1Rechercher dans la page : « émotion ».
Cette recherche lexicale rapide dans les documents d’archive numériques du festival des mille lectures d’hiver permet d’emblée de prendre la mesure de l’omniprésence du registre émotionnel dès lors qu’il s’agit de qualifier la teneur de ces rencontres littéraires.
L'émotion et la dureté du texte n'ont pas cette fois installé une tristesse (parfois convenue) non, cet après-midi-là nous étions réunis dans la joie.
Ceux qui avaient apprécié et qui étaient encore sous le coup de l'émotion ne parlaient pas.
Je lis et leur écoute est palpable, certains s'autorisent à rire. Dès les premières lignes lues, une femme est sortie précipitamment de l’auditoire, une autre l’a rejointe pour apaiser l’émotion avec laquelle elle avait quitté le salon.
Je lis et leur écoute est palpable, certains s'autorisent à rire (ce qui pour ce livre n'est pas fréquent). Silence de l'après lecture. Ils sont souvent denses ces silences, gorgés d'émotions. Lentement ils deviennent plus légers, on s'extirpe de sa musique intérieure et on laisse la place à la parole.
Quand quelqu'un nous parle d'un texte qui l'a ému, c'est sûr qu'on a envie de courir l'acheter.
(Archives mille lectures d’hiver)
2Dans les archives des mille lectures d’hiver, l’émotion littéraire, à l’image de l’écoute de l’auditoire, devient palpable. Elle circule, entre autorisations, courses et précipitations, du texte à l’auditoire, d’une auditrice à une autre, d’un lecteur à ses interlocuteurs. Elle ne circule pas, du texte (dur) aux auditeurs (joyeux), de l’intériorité (silencieuse) à la parole. Mille lectures d’hiver et les archives générées par le dispositif fournissent ainsi un terrain d’observation privilégié de ces émotions littéraires, de la multiplicité de leurs formes, de leurs temporalités et de leurs acteurs, mais aussi de l’amplitude de leur champ sémantique et de la difficulté à les saisir et à les décrire. Il s’agit ici d’initier une enquête sur quelques-uns des enjeux émotionnels soulevés par mille lectures d’hiver, sous la forme d’un entretien avec Michèle Fontaine, responsable du projet (2006-2022), et d’une brève excursion dans ses archives.
Mathilde Roussigné : Michèle Fontaine, vous avez dirigé le projet mille lectures d’hiver (MLH) depuis sa création et jusqu’à sa 15e et dernière édition en 2022. Il s’agit d’un dispositif assez unique, dans son fonctionnement et son ampleur. Pouvez-vous revenir sur les principales caractéristiques d’un tel projet ?
Michèle Fontaine : Au départ il s’agit d’une commande du Conseil régional Centre-Val de Loire, alors présidé par Michel Sapin, passée en septembre 2005 à deux professionnels de l’action artistique et culturelle, Georges Buisson et Alain Liévaux, pour réfléchir à une manifestation itinérante régionale autour de l'écriture et de l'oralité. Un projet est élaboré et rapidement accepté, en octobre 2005, sous la dénomination mille lectures d'hiver, sa première édition est réalisée sur la saison 2006-2007.
Ce projet s’est construit sur la volonté de permettre à des écrits d'aujourd'hui de rencontrer le plus grand nombre, de créer de l'emploi artistique en offrant mille espaces de lecture au cours de l’hiver, de transformer les habitants de la région en artisans de leur rendez-vous avec la littérature, de les rendre acteurs de ces lectures à partager en devenant organisateur ou auditeur actif, de contribuer au croisement des cultures, des idées et des émotions dans un cadre convivial, à la ville comme à la campagne.
Le choix de démultiplier le nombre de personnes impliquées dans la démarche visait à donner une vraie résonance à ce dispositif régional composé de trois types « d’acteurs » : les écrivains français et étrangers (traduits), vivants et édités, présents via leurs livres lus à voix haute, les comédiens-lecteurs à voix haute passeurs de littérature, les habitants des six départements de la région en qualité d’accueillant-organisateur ou d’invité-auditeur d’une lecture. Projet unique en France à l’échelle d’une région, lisible par son ampleur tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de son territoire, mille lectures d’hiver fut financé exclusivement par le Conseil régional et mis en œuvre par les agences Livre au Centre puis Ciclic Centre-Val de Loire de 2006 à 2021.
Mille lectures d’hiver était ouvert à tous les habitants de la région désireux d’accueillir une lecture de livre d’un écrivain, vivant, édité, français ou étranger faite par un comédien professionnel. Il suffisait à la personne intéressée de s’inscrire en mentionnant trois dates possibles entre janvier et mars, un horaire et l’endroit choisi pour cet accueil, domicile, lieu de travail ou espace de loisirs. Un mois avant la date programmée, le ou la futur·e accueillant·e était informé·e du contenu artistique de « sa » lecture et découvrait le titre de l’ouvrage, les noms de l’auteur, de l’éventuel traducteur et du comédien qui officierait. Autant d’éléments que l’accueillant n’avait pas choisis. L’événement étant dédié à la découverte de la littérature, la curiosité était bienvenue voire nécessaire. À dessein, une mille lectures d’hiver comptait deux parties, une lecture et une « après-lecture ». Ce deuxième temps, incontournable et inhérent au projet, permettait un échange à bâtons rompus entre auditeurs qui venaient d’écouter ensemble un même écrit lu à voix haute. Les participants étaient invités à exprimer leur ressenti, leur perception du livre écouté, qu’ils l’aient apprécié ou pas. Chaque mille lectures d’hiver comptait une moyenne de vingt personnes conviées par « l’accueillant » parmi ses proches, amis, famille, voisins, collègues, etc. Au moment de l’invitation, chaque personne était sollicitée pour apporter une boisson, un gâteau, un plat, une spécialité culinaire à partager au cours de « l’après-lecture » dans l’ambiance conviviale d’un goûter, d’un repas, d’un apéritif dînatoire ou d’une collation.
M. R. : Qu’est-ce qui distingue ces lectures littéraires à voix haute du conte ou de la représentation théâtrale ?
M. F. : Dans le cas du conte, il s’agit de littérature orale et le conteur raconte. Il narre une histoire aux spectateurs en la jouant, en la représentant, en étant en interaction permanente avec le public. Il peut s’éloigner de la trame narrative originelle.
Dans le cas de la représentation théâtrale, il est question de théâtre, d’incarnation d’un personnage, de jeu du comédien, d’intention du metteur en scène qui, en fonction de son interprétation du texte, d’un éventuel « message à transmettre », va orienter sa mise en scène, sa direction d’acteur et donner sa vision de la pièce.
La lecture à voix haute se situe à un autre endroit. Il s’agit pour le lecteur à voix haute – souvent un comédien – de donner à entendre le livre d’un écrivain, d’en restituer le sens, le rythme, le souffle, d’être le passeur d’une écriture, au plus près du texte.
Bien sûr de nombreuses autres formes de lectures publiques existent : lecteur accompagné d’un musicien, lecture à un ou plusieurs interprètes avec éventuelle mise en espace, présence d’objets, d’éléments de décor, etc. et ces représentations sont souvent de qualité.
Cependant, s’agissant des mille lectures d’hiver et d’un événement artistique visant à faire découvrir la littérature d’aujourd’hui via la lecture à voix haute, le choix de la simplicité et du respect absolu du texte avait cours. Aucun artifice n’était permis, ni accessoire, ni musique, ni mise en espace, juste le texte de l’écrivain et la voix du lecteur au service de l’écrit. La durée de la lecture était limitée à une heure. Il importait que les comédiens, cinquante en moyenne à chaque édition, adhèrent à ce socle commun d’exigences. À cet effet, ils étaient chaque année conviés à un temps de préparation et d’échange autour de ces pratiques, parfois en présence d’un intervenant extérieur. Ce fut le cas par exemple du metteur en scène Jean-Louis Hourdin conseillant : « n’accablez pas le texte, laissez-le avec son énergie propre » ou « ne vous laissez pas emporter par la pression de l’état de jeu » ; de Daniel Fatous, homme de radio entre autres activités, invitant les comédiens « à ne pas prendre l’œuvre en otage pour paraître », relevant que « ne pas être dans la représentation quand on lit à voix haute permet à l’auditeur d’entrer dans l’abandon » ou, comparant le lecteur à voix haute avec la voix radiophonique, « même si on est là avec son corps, c’est une voix qui s’adresse à des oreilles, le corps est là mais c’est la voix qui prime ».
La réflexion sur ces sujets s’est précisée, enrichie au fil des éditions, en ce qui concerne notamment la question du regard du lecteur vers les auditeurs. Ces regards parfois répétitifs et appuyés relevaient généralement d’une volonté d’interaction avec le public. Cependant ces allers retours « regard » par le comédien du livre vers les écoutants se faisaient souvent au détriment du texte lu, de son rythme, de son essence. Il n’était bien sûr pas question d’ignorer le public et de ne jamais le regarder mais de se concentrer sur les mots de l’écrivain, avant toute chose.
M. R. : Quels intérêts et quel sens la forme du public « en petit comité » a-t-elle revêtus ?
M. F. : Le « petit comité » est lié à plusieurs nécessités.
À l’origine, cette forme répond à l’ambition initiale de privilégier la démocratisation culturelle sur la massification artificielle, tout en faisant nombre, de s'opposer à la déferlante consumériste de la culture en créant de nombreux petits espaces de partage. La dimension humaine favorisera l'écoute de la parole échangée pour comprendre le monde et ceux qui le font. Elle incarne également la volonté des élus de mettre les écritures vivantes du monde au cœur du territoire, au plus près de tous les gens et avec les acteurs habitant cette région.
Dans les faits, chaque édition des mille lectures d’hiver comptait cinq cents lectures réparties sur toute la région. À noter que l’objectif initial de « mille lectures », approché dans les années 2010 avec huit cents lectures organisées, fut revu à la baisse pour des raisons budgétaires et que le nombre fut finalement stabilisé à cinq cents.
Chaque lecture est donc initiée par un accueillant, curieux de littérature et amateur de convivialité. Il s’inscrit, détermine l’endroit où se déroulera la rencontre et s’engage à réunir une vingtaine de proches issus de son entourage privé, familial et/ou professionnel. Ces personnes découvrent ensemble le livre d’un écrivain qu’elles n’ont pas choisi, en écoutent de larges extraits lus à voix haute par une lectrice ou un lecteur, professionnel·le, en discutent ensemble, partagent une collation ou un repas. La proximité avec l’intervenant artistique et avec l’œuvre lue, la convivialité du petit groupe et la diversité des personnes présentes, familières ou non du livre et de la lecture, contribuent à la création d’un espace intime et bienveillant. Le « petit comité » est propice à la découverte et à l’écoute d’un livre que l’on n’a pas choisi ; il instaure un climat de confiance et favorise la richesse des échanges, la parole se libère. La discussion qui suit la lecture est nourrie des ressentis que chacun peut exprimer qu’il ait aimé un peu, beaucoup ou pas du tout le texte lu ; certains participants pouvaient néanmoins choisir de rester dans une posture d’écoute des autres sans intervenir eux-mêmes. Par ailleurs, dans les lieux de lecture, l’installation des sièges échappait généralement au modèle de la salle de spectacles où scène et salle sont séparées par ce 4e mur invisible qui crée une distance. Une disposition informelle des chaises et fauteuils dans les petits espaces ou en arc de cercle par exemple participait de cette proximité. À l’échelle d’une région, ces petites assemblées démultipliées tant dans les zones urbaines que rurales permettaient également de jouer la carte de la proximité géographique pour les participants. Chaque mille lectures d’hiver et son espace intime propre réitéré cinq cents fois avec une vingtaine de personnes cela donnait chaque hiver près de dix mille personnes impliquées dans la découverte de la littérature de notre temps.
M. R : Le principe d’une soirée autour d’un bon repas en communauté choisie fait directement signe vers un imaginaire de la convivialité et des émotions joyeuses. Que vient faire la littérature là-dedans ?
M. F. : C’est la littérature qui est au cœur des mille lectures d’hiver, la découverte de livres d’écrivains alliée à la convivialité, et quoi de plus convivial que le partage d’un repas auquel chaque participant aura contribué ? Cela dit c’est l’accueillant qui choisissait l’heure de sa lecture et par conséquent, suivant l’horaire, la nature des réjouissances gustatives, goûter, buffet, collation, apéritif dînatoire, etc. pour organiser « l’après-lecture ».
La notion de découverte, d’absence de choix du livre lu, suppose que chaque participant accepte la possible déception de ne pas aimer le texte, à commencer par l’accueillant à l’origine de l’organisation de la mille lectures d’hiver. Il importe donc que cet « acteur » du dispositif se décharge de toute responsabilité quant à la future perception de la lecture par ses invités. L’ouverture sur l’inconnu, la possibilité d’aimer ou de ne pas aimer le livre d’un auteur qu’on ne connaissait pas jusqu’alors sont prépondérants. La possibilité de mise en partage des ressentis au cours de « l’après-lecture » permet si besoin de se déprendre d’un univers littéraire peu apprécié.
Les œuvres lues sont des romans, poèmes, ou nouvelles destinées aux adultes. Les comédiens sont à l’origine de ce choix, plus précisément chacun d’eux propose deux livres possibles, avec une note d’intention, pour la dizaine de lectures qu’il effectuera au cours de l’hiver. L’agence Ciclic en choisit un.
Il importe que le comédien-lecteur soit conscient de la teneur du texte qu’il lira. Un livre peut marquer un individu, résonner en lui mais ne pas se prêter à l’exercice de la lecture à voix haute, pour de multiples raisons. La note d’intention vise aussi à guider le lecteur dans cette réflexion. À noter que s’agissant des romans, pour respecter la durée d’une heure de lecture inhérente au projet, la consigne est donnée au comédien-lecteur de privilégier la lecture de larges extraits du livre, les adaptations et montages ne sont pas autorisés. Au moment de la sélection finale des livres qui seront lus, les textes porteurs de violence, durs, choquants sont traités avec beaucoup d’attention. Provoquer des auditeurs venus découvrir un texte n’est pas le but recherché. Il ne s’agit pas pour autant de privilégier la littérature consensuelle ou complaisante. De même choisir un livre dont le sujet fera « un bon débat » dénaturerait le projet. L’après-lecture se situe d’abord sur le terrain du sensible, de l’imaginaire, de l’expression des ressentis nés de la littérature, même si les conversations peuvent ensuite dériver vers d’autres horizons.
En outre, lors d’une édition, chaque lecteur réalise environ dix lectures publiques de « son » livre et il importe aussi que le texte soit de bonne tenue, qu’il reste source de découverte et de plaisir pour le lecteur lui-même.
Lors de son intervention évoquée précédemment, Daniel Fatous invitait simplement les lecteurs à « la confiance en soi, la confiance en l’œuvre et la confiance en l’autre ».
M. R. : Le dispositif MLH a généré, au fil des éditions, une archive originale, riche et complexe. Pouvez-vous la décrire ?
M. F. : La mise en œuvre d’un projet de cette envergure, dans une région grande comme la Belgique, avec plusieurs dizaines d’« acteurs », plusieurs centaines de lectures, plusieurs milliers d’auditeurs, et la nécessité de le maintenir dans son exigence artistique et le respect de ses valeurs fondamentales a supposé de disposer chaque année d’un descriptif précis de son déroulement.
Chaque comédien, salarié, réalise environ dix lectures organisées par autant « d’accueillants », chacun d’eux ayant lui-même réuni une vingtaine de personnes dans le lieu de son choix ; le comédien-lecteur est à la fois acteur, ambassadeur du projet sur le territoire et observateur privilégié de chacun de « ses » rendez-vous littéraires. Dès la deuxième édition, il s’est agi pour les lecteurs de rendre compte de la manière dont s’était déroulée la rencontre, le cadre de cette demande étant décrit dans une note qui leur était transmise (voir l’encadré ci-dessous). La forme était libre, le style pouvait être télégraphique, l’idée était de disposer d’une photographie globale nous éclairant sur la réception des mille lectures d’hiver, sur l’accueil de l’œuvre littéraire, sa perception et la teneur des discussions, sur la manière de faire des accueillants, etc. Ce compte rendu est devenu « carnet de route », comme pour mieux marquer l’itinérance des comédiens à travers les villes et les villages de la région au fil de leurs tournées de mille lectures d’hiver.
À l’issue de quinze années d’existence et d’autant d’éditions des mille lectures d’hiver, ce sont plus de sept mille carnets de route qui retracent cette épopée singulière dans la littérature d’aujourd’hui, au plus près des gens.
Texte adressé aux comédiens les invitant à faire état de leurs lectures
Le carnet de route est ce petit compte rendu que vous écrivez, lecture par lecture, à l’issue de vos tournées. C’est pour nous un document précieux et indispensable.
POUR RACONTER QUOI ?
Cela peut être la manière dont la lecture s’est déroulée, le cadre, la qualité de l’accueil, les impressions sur la lecture, l’auteur lu, l’après-lecture, ou le projet en général. Ce carnet peut aussi rendre compte du nombre d’invités présents et de l’effort fait pour convier des personnes familières ou non du livre et de la lecture. En bref, le carnet de route contient tous ces détails positifs ou/et négatifs qui permettent de décrire la rencontre.
POURQUOI UN CARNET DE ROUTE ?
Mille lectures d’hiver est un projet simple mais exigent qu’il importe de maintenir dans son intégrité. Pour cela, nous avons besoin de connaître la réalité de chacune de ces centaines de lectures. Notre perception globale des mille lectures d’hiver s’élabore en partie grâce à ce que vous nous en dites. Chaque lecteur porte la responsabilité de ce « retour ». Le carnet de route décrit des situations sympathiques ou moins agréables : dans le premier cas, c’est tant mieux et c’est bien de le dire, dans le second cas, c’est important que nous le sachions. En pointant les dysfonctionnements même mineurs, vous nous permettez de modifier les manières de faire parfois cavalières, par ignorance ou désinvolture, de certains accueillants. Vous contribuez à rendre possible le maintien d’un nécessaire degré d’exigence dans le projet.
LE RÔLE DU LECTEUR
Lors de vos tournées vous pouvez être amené à rappeler les fondamentaux du projet, à insister sur telle caractéristique ou telle autre. Là encore, le signaler dans votre carnet de route nous sera utile. Parfois vous êtes tenté de relativiser un accueil moins réussi au regard de l’ensemble d’une tournée qui s’est bien passée. Cependant, à l’échelle d’un projet, les petits couacs cumulés et répétés finissent par poser problème. Voici quelques exemples de couacs : l’accueillant n’est pas présent le jour de la lecture, il n’a pas prévu de pot ou s’est contenté d’offrir un verre aux personnes présentes sans organiser au préalable avec elles l’après-lecture, il n’a pas assuré l’hébergement, n’a pas offert au lecteur le repas prévu, n’a pas relancé ses invités et n’en compte que deux le jour de la lecture, a associé la lecture à un autre événement, accueille soixante personnes à la lecture, a convié des familles avec de jeunes enfants, a demandé une participation financière pour un repas ou un buffet… Ces écarts sont rares mais sont symptomatiques d’une approche erronée des mille lectures d’hiver. Ils concernent souvent des personnes qui tordent le projet – quitte à le dénaturer – pour qu’il entre dans leurs propres contraintes de fonctionnement ou pour qu’il soit conforme à l’idée qu’elles s’en font. Votre carnet de route nous permet d’apprécier la perception du projet et d’analyser son évolution, de remédier aux écarts ou de nous réjouir du contraire.
M. R. : Il semble que le passage à une forme de documentation plus rationalisée ait totalement modifié le type d’archive produite. Pouvez-vous revenir sur les raisons de cette transition et ses effets ?
M. F. : L’ensemble des comédiens s’est plié chaque année à cet exercice du « carnet de route » dont la forme s’est finalement vue homogénéisée. Au départ, la contrainte du compte rendu associée à la liberté de la forme se transforme en un remarquable exercice créatif pour certains d’entre eux. Des supports originaux sont utilisés : petit cahier manuscrit, série de cartes postales, carnet avec collages, dossier relié avec textes, dessins et/ou photos réelles ou décalées des personnes ou des lieux, petite boîte contenant les textes mis sous enveloppes. Le carnet de bord, journal de tournée, carnet de route ou simple « retour » – chacun y appose son appellation – est manuscrit ou tapuscrit. Le document prend parfois la forme d’une lettre adressée. Il est important de souligner que l’ensemble de ces documents rédigés par les comédiens était destiné à un usage interne.
À partir de la huitième édition, la direction de l’agence décide de mettre en avant ces textes en les publiant en ligne sur son site internet, et d’en normaliser leur rédaction. Par ailleurs, l’obligation de ces comptes rendus est désormais inscrite dans le contrat de travail du comédien. Cette volonté de publication entraîne une transformation radicale de la manière d’envisager ces documents et l’objectif de ces carnets de route évolue. Il ne s’agit plus simplement de rendre compte de lectures auprès de professionnels identifiés et intégrés au projet mais de communiquer ces éléments sensibles en vue d’une publication largement accessible sur le site de l’agence. Avec ce changement de sphère de publication, et par extension de destinataires des textes, se pose la question de l’écriture de ces carnets de route et de leur confidentialité. Les comédiens s’autoriseront-ils à livrer les mêmes récits ? L’homogénéisation des comptes rendus passant par l’élaboration d’un formulaire à compléter en ligne (formsite), le choix y est fait de distinguer les éléments factuels et les ressentis, et de proposer deux espaces de contributions différents, les « publiables » et les « non publiables ». Pour autant, malgré cette distinction, la publication « brute » de ces comptes rendus sur le site, sans contextualisation, reste délicate. La décision est prise de faire appel à un intervenant extérieur pour « l’éditorialisation » d’une saison de « carnets de route ». À partir du corpus des plusieurs centaines de textes structurés à l’identique, ce rédacteur est invité à dégager cinq à six thématiques pour autant d’articles. Ces publications retracent les grandes lignes d’une saison de mille lectures d’hiver ; elles sont ponctuées de paroles originales des lecteurs et de citations « anonymisées » des accueillants et de leurs invités. Une grande vigilance est requise pour préserver l’anonymat des lectures évoquées.
Les accueillants sont prévenus de la rédaction des carnets de route par les comédiens et des publications qui en sont faites sur le site. On ignore s’ils en ont pris connaissance et dans ce cas si ces documents les ont intéressés.
M. R. : De quelles émotions littéraires ces archives sont-elles la trace ? Par ailleurs, les émotions dont ces archives rendent compte ne recouvrent pas l’intégralité des émotions générées par les soirées. En quoi, pourquoi ?
M. F. : Les comptes rendus des lecteurs, sur support libre et/ou via le formulaire en ligne, sont la trace de deux principaux types d’émotions : celles que le lecteur a vécues lui-même, et celles qu’il a perçues de ses auditeurs. Il est parfois difficile pour le comédien-lecteur de faire état d’une émotion négative exprimée par un auditeur, de faire la part des choses entre le choix du texte, la qualité de la lecture, une faiblesse passagère de soi, ou de l’autre. Comment exprimer de telles réactions ? Ne sont-elles pas marginales au regard de la multitude de retours positifs ? Et s’il semble parfois plus facile de les relater à l’oral, trouver les mots pour l’écrire, de manière juste, via un formulaire, s’avère plus délicat. L’expression du sensible est une affaire intime qui se prête difficilement à la formulation publique en ligne. Le partage de l’émotion, qui plus est négative, s’accommode mieux de la confidentialité. L’espace de contribution « non publiable » fournit néanmoins un espace où peuvent se donner à lire les divers troubles parfois générés par ces rencontres littéraires. De plus, le dispositif cumulant divers types de relations – du texte au lecteur, du lecteur au public, de l’accueillant à ses invités, etc. –, les émotions exprimées par les participants eux-mêmes fusionnaient parfois le fait d’aimer un texte (ou pas), d’aimer un lecteur (ou pas), d’apprécier l’auditoire (ou pas), d’accueillir l’inconnu (ou pas).
Il faut aussi noter que ces archives n’ont pas eu pour but de collecter et de conserver systématiquement la trace des émotions littéraires exprimées par les accueillants eux-mêmes. Il n’était pas envisageable de demander l’avis des accueillants, de manière officielle, via un formulaire par exemple. Cela aurait pu s’apparenter à une évaluation professionnelle des comédiens ou des auteurs lus et de cela il n’était pas question. Quelques textes de ces accueillants existent néanmoins, qui nous ont été envoyés spontanément par mail ou par courrier. Ces textes, inclus dans l’archive, disent la joie de la découverte littéraire, de la rencontre, du partage. Ils témoignent d’une émotion sociale, du plaisir généré par l’événement de manière générale, et entrent moins dans le détail des émotions littéraires ayant caractérisé la lecture ou l’après-lecture.
Outre les récits qu’ils rédigeaient sous la forme de ces carnets de route, des comédiens ont pu être tentés d’archiver les émotions des auditeurs. Lors de leurs lectures, certains ont fait circuler un « livre d’or » dont ils ont transmis une copie ; ces documents ont été conservés. Ces archives témoignent d’une appréciation de la lecture et d’un type spécifique de relation littéraire : celle qui relie le comédien et le public. Lors d’une édition, une comédienne, par enthousiasme, a eu l’envie de noter tout ce que le public exprimait dans le moment de l’après-lecture ; s’y jouait certainement le fantasme de pouvoir accéder à la chambre noire que constituent les émotions littéraires intimes. La transformation de la lectrice en enquêtrice a malheureusement enlevé toute spontanéité à l’expression des émotions et a pour ainsi dire faussé le jeu. Les carnets de route sont ainsi rédigés après la rencontre et non pendant les échanges.
ÉTUDE DE CAS no 1 – Une littérature conviviale ?
Jeudi, la dernière
Évidemment non sans émotion,
je pars découvrir les nouveaux visages, la dernière surprise de la saison.
Je connais la route, je connais ma lecture
– des phrases se sont imprégnées dans ma mémoire et surgissent dorénavant à l'improviste –
Mais je ne connais pas encore mes hôtes, et les petites aventures propres à chaque « moment de lecture »…
Une Christiane très accueillante,
une recherche de la bonne lumière très drôle,
une arrivée égrainée des invités,
un sas pour les manteaux, une convivialité évidente, un salon rempli de convives,
un apéro dînatoire où chacun avait participé de sa spécialité…
l'accueil qui sied à la petite émotion de « la dernière ».
Franche sympathie, gentillesse et chaleur, pâté de pâque, et pâté fait maison.
De l'oreille à la bouche comme toujours !
l'écriture de Joyce Carol que j'ai mâchée et mâchée encore afin de trouver sa matière,
nous en parlons avec Michèle présente, sorte de petit point pour ponctuer ces lectures, et je rentre de nuit, avec la frénétique écriture et son souffle exhalé, heureuse de m'être confrontée à cette énergique langue qui ne laisse pas de silence, mais qui aura rencontré nombre d'oreilles attentives, et aura séduit, étourdi, tenu en haleine et fait parler tant de personnes entre elles !
Bye bye foxfire qui brûle et brûle ! (Archives mille lectures d’hiver, 10e édition, 2016)
3Parce qu’il associe la lecture publique à une pratique et un imaginaire de la table, le projet mille lectures d’hiver génère fréquemment, dans les comptes rendus des lecteurs, une appréhension conviviale (du convivium latin, le repas en commun) de la littérature. Le mot lui-même est décliné et répété (convives, convivialité), et le travail du comédien est envisagé comme un métier de bouche, de souffle et d’haleine, dans lequel les mots se dégustent aussi bien qu’un pâté fait maison. Un autre témoignage de lecteur joue plus explicitement de la comparaison : « les invités arrivent, s’intéressent à mes livres posés là en batterie un peu comme on soulève avec gourmandise le couvercle d’une cocotte qui mijote » (Archives mille lectures d’hiver, 10e édition, 2016). L’horizon du festin que dessine cette littérature gourmande fait signe vers une conception chaleureuse et communautaire du fait littéraire. Ainsi le souligne une lectrice : « c'est si rare d'être ensemble pour déguster de la littérature, les mille lectures d'hiver ouvrent les cœurs, une caresse bienveillante du dimanche avant de reprendre la semaine, un regain de joie, de force, de communauté » (Archives mille lectures d’hiver, 10e édition, 2016). La littérature conviviale se caractérise par au moins deux paramètres : d’une part, elle fait appel à un registre émotionnel privilégié : celui de la joie. D’autre part, elle place en son cœur ce qu’Alexandre Gefen a nommé « la fabrique du nous », la figure du lecteur faisant alors retour vers celle du conteur « capable d'insuffler du commun à la communauté » (Gefen 2017 : 216). Il est pourtant fondamental de comprendre comment mille lectures d’hiver tient à distance cet imaginaire purement consensuel du fait littéraire, et les contradictions qui en découlent.
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ÉTUDE DE CAS no 2 – Une littérature transitionnelle ?
Le texte de Laurent Mauvignier Ce que j'appelle oubli est un texte qui fait peur. J’ai pu retrouver chez quelques accueillants cette même peur préalable. Comme ils sont tous très curieux (ce qui n’est pas pour ma part un vilain défaut), ils prennent connaissance de l'histoire du texte avant de m’accueillir, sur internet. C'est un court roman inspiré d'un fait divers lyonnais en 2009. Un homme rentre dans un supermarché, boit une canette de bière sur place, se fait attraper par les vigiles et se fait tabasser à mort. Le procureur du jugement dira « un homme ne doit pas mourir pour si peu », point de départ. Inspirés par cette première crainte, cette gentille famille a jugé nécessaire de transmettre le résumé à tous ces invités, ce qui a provoqué des désistements et une assemblée réduite de moitié. Après la lecture et après la découverte de la force littéraire et émotionnelle du texte, il me plaît à penser que mon action a permis une chose. Défendre que c’est la signature de l’artiste et son parti pris, son implication sensitive et politique qui fait la différence. Amour, mort, terreur, angoisse, paysage… tout peut être dit, raconté, l'intérêt c'est la forme qu'on lui donne […] Laurent Mauvignier nous offre le luxe de nous indigner avec de la poésie et pas seulement en lisant la littérature journalistique. (Archives mille lectures d’hiver, 8e édition, 2014)
4L’imaginaire de la convivialité réconfortante et de la joyeuse soirée nourrit une contradiction – fructueuse la plupart du temps, mais menant parfois à l’impasse – avec une grande partie des textes littéraires choisis par les lecteurs. Les malaises et les critiques adressées aux textes par l’auditoire, et dont témoignent les archives, sont principalement de deux types : hermétisme, noirceur du sujet traité. Dans le cas de la lecture de Ce que j’appelle oubli, il s’agit pour la comédienne, en défendant la force de déstabilisation propre aux productions littéraires, la spécificité formelle du discours littéraire et du style d’un auteur, de réaffirmer les valeurs et conceptions littéraires du projet mille lectures d’hiver qui articulent intransitivité et référentialité. Rejoignant indirectement les conceptions d’Hélène Merlin-Kajman sur la littérature comme objet transitionnel collectif, l’argumentation reprend le jeu d’opposition entre la factualité sèche du journalistique, « excitation sans effet expérientiel » (Merlin-Kaiman 2016 : 42), et la transitionnalité du poétique, qui « ajuste le monde interne individuel au monde extérieur » (Merlin-Kaiman 2016 : 42). Si les archives des mille lectures d’hiver témoignent de situations littéraires dans lesquelles le partage transitionnel fonctionne ou parfois échoue, laissant place à une communication dispathique, elles ont surtout l’intérêt de formuler des hypothèses quant aux raisons de ces situations de partage ou de non-partage, qu’il s’agirait d’inventorier.
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ÉTUDE DE CAS no 3 – Jouissance inter-dite ?
Archives mille lectures d’hiver, 3e édition, 2009.
5Lorsqu’il s’agit de témoigner d’intensités émotionnelles exceptionnelles, le recours aux expressions indéfinies est récurrent dans les archives, « il se passe quelque chose » constituant l’occurrence la plus emblématique :
Ça ne laisse pas indifférent, quel que soit notre rapport avec la littérature, nos croyances, nos engagements, nos convictions, notre milieu, ça nous gratte et on rejette mais pas complètement ou ça nous touche mais il se passe quelque chose. Pratiquement tout le monde au cours de cette tournée, a accepté le dérangement (Archives mille lectures d’hiver, 10e édition, 2016)
6L’indéfinition du « quelque chose » fait signe vers l’impossibilité de dire les « moments de vérité » qui désignent chez Barthes non les dévoilements mais « le surgissement de l’ininterprétable, du dernier degré du sens, de l’après quoi plus rien à dire » (Barthes 2003 : 159). Ayant partie liée avec le dérangement, ces moments ont trait à l’émotion du punctum ou à la jouissance du texte telles que les a théorisées Barthes : moments de dessaisissements où les assises vacillent, instants faisant rupture avec ce qui précède, avec le studium (émotion logiquement éprouvée selon les sens et la situation politique ou culturelle) ou le simple plaisir du texte (« celui qui contente, emplit, donne de l'euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture » [Barthes 1973 : 26]). Faut-il pour autant suivre Barthes lorsqu’il souligne la nature asociale de telles émotions, ne pouvant être prises en charge par « aucune collectivité, aucune mentalité, aucun idiolecte » (Barthes 1973 : 39) ? Les capacités socialisantes du dispositif de la lecture à voix haute jettent un trouble dans les partages trop tranchés entre l’intime et le social. Le recours à la métaphore du jazz, tout comme l’usage récurrent de l’indéfini « ça », sont ici autant de tentatives d’évoquer, dans l’après-coup, ces vertiges collectifs. Dans le second temps qui suit les lectures, le « silence d’émotion » semble constituer l’une des modalités les plus courantes de l’expression émotionnelle :
Fin de la lecture… silence… moment rare.
Il y a eu un très beau silence après la lecture, avant que la parole reprenne.
Je termine, applaudissements (je n'aime pas trop… je préfère vraiment un silence qui clôture la lecture). (Archives mille lectures d’hiver, 9e édition, 2015)
7Plutôt que d’opposer les moments de jouissance et de vertige aux plaisirs socialisés et conviviaux, il s’agirait de comprendre les jeux dialectiques qui opèrent entre le premier temps de la lecture et le second temps de la discussion collective.
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ÉTUDE DE CAS no 4 – Archives adressées
Archives mille lectures d’hiver, 7e édition, 2013, photographie de Michèle Fontaine, 2022.
8Avant que le passage à la plateforme numérique n’homogénéise les comptes rendus, les archives des mille lectures d’hiver jouent de la diversité des supports ou encore des scénographies génériques, mais elles révèlent surtout l’impératif de penser les émotions dans leur circulation. Nombre des comptes rendus renouent, sur le plan matériel comme sur le plan formel, avec l’imaginaire de la correspondance, rappelant par-là que les archives sont situées et adressées. Situées, car elles témoignent du point de vue spécifique d’un acteur du projet – le lecteur à voix haute – sur les émotions qu’il a vécues ou perçues. Adressées, car loin d’être de simples lieux dépositaires des émotions passées, les archives relancent leur circulation. Elles révèlent ainsi, d’une part, que ces émotions littéraires ne s’arrêtent pas au public et au moment des lectures mais qu’elles irriguent les relations des différents professionnels au sein des dispositifs institutionnels. D’autre part, ces comptes rendus réactivent le double sens de la relation, ils relatent les événements tout autant qu’ils relancent et perpétuent la dimension relationnelle des émotions littéraires jusque dans les interactions entre professionnels des mille lectures d’hiver.
Archives mille lectures d’hiver, 6e édition, 2012, photographie de Michèle Fontaine, 2022.
9Ainsi que l’a observé David Ruffel, « le propre de l’œuvre relationnelle est de déborder le cadre du livre » (Ruffel 2010 : 70). Le littéraire, dans les mille lectures d’hiver, essaime et colore les liens interpersonnels, ici par un pastiche du style épistolaire classique qui fait du partage la clef d’une résolution émotionnelle.
10Les archives mille lectures d’hiver fournissent ainsi un objet d’études passionnant et encore inexploré pour l’analyse des pratiques et des enjeux du lire ensemble.