition comme moyen de publier sa carrière en vue d’espérer encore de nouvelles reconnaissances. Par exemple, en se posant en dignitaire de la Lorraine indépendante disparue et refuge de Voltaire, Devaux veut se faire connaître de l’Académie Française et de D’Alembert comme un possible candidat aux sièges des Immortels dans la décennie 1770.

Variations de la mise en scène de soi au fil du recueil : réactualisation des ambitions du littérateur

  • 9 Ce terme a pour vocation à qualifier et distinguer des parties du recueil qui ont été travaillées (...)

26Le recueil en question est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque municipale de Nancy, la Bibliothèque Stanislas, du nom du dernier duc lorrain. Composé de 226 feuillets et de 515 morceaux en vers, le tout a été relié au xixe siècle par les bibliothécaires d’alors. On retrouve la première mention de sa conservation sur place en 1886 dans le catalogue mis en œuvre par Jean Favier. Tentant certainement de rester fidèle au classement établi par Devaux, mort en 1796, la reliure comprend 26 « ensembles9 » : des cahiers ou des feuilles paginées ; des lettres copiées où figurent ses poèmes ; un billet en vers qui lui est adressé (qui ouvre le manuscrit) ; et un diplôme de son élection à l’Académie Forti de Rome en 1787 (qui le clôt). Si l’on tient uniquement compte des dates inscrites dans le manuscrit, le plus ancien poème copié remonte à 1740, tandis que le plus tardif est daté de 1790. Les mentions des corrections montrent quant à elles que deux travaux de relecture ont été menés, le premier en 1782 et le second en mars 1792. Il est malheureusement impossible de savoir pour le moment si l’ordre des ensembles a été le fait de Devaux ou celui de la bibliothèque au xixe siècle, mais la constitution de ces derniers a bien été réalisée par Devaux.

  • 10 BM de Nancy, Ms. 366(609), f. 121.

27Les poèmes de Devaux avaient vocation à être imprimés, ou du moins montrés sous une forme manuscrite travaillée, comme le prouvent les indications de mise en page : « Il faut mettre au dessus de chaque page ce titre montempé / tout ce cahier est copié au mot10 ». En triant, recopiant, hiérarchisant et thématisant des poèmes de diverses décennies, Devaux tend à rendre compte de sa carrière de littérateur alors même qu’il joue du topos du sage académicien retiré de la société. En saisissant les divers ensembles de cet objet manuscrit, on peut appréhender les modifications à l’œuvre dans cette opération de compilation : certaines pièces sont modifiées afin de mieux correspondre à des attentes spécifiques.

28Le poème le plus significatif, à ce titre, est celui qui a été mentionné par ses biographes : « Mon histoire ». Celui-ci est présent à trois reprises dans le recueil. Cité toujours par fragments par les biographes de Devaux, ce poème mérite, pour une meilleure compréhension des actions d’écriture en jeu dans la mise en recueil, d’être resitué à plusieurs niveaux. Le premier et le plus évident est sans conteste la datation du poème lui-même. S’il existe plusieurs versions de ce poème, nous pouvons les dater entre 1777 et 1782.

Tableau 1. Variations du poème « Mon histoire » dans le Ms. 366(609)

Tableau 1. Variations du poème « Mon histoire » dans le Ms. 366(609)

29Devaux mentionne dans ces trois versions tous les métiers ou fonctions qu’il a exercés – avocat, receveur des finances, lecteur de Stanislas, académicien –, mais finalement pour mieux dire qu’il aurait avant tout aimé être poète. Dans ces poèmes intercalés entre des centaines d’autres, Devaux dit n’avoir finalement fait « que de la prose ». Par ce geste, il réactualise ses ambitions : se positionner comme poète lorrain « en bonne forme academicien » qui a l’expérience pour être nommé à de nouvelles académies. Dans la version augmentée de 1778-1782, il renforce même la figure du poète passé à côté de sa destinée et toujours voué à la mort – « prest a mourir quand je nacquis » – bien que ces vers aient été composés alors qu’il avait « pres de soixante et dix » ans.

30Ce que nous apprend la lecture de l’ensemble du recueil, c’est que Devaux cherche à s’adresser à l’Académie Française. En effet, la deuxième contextualisation de ces poèmes est de les considérer dans le travail de compilation effectué par Devaux, c’est-à-dire en appréhendant les ensembles du recueil par l’étude attentive des annotations faites à la marge des poèmes, à savoir la pagination de certains cahiers et la numérotation de ces derniers. Les poèmes des feuillets 91 et 92 se trouvent dans le cahier no 101, qui regroupe un ensemble de vers adressés à des aristocrates lorrains, telle la Marquise de Boufflers, ancienne maitresse de Stanislas, et à des figures qui ont leur place dans les institutions de la vie littéraire, comme le Comte de Tressan (f. 101-103), D’Alembert (f. 92) ou encore l’Académie Française elle-même (f. 92), soit deux poèmes qui se trouvent immédiatement après « Mon histoire ». Plus significativement encore, « Mon histoire » du feuillet 77 s’inscrit dans le cahier no 100, intitulé « Mon année depuis la mort de voltaire - 30 may 1778-Juin 1779 ». Situé entre des vers qui rappellent la proximité affichée de Devaux avec l’« Immortel », ce poème autobiographique interpelle l’Académie :

Sur ce choix malaisé terminés vos debats
vous suivrés malgré vous mon conseil salutaire
car meme en remplacant Voltaire
vous ne le remplacerés pas. (f. 77)

  • 11 Pour 34 pièces de circonstances, des airs sont indiqués dans le titre au sein du recueil manuscrit

31Le poème « Mon histoire » du feuillet 77, postérieur à celui de 1777, connaît deux changements par rapport à ce dernier. Devaux transforme notamment « Et quoyqu’Academicien » en « Mais quoyqu’en bonne forme academicien ». Octosyllabe pour l’un ou alexandrin pour l’autre, dans les deux cas la diérèse à « académicien » est nécessaire, ce qui accentue ce mot. Or, la première version est modifiée au profit d’un vers moins cacophonique, posant ainsi la question de la publication orale des œuvres de Devaux. Il indique également les airs sur lesquels certains vers ont été dits ou sont à lire11.

32Saisir les variations dans les poèmes de Devaux et son travail de réécriture permet de mieux appréhender une trajectoire sociale en mouvement où, sans cesse, le renouvellement de sa réputation d’auteur suppose une réactualisation de son œuvre. L’archivage de ses poèmes – leur copie, leur correction et leur compilation en ensembles – n’est pas seulement un conservatoire de sa vie passée, comme il le sous-entend lui-même, mais également un laboratoire où l’on peut repérer le travail du littérateur, dont la quête de reconnaissance aura été l’œuvre d’une vie. En témoignant de sa nomination d’Académicien « admis sans cause » et se positionnant comme proche des grands noms du champ littéraire au temps des Lumières, Devaux obtient ainsi en 1787 une place dans l’Académie Forti pour un poème, « Le Dix-Huitième Siècle », qui s’ouvre sur la mort de Voltaire.

Curialisation, romantisme aristocratique, provincialisme et patrimonialisation ?

33La poésie est un fait social et nous appréhendons ici les poèmes rendus publics comme autant d’actions d’écriture qui permettent à Devaux d’assurer son existence dans la cité. La poésie participe aussi au rayonnement du territoire dans lequel l’auteur s’inscrit. En effet, les vers rédigés sous le règne de Stanislas (1737-1766), pris individuellement, manifestent du positionnement de Devaux à la cour de Lunéville – en multipliant les adresses à l’aristocratie lorraine – et participent ainsi à la construction de sa réputation, voire à l’existence culturelle de la cour ainsi mise en récit, comme en témoigne la dédicace à Stanislas précédemment évoquée. Cependant le travail de mise en recueil est postérieur au rattachement des duchés lorrains au royaume de France de 1766. En publiant donc les vers ensemble, Devaux collabore à la patrimonialisation de ce qu’auraient été les duchés lorrains.

34L’idée de cour transparaît dans les poésies de circonstances sous les traits d’une poésie légère, badine, où les amitiés plaisantes structurent les relations entre les membres de la cour qui s’identifient comme tels. Écrire à la Marquise de Boufflers, alors maîtresse de Stanislas, est pour Devaux un moyen de garantir son inscription (grandissante) au sein de la société de cour.

35On doit s’interroger aussi sur les tonalités des poèmes de Devaux, commentés par Graffigny, et qui se renforcent après la disparition des duchés, des « intonations romantiques », pour reprendre l’expression employée par Nobert Elias afin de qualifier des objets qui se développent dans les écrits des aristocrates en réponse à l’accroissement des contraintes et du contrôle de soi supposé par la société de cour (Elias, 1985, p. 240-305). La nostalgie pour la vie campagnarde et l’innocence perdue sont en effet des topoï largement employés par l’aristocratie et également thématisés dans le recueil de Devaux.

Tableau 2. Ensembles sur Montempé dans le Ms. 366(609)

Tableau 2. Ensembles sur Montempé dans le Ms. 366(609)

36Dans le manuscrit de Devaux, deux cahiers portent le titre de « Montempé », en référence à la chartreuse qu’il occupe alors et qui fait partie d’un ensemble de maisons construit par Stanislas, à proximité du château de Lunéville. Ils regroupent respectivement 79 (cahier no 104) et 65 (no 106) poèmes datés de 1744 à 1790. Une annotation au-dessus du cahier no 106 indique la date de 1768, alors qu’une pièce intitulée « Pour mon Pavillon 1770 » inaugure l’ensemble :

  • 12 BM de Nancy, Ms. 366(609), f. 158.

Maison qui m’etes chere a des titres si chers !
Maison, que Stanislas embellit pour Bouflers,
Embellissés pour moy les ombres du vieil âge :
Que chés vous le plaisir trouve un libre passage12. […]

  • 13 Journal de Durival l’aîné, 1782/1787, BM de Nancy, Ms. 863(11), f. 123.
  • 14 Journal de Durival l’aîné, 1773/1774, BM de Nancy, Ms. 863(8), f. 108.

37C’est grâce à l’action de la marquise de Boufflers, protectrice de Devaux à la cour de Stanislas, que le poète a pu obtenir la chartreuse pour son « amusement » ( Archives nationales, Q1 728 cité dans Boyé, 1933, p. 46) et pour recevoir des gens de passage. Comme cette maison, le cahier de Devaux devient le conservatoire et le laboratoire de la mémoire de ce qu’aurait été la cour de Lunéville : y sont ainsi copiés des poèmes sur le passage de Louis XV à Lunéville en 1744 et sur la mort de Stanislas en 1766, ou encore des vers adressés aux gens de la cour, avant et après le rattachement. Devaux, en vantant tant les bienfaits de la campagne que la mémoire des duchés lorrains, parvient à renouveler sa position d’académicien installé dans la cité. Ainsi, la lecture du poème « J’ai vu / Du xviiie siècle » structure d’une part les rubriques « Cabinet de mes amis absens », où figure l’aristocratie lorraine jusqu’au duc de Choiseul, et constitue d’autre part un poème lu à deux reprises à l’Académie de Stanislas, ce qui lui vaut le 8 mai 1787 les « applaudissement[s] et [le fait d’être] embarrassé ensuite par les dames13 ». Cela fait suite à d’autres poèmes déclamés à l’Académie, notamment en 1774, contre « les détracteurs du siècle14 », c’est-à-dire ceux qui se positionnent en opposition à l’Académie Française et à ses membres. Réactualiser l’idée les duchés de Lorraine comme refuge de Voltaire, affirmer sa proximité avec les grands auteurs de la vie littéraire et savante du xviiie siècle, assure la reconnaissance de Devaux comme académicien.

  • 15 Jean-François Lasnière, ou Lanière, de Mâcon (Boyé, 1933, p. 72).

38La mise en recueil de ces divers poèmes s’enquérant des propriétés du duc de Stanislas et les valorisant, et réservant le même traitement à l’aristocratie lorraine au sein d’une rubrique « cabinet de mes amis absens », a pour effet de patrimonialiser les duchés disparus. Les intonations romantiques, l’idéal de la vie campagnarde incarnée notamment par les réalisations architecturales de Stanislas, sont mises en récit dans les vers de Devaux et servent tant le territoire que lui-même. Cette compilation permet de positionner Devaux comme homme de lettres et, ce faisant, de renforcer sa position dans la cité. C’était l’un des premiers enjeux des conseils donnés par Graffigny à Devaux, à l’exemple d’une lettre datée 15 mars 1752, donc avant son élection à la Société royale : « Puisque [l’Intendant de la Galaizière] lui-meme est si orgueilleux et si difficile, tu ne peux parvenir a ce que tu desires qu’en qualité d’homme de letre, et pour la constater, cette qualité, il me semble que tu dois comenser par etre de l’Academie » (vol. 12, p. 305, Lettre du 15 mars 1752). Autrement dit, pour faire sa place à la cour, Devaux se positionne conjointement comme littérateur. Une fois la cour disparue, Devaux, en continuant de la glorifier, parvient ainsi à conforter la légitimité des autorités locales comme l’Académie de Stanislas, ou même le maire royal de Lunéville, ancien garde du corps de Stanislas15. Fort de son ancrage dans la cité, il côtoie les nouveaux administrateurs du pouvoir comme le commandant en chef de la gendarmerie, le marquis de Castries.

39Les intonations romantiques se confondent dans les écrits de Devaux avec un certain provincialisme, au sens d’apologie d’un supposé caractère provincial. Il joue, d’une part, entre le fait d’être reconnu comme un auteur imprimé à Paris et, de l’autre, de la figure du poétaillon lorrain, courtisan léger, insouciant qui jouit de tous les bienfaits de la campagne. Autrement dit, les intonations romantiques et provincialistes sont utilisées dans les écrits de Devaux pour renforcer simultanément sa position d’homme de lettres et d’homme inscrit dans la cité (Roche, 1989, p. 186) ; ils sont le résultat de ce territoire transfrontalier progressivement intégré au Royaume de France. Si, dans certaines circonstances, Graffigny reprochait à Devaux d’être « provincial ! » (vol. 13, Lettre du 10 janvier 1753, p. 164), tous deux ont joué de leurs origines lorraines afin de conforter leurs trajectoires de littérateurs, notamment en vue d’obtenir des pensions ou des fonctions dans les grandes cours européennes. Au lendemain de la mort de Stanislas, Devaux se pose plus que jamais en Lunévillois gardien du patrimoine ducal et ce également pour entretenir ses relations parisiennes.

  • 16 Poème adressé à Octavie Belot.
  • 17 En référence au titre de l’article de Pierre Boyé, précédemment cité.

40De retour de Paris après un voyage en 1768, il envoie un poème à l’une de ses correspondantes sur place, dont le thème est sans équivoque : « C’en est fait pour jamais je renonce à Paris16 ». Devaux le copie dans ses cahiers intitulés « Montempé ». Stratégie judicieuse, elle ne l’empêche pas de poursuivre ses ambitions d’auteur à Paris, puisqu’en 1773 l’une de ses pièces de théâtre est représentée à la Comédie-Italienne, puis imprimée chez la Veuve Duchesne, tout en incarnant socialement le « dernier fidèle à la cour de Lunéville17 » auprès de ses amis ou des institutions de la vie littéraire parisienne. Ainsi, Arthur Young, célèbre agronome britannique, loue sur plusieurs pages de son Voyage en France sa visite à Devaux ainsi institué en dépositaire de l’histoire de Lunéville :

Ce gentilhomme me fournit, avec le major, un second exemple d’attachement pour la ville de sa naissance : il est né à Lunéville, a accompagné le roi Stanislas, ayant une place considérable auprès de sa personne ; a beaucoup vécu à Paris, avec les grands et dans l’initimité des ministres d’Etat ; mais l’amour du pays l’a ramené à Lunéville, où il réside depuis plusieurs années, aimé et respecté, environné d’une belle collection de livres, parmi lesquels les poëtes ne sont pas oubliés, car M. Pompone met aussi avec facilité des sentimens agréables en jolis vers. (Young, 1796, vol. 1, p. 432-436)

41Tous les éléments que Devaux a tenté de mettre en avant dans son recueil sont ici présents et mettent en exergue sa trajectoire de littérateur courtisan en lien avec Paris, qui se serait retiré volontairement de la société. Pour reprendre les mots de Young, les « jolis vers » de Devaux ont participé à la reconnaissance de ce dernier comme « un homme sensé et un esprit cultivé, qui, quoiqu’avancé en âge, a le talent de rendre sa compagnie universellement agréable » (Young, 1796, vol. 1, p. 432). Visiter Devaux en venant à Lunéville est décrit ainsi comme un point de passage incontournable.

42Objet qui peut paraître comme le miroir de l’intimité de Devaux – puisqu’il relate ses amitiés, ses loisirs et son lieu de vie –, le recueil manuscrit conservé à la Bibliothèque Stanislas s’offre, de prime abord, comme un ensemble brouillon et inorganisé. Pourtant, ce recueil invite à percevoir ces poèmes comme autant d’actions d’écriture ayant participé à la réussite sociale de Devaux. Copier et assembler ces vers ont renouvelé la notoriété locale de Devaux, rendue possible par ses relations, même en dehors des duchés et ex-duchés lorrains. De la même manière, saisir la poésie copiée et lue dans la correspondance entre Graffigny et Devaux fait apercevoir les biais de publication des œuvres poétiques de Devaux, comme autant de moyens de conquérir une place dans le monde des lettres, de la cité et même du cercle familial.

43Souvent citée, l’œuvre poétique de Devaux a longtemps servi d’appui pour justifier la carrière d’un poète dévalorisé, paresseux, alors que ces figures ont été forgées par Devaux lui-même. Comme Graffigny lui écrit dès 1738 : « Tu n’es pas le seul qui aie fait des couplets contre soi-même » (vol. 1, p. 231, Lettre du 18 décembre 1738). De la même manière, c’est Devaux qui se pose le premier en légataire des duchés lorrains, en jouant d’« intonations romantiques » et provinciales qui constituent des stratégies de reconnaissance aussi bien en Lorraine qu’à Paris.

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Bibliographie

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Notes

1 Il s’agit là du littérateur tel qu’abordé par Alain Viala (1985, p. 186-216) dans le chapitre 6 de son ouvrage, Naissance d’un écrivain, sociologie de la littérature à l’âge classique.

2 Un des aspects marquants de la correspondance Graffigny-Devaux est qu’ils se présentent comme littérateurs, en parlant de littérature et en adoptant des recettes littéraires qui connaissent un certain succès.

3 Pour la suite de l’article nous n’indiquerons que le volume, la page et la date de la lettre.

4 Il s’agit d’une lettre de Mme de Bernières qui défend l’amitié et la générosité des actions de Voltaire dans ses rapports avec Desfontaines.

5 Élisabeth-Théodore Le Tonnelier de Breteuil (1712-1781) est le frère cadet de Mme du Châtelet et est alors vicaire de l’archevêque de Sens.

6 Champbonin, Anne-Antoinette-Françoise Paulin, Mme Du Raget de (1700-1775).

7 Il s’agit de Madeleine-Angélique de Neufville-Villeroy, duchesse de Boufflers, puis de Luxembourg (1702-1787).

8 À la Bibliothèque nationale de France sont conservées sept lettres de Jeanne Quinault à Devaux, datées entre 1776 et 1779, donc bien après la mort de Graffigny en 1758 (BnF, Ms., NAF 15581).

9 Ce terme a pour vocation à qualifier et distinguer des parties du recueil qui ont été travaillées comme un ensemble par Devaux, avant d’avoir été reliées au xixe siècle.

10 BM de Nancy, Ms. 366(609), f. 121.

11 Pour 34 pièces de circonstances, des airs sont indiqués dans le titre au sein du recueil manuscrit.

12 BM de Nancy, Ms. 366(609), f. 158.

13 Journal de Durival l’aîné, 1782/1787, BM de Nancy, Ms. 863(11), f. 123.

14 Journal de Durival l’aîné, 1773/1774, BM de Nancy, Ms. 863(8), f. 108.

15 Jean-François Lasnière, ou Lanière, de Mâcon (Boyé, 1933, p. 72).

16 Poème adressé à Octavie Belot.

17 En référence au titre de l’article de Pierre Boyé, précédemment cité.

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Table des illustrations

Titre Tableau 1. Variations du poème « Mon histoire » dans le Ms. 366(609)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Margaux Prugnier, « Publier la poésie : vers manuscrits copiés, lus et compilés comme stratégies sociales pour le littérateur des Lumières »Itinéraires [En ligne], 2022-2 | 2023, mis en ligne le 22 mai 2023, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/12656 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.12656

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Auteur

Margaux Prugnier

Université Paris Nanterre, MéMo

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