- 1 On songe ici à ce que les critiques ont pu décrire comme une « faim de réel » (Shields 2010) ou une (...)
1À la folie (Sorman 2021) s'inscrit dans le cadre de ce retour au réel et de cet essor de la non-fiction dont les critiques n’ont eu de cesse de faire le diagnostic depuis les années 801. Plus encore, le livre participe de ces littératures de terrain et d’enquête qui revendiquent l'apport des sciences sociales et ont fait florès dans le paysage littéraire contemporain français.
2Le livre, qui se présente paradoxalement comme un roman, fait le portrait des patient·es et des soignant·es que Joy Sorman a rencontré·es lors de ses visites au sein d’un hôpital psychiatrique et dont elle a collecté les témoignages. Les ressorts du romanesque sont mis au service d'une peinture sensible, au plus près de corps abîmés, meurtris par les sévices antérieurs et déréglés par la violence des traitements psychiatriques mais qui sont autant de corps vivants et mobiles, qui s'expriment haut et fort, mangent et fument, chantent et dansent. Contre un protocole et un langage gestionnaires, À la folie propose ainsi une approche plus humaine que dessine l'attention portée aux gestes échangés, aux mains tendues et aux chants partagés.
- 2 Joy Sorman évoque le « chantier éthique » qui réside dans « la résistance au spectaculaire, à la fa (...)
3Cependant, et c’est là peut-être son originalité, À la folie est aussi le récit de la distance qui nous sépare – médecins, autrice et lecteurs – de ces corps : ces derniers sont saisis dans leur opacité, leur interprétation résiste et le livre se clôt sur une sorte d’aveu d’échec, d’une impuissance à les déchiffrer et à les écrire. C’est que la narratrice est en permanence confrontée à une problématique de l’écart, la recherche d’une juste distance vis-à-vis du corps des patient·es et du corps médical auxquels elle n’appartient pas. Cet écart se traduit non seulement par une critique de l’institution psychiatrique mais aussi par une sorte de pudeur dans l’écriture, la volonté de ne pas vampiriser les paroles et les corps de celles et ceux qu’elle rencontre pour satisfaire sa fascination2 ou pour en faire de beaux objets littéraires.
- 3 Nous reprenons ici la réflexion de Violaine Sauty (2019) sur l'immersion comme étant nécessairemen (...)
4Pourtant À la folie est aussi le journal de corps hauts en couleur dont les représentations et l’imaginaire qu’ils charrient peuvent être interrogés, dont on peut également questionner la justesse. Il s’agira ainsi d’étudier dans cet article la manière dont la représentation paradoxale des corps situe la romancière par rapport à son objet, entre dénonciation du corps social et politique et exhibition du corps des fous et la façon dont son enquête se tient pour ainsi dire sur le fil3.
5En s’écrivant à la frontière entre fait et fiction, entre le souci de coller au réel et le désir de donner libre cours à l’imagination, À la folie ne dissone pas avec le reste de l’œuvre de Joy Sorman. Depuis Boys Boys Boys (Sorman 2005), cette dernière joue à plein des pouvoirs de la fiction – on songe notamment à La Peau de l’ours (Sorman 2014) où l’autrice donne voix à un être hybride – en même temps qu’elle se tient au plus près du réel, de manière quasi documentaire voire factographique (Zenetti 2014) – pensons à Gare du Nord (Sorman 2011), sorte de tentative d’épuisement d’un non-lieu parisien ou encore à L’Inhabitable (Sorman 2016), enquête de terrain au plus long cours, menée auprès d’habitant·es d’immeubles insalubres.
Plutôt que d’osciller entre deux pôles opposés, le travail de Joy Sorman peut d’ailleurs être vu comme une tentative de les concilier, de se saisir du réel pour l’augmenter, sinon par la fiction, du moins par la représentation. C’était déjà le cas dans Comme une bête (Sorman 2012), variation onirique autour du destin d’un apprenti boucher à laquelle avait présidé un travail d’entretien et de documentation auprès de gens du métier. Si, dans ce dernier, la fiction se taillait la part du lion, À la folie semble renverser l’équilibre au profit du réel.
6Dès son péritexte, le livre de Sorman induit cependant un flottement générique et référentiel. Bien qu’aucune étiquette ou indication ne soit présente en jaquette – ni « roman », ni même « récit » – la quatrième de couverture semble quant à elle faire signe vers le genre romanesque :
De ces hommes et de ces femmes aux existences abîmées, l’auteure a fait un livre dont Franck, Maria, Catherine, Youcef, Barnabé et Robert sont les inoubliables personnages. À la folie est le roman de leur vie enfermée.
- 4 « Il est toujours gênant d’ajouter sans fin des labels, des étiquettes, pour qualifier des esthétiq (...)
7De même qu’il semble y avoir une continuité entre la narratrice et l’autrice, les personnages paraissent bien désigner, derrière le changement de nom, des personnes dont le livre souhaite restituer la présence. Si roman il y a, c’est donc dans la mise en forme d’une expérience préalable au contact de personnes que l’autrice a côtoyées « durant tout une année » et dont elle « a recueilli les paroles ». Ces précisions de l’éditeur ne sont pas anodines : l’insistance sur le terrain et la durée d’immersion ainsi que sur le processus de collecte inscrivent l’entreprise de Joy Sorman dans le sillage d’autres expériences littéraires qui ont émergé dans le paysage contemporain ces dernières décennies. Sans revenir en détail sur ces littératures du réel ou de la non-fiction que la critique a tenté de circonscrire et sur les différentes nomenclatures dont elles ont pu faire l’objet4, il nous paraît légitime d’insister sur deux ensembles auxquels nous semble participer À la folie.
8Un « Nouvel âge de l’enquête » d’abord, tel que l’a diagnostiqué Laurent Demanze qui consacre d’ailleurs une recension au livre de Joy Sorman (2021) et, peut-être davantage encore en son sein, ces littératures de terrain pour reprendre le terme choisi par des chercheur·ses comme Mathilde Roussigné ou Dominique Viart dont les travaux discutent eux aussi l’œuvre de l’écrivaine. On y retrouve en tout cas nombre de caractéristiques relevées par ces chercheur·ses pour cartographier ces pratiques d’écriture : parmi elles, l’importance surtout de l’immersion et de l’« observation participante » dont témoigne l’implication subjective, mais aussi corporelle, de l’écrivaine dans son enquête.
- 5 Svetlana Alexievitch affirme ainsi lors de son discours de réception du prix Nobel en 2015 : « Flau (...)
- 6 Voir Alexandre Gefen et Frédérique Leicheter-Flack (2022).
- 7 Tous les numéros de pages entre parenthèses renvoient à À la folie de Joy Sorman (2021).
- 8 Sur l’inflation des discours de l’enquête et les éventuelles stratégies éditoriales qui peuvent en (...)
9Une « littérature sur écoute » ensuite, pour reprendre la formule de Maud Lecacheur (2019), qui fait la part belle aux paroles collectées et place l’autrice dans cette position de « femme-oreille5 » que l’œuvre de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature en 2015, a contribué à populariser. Le récit est ainsi présenté comme une sorte de livre de voix6 dans lequel l’autrice apparaît aux côtés des patient·es, recueillant leurs histoires : « C’est toi l’écrivain ? Viens, je te raconte ma vie, tu vas pas être déçue » déclare ainsi le personnage d'Igor (2257). Sans aller plus en avant, il ne faudrait ainsi pas minorer les enjeux éditoriaux8 que soulève une telle posture d’écrivain-public en insistant sur ce processus de collecte des témoignages et de restitution de la parole de populations n’ayant pas voix au chapitre.
- 9 En entretien (Denjean 2021), l’écrivaine reconnaît d’ailleurs opérer un montage des témoignages : « (...)
10Pourtant, à la lecture, force est de constater que si la narratrice exhibe sa présence dès les premières pages et manifeste, on le verra, cette réflexivité et ce scrupule propres aux littératures de terrain contemporaines, le livre ne donne que peu d’information sur la situation d’enquête (Bourdieu 1993) ou d’entretien. À la folie multiplie pour ainsi dire les « angles morts » de l’enquête (Zenetti 2019), n’apportant au plus que des incises sur la situation du discours, le choix du terrain ou le protocole de collecte des témoignages9. Autant d’éléments réflexifs et posturaux que l’autrice développe davantage hors du livre, lors d’interventions médiatiques (Gesbert 2021 ; Trapenard 2021) au cours desquelles elle justifie notamment l’absence de microphone, décrit sa manière de prendre des notes ou revient sur la recherche d’une juste distance.
11C’est qu’À la folie n’est assurément pas un ouvrage de sciences sociales mais assume un parti pris narratif et stylistique, avec nombre de décrochages poétiques, sinon fictionnels. Le chapitre consacré au personnage fictif de Fantômette, qui s’immisce de son plein gré au pavillon 4B et souhaite y demeurer, participe d'un jeu que l’autrice pousse au bout du livre en supprimant le chapitre « fantôme » de la table des matières. Au-delà des changements de nom donc, Sorman écrit, imagine, et – preuve peut-être de littérarité – s’interroge surtout, on y reviendra, sur les usages et les pouvoirs du langage au sein de l’hôpital psychiatrique.
- 10 La durée de l’immersion est un critère important dans la légitimation des littératures de terrain.
- 11 Citons dans l’ordre « Franck dans sa vie » ; « Maléfique Maria » ; « Jules en pyjama » ; « Pour Rob (...)
- 12 Il y a Maria qui « s’arrête net, comme sous le coup d’un effondrement brutal de toutes ses facultés (...)
12Entrecoupé de passages plus réflexifs sur la folie ou la situation de l’hôpital psychiatrique en France, À la folie est conçu comme une sorte de journal que l’autrice tient de ses visites hebdomadaires au pavillon 4B10 et la chambre d’écho de ses rencontres avec les personnes qui l’habitent – patient·es comme soignant·es. Le livre oscille ainsi entre la volonté de saisir et de restituer des destins singuliers et le souci de monter en généralité tant dans la description – ou la dénonciation – de l’hôpital psychiatrique que dans celle de ses pensionnaires et de leurs souffrances. Bon nombre de chapitres prennent comme titre le nom des personnages11, s’ouvrent sur leur description physique et développent des éléments de leur parcours, sortes de biographèmes ou de vies en raccourci. Pourtant, ces « existences abîmées » que mentionnait la quatrième de couverture finissent aussi par faire système tant il y est question des mêmes brisures et de traumas semblables12.
13Déréglés par la maladie et les traitements psychiatriques, les corps font ainsi l’objet d’une montée en généralité à travers la figure de Youcef, cette « gueule cassée » qui s’érige lui-même en « soldat inconnu » de l’hôpital psychiatrique, « un homme parmi tant d’autres, qui les incarne et les représente, tous ces péris, amputés, fracassés, éborgnés, compagnons d’infortune et d’injustice » (49). Youcef se fait le type même de l’interné, héraut de toute la cohorte de corps brisés décrits par le livre. De même tous les internés se dissolvent-ils dans la liste des sévices dus à la violence des traitements psychiatriques passés (180-181) comme à celle, plus sourde, de la psychopharmacologie (Venet 2020) moderne :
Les effets secondaires ce sont ces figures enrayées aux gestes suspendus ou hachés, ces voix pâteuses, ces élocutions empêchées, ces mots heurtés, ces ventres à la proue ou creusés, ces bouches abîmées, salivantes, ces corps trop secs ou trop lourds, voûtés, épaissis, flaccides, ces regards fuyants, torves ou plantés comme des flèches empoisonnées, ces faciès figés et ces mains mangées. (183)
Renforcée par l’anaphore des démonstratifs déictiques qui morcèle les corps et accumule les descriptions de leurs dérèglements et de leurs souffrances, cette sorte d’hypotypose de la « brutalité de la chimie » contribue à fondre les destins singuliers dans un même pluriel de corps démembrés.
14La montée en généralité participe aussi et surtout d’une monstration de la violence cachée des médicaments et de cette furor sanandi que la traduction habituelle par « volonté de soigner » (Venet 2020 : 59) tend à gommer et dans laquelle on pourrait plutôt voir un « acharnement thérapeutique ». Ainsi Franck souligne-t-il qu’« avant de rencontrer des psychiatres, il n’était pas fou, juste original » (222) tandis que la chambre d’isolement ôte toute vie du corps de Jules, quand quelques minutes de foot dans l’herbe suffisent à la lui redonner (85-86). Plus encore que ce que les différentes pathologies font au corps des interné·es, c’est ainsi l’influence de l’hôpital psychiatrique et, à travers lui, de la société toute entière dont le livre semble vouloir restituer la violence.
- 13 Sur un tout autre mode et plus près de nous, on songe également à l’ouvrage de Pierre Souchon (2017 (...)
15Nous pouvons cependant nous étonner du fait que certain·es journalistes semblaient découvrir l’univers psychiatrique à travers le livre de Joy Sorman, oubliant l’expérience d’une Nellie Bly (1887) un siècle plus tôt13 ou les critiques formulées depuis les années 60 par des sociologues ou des philosophes comme Erving Goffman (1968) et Michel Foucault (1972) et que reprennent À la folie.
16En outre, le choix du sujet et du terrain reconduit certains stéréotypes liés à l’univers psychiatrique, à l’hôpital comme lieu d’une seconde aliénation, d’une fabrique paradoxale de la folie. En résulte une vision nécessairement partielle du spectre de la psychiatrie qui ne parvient pas à rendre compte des évolutions récentes de la prise en charge des patient·es, liées notamment aux politiques de sectorisation. Quand on sait que 86 % des patient·es psychiatriques sont désormais suivi·es en ambulatoire (Venet 2020 : 22), le choix du « dedans » contre celui du « dehors » pour reprendre le titre de l’un des chapitres du livre (157), reconduisant soixante ans plus tard l’exploration de l’« institution totale » que décrivait Goffman, est difficile à justifier et peine sans doute à rendre compte de la situation des « fous » en France aujourd’hui.
L’intérêt et l’originalité de l’ouvrage de Sorman tiennent plutôt à la forme qu’elle choisit de donner à ce discours et à la manière dont elle tente d’appréhender par l’écriture sa rencontre avec les patient·es de l’hôpital.
17Là où Joy Sorman fait œuvre d’écrivaine, c’est qu’elle tente de donner à cette critique une matérialité, d’incarner pour ainsi dire cette violence qu’exerce l’hôpital sur les corps qui l’habitent. La présence du corps va en effet bien au-delà de la seule description des corps brisés par la pharmacopée moderne et d’une présence thématique dans l’œuvre : elle participe de son esthétique.
18Cette présence, c’est d’abord celle du corps de la narratrice. « C’est presque un texte en soi, moi, corps étranger, plongé dans ce bain psychiatrique, avec mes maladresses, mes difficultés, quelques moments de grâce », déclare l’autrice lors d’un entretien (Viart 2019). Faisant partie de cette famille d’« écrivains qui ne se satisfont plus de raconter ni de représenter le réel […] mais envisagent la littérature comme moyen de l’éprouver et de l’expérimenter » (Viart 2018), Joy Sorman insiste avant tout sur son implication physique et sensorielle :
Ce qui frappe quand on y entre pour la première fois c’est l’odeur, […] la chaleur aussi, étouffante […]. On avale cet air chargé, puis c’est le regard qui s’habitue […]. Je reconnais une mélodie de Bob Marley. (11-12)
- 14 Mathilde Roussigné (2019 : 22) sollicite d'ailleurs L'Inhabitable de Joy Sorman.
19Immersion synesthésique dans un environnement où tous les sens – l’odorat, le toucher, le goût, la vue puis l’ouïe – sont tour à tour mobilisés, l’incipit d’À la folie met l’accent sur le corps et la sensibilité. Comme l’a très bien montré Mathilde Roussigné, cette « approch[e] phénoménologiqu[e] du terrain s’inscrit dans un changement de paradigme épistémologique qui va bien au-delà d’une simple mise en valeur de la dimension sensible » : elle témoigne d’un passage d’un paradigme de l’observation à un paradigme de la sensation qui met à mal « la dichotomie entre émotion et raison » dans la production des savoirs14.
20C’est en ce sens sans doute qu’il faut comprendre l’esthétique organique à laquelle participe le récit. En filant à plusieurs reprises la métaphore, l’autrice remotive ces catachrèses que sont le « corps médical » ou le « corps social » auquel les autres corps en présence sont incorporés. Elle en décrit à proprement parler le métabolisme, le fonctionnement interne et physiologique. C’est en ce sens qu’il faut lire cette contagion de l’atmosphère morbide du pavillon 4B à laquelle personne n’échappe. La reprise de l’adjectif « ankylosé » (12) pour désigner à la fois la torpeur des corps provoqués par le chauffage (12), le sourire de la narratrice qui s’adresse aux soignant·es (12) ou bien encore les gestes de Jules à la sortie de la chambre d’isolement (85) montrent bien qu’aucun corps n’échappe à cette léthargie généralisée. À tel point que l’on ne sait plus si le corps de l’aide-soignante décrit à la fin du troisième chapitre n’a pas lui-même « basculé de l’autre côté » (38), celui des interné·es, de la folie. Les corps de l’hôpital se meuvent ensemble, formant un tout organique dont le rythme vient mimer la respiration du pavillon 4B : « la vie de l’hôpital s’est mise à battre plus faiblement, amputée d’un organe essentiel » (58) écrit ainsi Joy Sorman.
21Au-delà d’une conception organiciste du social, cette esthétique permet aussi de donner corps aux réflexions d’Erving Goffman (1961, 1974) sur l’hôpital psychiatrique comme lieu de « cérémonies rituelles » et d’une expérience temporelle ambivalente. Les rituels imposent un cadre rassurant et infantilisant, thérapeutique selon le soignant Barnabé, carcéral à bien d’autres égards. Aux yeux de la narratrice, les rituels imposés par le corps médical ont d’abord pour but de revivifier un temps moribond :
Il semblerait que les soignants tentent de le recréer artificiellement ce temps, avec des horaires, des rituels, des rendez-vous – heures des repas, des clopes, de l’ergothérapie, l’immense horloge de la chambre d’isolement –, mais en réalité cela ne suffit pas, le temps est mort […]. (132)
22Dans un chapitre précisément intitulé « Le temps est mort », Joy Sorman insiste sur cette temporalité spécifique du lieu. Le temps de l’hôpital « englue chaque mouvement », « colle et se distend » (132). Il finit par devenir un personnage à part entière, « masse informe qu’on voit glisser en apesanteur dans les couloirs, telle une créature de Miyazaki ». Le temps « flasque » et « poisseux » contamine le corps des malades – Arthur est « avachi » et « bave », ses pensées sont comme une « coulée de plomb » (133) –, comme celui des soignant·es et de la narratrice. Le temps se « sédimente » (134) dans les corps qui se meuvent en rythme sur une musique molle.
23Mais le cadre hospitalier est aussi saisi dans son ambivalence, dans ce qu’il peut aussi avoir de rassurant et d’enveloppant pour des patient·es comme Robert ou Jessica. La répétition et la constance sont recherchées. En adoptant le rythme propre de l’hôpital psychiatrique, les malades retrouvent une routine adaptée à la vie en société ; la « vie normale » étant entendue comme « dormir à heures fixes ». L’hôpital-prison est aussi hôpital-maison :
Le pavillon 4B est sa maison, son corps en a imprimé chaque recoin, il se déplace à l’aveugle, à l’instinct, reconnaît chaque variation de couleur et de température, de la salle de soins à la chambre d’isolement c’est chez elle, son être tout entier a pris la forme des lieux, ils ne font plus qu’un, Jessica s’est fondue dans le paysage hospitalier, sa peau a maintenant la carnation blanc d’œuf des murs, l’odeur de l’éther. (158)
L’appropriation du lieu se fait sur le mode d’une incorporation : le corps de Jessica prend la forme et la couleur des lieux, se fond littéralement dans le paysage hospitalier. C’est d’ailleurs ce même vocabulaire physiologique qui sert à décrire la réintégration à l’ordre social : « guérir, c’est remettre de la société en soi, des morceaux du moins […] » (162). Par cette métaphore de l’incorporation, l’autrice remotive une nouvelle fois cette catachrèse du « corps social » en même temps qu’elle insiste sur sa fragmentation : manière de rappeler la violence des corps brisés et d’envisager à la fois une réparation possible.
- 15 C’est d’ailleurs quelque chose que Joy Sorman revendique elle-même en entretien (Denjean 2021) : « (...)
24À travers cette esthétique de l’incorporation et cette expérience d’un temps englué, Joy Sorman met à mal la frontière qui la sépare des patient·es et insiste sur l’« expérience, intime et interactionnelle » (Demanze 2019b) que constitue son enquête. « La prise en compte de la dimension sensible de l’expérience des lieux » et la mise en place de « protocoles sensibles » est ainsi une stratégie pour « indiscipliner le terrain » et s’émanciper des modèles inquisitoriaux présidant à toute enquête (Roussigné 2019 : 21). Elle valorise un paradigme sensible, horizontal, celui de la familiarité, contre le paradigme de l’examen médical vertical et de l’observation surplombante15. Cette mise à distance de l’observation est particulièrement sensible dans la description critique et ironique du moment du repas, scénographié par le corps médical :
À cet instant de la journée le service a plus que jamais l’air d’une scène de théâtre : tandis que les patients déjeunent, les infirmiers et aides-soignants se disposent en demi-cercle à l’entrée du réfectoire, une rangée de spectateurs, et observent […]. Cela s’appelle un moment thérapeutique, un moment d’observance. (29-30)
- 16 « […] la littérature contemporaine française fait au contraire montre de son ouverture à de nouveau (...)
25Face à la violence du protocole et des traitements, le roman propose une attention particulière portée aux gestes qui, à l’inverse, réparent et relient. En cela, À la folie participe de cette « littérature relationnelle » qu’évoque Dominique Viart16 et, plus largement, de cette « pensée relationnelle » évoquée par Mathilde Roussigné à la suite de l'anthropologue Tom Ingold (2019 : 22). Il cristallise en outre les interrogations que soulève Alexandre Gefen (2017) sur le tournant « esthético-éthique » (Bourriaud 1998) de la littérature et de l’art contemporains qui cherchent « à cerner et à intervenir sur les blessures du monde » :
[…] ces objets ont pour point commun d'appeler l'empathie, autrement dit la capacité du récit de nous mettre à la place d'autrui pour partager ses émotions et comprendre sa position dans les situations les plus problématiques, ainsi que le prescrit une version française de ce qu'on appelle désormais outre-Atlantique l'éthique du care. […] Il s'agit de témoigner, non pour l'histoire abstraite, mais pour un autrui concret et incarné, non de réfléchir et de modéliser, mais de sentir et de relier, et il s'agit moins de décrire et d'informer que de mettre en partage une sensibilité aux précaires, aux victimes. (Gefen 2017)
Contre l’inertie du corps du pavillon, ce sont les gestes qui, selon la narratrice, sont salvateurs : pour rompre le mauvais sort, elle cherche à adresser aux patient·es « un geste, concret, matériel, une action minuscule, pour que quelque chose s’incarne, capte l’attention, existe enfin avec certitude » (133).
- 17 « Dès les années 1980, la philosophe américaine Carol Gilligan montre comment la capacité du “prend (...)
26Tout se passe comme si, rompant avec la léthargie, le geste adressé pouvait ramener les malades au temps du réel. Les gestes du personnel soignant envers les patient·es sont ainsi des moments forts du livre. Les corps se touchent, se donnent la main, se serrent le bras, marchent ensemble. La narratrice semble y prêter une attention particulière, qui résonne d’ailleurs avec celle accordée à ses propres gestes. Car elle aussi a des gestes affectueux envers les patient·es : elle les touche, leur prend la main et s’assoit sur leur lit. On s’étonne qu’une telle proximité des corps soit possible dans le monde aseptisé de l’hôpital psychiatrique. Échappant par moments aux contraintes d’un système de santé gestionnaire, les soignant·es touchent eux aussi les patient·es. Le soin qu’ils prodiguent s’éloigne de son sens strictement médical ou hospitalier pour prendre un sens affectif, que rend en anglais le mot de “care17”. À propos de la disparition de la cafétéria, qui garantissait aux patient·es une interaction avec un·e serveur·se attentionné·e, Joy Sorman écrit :
Quand le moindre geste est de soin, son interruption peut être bouleversante, dramatique. […] sa disparition est une forme de maltraitance, une manière brutale de se détourner. Ici le moindre geste compte, soigne, peut anéantir aussi. (57)
27Si l’attention et l’affection données aux patient·es psychiatriques semblent primordiales, elles interrogent aussi le recul du geste médical au profit d’une médecine sans contact et informatisée et d’une vie « sur ordonnance » où « téléphoner et fumer relèvent d’une prescription médicale » :
Est-ce qu’on a le droit de faire un tour dans le parc bras dessus bras dessous et s’asseoir sur un banc au soleil ? […] Dix fois par jour, retourner au poste informatique, cliquer sur l’onglet du patient et obtempérer aux ordres du médecin qui légifère à distance […]. (38)
À l’opposé de cette médecine « à distance » – « on nous rebat les oreilles avec ça, mais la bonne distance ne signifie rien », dit l’aide-soignante Adrienne (95) –, les gestes de certain·es soignant·es nous surprennent par la proximité, l’intimité qu’ils installent. Le corps objectivé par la médecine redevient un corps habité.
28Le thème du dégoût est révélateur de ce rapport difficile aux corps. À ce titre, la réaction de la narratrice lorsqu’elle apprend que Youcef, qui vient de lui serrer la main, s’est probablement tripoté le sexe juste avant, est intéressante. Elle ne sait pas si elle doit se laver les mains ou non : prendra-t-elle le parti de Youcef ou celui du médecin qui lui tend du gel hydroalcoolique ? Elle se pose la question sans marquer aucun signe de dégoût. La tirade d’Adrienne exprime ainsi la conception très incarnée du soin défendue par le roman : « Moi j’aime la merde, les laver, les toucher, les toucher surtout, leur caresser le bras » (99). L’aide-soignante n’est pas gênée par la « morve », les « reniflements » et les « hoquets » de Maria qui pleure. Adrienne aime surtout « caresser le bras » de ses patient·es, mais le geste affectueux vient en dernier : pour en arriver là, il ne faut pas être dégoûtée par le reste. L’affection vient après l’acceptation : pour Adrienne, « J’aime la merde » est un humanisme. Mais « ça les répugne », dit-elle – les formateurs, les administrateurs, les médecins, ceux qui expliquent à Maria qu’il faut une « bonne distance » avec les patient·es.
Paradoxalement, c’est pourtant cette « bonne distance » qui est aussi au cœur des interrogations de l’autrice dans sa démarche d’immersion et sa relation vis-à-vis des patient·es et du personnel soignant.
- 18 Nous renvoyons à ce titre aux excellentes analyses de Mathilde Roussigné (2019 : 17-18) qui observe (...)
29« Il fallait que je trouve ma place, que je la règle au fur et à mesure de l’année. Au début j’ai cru que ma présence allait être la plus discrète, neutre, et en fait je n’arrêtais pas de perturber la marche du service » confie l'autrice lors d'un entretien (Denjean 2021). Dès la première page du livre, la narratrice s’interroge sur sa place et imagine faire l’objet de l’attention du personnel scrutant : « [s]on visage à la recherche d’un rictus, d’un symptôme, une bouche qui tombe, un regard de biais, un spasme, une preuve ». Elle tente d’y échapper en se composant « une mine de circonstance » (9). Cette attention portée à son propre corps, ce « corps étranger catapulté dans un lieu qui ne lui est pas propre, qui ne lui est pas naturel » (James, Viart 2019) et aux signes qu’il est susceptible de renvoyer fait écho au régime de surveillance et d’interprétation auquel seront soumis le corps des patient·es tout au long du livre : on tentera toujours d’y débusquer tel ou tel symptôme et toute manifestation se chargera d’une signification pathologique. Par une mise en abyme et un renversement, l’observatrice – qui se perçoit elle-même comme une intruse – se sent à son tour surveillée. C’est que la présence de l’écrivain·e sur le terrain est régulièrement taxée de surveillance, comme l'explique Mathilde Roussigné qui évoque les « hantises disciplinaires » qui guettent toute « opération disciplinaire » – inquisitoriale, policière ou médicale18 – et provoquent une sorte de mauvaise conscience chez les écrivain·es contemporain·es. Que ce soit dans L’Inhabitable, lorsqu’elle enquête sur les logements insalubres ou dans À la folie, lorsqu’elle se rend au Pavillon 4B, Joy Sorman doit composer avec ces figures de l'examen que sont le « visiteur du pauvre » d'une part, et le médecin d'autre part dont on peut soupçonner qu'ils exercent un rôle de contrôle social.
- 19 On songe ici à l’évocation de sa « position d’observatrice, ignorante mais peu à peu accoutumée » ( (...)
- 20 Dominique Viart (2019 : 6) remarque que ces littératures sont souvent marquées par une certaine mod (...)
30À travers la recherche d’une posture de retrait – « une présence que j’espérais la moins intrusive possible » (13) – Joy Sorman tente précisément d’échapper à cet ethos surplombant, s'inscrivant ainsi en plein dans cette « ère du scrupule » (Viart 2011) qui caractérise l'écriture contemporaine. Pour ne pas être celle qui surveille les autres, l'écrivaine se surveille et surveille son écriture. C’est pourquoi la narratrice s’efface devant ce qui semble être la parole des patient·es eux-mêmes. Les rares moments où elle parle en son nom sont d’ailleurs frappés par le doute, une modestie épistémique19 caractéristique de la littérature de terrain20. L'autrice prend ainsi le contrepied d'un terrorisme du déchiffrement propre à l'environnement psychiatrique : à l'inverse du personnage de Léa qui ne prend pas en note les histoires de patient·es, mais ne commente que leur attitude et le débit de leur parole, la narratrice retranscrit leurs histoires en minimisant ses propres commentaires.
31Tout le livre est ainsi travaillé par une incertitude quant à l’interprétation des signes. C’est dans ce sens qu’il faut lire l’omniprésence du verbe imaginer (« j’imaginais/ je n’imaginais pas ») et son usage souvent déceptif. L’ouverture du récit est à cet égard frappant. À l’immersion synesthésique dans l’univers du Pavillon 4B que l’on évoquait plus haut succède en effet la description d’un corps, ou plutôt d’un fragment de corps que la narratrice peine à interpréter : « un pied nu et potelé de femme, […] un pied menaçant, réprobateur, ironique » qui dépasse de la porte de l’une des chambres (12).
[…] je n’imaginais pas qu’un pied puisse être aussi expressif, je n’imaginais pas que mon premier contact ait lieu avec un pied, que l’humanité m’apparaisse sous cette forme burlesque et inquiétante, que ce morceau de corps me souhaite ainsi silencieusement la bienvenue, ou peut-être au contraire m’intime de fuir. (12)
- 21 On note ici la reprise, par la négative, de la litanie initiale : « j’imaginais […] j’imaginais » ( (...)
32Envers de la main qui invite traditionnellement à entrer, c’est ici le pied qui fait un signe d’hospitalité ambigu et sert véritablement de seuil romanesque. Déjouant les attentes et les représentations de la narratrice21, symbole du corps morcelé et renversé des fous, il introduit déjà le thème de l'opacité puisqu'il demeure indéchiffrable. Il annonce les difficultés d'interprétation sur lesquelles butera la narratrice tout au long de son séjour – c'est d'ailleurs sur l'aveu d'un échec interprétatif que se clôt le roman : « Je ne saurais pas lire le visage christique et énigmatique de Franck, cette moue ironique et affectueuse » (274). Cette posture d'ignorance adoptée par Joy Sorman – qui revendique d'ailleurs « une forme de candeur, de naïveté, d'incompétence » – permet, selon elle, de distinguer la littérature des autres disciplines qui viennent imposer leurs savoirs et exercer leur contrôle : « cette ignorance-là c’est aussi la force de la littérature et peut-être une manière de se prémunir des violences qu’on pourrait infliger à ceux qu’on va rencontrer » (Viart 2019).
33Plusieurs passages laissent entrevoir le scrupule de la narratrice à laisser libre cours à ses conjectures. C’est le cas lorsqu'elle tente de se figurer les émotions d’Esther :
Je l’imagine secouée en silence par une multitude d’émotions, le cœur perforé de stupeur, de honte, de désespoir, je l’imagine bouleversée, terrassée, et sans doute j’imagine mal. (123)
34Au lieu de se saisir de ce moment comme d'un tremplin pour conjecturer ou basculer dans la fiction, elle coupe court à ses projections. Joy Sorman bride sa plume et choisit de subordonner la fiction à une retranscription plus juste de la réalité dont elle admet le caractère indéchiffrable – adoptant ainsi une « éthique de l’opacité » (Demanze 2019a) propre à de nombreux récits d'enquête. Par-là, l'autrice cherche aussi à respecter la part de l’autre et éviter cette « indignité de parler pour les autres » qu’évoquait Deleuze face à Foucault (1994).
35Ce scrupule et cette éthique de l’opacité procèdent d'un regard lucide sur la brutalité des mots, en premier lieu le langage technique employé par une partie du corps médical et imposé aux patient·es. L’autrice transfigure la violence symbolique des mots employés à l’égard d’Arthur en un crime bien physique : « Ces deux mots, finaliser, projet […] me font l’effet d’une insulte, d’une balle dans la tête » (129). De même Jordan affirme que les noms de médicaments le « blessent, parfois davantage que les voix maléfiques qui viennent le visiter » (251). Le journal de Léa, que l’autrice recopie in extenso dans le livre, est l’exemple le plus frappant de cette violence du langage. Reflétant la « psychiatrie du symptôme venue d’Amérique du Nord » (115-116), les notes de la jeune interne en psychiatrie, rendues anonymes en vertu du secret médical, accumulent des termes savants tirés du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) – « aboulie », « clinophilie », « apragmatisme » – dont l’autrice se garde bien d’expliquer le sens afin d’en renforcer la puissance d’abstraction et de réification. Si les mots savants utilisés par Léa ne sont pas définis par la narratrice, c’est qu’ils signifient, indépendamment de leur sens, la violence de la classification. Volontairement tenu à distance et laissé sans commentaire, le journal de Léa trouve sa critique dans le discours de Danièle, à la fin de l’ouvrage qui pointe la « globalisation » du « protocole » comme « mise à mort » du « singulier » (269-270).
- 22 Roland Gori (2013 : 133) : « les dispositifs normatifs des nouvelles formes de l’évaluation, avec l (...)
36Joy Sorman semble faire de ce langage abstrait et généralisant le contre-modèle de son récit. À la folie peut en effet être lu comme une tentative de restitution des voix de chaque patient·e dans son langage propre, contre celui qu’impose le DSM. Son écriture écoute, s’attarde et singularise là où la nomenclature plaque un diagnostic, passe en revue et généralise, du moins dans les formes néo-libérales du soin que semble emprunter la psychiatrie moderne22. Contre les mots qui blessent, Joy Sorman cherche une autre voie, mais celle-ci est faite de tâtonnements et d'hésitations. Il s'agit d'abord, comme nous l'avons dit précédemment, de laisser parler les patient·es. Derrière la romancière se fait jour la figure de la psychologue, cette « clinicienne du langage » qui offre une oreille attentive et cherche à « faire parler ». Mais lorsque la narratrice rencontre la psychologue du roman, Danièle, celle-ci la met en garde contre les chimères du discours dans lequel peuvent s'enliser les interné·es ; il faut parfois « sortir les patients du langage pour les sortir du fantasme, pour les rebrancher sur la réalité matérielle, sur une bonne prise de terre » (255), explique-t-elle. Cette remise en cause des pouvoirs de la parole interroge évidemment l’entreprise de la romancière et jusqu’aux pouvoirs thérapeutiques de la littérature, à la manière d’Olivier Cadiot qui écrit dans son Histoire de la littérature récente (2016 : 10) : « On dit souvent que la littérature est une thérapie, mais pas du tout. […] Recopier ne soigne rien ; on ne supporte pas mieux les choses en les dédoublant par des mots – comme si ça irait mieux en le disant ».
37Dès lors il faut chercher une autre voie, dont les moments de chanson offrent peut-être la direction. Lors du goûter de Noël, Youcef tente de « sauver la situation » maussade en faisant entendre le Chant des partisans : « Une ASH commence à accompagner timidement les paroles tandis que j’ose à peine murmurer […] » écrit l’autrice (141). Si le choix de cet hymne à la liberté n’est pas indifférent, c’est surtout la dimension collective du chant qui est visée : une autre patiente, Lucette, parviendra à faire chanter tout le monde sur Amel Bent, réchauffant un peu l’atmosphère. La connivence que permet le chant est claire lorsque la narratrice hésite à chanter avec la patiente Maria :
J’aurais voulu avoir le cran de chanter avec elle, mais je m’inquiète pour ma réputation, la peur d’être prise en flagrant délit d’accointance avec l’élément perturbateur du service. (26)
38La parole chantée apparaît clairement comme un signe de complicité, faisant passer le sens des paroles au second plan par rapport à l’interaction. La chanson révèle alors un usage détourné du langage, qui se trouve du côté de l'intention, de cette éthique du geste que nous évoquions plus haut. Au même titre que le salut ou la main posée sur l’épaule, le chant offre le modèle d'une parole d'accompagnement, de validation de l’autre. Dans cet univers organique qu’est le pavillon 4B, la frontière entre le verbal et le physique semble alors abolie, les paroles et les gestes sont réversibles et les usages du langage se voient renversés. Lorsqu’il est question de la fermeture de la cafétéria, Sorman écrit ainsi que « le moindre geste est aussi du langage, une parole adressée » (57). Plus loin, alors que la narratrice recherche un signe à adresser aux malades, elle écrit encore :
[…] cela pourrait être un mot mais souvent je le cherche et il est trop tard quand je l’ai trouvé, ou je le cherche en vain car je crois encore que ce mot doit avoir un sens alors qu’il n’est qu’un geste. (133)
39En valorisant ainsi la parole comme geste, Joy Sorman met l'accent sur ce que l’anthropologue Jeanne Favret Saada appelle « la communication non verbale, non intentionnelle et involontaire » et « la modalité d’être affecté » (Saada : 3-9). Or la revendication d'une telle parole de connivence n'est pas sans réinterroger la légitimité de l'entreprise de l'écrivaine, car À la folie déploie cet éloge du geste tout en usant des ressources du langage et de la représentation pour donner à entendre les vies des patient·es, réinvestissant parfois plus ou moins habilement certains clichés et lieux communs. Dans sa quête d'une parole plus juste, cette entreprise d'écriture se tient nécessairement sur le fil.
40Les épisodes chantés symbolisent une parole idéale de complicité que le roman tente de mettre en œuvre grâce à la polyphonie. C'est en effet des patient·es eux-mêmes que proviennent, semble-t-il, la plupart des descriptions hautement stylisées ou typifiées qui émaillent le livre. Les discours rapportés le sont librement et le glissement de la parole des personnages à la parole auctoriale se fait sans signalement particulier, de sorte que, comme dans la chanson, les paroles se mêlent :
Maria, aux yeux vert et or de serpent, à la bouche édentée rehaussée d’un rouge à lèvres nacré, au visage balançant entre lumière et noirceur, est une sorcière ; c’est comme telle qu’elle se présente. […] Maria est la sorcière aux pieds nus qui marche sur les braises, la fiancée du diable, celle qui guérit la lèpre, accouche les femmes, soigne le peuple autant qu’elle empoisonne et jette des sorts. (23)
- 23 « Le livre dit Je mais on glisse du Je de la narratrice – le mien – au Je d’un patient ou d’un soig (...)
41Dans cet extrait, seul le premier propos – « Je suis une sorcière » – peut être mis avec certitude dans la bouche de Maria : on ne sait si le reste constitue la suite de sa présentation, une description imagée de la narratrice, ou bien mêle les deux. L’écrivaine assume d’ailleurs ce flottement énonciatif et parle d’un « je glissant » qui permet de passer d’un locuteur à un autre, de multiplier les points de vue et de former un tout démocratique23.
42La galerie de corps qu’offre le livre est celle de corps augmentés, shamaniques ou hybrides qui reflètent les représentations et les croyances des patient·es. Ainsi, si Maria ou Viviane font figure de sorcières et se livrent à des rituels (261), c'est que le roman intègre leur propre imaginaire animiste et mystique. Mais cet imaginaire que semblent convoquer les patientes elles-mêmes en raison de leurs origines ou de leurs croyances est parfois troqué pour un imaginaire biblique que la narratrice paraît cette fois prendre en charge. C’est le cas de Franck qu’elle décrit comme « un Christ en pyjama » :
Son allure christique convoque aussitôt des images de descente de croix – tête penchée, cheveux aux épaules, bras ballants écartés, pieds nus aux ongles démesurément longs, regard franc qui balaye l’espace, enveloppe les choses et les hommes dans une même douceur, gestes ralentis sous l’effet des médicaments et de l’enfermement, et peut-être aussi d’une précaution. (16)
- 24 On songe ici notamment à Emmanuelle Pireyre (2019) ou Olivier Cadiot (2002) chez qui l’on retrouve (...)
43Ces images de la passion convoquées par la narratrice ne sont en revanche pas questionnées ou tenues à distance. De la même façon, le livre exprime une certaine fascination pour les corps monstrueux ou hybrides, dont on ne sait pas si elle provient des patientes et des patients eux-mêmes ou non. C’est le cas de Pauline, dont la description organique la fait pencher vers l’hybride végétal : « elle déambule, précédée d’une odeur entêtante de sous-bois, des cheveux noirs épais forment comme une couche d’humus sur son crâne » (229). De même, il y a cette sirène mâle dont parle Franck et que l’on aurait retrouvée sur la côte californienne (248-249) et surtout le « lapin fluo de l’artiste Eduardo Kac », ce topos de la littérature contemporaine24 que la narratrice sollicite pour le comparer à Franck :
Son ADN avait été mêlé à la protéine fluorescente de la méduse et l’animal mutant brillait dans l’obscurité, d’une lumière verdâtre inquiétante. C’est vrai que Franck éclaire dans le noir, d’une lueur étrange ; Franck, lui aussi, est augmenté, d’un délire et de diverses manipulations chimiques. (247)
- 25 Maria, aux yeux de « serpent » (23), sous l’influence du « cobra » (26), est ainsi décrite comme un (...)
44De manière générale, le livre fourmille de comparaisons animales qui rapprochent de manière implicite folie et bestialité sans que ces dernières soient véritablement tenues à distance25. Pensons par exemple à Frank, qui va au zoo « se fondre dans les bêtes », « fraterniser avec l’orang-outan de Bornéo » et « se dissoudre dans ses pupilles noires » (176) et que l’autrice compare plus loin à « un grand singe » que l’on réintroduirait « dans une forêt tropicale » (263). Tour à tour pris en charge par les patient·es, le personnel médical ou la narratrice, on est frappé par le nombre de comparaisons animales, biologiques ou religieuses que relaye le livre sans véritablement les questionner. La parole commune que Joy Sorman appelle de ses vœux n'est pas sans relayer un imaginaire collectif problématique.
45Par ailleurs, si la narratrice manifeste à plusieurs reprises son souci des mots et de leur charge symbolique, elle recourt pourtant aussi à un imaginaire collectif, qu’elle tient à distance de manière parfois ambiguë. À l’heure d’évoquer les traitements par électrochocs, elle pointe ainsi l’hypocrisie du terme d’« électroconvulsivothérapie » qui masque la violence faite aux corps, violence qu’elle réactive immédiatement en convoquant ces figures et ces représentations dont elle tente pourtant de se délester :
[…] croient-ils vraiment calmer notre imagination, effacer la cale dans la bouche du patient pour éviter les dents cassées et la langue mordue ? Me viennent spontanément des images barbares de corps spasmophiles, tétanisés, violemment secoués. (53)
46On peut trouver d’autres exemples de ce recyclage paradoxal des clichés sur la folie, comme cette image « du fou du Moyen Âge » qui surgit d’un « clapotis métallique » (262). Enfin, le choix du terme « folie » lui-même pose question car s'il est revendiqué par l’un des personnages, ne reconduit-il pas sous la plume de Joy Sorman une imagerie datée qui peine à rendre compte de la complexité des phénomènes décrits et ne subsume-t-il pas les différences et les individualités que l’écrivaine souhaite pourtant préserver ? Pour être habile, le titre du livre, qui fait écho au chapitre intitulé « Il faut beaucoup aimer les fous », joue avec une réalité dure dont on peut questionner justement le ludisme : la connivence que crée ce jeu de mots inclut-elle vraiment les concerné·es ?
47Remarquons par la même occasion que les patient·es, la plupart racisé·es, ne sont que rarement présenté·es comme tels de manière explicite mais plutôt par des périphrases suggérant de biais leur couleur de peau par leur pays d’origine – comme dans le cas de Viviane dont le pays natal est le Rwanda (201). Faut-il ici y voir un refus d’essentialisation ou bien une gêne, un détour qui permettrait d’éluder la question ?
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- 26 Voir notamment Aurélie Adler (2022).
48Ainsi, la prise en charge de ces histoires n’est pas sans interroger les limites de la représentation de la folie. C’est là peut-être toute la difficulté que proposent ces littératures de terrain et d’immersion à l’appréciation critique. En mettant en scène leur scrupule, en exhibant de manière réflexive leurs doutes et leurs précautions morales, elles s’exposent à être jugées sur deux tableaux : d’une part, celui des sciences sociales avec lesquelles elles fraient mais dont elles ne suivent que rarement – ou partiellement – la méthode ; d’autre part, celui de la « justesse », terme qui revient sans cesse pour juger de la réussite ou non de telles entreprises immersives26, toujours sur le fil, et dont l’appréciation semble toujours problématique.