- 1 Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, le texte de présentation de l’exposition Manuscrits de l’extrê (...)
1Force est de constater que les expositions consacrées à la littérature tendent à accorder toujours davantage de place à l’émotion1, en tant que médium susceptible d’encourager l’accès à un savoir réputé complexe ou de prime abord peu attractif. Cependant, les dispositifs qui président à la mise en scène de l’objet mémoriel et patrimonial n’ont encore que peu été interrogés dans cette perspective jusqu’à présent. Et, singulièrement, les facteurs qui favorisent l’émotion.
2L’inscription de l’écrivain et de son œuvre dans une dimension patrimoniale se déploie dans un mouvement qui commence avec la construction de l’image de l’auteur, se poursuit avec la constitution d’un fonds d’archives et se répercute dans les manifestations à caractère muséal ou commémoratif qui le célèbrent. La construction de l’image de l’auteur comme la constitution d’un fonds d’archives convoquent en réalité les mêmes moyens que ceux mis en place dans un cadre muséal (une exposition, la reconstitution d’un cabinet d’écrivain, etc.). C’est dans cette optique que nous interrogerons le potentiel des notions de sacralisation et d’authenticité, dont nous décelons la présence à divers moments du processus de patrimonialisation d’un écrivain ou d’une œuvre littéraire. Dans le cas qui nous occupe, nous nous limiterons aux cas des expositions littéraires mais aurons recours, le cas échéant, à d’autres phases du processus pour éclairer notre analyse.
- 2 Les Archives & Musée de la Littérature sont un centre dédié pour l’essentiel au patrimoine littéra (...)
3Notre propos se développera à partir du cas exemplaire que représente Émile Verhaeren, dont les archives, initialement confiées par la veuve du poète à la Bibliothèque royale de Belgique en 1930, ont ensuite été déposées aux Archives & Musée de la Littérature2 lors de leur création en 1958. Depuis lors, c’est cette institution, indépendante mais soutenue par les pouvoirs publics, qui en assure la conservation, l’étude et la valorisation.
4Si le phénomène de la sacralisation de l’écrivain est plutôt neuf à l’aune de l’histoire de la littérature mondiale, le processus qui le sous-tend est cependant très ancien. Afin de lever d’emblée toute ambiguïté relative au vocabulaire religieux dont nous ferons usage au fil de notre réflexion, qui ne se veut pas une métaphore facile, qu’il nous soit permis de rappeler deux éléments fondamentaux. D’une part, la sacralisation relève d’une action entièrement humaine dont le modèle le plus complet et le plus explicite réside dans le fonctionnement des systèmes à caractère religieux. D’autre part, ainsi que l’analyse Walter Benjamin dans la première version de « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935), la dimension sacrée des œuvres d’art s’enracine dans la destination ou dans l’usage religieux du fait artistique en Occident :
L’unicité de l’œuvre d’art et son intégration à la tradition ne sont qu’une seule et même chose. […] Le mode d’intégration primitif de l’œuvre d’art à la tradition trouvait son expression dans le culte. On sait que les plus anciennes œuvres d’art naquirent au service d’un rituel, magique d’abord, puis religieux. Or, c’est un fait de la plus haute importance que ce mode d’existence de l’œuvre d’art, lié à l’aura, ne se dissocie jamais absolument de sa fonction rituelle. En d’autres termes, la valeur unique de l’œuvre d’art « authentique » a toujours un fondement théologique. Aussi indirect qu’il puisse être, ce fondement théologique est encore reconnaissable, comme un rituel sécularisé, jusque dans les formes les plus profanes du culte de la beauté […]. (Benjamin 2000 : 76-77)
5S’il est vrai que l’art s’est peu à peu distancé des pratiques cultuelles au fil des siècles pour devenir une pratique quasiment autonome, il n’en garde pas moins une aura, héritée de ce lien premier. Benjamin pointe la photographie comme exemple typique de cette évolution, pratique dans laquelle la valeur cultuelle a néanmoins continué de jouer un rôle à travers la question du portrait : « Dans le culte du souvenir dédié aux êtres chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l’image trouve son dernier refuge. Dans l’expression fugitive d’un visage d’homme, sur les anciennes photographies, l’aura nous fait signe, une dernière fois » (Benjamin 2000 : 81). Mais à partir du moment où la photographie cesse de représenter uniquement des visages, la dimension rituelle cède progressivement le pas à sa seule valeur d’exposition.
6Toutefois, comme le souligne Régis Debray, « le sacré ne représente […] pas un luxe personnel, dépense somptuaire ou supplément d’âme, mais un bien de première nécessité ». Le philosophe s’en explique aussitôt : « c’est le plus sûr moyen de mise en commun dont dispose un ensemble flou pour faire corps et se perpétuer » (Debray 2009 : 31). En somme, il est possible d’établir une corrélation entre le procédé de sacralisation et la constitution du patrimoine, dont la définition même renvoie à la désignation de ce qui appartient spécifiquement à une communauté donnée, communauté qui se rassemble autour de ce qui est désigné comme patrimoine et y reconnaît ses spécificités distinctives comme son caractère propre. Pour synthétiser la pensée de Debray à cet égard et tenter de l’appliquer à l’objet patrimonial (et singulièrement à l’objet littéraire), l’on peut repérer trois étapes dans le procès de la sacralisation : (1) soustraire l’objet à son usage ordinaire ou commun, (2) fonder et confirmer la communauté autour de cet objet et (3) proposer de l’admirable ou du sublime par le truchement de l’objet patrimonial, dans la mesure où le sublime fait défaut au commun ou à l’ordinaire (Debray 2003, 2009 ; Meurée et Watthee-Delmotte 2012).
7La notion même de patrimoine repose en effet sur l’intégration d’une communauté d’initiés (en amont ou en aval : une communauté se fédère autour d’un patrimoine tout comme le patrimoine est progressivement agrégé à et par la communauté) ou, pour parler comme Stanley Fish dans Quand lire, c’est faire (2007), d’une communauté interprétative qui se fonde sur une certaine vision de l’Histoire (en ce compris l’histoire littéraire) et sur un imaginaire spécifique – quoiqu’en évolution constante –, dont il s’agit de capter le flux à un moment donné (en ce sens, l’on n’exposera pas de la même façon les mêmes objets à vingt, cinquante ou cent ans d’intervalle, parce que les repères symboliques et la configuration imaginaire sont plus que susceptibles d’avoir changé). À l’évidence entre en ligne de compte la question de la reconnaissance, qu’il convient de comprendre dans l’ensemble de son spectre de signification, ainsi que s’y était employé Paul Ricœur dans Parcours de la reconnaissance (2004) : la reconnaissance n’est pas seulement l’action cognitive qui précède la connaissance, elle est aussi un sentiment et une émotion subséquente qui s’apparente à une forme de gratitude. Ainsi pourrait-on dire que la reconnaissance est un préalable essentiel à l’empathie dans le cadre muséal, en ceci qu’elle subsume l’accès au monde de l’autre tout autant que la construction d’un socle identitaire et d’une mémoire collective (Boudart 2015).
8Ainsi, pour en revenir au cas d’Émile Verhaeren, qui s’avère de surcroît être l’un des premiers écrivains belges ayant bénéficié d’un rayonnement médiatique comparable à celui dont les écrivains jouissent ou pâtissent aujourd’hui (Boudart et Meurée 2018), l’on peut évoquer les quelques attributs symboliques permettant de l’identifier d’une représentation à l’autre : ses lunettes, sa veste rouge et ses impressionnantes moustaches (Meurée 2017). Par conséquent, exposer des lorgnons, un nécessaire de barbier ou un gilet porté par l’écrivain, même s’il n’est pas rouge, convoque de façon indirecte mais irrévocable ses attributs symboliques.
- 3 Outre le cas du crapaud en bronze qui trônait sur le bureau de Verhaeren, dont il sera question pl (...)
- 4 C’est l’un des sens de l’exposition « Babioles et trésors : la face cachée de la littérature belge (...)
9S’agissant de littérature, l’objet sacré est puisé dans l’œuvre3 et à travers son domaine d’extension, à savoir tout ce qui touche ou a touché son créateur : les reliques et apparitions de l’écrivain en figure sanctifiée, divinisée ou même diabolisée ; le moindre élément de ce qui rappelle son univers, depuis le manuscrit autographe jusqu’à la fameuse « note de blanchisserie » de Victor Hugo, en passant par le lorgnon ensanglanté qu’Émile Verhaeren portait au moment de son accident fatal en gare de Rouen le 27 novembre 1916. C’est bien entendu la renommée de l’écrivain qui préside à la sacralisation de l’objet, que celle-ci soit directe ou indirecte, voire s’opère par la bande, comme dans le cas d’objets dérivés (les t-shirts à l’effigie de Rimbaud par exemple). L’exposition de ces objets4 investis d’une dimension sacralisée peut être comprise par conséquent comme une forme d’expérience religieuse (au sens étymologique du terme, où se mêlent l’interprétation et le lien unissant la communauté), parce qu’elle « extravertit l’intime », selon la définition du fait religieux par Régis Debray dans Le Feu sacré (2003).
- 5 La surenchère autour des artefacts ayant appartenu à l’écrivain peut parfois aller jusqu’à la myst (...)
10La communauté d’initiés qui gravite autour de l’objet sacré n’a pas été proprement fondée par l’écrivain lui-même, quoique, à l’évidence, lui et son œuvre en demeurent l’ombilic. Car c’est en définitive toujours vers l’œuvre « en acte », vers l’auteur « en personne », « en chair et en os », que l’on tend à revenir, dans un processus qui confine au dévoilement d’une vérité révélée ou, dans le cadre muséal, exposée : la main qui écrit, les correspondances, le laboratoire de l’œuvre (notes, manuscrits, etc.), la voix dont on garde un enregistrement et toutes les traces susceptibles d’évoquer spectralement le corps de l’écrivain qui a donné corps au texte. En ce sens, l’on peut comprendre la parenté qui existe entre l’exposition muséale et la pratique de l’interview : toutes deux offrent un accès quasi (car illusoirement) immédiat à l’écrivain en personne, de même qu’elles tentent d’établir un réseau de sens cohérent liant la vie et l’œuvre de l’auteur (voir Masschelein et al. 2014, Martens et Meurée 2015, Meurée et Willem 2016 et Meurée 2019), jusqu’à parfois créer une indistinction entre réalité et fiction5. Que l’auteur soit vivant ou non, l’exposition et l’entretien permettent de reconstruire, parfois tout à fait artificiellement, un lien avec ce que l’on présuppose être une intimité, au moyen d’éléments qui servent de témoins (outre les objets et les manuscrits dans l’exposition littéraire, mentionnons, pour l’entretien, le discours en prise directe – même lorsqu’il fait l’objet d’une réécriture – et les allusions à une réalité matérielle ou biographique qu’il suppose, la voix de l’auteur, la visite au grand écrivain, les éventuels photographies ou films qui attestent d’une rencontre, etc.) : tout concourt à jeter un pont entre l’écrivain et la communauté d’amateurs qui s’agrège (durablement ou tout à fait ponctuellement) autour de son œuvre et/ou de sa personne.
11Cette construction d’un sens cohérent entre la vie et l’œuvre, sous quelque angle que ce soit, est le principe qui fonde la construction de l’image de l’auteur et qui se poursuit à travers les variations de celles-ci, telles que la constitution d’un fonds d’archives et les manifestations à caractère muséal ou commémoratif, que nous évoquions précédemment. L’élaboration de la cohérence vise à favoriser l’empathie par une démarche d’ordre fictionnel. En effet, les caractéristiques essentielles de l’empathie (le partage affectif non conscient et automatique avec autrui, la capacité à imaginer le monde subjectif de l’autre et la suppression temporaire de sa propre perspective subjective) se résolvent harmonieusement dans la formule bien connue de Coleridge définissant la fiction : “willing suspension of disbelief”, autrement dit une suspension volontaire de l’incrédulité (Coleridge 1997). La démarche de l’amateur n’est pas celle de l’historien qui vise à reconstruire des faits mais bien plutôt à suivre le récit que lui déroule l’exposition… ou toute autre démarche visant à instaurer une cohérence entre la vie et l’œuvre de l’écrivain.
12Lorsque Marthe Verhaeren, veuve du poète, fait don des archives de son mari à la Bibliothèque royale de Belgique, elle a d’ores et déjà posé un geste visant à renforcer ou à construire une cohérence, voire à se débarrasser des incohérences ou des traces susceptibles de faire vaciller ou de ternir le monument hagiographique qu’elle élève à son époux, en expurgeant une partie de sa bibliothèque. De plus, les manuscrits ont été ordonnés et reliés – lorsque ce n’était pas déjà le cas, puisque, du vivant du poète, certains de ses amis avaient entrepris la démarche que la veuve poursuivra plus tard (la femme de Théo Van Rysselberghe, Maria, ayant par exemple fait relier le manuscrit de la pièce Philippe ii, avec une couverture peinte par Gabrielle Montald, épouse du peintre Constant Montald, qui a également réalisé pour les Verhaeren des liseuses et autres coussins pour leur intérieur6).
13De la même façon, le critique André Fontaine, dans les années 1920, prolonge l’entreprise de Marthe Verhaeren en publiant un fac-similé du manuscrit du recueil Les Débâcles, assorti d’une étude de son cru, et édite les trois volumes des Impressions, qui reprennent des textes parus pour la plupart en revue au fil de la carrière de l’écrivain belge. On y trouve aussi bien des critiques d’art et des critiques littéraires, que des notes de voyage, des poèmes en prose et des réflexions diverses qu’il ordonne en insufflant de la cohérence à des travaux épars. Fontaine rassemble subjectivement à la fois des textes issus de commandes que des feuillets manuscrits isolés qu’il présente comme un ensemble homogène de réflexions aphoristiques sous le titre « Les instants du jour » (Verhaeren 1926 : 29-42). La volonté de l’auteur est néanmoins absente de cet assemblage, monté posthumement de toutes pièces par l’éditeur (Boudart 2021).
14Longtemps, le travail d’André Fontaine et le polissage des archives par Marthe Verhaeren feront autorité et influeront sur la façon de lire et de comprendre Verhaeren, aussi bien que de le mettre en scène. Jusqu’au moment où des dissidents au sein de la communauté tentent de rétablir « la vérité » et démontent l’architecture patiemment bâtie par Marthe Verhaeren ou André Fontaine. Ce mouvement, qui s’apparente à une désacralisation de la figure de l’écrivain, produit concomitamment une resacralisation, parce qu’elle suscite un regain d’intérêt dans l’interprétation des objets autour desquels gravite la communauté. Le mouvement paradoxal de désacralisation et resacralisation est aussi souvent l’occasion – et les expositions qui cherchent inlassablement à réactiver l’intérêt pour un sujet en sont la preuve patente – de renouveler la communauté et d’élargir un cercle d’initiés dont le nombre s’érode avec le passage du temps.
- 7 Le phénomène s’accentue lorsqu’il s’agit de visiter une maison d’écrivain ou de contempler une rec (...)
15Quel qu’il soit, l’objet sacré est susceptible de produire du sentiment d’appartenance. En effet, dans une exposition, se voir pénétrer un univers intime7 ou un territoire imaginaire porteur de sens équivaut à intégrer un cercle d’initiés – et ce par deux biais au moins : l’empathie et l’intelligence (au sens premier de la compréhension de ce qui est autre). Il s’agit d’un rite puissant, parce qu’il implique l’affect aussi bien que l’intellect. Le sentiment d’appartenance s’avère ainsi éminemment politique, dans la mesure où il autorise autant la reconnaissance des siens que l’identification de ce qui constitue un sacrilège : ceux qui commettent un sacrilège envers le patrimoine sont soit des exclus de la communauté (ceux qui ne savent pas), soit des rebelles de l’intérieur (et l’on sait combien les groupes d’aficionados d’un écrivain, qu’ils soient amateurs ou professionnels même, peuvent connaître de véritables schismes).
16Une des pièces emblématiques du fonds d’archives Émile Verhaeren nous semble cristalliser à la fois le mouvement de la sacralisation de l’écrivain et la problématique de l’authenticité. Il s’agit du portrait du poète8, exécuté en 1892 par son ami le peintre Théo Van Rysselberghe. On y voit Émile Verhaeren à sa table de travail, dans son intérieur privé à Bruxelles. Objet de construction de l’image de l’écrivain mais aussi témoin emblématique de l’espace de vie de l’auteur, le tableau mérite notre attention pour au moins quatre raisons :
171) L’image de l’auteur y est sacralisée par sa représentation matérielle. De fugace, son image devient éternelle, a fortiori par la peinture, art noble par excellence. Van Rysselberghe saisit le regard étonné de son ami au travail, penché sur quelques feuillets. En le situant dans cette position, il l’affirme comme écrivain.
- 9 Le tableau est exposé lors de l’Exposition des artistes indépendants de 1892, à Paris, puis au sal (...)
182) Le tableau constitue sans conteste un exemple majeur d’une expression artistique neuve et résolument moderne pour l’époque, que Verhaeren a lui-même contribué à faire connaître et à défendre au besoin (voir Verhaeren 1997a). Il s’agit, en outre, du premier portrait néo-impressionniste de l’écrivain que Van Rysselberghe réalise, après avoir fixé ses traits dans de nombreux dessins et tableaux de facture plus classique. Que l’homme ait choisi son ami, poète en pleine phase de reconnaissance critique et publique, pour cette grande œuvre d’avant-garde9, est révélateur du geste fort qu’il pose en tant qu’artiste. Avec ce tableau, il inscrit à la fois son ami poète et lui-même au sein de l’histoire de l’art.
193) Le portrait renvoie également à l’amitié qui lie les deux hommes. En soulignant les relations personnelles du poète, la peinture convoque une forme de familiarité.
- 10 L’écrivain symboliste Charles Van Lerberghe évoque cet intérieur dans son journal, en juillet 1891 (...)
204) Le tableau évoque précisément l’environnement de Verhaeren10 : l’homme s’y entoure de livres, de manuscrits, de tableaux et d’objets, parmi lesquels le crapaud japonais dont nous reparlerons. Dans une forme de mise en abyme, Verhaeren décidera ensuite d’installer le tableau dans le bureau qu’il aménagera dans sa maison de Saint-Cloud, qui est reconstitué aujourd’hui à Bruxelles, à la Bibliothèque royale de Belgique (en réalité, ce sont deux portraits qui y figurent : à celui d’Émile s’ajoute son pendant, celui de son épouse Marthe). En prenant cette décision, Verhaeren affirme par l’image qu’il a lui-même validée l’existence de ses objets familiers comme essentiels à son univers, personnel et créatif.
21Quand on parle de patrimoine, trois notions viennent spontanément à l’esprit : le rapport au passé, la notion de transmission et l’authenticité. Ainsi attend-on du document patrimonial – le manuscrit littéraire, pour n’en citer qu’un seul, en est un bon exemple – qu’il fasse le lien entre la mémoire et le présent (voire le futur) mais aussi qu’il démontre son caractère « original ; véritable ; qui ne peut être contesté ; dont l’origine et la nature sont bien établies11 ». Évoquer le patrimoine littéraire à travers une exposition, qu’elle soit permanente ou temporaire, revient à mettre en scène une portion emblématique de l’histoire, passée ou présente, d’une collectivité qui se reconnaît dans cette sélection, comme nous l’avons souligné plus haut. Dans ce contexte, la notion d’identité – d’identité culturelle en particulier – ne tarde pas à poindre. Et l’on sait à quel point celles-ci sont susceptibles de mettre en branle une série d’émotions, des plus louables aux plus périlleuses.
Mais laissons ce débat pour d’autres lieux et revenons à la notion d’authenticité dans le contexte d’une exposition littéraire en posant deux questions. De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque ou convoque l’authenticité ? Qu’est-ce que cela implique en termes d’émotion ?
22Si l’on s’en tient à une définition stricte, une exposition littéraire ne peut être authentique. Seules les maisons d’écrivains pourraient à la rigueur en présenter les caractéristiques – et encore ! En effet, une fois sorti de son contexte, un objet, quelle qu’en soit la nature, cesse d’être authentique. On a rappelé à ce sujet les théories de Walter Benjamin, qui ont fait date. Pour le philosophe, « à la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. […] Le hic et nunc de l’original constitue ce qu’on appelle son authenticité » (Benjamin 2000 : 71). En effet, si le principe de la reproductibilité est intrinsèquement lié à l’œuvre d’art puisque la réplique ressortit aux pratiques millénaires de l’apprentissage du maître à l’élève, la situation se modifie substantiellement avec l’introduction des techniques modernes de reproduction. Désormais, « la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus importantes, lesquelles désormais furent réservées à l’œil » (Benjamin 2000 : 70).
- 12 Expression partiellement empruntée à Benjamin, voir « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité (...)
23Dans une époque comme la nôtre, dont le philosophe allemand avait eu l’intuition, à quelques nuances près, la capacité technique à pouvoir reproduire à l’infini et sous divers formats un document augmente l’aura dont s’entoure le document authentique. Placé dans une exposition, celui-ci amène une valeur supplémentaire : « c’est la première fois que je le vois en vrai », est-il fréquent d’entendre, non sans une émotion marquée dans la voix du visiteur qui découvre, par exemple, la Joconde, Guernica ou la Pierre de Rosette. S’il fut un temps où tout un chacun rêvait de posséder une copie de tel ou tel tableau dans son salon, cette standardisation de l’unique12 rend aujourd’hui l’exposition d’une pièce authentique d’autant plus exceptionnelle et en fait, donc, un facteur susceptible de déclencher une émotion. Face à ce document dont l’authenticité est attestée (le cartel remplit la fonction de garant), le visiteur ressent une émotion nourrie du sentiment de faire partie d’un cercle de privilégiés, dont il a déjà été question. Puisque la pièce est authentique, unique, il n’existe que peu d’occasions de l’observer. En tant que spectateur invité à l’observer, je retrouve une part du rituel ancestral qui faisait de la statue d’une divinité, par exemple, un objet de culte.
Si l’évolution de l’art vers la sécularisation, nous l’avons rappelé, a déplacé la valeur cultuelle vers le culturel, le développement des moyens techniques de la reproduction n’a fait qu’accentuer ce phénomène. Comment dès lors retrouver cette aura, ce sentiment presque religieux qui découle de la mise en présence de l’objet authentique, s’il est sorti de son environnement originel ?
24Au contraire de l’authenticité que l’on prête à une individualité, l’authenticité d’un document, le plus souvent, réclame la preuve de son origine pour être incontestable. Cependant, dans une exposition littéraire, le document authentique se donne également comme le lieutenant de la personne de l’écrivain. Pour maximiser l’émotion, chaque document exposé doit refléter cette cohérence fantasmée et entrer en résonance avec l’ensemble des traces que l’auteur a pu laisser sur son passage : son œuvre, bien entendu, mais aussi tout objet susceptible de représenter ce qu’était sa vie. En ce sens, l’usage du document par l’exposition vient en quelque sorte s’inscrire au cœur du débat sur l’authenticité de la personne, de Stendhal à Charles Larmore, dans la mesure où se crée un écart entre, d’une part, l’essence matérielle et la charge historique du document et, d’autre part, ce qu’on tend à lui assigner comme rôle, ce qu’il a à représenter (Larmore 2004).
25C’est pourquoi l’authenticité doit être considérée moins comme une qualité intrinsèque que comme résultant d’un effet, c’est-à-dire en tant que mouvement qui ordonne la cohérence et comble rétrospectivement l’écart entre ce que l’individu écrivain était et l’image d’auteur qui s’est forgée au fil du temps, mêlant les postures adoptées par l’écrivain (Meizoz 2007), son ethos discursif (Amossy 2010) et la réception par le public des lecteurs, qui tend à gommer la distinction établie par Maingueneau entre personne, écrivain et inscripteur (Maingueneau 2013 : 16).
- 13 Il s’agit bien d’une logique d’effet comparable à celle que Barthes (1968) prête au détail réalist (...)
26En reconstituant, tout ou partie, le moment et le lieu de production ou de création (puisque l’on parle d’art) d’un objet authentique, on magnifie cet effet d’authenticité13. Certes, le document présenté demeure unique mais la scénographie qui accompagne son exposition donne l’illusion de l’authenticité, et ce, que le document soit un original, une copie ou même, dans certains cas, un faux. Replacé dans un contexte imitant l’originel par le biais d’images, d’une ambiance sonore, de la voix de l’auteur et d’autres objets, accompagné de l’explication appropriée, l’objet redevient authentique. D’unidimensionnelle autrefois car limitée à la vue, l’expérience vécue par le visiteur peut ainsi devenir, aujourd’hui, multisensorielle.
27La valeur d’authenticité que l’on attribue à un objet exposé tient à ce hic et nunc dont parlait Walter Benjamin. Un objet est authentique parce que l’on peut attester son utilisation ou sa possession par une personne précise – le poète belge Émile Verhaeren, dans l’exemple qui nous occupe – dans un espace-temps déterminé. Prenons un exemple : le crapaud en bronze du poète. Cet objet existe : il est exposé encore aujourd’hui dans la reconstitution du cabinet de Saint-Cloud, au sein de la Bibliothèque royale de Belgique, à Bruxelles. On en observe en outre des traces sur la table de travail dans des tableaux (comme le portrait de Van Rysselberghe) ou des dessins mettant en scène l’écrivain en train d’écrire. Témoin direct de la magie de la création littéraire, cet objet décoratif somme toute banal mais familier de l’auteur se trouve investi d’une aura qui ne fait que renforcer son caractère authentique et, par là même, sa valeur en tant qu’objet exposé. De simple élément du quotidien, l’objet incarné acquiert une dimension unique qui le rend exceptionnel et, à ce titre, digne d’être montré. En réalité, c’est l’exceptionnalité de l’auteur qui déteint sur ses objets quotidiens, et en magnifie l’intérêt patrimonial et muséal.
28Ceci est d’autant plus remarquable que, à plusieurs reprises, dans ses poèmes, Verhaeren renvoie au crapaud comme à une figure familière. Ainsi ce sixain de la « Chanson de fou » issue des Campagnes hallucinées (1893) :
Le crapaud noir sur le sol blanc
Me fixe indubitablement
Avec des yeux plus grands que n’est grande sa tête ;
Ce sont les yeux qu’on m’a volés
Quand mes regards s’en sont allés,
Un soir, que je tournai la tête. (Verhaeren 1997b : 87)
29En présentant ce crapaud évocateur dans une exposition (comme cela a été le cas, par exemple, au Musée des Avelines de Saint-Cloud en 2016 ou en 2021-2022 dans l’exposition « Babioles et Trésors : la face cachée de la littérature belge »), on génère un effet d’authenticité qui consolide la cohérence du lien entre l’homme, l’œuvre et les traces que l’un et l’autre laissent. La mise en scène appropriée de cet objet authentique en regard des poèmes et des œuvres d’art où il figure crée un réseau sémantique et symbolique susceptible de susciter l’émotion chez le visiteur, qui est de l’ordre de la reconnaissance, sensible et intellectuelle à la fois.
30Ce fameux crapaud, nous l’avons dit, est actuellement exposé dans le « Cabinet Émile Verhaeren » à Bruxelles. En exposant des objets familiers de l’écrivain dans une configuration spatiale, d’apparence homogène, proche ou similaire à celle qui composait son monde et en produisant en sus un discours sur la réalité à la fois historique, personnelle et archivistique de ce cabinet, ses responsables créent un effet d’authenticité. Le visiteur pénètre alors dans une réalité paradoxale, car à la fois réelle et reproduite, qui ne laisse pas de le conforter dans son sentiment d’acquérir, presque en privilégié, un petit bout de la vie de l’auteur.
31La configuration visuelle de ce cabinet contribue en outre à renforcer le sentiment d’intimité. On ne pénètre pas dans ce lieu clos, sorte de parallélépipède rectangle qui n’est pas sans rappeler les grandes vitrines de reconstitution ethnographique ou de simulation du milieu naturel. Le visiteur est tenu d’observer à travers une fenêtre le contenu du cabinet, presque en voyeur, et la taille réduite de cette fenêtre fait en sorte que seules deux personnes peuvent s’y tenir en même temps. Tout ce dispositif, encore accentué par une illumination adoucie, ne fait qu’accentuer, dans le chef de l’observateur, la sensation de faire face à un ensemble cohérent d’objets dont le sens se révèle à l’aune de leur interaction. L’effet d’authenticité ressenti dépasse alors le cadre de l’objet pris individuellement (le crapaud, l’encrier, la plume) pour atteindre l’ensemble du cabinet, y compris dans sa configuration matérielle. S’opère alors une sorte de synthèse qui lie reconnaissance mémorielle du passé et implication émotionnelle du présent.
32Après ce rapide parcours autour de deux facteurs susceptibles de favoriser l’émotion – la sacralisation et l’authenticité, ainsi que leurs déclinaisons –, nous constatons, en définitive, que ceux-ci produisent, l’un et l’autre, des réactions similaires chez le récepteur. En réalité, ils se conjuguent et décuplent leurs effets dans la mesure où l’expérience se joue au niveau intime, tout en confortant simultanément le sentiment de partage de l’expérience au sein d’une communauté d’élection qui pénètre dans l’intimité de l’écrivain. En mettant en scène des objets mémoriels et patrimoniaux dans le cadre d’une exposition littéraire, en les accompagnant d’un dispositif sensoriel pertinent et d’un discours explicatif, c’est toute la palette émotionnelle qui est sollicitée, depuis la simple perception jusqu’à l’investissement personnel et intellectuel. Le cas d’Émile Verhaeren constitue un bel exemple de ce qu’un fonds d’archives permet de mettre au jour en termes de processus d’éveil d’émotions littéraires et patrimoniales, en des temps et des lieux divers.
33Outre ceux que nous avons choisi de développer dans cet article dont nous revendiquons le caractère exploratoire et pluridisciplinaire, il existe bien entendu d’autres vecteurs susceptibles de déclencher des émotions patrimoniales. Pour ne citer que ce domaine, la théorie littéraire est riche en perspectives qui pourraient, mutatis mutandis, s’appliquer à l’analyse des expositions littéraires. Ainsi pourrait-on mentionner l’identification, évoquée notamment lorsqu’il est question de la part dévolue au lecteur (Picard 1986), de même que la question de la tension narrative. Raphaël Baroni, théoricien de cette approche, la considère comme un « effet poétique qui structure le récit » et qui se rapporte, au sens large, aux émotions que ressent le lecteur mis en situation d’attente du dénouement d’une intrigue. La réception devient alors passionnelle, « cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude » (Baroni 2007 : 18). Si ces approches méthodologiques n’ont pas été convoquées ici, elles n’en demeurent pas moins des pistes possibles de recherche.
34À l’heure de la disparition manifeste de socles culturels communs, il importe de capter le flux qui conduit de la construction de l’image d’auteur jusqu’à l’exposition littéraire, au travers du double prisme de la sacralisation et de l’authenticité, afin de privilégier un type d’accès au sens qui passe, d’abord, par une stimulation émotionnelle à la charnière de l’intime et du collectif.