Pour la femme noire, écrire et publier c'est révolutionnaire
Conceição Evaristo, 2014
- 1 L’articulation des paramètres de classe, genre et race en analyse du discours, ouvre un espace réc (...)
1Cet article envisage de rendre compte des discours de deux femmes noires qui s'autodésignent comme chercheures et militantes contre le racisme et le sexisme. Nous abordons les deux récits de Giovana Xavier et Maboula Soumahoro à la fois en tant que sources théoriques et propos expérientiels à partir desquels nous avons constitué notre corpus d’analyse. Il est en ce sens une étude exploratoire située dans le cadre de l’analyse du discours1 élaborée à partir de contributions venant de théories féministes noires, intersectionnelles et décoloniales. L'enjeu est de placer au cœur de l'analyse les sujets racialisés, les discours qu'ils produisent et qui les constituent.
- 2 Sa préface est datée du 22 mars 2020, où nous étions tout·es déjà dans cette épidémie du Covid-19, (...)
2Avant de commencer, faisons un détour qui permet de situer la conjoncture socio-historique dans laquelle cet article est écrit. Il est rédigé pendant la crise sanitaire du Covid-19 qui a commencé en décembre 2019 en Chine. La politologue française Françoise Vergès rappelle l’impact de la pandémie dans la préface de la traduction en portugais brésilien de son ouvrage, Un féminisme décolonial, sorti en 2020 au Brésil et publié en France en 20192. Elle analyse les rapports de pouvoir capitaliste au prisme des positions expérientielles de genre, de classe et de race, donc intersectionnelles. Une telle perspective rend compte de la manière dont certains groupes vivent et traversent les expériences sociales, la pandémie en l’occurrence étant façonnée par la dimension genrée et racialisée, qui constitue les sujets, puisqu'il s'agit d'une dimension structurelle, constitutive dans la production des subjectivités.
3Nous utilisons cette mention de Vergès aussi bien pour montrer les conditions de production de notre texte – écrit par des chercheures situées dans des continents et dans des contextes sociopolitiques différents (l'une en France, l'autre au Brésil) – que pour annoncer une des perspectives qui guideront l’ensemble du travail théorico-analytique présenté dans cet article : la décolonialité. Le cadre épistémologique dans lequel nous construisons notre réflexion est en effet situé dans une perspective décoloniale pour penser les rapports de pouvoir en analyse du discours. Ce cadre hérite de la dimension hétérogène des lectures théoriques que nous avons faites, conséquence du fait que nous sommes de traditions scientifiques différentes. Cependant, nous partageons l'approche discursive dans son acception large.
- 3 Lélia Gonzalez est l’une des fondatrices du Mouvement Noir Unifié (MNU), au Brésil, chercheure à l (...)
4Notre travail établit un dialogue avec les épistémologies féministes et du standpoint (Hartsock 1983 ; Harding 1991), partant ainsi des savoirs expérientiels vers une réflexion plus théorique (et politique). Ces perspectives mettent en relief des savoirs expérientiels qui ne commencent pas avec les versions académiques de ces notions/perspectives. À ce sujet, les travaux de l’intellectuelle brésilienne Lélia Gonzalez3 montrent comment la place de la parole (et du corps) des noirs est façonnée par un passé colonial au Brésil. Nous pouvons percevoir un certain rapport entre des savoirs expérientiels qui questionnent et soutiennent un acte de parler (qui passe à notre avis forcément par la prise en compte du corps) des noirs dans son texte Lugar de negro (« La place du noir ») où Gonzalez écrit :
D'autant que nous, les noirs, sommes dans les poubelles de la société brésilienne, puisqu'ainsi le détermine la logique de la domination […] Le risque que nous prenons, c'est celui de l'acte de parler avec toutes ses implications. C’est précisément parce que nous sommes parlés, infantilisés […] que dans ce travail nous assumons notre propre parole. C'est-à-dire que la poubelle va parler, et sans soucis. (Gonzalez et Hasenbalg 1982 : 82 [notre traduction])
5En nous inspirant de la réflexion de Lélia Gonzalez, nous posons comme hypothèse qu'il y a une présence imbriquée des dimensions de la parole et du silence dans les discours de/sur la race, des discours racialisants/racialisés. Ce fonctionnement parole/silence se montre très fortement dans les productions discursives que nous commençons à analyser dans cet article, de manière encore initiale car nous entendons les développer par la suite. La réflexion porte sur deux ouvrages majeurs de deux enseignantes-chercheures noires dont l’énonciation à la première personne va au-delà des conceptions personnelles pour, entre autres, intégrer une perception collective de la race : Le triangle et l’Hexagone. Réflexion sur l’identité noire de Maboula Soumahoro ; et Você pode substituir mulheres negras como objeto de estudo por mulheres negras contando sua própria história, que nous avons traduit par : « Tu peux remplacer des femmes noires en tant qu'objet d'études par des femmes noires qui racontent leur propre histoire », de Giovana Xavier.
6Nous envisageons d'examiner l'articulation contradictoire des différentes positions-sujet, notamment les lieux d'identification, produits à partir de la théorie académique et ceux qui sont produits du côté de la militance, sans postuler une séparation étanche entre ces lieux mais en comprenant la façon dont ils s'articulent dans les discours. Il s'agit d'analyser l'articulation de la position-sujet entre d'une part, l'espace militant, et, de l'autre, l'espace de la recherche. L'étude nous engage dans une réflexion sur les possibilités et modalités d’intégration de la dimension raciale dans les études discursives qui pensent la production des sujets en langue/discours. Ce travail est également une ébauche de la possibilité analytique en intégrant aux concepts d’analyse du discours déjà existants la prise en compte des rapports d’oppression des sujets racialisés. Plusieurs questions prennent forme : comment se produisent les discours qui se présentent comme des discours qui touchent aux questions du racisme ? Dans quelle mesure la notion de silence, pensée discursivement, peut nous aider à comprendre les formes de production de ces discours ? Quel est le fonctionnement de la première personne et de l'imaginaire autour des lieux par rapport aux institutions et aux lieux institutionnels de production de savoir ?
7Peut-on parler des rapports de pouvoir de race au Brésil et en France ? À cette interrogation, nous répondons par l’affirmative : la race existe (Guillaumin 1981), surtout dans les effets, en tant que catégorie de production socio-historique des sujets. Ainsi l’on peut appréhender les rapports de race au sein de ces deux configurations socio-discursives à travers l’appel à l’expérience de la race.
- 4 Ce livre n'a pas été traduit en France, nous pouvons traduire le titre par Vous pouvez remplacer l (...)
8L'ouvrage de Giovana Xavier, Você pode substituir mulheres negras como objeto de estudo por mulheres negras contando sua própria história4, a été publié par la maison d'édition Malê, en 2019. L'auteure signe le livre de son nom et aussi de son pseudonyme numérique, @pretadotora, qu'on peut traduire par @lanoiredocteure, auquel nous empruntons le titre de notre article. Les chapitres de son ouvrage ont eux aussi les marques de ce qu'on appelle le technodiscours (Paveau 2017). Présentés avec des symboles de hashtags (#) dans le livre, ils sont, en fait, des republications (éditées) des billets écrits dans le journal en ligne Nexo. Ces chapitres sont intitulés : #permets-toi ; #Jebalancemoncorps ; #netejettepasprojettetoi ; #écrirexpérienceacadémique ; #intelectuellesnoires ; #maternitésansfiltre ; #crowdfleurit.
9Arrêtons-nous au titre du quatrième chapitre, en vue d'expliquer le néologisme escrevivência, créé par l'écrivaine brésilienne Conceicão Evaristo, une figure importante de la théorie littéraire contemporaine et de la littérature brésilienne, souvent associée à une littérature noire-brésilienne. Ce mot, dont l'origine vient du mot écrire (escrever, en portugais) et du mot vivência (en portugais), peut être traduit par expérience d'où notre traduction approximative écrirexpérience en un seul mot. Escrevivência/écrirexpérience est d'ailleurs le titre d'un des ouvrages de Conceicão Evaristo publié en 2016 et il s'agit d'un concept-expérience proposé par l'auteure dans son mémoire de Master en 1995. Écrirexpérience porte sur une réflexion, et une proposition à partir de ce geste de production d'un mot, sur un nécessaire dérangement qui existe et qui surtout doit exister, un vrai malaise que l'écriture des femmes noires a besoin de provoquer au sein de la production de savoir hégémonique. Ce caractère dérangeant de l’écriturexpérience nous semble se constituer dans les ouvrages que nous étudions ici et ancre davantage l'emploi du « je » dans son rapport aux savoirs que nous analyserons par la suite.
10Nous situant dans une perspective décoloniale qui prend donc en compte les dimensions de genre et race des discours, l'analyse que nous présentons dialogue directement avec la perspective de Evaristo, qui jette un regard sur la production des sujets et des savoirs, à partir de la mise en question de la structure hégémonique socio-historique. D'après Giovanna Xavier, son ouvrage, qui reprend à plusieurs moments soit le nom de Conceicão Evaristo, soit ses réflexions, peut être considéré comme une contribution plus générale à la réflexion sur la place des femmes noires/colonisées et de leurs discours. Dans son livre, à titre d'exemple, Giovana Xavier écrit sur Conceicão Evaristo, lorsqu'elle discute le fait que l’écrivaine noire n'a pas été élue à l’Académie de Lettres du Brésil, en 2018, malgré une importante campagne et le soutien du public. À ce sujet, Xavier se demande : « quels sont les critères pour être immortalisée dans un pays assis sur une naturalisation de la distribution inégale du savoir ? » (Xavier 2019 : 73). À tout moment, la question de la légitimité de la parole et du savoir est mise en lumière, d’où notre intérêt pour la question de la prise de parole.
11Passons à la description et présentation du deuxième texte à partir duquel nous constituons notre corpus, l'ouvrage de Maboula Soumahoro (2020). L'auteure n'a pas le même rapport aux réseaux sociaux numériques que Giovana Xavier, néanmoins, nous pouvons identifier, au niveau de la circulation discursive, ce que produisent la présence et l'intervention d'une auteure franco-ivoirienne dans les médias. Sur le site de la maison d'édition, son ouvrage est présenté comme hybride : « Le récit autobiographique d’une chercheuse. Au gré de multiples va-et-vient, l’autrice converse avec la grande et les petites histoires, mais également avec la tradition intellectuelle, artistique et politique de la diaspora noire/africaine ». Ce caractère hybride, qui questionne la fixité des lieux de la chercheure et de l'individu Maboula Soumahoro dans son ouvrage, est un des facteurs qui nous a permis de le rapprocher du texte de Giovana Xavier en vue d’y analyser les convergences et les déplacements.
- 5 La numérotation de page dans la citation est faite selon la version numérique de ce livre.
12Le livre de Maboula Soumahoro se compose d'une introduction intitulée « Parole noire/Noire parole », composée de deux sous-parties : « De la diaspora » et « Quel est ce “je” ? ». Les trois chapitres s'intitulent : « Le triangle – circularités oxymoriques », « Parcours universitaire – pérégrinations transatlantiques », « L'Hexagone – une aventure ambiguë »5. Son ouvrage est marqué par un rapport à la dimension de la spatialité et de la territorialité, qui, comme nous le verrons, se constitue en une trace (par le silence au niveau de la formulation) de la production d'un discours sur la colonialité. Sa conclusion est joliment intitulée « Noires sont les orbes ou ce que la beauté doit au chaos ».
13Étudier la prise de parole noire à la première personne demande de prendre en compte la dimension langagière. Quoique cela puisse sembler évident, il existe toujours des recherches dans les champs de la philosophie, de la sociologie ou de l’anthropologie qui continuent à ne pas problématiser le rôle constitutif du langage dans une réflexion située socio-historiquement et politiquement autour des formes de subjectivation racisées. C’est pour cette raison que nous attirons l’attention sur la prise en compte de la dimension langagière, ici comprise dans la perspective discursive, pour comprendre les formes de constitution des lieux d’identification et de subjectivation produits dans/par les discours.
- 6 Cette notion autour de la langue portugaise noire est reprise et abordée dans ce même numéro, dans (...)
14Par exemple, du côté du Brésil, nous lisons Lélia Gonzalez et Carlos Hasenbalg (1982), Abdias Nascimento (2019), Sueli Carneiro (2005, 2018), en plus de Djamila Ribeiro (2018) et Silvio de Almeida (2018), des auteurs qui s’inscrivent directement dans la lignée des trois premiers ; du côté français, des réflexions telles que celles des auteurs fondateurs comme Aimé Césaire (1955), Frantz Fanon (1952), Michel Foucault (1975) (autour de la formation de la déconstruction du racisme), et des auteures plus récentes comme Françoise Vergès (2019), Elsa Dorlin (2016), entre autres ; même si nous nous basons sur les écrits de ces auteur·es, il faut remarquer le manque d’une réflexion linguistique dans cette pensée raciale/racialisée. Nous soulignons, cependant, la richesse et la complexité trouvées dans les écrits et réflexions développés par Lélia Gonzalez qui a réussi à intégrer le langage dans ses réflexions autour de l’afrobrésilianité, les racismes institutionnels et structurels, et qui a, entre autres, forgé des concepts analytiques tels que l’améfricanité et le prétugais6.
15Il y a cet oubli/effacement de la dimension linguistique-discursive dans les études autour de la race et de la (dé)colonialité, en même temps que nous voyons un manque de réflexions sur le genre et sur la race, dans les études du langage qui peuvent circuler dans les sciences humaines et sociales. Nous attirons l’attention ici sur ce double (voire triple) effacement : 1) du côté de la recherche en linguistique/discours qui ne prend pas en compte la parole noire ; 2) du côté de la recherche en sociologie/anthropologie qui ne prend pas en compte la parole, et a fortiori, la parole noire ; et enfin, 3) du côté de la parole noire qui est, de manière générale, silenciée dans la société. Toutes ces dimensions sont intriquées, bien sûr, mais vu la nature de notre texte nous nous tâcherons d’analyser la première.
16Nous posons ainsi les questions suivantes : quel est le rapport des lieux d'énonciation entre les « nous » des femmes noires décolonisées et le « je » d'une prise de parole qui part des expériences subjectives pour penser des positions constituées socio-historiquement ? Comment se produisent les rapports de domination dans les discours qui cherchent à (dé)légitimer les discours des chercheures-militantes ? Quels sont les déplacements discursifs (Pêcheux 1982) mis en place dans l'écriture (dans les discours) des auteures étudiées ? Outre ces questions, il nous faudra encore mettre en lumière, le choix de prendre ces deux auteures – l'une brésilienne, l'autre franco-ivoirienne –, et ce qui, dans les discours analysés, se projette comme des discours décoloniaux ou liés à une mémoire de la colonisation.
17Ainsi, pour penser le langage, nous proposons ici d’investiguer les catégories discursives du silence (Orlandi 1992) et du « je » à partir de la notion de lieu d’énonciation (Zoppi-Fontana 1999), dans leur rapport contradictoire et constitutif avec la prise de parole noire. Nous montrerons par la suite que la définition même de la notion de lieu d’énonciation nous permet de l’articuler à celle de silence, à partir de son apport théorique autour des lieux légitimés et autorisés de dire, puisque à partir de la réflexion sur le silence nous pouvons mettre en lumière des lieux sociohistoriques non autorisés et non légitimés ou délégitimés (rendu illégitimes) de dire.
18La pensée décoloniale a pour objectif de relativiser la centralité et la prétention hégémonique de l’universalisme abstrait moderne et de rendre possible un universalisme plus authentique, concret et pluriversel (Poinsot et Vergès 2019). Cette école théorique dont l’épicentre est l'Amérique Latine reste peu développée dans le monde politique et académique français mais connaît une avancée notable dans le monde artistique et militant. Les féminismes décoloniaux dans leurs acceptions académiques tirent leurs origines d'un texte intitulé « Colonialité et genre » (« Colonialidad y Género ») de la philosophe argentine Maria Lugones (2008) qui s’est elle-même inspirée du travail effectué par Anibal Quijano (1992), le sociologue péruvien qui exploite et développe la notion de colonialité du pouvoir.
19Il est intéressant d'avancer, à partir de la décolonialité en tant que cadre épistémologique, pour réfléchir, outre la colonialité du pouvoir, à la colonialité du savoir et de l'être, dans une perspective discursive. Ce cadre épistémologique est également lié aux études sur le féminisme noir, celles de Lélia Gonzalez (1982, 1984, 2020), bell hooks (1984) autour de l’interconnectivité des oppressions de sexe, de race et de classe, Sirma Bilge et Patricia Hill Collins (2016) autour du rapport entre le système d’oppression et la matrice de la domination, Kimberlé Crenshaw (1991) sur l’intersectionnalité, qui montrent la dimension personnelle et son rôle décisif dans la construction de la théorie politique et sociale. Ce qui nous intéresse, c’est de penser cette présence d'un sujet (politique et de la recherche) en première personne, ce jeu de mise en discours, cette prise de parole pointant l'articulation et l'imbrication entre des lieux légitimes et des lieux non légitimes de prise de parole. Nous considérons qu’il y a un vrai tournant décolonial dans les discours contemporains, ce qui nous semble – au niveau de la langue et du discours – comme une mise en question des lieux hégémoniques de prise de parole et de production de savoir hégémonique, d’où l’intérêt d’analyser l’énonciation en première personne, que nous expliciterons par la suite.
20À titre d’exemple, en ce qui concerne le Brésil, dans les perspectives du féminisme décolonial latino-américain, il faut élaborer des formes de combat contre un imaginaire raciste qui considère comme inférieur (par rapport à un imaginaire d'Europe et du Nord) tout ce qui provient des communautés originelles ainsi que de la culture noire et afro-brésilienne. Le chemin de lutte continue imbriqué dans la dimension décoloniale permet d'identifier, de rendre visibles et audibles des lieux alternatifs dans la production des sujets et des savoirs. Dans ce cadre, nous formulons une première entrée d’analyse qui décrit les textes des deux auteures comme relevant d’une écriture décoloniale. Nous visons à caractériser une prise de position décoloniale qui brise le silence tout en se formulant autour du recours à l'expérience, qui parle d'une méthodologie d'écriture fondée sur la narrativisation de ces expériences, à la fois personnelles, sociales et collectives.
21L'analyse du discours est le champ théorique dans lequel nous nous situons et qui nous permet de dépasser toute perspective communicationnelle ou dialogique de la langue, puisqu'elle pense la dimension de l'histoire comme partie constitutive de la langue et du discours, en même temps que cette langue et du discours matérialise la dimension historique, donc politique, dans les pratiques discursives qui se produisent dans/par la langue. Pour cette conception de la langue et du discours, ce texte reprend en grande partie les présupposés de Michel Pêcheux, dans ce courant que nous appelons « analyse du discours matérialiste » tel qu'il se développe au Brésil et à partir des grandes contributions apportées par les études faites par les chercheur·es brésilien·nes au champ de l'Analyse du discours.
22Au Brésil, les études du genre et de la race questionnent et enrichissent, depuis quelques années, ce champ de l'analyse du discours. Nous pouvons citer le travail du groupe de recherches « Femmes en Discours », situé à l'Institut des Études du Langage, à l'Unicamp, dont est issu le travail de thèse de Mariana Cestari (2015) ainsi que celui de Cestari et Nogueira (2018) qui pense le féminisme noir brésilien à partir de la pensée discursive et qui propose une « prise de position antiraciste en Analyse du discours ». Outre la thèse de Gloria França (soutenue en 2018), son texte « Pour des lunettes de genre et race en analyse du discours » (2017) porte déjà des formulations au sujet de l'intégration, non pas de la notion, mais de la pensée intersectionnelle, dans la perspective discursive matérialiste. En France, plusieurs travaux intègrent la dimension genrée, de sexe, classe et race à savoir : la thèse de Noémie Marignier (2016) autour des matérialités discursives du sexe peut être citée comme un exemple en faveur de l’intégration de la dimension de genre en analyse du discours, ainsi que la thèse en cours, Gnenonsegouet Gléo sur les discours (afro)féministes et pour une articulation entre intersectionnalité et discursivité et le travail développé par Marie-Anne Paveau (2018, 2019) sur le genre et la race comme contributeurs à l’analyse du discours. Ainsi, la dimension du genre a plus ou moins avancé dans certains groupes et centres de recherche en France et au Brésil, et nous envisageons un mouvement similaire pour faire avancer le débat nécessaire et interdisciplinaire pour penser les sujets dans la contemporanéité, dans leurs dimensions raciales, en rapport avec le genre et la (dé)colonialité.
23Le travail autour de l’intégration de la race en analyse du discours est en train de se faire. C'est pour ce travail et dans le cadre ainsi décrit que nous voulons comprendre la production des sujets, concernant les discours racialisants/racialisés et (dé)colonisants/décolonisés. Pour l'analyse du discours, le sujet, en tant que position, se produit en même temps que les effets de sens qui se projettent dans les discours. Si nous entendons ici étudier et analyser des positions genrées et racialisées (intersectionnelles) historiquement interdites de prendre la parole, il nous semble pertinent d’utiliser comme entrée d’analyse les positions-sujet mises en jeu à travers/dans la production discursive qui passe par le silence et dans la dimension linguistique-discursive de la première personne. De ce cadre théorique-analytique viennent les notions de silence et mises en silence développées dans les travaux de Eni Orlandi, notamment dans son ouvrage Les formes du silence publié en 1992 au Brésil et en France en 1996 par les Éditions des Cendres, et de la notion de lieu d'énonciation développée par Zoppi-Fontana (1999).
- 7 Il est important de souligner qu'on ne doit pas confondre lieu d'énonciation avec topographie soci (...)
24Lorsqu'on parle des lieux7, il faut tout d'abord discuter sur les lieux institutionnels et leurs fonctionnements dans le discours, par rapport à d'autres lieux d'énonciation et d'identification qui se produisent en dépit de ne pas appartenir à des lieux de production et de circulation institutionnalisée. Pour cela, on reprendra une étude de Zoppi-Fontana (1999), chercheure qui développe, depuis quelques années, une étude conséquente dans laquelle elle propose la notion de lieu d'énonciation dans le cadre de l'analyse du discours. Nous reprenons cette étude, d’une part, puisqu'elle a été séminale aussi bien pour les profonds et considérables développements théoriques et analytiques mis en place dans le parcours scientifique de l'auteure. D’autre part, nous reprenons cette étude car Zoppi-Fontana développe une réflexion qui fait recours à une notion énonciative, pour ensuite l’intégrer au cadre théorique-analytique d'une analyse du discours. Cela nous permet de penser discursivement les fonctionnements des dits et leur efficacité « sans tomber dans les pièges de les réduire à un pur effet de langage, dans leur fonctionnement générique-rhétorique-énonciatif » (21), et sans « réduire cette description au jeu polyphonique des figures énonciatives » (15), au risque d’un effacement de la dimension historique dans les productions discursives. D'après l'auteure, la problématique abordée
à travers la notion de lieu d’énonciation pourrait être résumée comme une réflexion sur le partage social du droit d’énoncer et l’efficace de ce partage et du langage en termes de production d’effets de légitimité, vérité, crédibilité, autorité, circulation, identification, dans la société. (16, gras de l’auteure)
25Bien que l’auteur dans cette première étude s’intéresse à analyser le fonctionnement des porte-parole et donc de la représentation politique dans les espaces institutionnels, sa réflexion ouvre de la même façon des pistes d’analyse sur des discours qui entremêlent des espaces liés à des institutions de pouvoir et des paroles quotidiennes ayant des effets personnels. Il y a, ainsi, un rapport constitutif entre des lieux institutionnels et la production de sujets. Le plus important est de savoir que les discours ont toujours des rapports à des lieux institutionnels même s’il s’agit de contre-discours, ces discours sont observables dans les ouvrages de Maboula Soumahoro et de Giovana Xavier pris comme corpus dans cet article. Il faut encore souligner que si la dimension raciale est structurelle aux sociétés et aux discours qui s’y produisent, il est alors impossible d’ignorer la dimension institutionnalisée des discours racialisants.
26La dimension du silence, à son tour, est considérée comme constitutive du langage à partir des études faites par Eni Orlandi, dans Les formes du silence, et nous permet de parler de langue/langage à partir de la prise en compte du silence pensé discursivement. D'après Orlandi, la catégorie conceptuelle du silence est le facteur essentiel comme condition de signification, « il est ainsi “la respiration” (le souffle) de la signification » (1992 : 39). L’auteure pense ce concept dans un continuum qui va des non-dits à des interdictions du dire, en passant par les pauses et les absences de paroles. Le silence comme manque et comme absence de sens est donc remplacé par une conception « active » du silence, tout en liant ces non-dits à l'histoire et à l'idéologie. Cela revient à dire également que cette conception de la langue et du discours qui prend en compte des différentes matérialités, pointe vers une linguistique qui ne considère pas ces éléments comme un dehors du langage mais comme une de ses parties constitutives.
27Orlandi fait une distinction entre deux formes de silence : le silence fondateur et la politique du silence (la mise en silence). La première forme est « le silence fondateur, celui qui existe dans les mots, qui signifie le non-dit qui correspond à la condition même de signification. Cette première forme est, ainsi, le propre du langage » (1992 : 24). Nous nous intéressons, particulièrement ici, à la seconde forme du silence : la politique du silence. Le silence politique est subdivisé en deux catégories de silence : un silence constitutif et un silence local. Le silence constitutif « indique que pour dire il faut ne-pas-dire (un mot efface nécessairement “d'autres” mots) ; [et] le silence local, qui se réfère à la censure proprement (ce qui est interdit de dire dans une certaine conjoncture) » (1992 : 25). En ce qui concerne le Brésil, par exemple, le silence local, donc la censure, peut être considéré comme une réalité très récente liée plus directement à la dictature militaire (1964-1985). Ainsi, pour cette étude en particulier, ce qui nous semble le plus pertinent consiste à dégager les moments où la politique du silence, sous la forme de silence constitutif, entre en ligne de compte dans la production du sens et des lieux d'identification racialisés.
- 8 Dans cette étude nous ne nous concentrons pas autour du corps bien que cette dimension intervienne (...)
- 9 Bien qu’étudier le silence en soi se montre très pertinent, nous entendons faire un travail d'un a (...)
28La colonialité atteint les corps8 et la parole, affirme l'historien brésilien Luis Antonio Simas (2019)9. Nous exploitons dans cette première partie analytique une régularité autour du discours sur soi et sur la race qui passe par la catégorie du silence. Donc, tout d’abord, nous posons qu’il existe un silence constitutif qui doit être problématisé, décrit et analysé en vue de comprendre ses effets dans la production du sens et des sujets racisés. Comment cela se produit dans les récits que nous analysons ?
29À ce sujet, Xavier reprend la formulation « parler par les éclats du masque » qui vient d’une citation de l'écrivaine Maria Firmina dos Reis. Une telle citation chez Xavier n'est pas anodine : cette idée traverse tout son récit, où nous remarquons la référence à la nécessaire mise en question de la politique du silence dans cette prise de parole qui produit des identifications par rapport à des discours racialisés. Cette mise en silence est ainsi questionnée et projette d'autres possibilités de dire des femmes noires comme sujets et comme productrices de savoirs. Cela se fait chez Xavier, par les catégories de l'invisibilisation et de l'effacement.
30En effet, il est important de souligner que le silence/la mise en silence, si on pense à l'historiographie officielle, passe, par exemple, par un manque (ou absence/rareté) des noms propres des personnalités noires dans les différents domaines de l'Histoire. C’est d’ailleurs Lélia Gonzalez (1984 : 12) qui affirme que « le noir doit avoir prénom et nom de famille, au contraire les blancs vont toujours trouver un surnom à leur guise ». Xavier pointe ce type de silence dans les discours officiels en ce qui concerne Maria Firmina dos Reis qui écrit en 1859 le premier roman abolitionniste au Brésil, et Carolina Maria de Jésus qui devrait être considérée comme une véritable intellectuelle sociale mais qui est souvent désignée comme « ancienne ramasseuse d'ordures qui a publié son journal biographique ». Xavier parle encore d'une mise en silence de la production scientifique des femmes intellectuelles noires à l'Académie, qui promeut ce silence « en hiérarchisant les savoirs à travers la nomination biais de militantisme », et en même temps, elle mentionne le rôle des réseaux sociaux numériques et du marché éditorial comme des lieux qui contribuent à faire face à cette politique du silence.
31Chez Xavier, le silence nous semble se lier aussi avec l'idée de parole niée. D'où l'importance de le penser autour des différentes dimensions que nous avons énumérées, à titre d'exemple : le nom propre dans les récits avec un fonctionnement des discours historiographiques ; le rapport avec la production des savoirs et de connaissances ; et la dimension de la circulation discursive dans les différentes matérialités linguistiques-discursives (la dimension verbale et non verbale – comme le corps, les médias traditionnels et numériques, etc.).
32Soumahoro, à son tour, nous parle de silences lourds, dans son rapport à la langue française : elle ne me permet pas de tout exprimer. Dans la partie Quel est ce je ? de son ouvrage, elle écrit :
Le Français n'est pas ma langue maternelle. Elle n'est ni la première langue dans laquelle je me suis exprimée ni ma langue naturelle. Bien au contraire […] puisque ce n'est pas la langue de ma mère. C'est pour cette raison qu'il m'est difficile d'identifier clairement ma langue « maternelle » dans mon sens premier puisque je parle d'une langue […] d'un pays qui n'est pas toujours le mien. La langue d'un pays qui s'est déployé partout dans le monde. Un pays fort. Un pays dominant. Un pays dont je suis l'un des fruits de l'histoire. De ce fait, entre ma mère et la France, il y a l'histoire. Une histoire ancienne, à la fois riche et complexe, internationale, splendide et douloureuse, silencieuse, oubliée, ou tout simplement niée. (2020)
33On remarque l’absence de référence explicite à la colonisation chez Soumahoro, et on trouve plutôt des allusions qui correspondent à des refus et à des difficultés pour nommer l’expérience douloureuse de la colonisation. La colonialité et ses effets sont ainsi mis sous silence. Nous pouvons pourtant y récupérer des traces interdiscursives, pour voir que dans l'extrait précédent, ce qui apparaît comme l'histoire, comme force et dominance dans la description d'un pays (un pays dominant est un pays qui domine d'autres pays), silences, oublis, douleur, déni, peuvent être paraphrasés par l'héritage de la colonisation esclavagiste, par exemple. D'où un autre exercice de paraphrase : Un pays dont je suis l’un des fruits de l’histoire peut être lu comme un pays dont je suis l’un des fruits de la colonisation esclavagiste. D’ailleurs, on trouve une formulation chez Giovana Xavier qui semble fonctionner discursivement de manière très proche de celle de Maboula Soumahoro : « Un pays dont je suis l'un des fruits de l'histoire », se formule chez Xavier : « nous sommes l’effet collatéral que ton système a créé » (2019 : 179).
34Il faut souligner que le silence a un rapport à la langue chez Soumahoro ce qui correspond à une mise en silence chez Xavier, sachant que dans les deux cas, il s’agit d’une politique du silence d'après ce qui est formulé par Eni Orlandi. Ce rapport à la langue apparaît chez Soumahoro puisque le contexte multilingue est mis en lumière tout au long de son ouvrage, et qu’elle brise justement ce silence à partir de la référence à la complexité linguistique qui la constitue en tant que sujet. Il y a la présence d'une référence à une langue autre (peut-être la langue dioula) en Côte d'Ivoire, la langue française et l'anglais. Chez Xavier, nous ne trouvons pas de discours similaire, par exemple sur le plurilinguisme du Brésil lié aux dizaines de langues indigènes parlées sur le territoire. C’est une réalité souvent ignorée, mise sous silence, ce qui projette cet effet d'évidence présent dans le discours de Xavier, un discours de la conformité avec une réalité imaginairement monolingue. Cet imaginaire est lui aussi, nous le savons bien, l’un des symptômes des effets de la colonialité contemporaine. Les rapports à un discours de filiation, à une idée de brésilianité, se formulent donc dans d'autres champs, mais pas dans celui des langues (mis en silence).
35Avec ce geste d’analyse, nous avons posé le silence comme point d'entrée analytique. Si le racisme, la colonialité et ses effets fonctionnent discursivement comme des évidences que les formations sociales ne voient ni n’écoutent, c’est donc dans la catégorie de silence, sous ces différentes formes, qu’on peut commencer à questionner et observer le fonctionnement des discours constitutivement racisés et ayant des fonctionnements coloniaux. Le silence en discours peut donc aider à identifier le fonctionnement des sociétés structurellement racisées/coloniales. Il nous faut maintenant aller voir/écouter les prises de paroles qui se produisent malgré les politiques du silence ici analysées.
36Nous considérons discursivement les catégories du silence (et de la mise en silence) et des lieux d’énonciation en tant que deux entrées d’analyse complémentaires à cette étude. Si nous avons, d’un côté, pu observer les fonctionnements du silence dans les discours analysés, allons voir les prises de paroles, les énonciations du « je » en tant qu’ils brisent ce même silence.
37Nous nous interrogeons ainsi sur les lieux d'énonciation et sur les façons dont ils peuvent se constituer comme l'une des dimensions de la production des positions-sujet, des processus d'identification, et donc, de la production des savoirs. Étant donné que nous ne séparons pas les dimensions du genre, de la race, et de la (dé)colonialité, nous nous demandons s’il est possible de nommer un lieu d'identification comme sujet noir-(dé)colonisé qui puisse correspondre à une position, et qui puisse être analysé à partir de dimensions du silence et des lieux d'énonciation.
38Giovana Xavier présente la société brésilienne en parlant des lieux et des places :
Dans les sociétés post-esclavagistes, l’idée que chaque personne a sa place se maintient de façon à être recréée de différentes manières. Il suffit d’aller voir les chiffres du travail domestique, de jeunes noir·es assassiné·es par des agents de l’État et des 200 000 enfants et adultes (spécialement des femmes) qui vivent dans une situation analogue à l’esclavage. La conviction sur l’existence des lieux de classe, race, genre et sexualité statiques compose un héritage présent dans les débats parlementaires comme celui de la réduction de la majorité pénale, de l’École sans Parti, de la criminalisation de l’IVG. (2019 : 154)
39La prise de parole noire et décoloniale passe donc forcément par un questionnement des évidences autour des lieux légitimés et autorisés et des places historiquement assignées aux sujets racisés. Une prise de parole décoloniale, à notre avis, questionne et déplace ces lieux tout en considérant la réalité des failles de ce même système institutionnel, puisqu'il y a un rapport incontournable et constitutif avec les lieux institutionnels de productions de sujets. Ce que nous dit Giovana Xavier nous ouvre tant pour cette réflexion autour des places héritées, en lien avec les lieux institutionnels, que pour la question de la violence de l'État qui est une des faces du racisme de l'État.
Commençons l'analyse par l’autorisation et par la légitimation des lieux d'énonciation pour penser cette production discursive autour de la position sujet-noir-décolonial et la production des connaissances/savoir.
- 10 Nous considérons la notion de savoir dans un sens large, tandis que nous gardons le mot connaissan (...)
40Rappelons ici un élément important qui ne correspond pas à une seule anecdote biographique mais à une régularité sociale, puisque plusieurs d’entre nous – des femmes chercheures racisées noires ou autres qui étudient les rapports de domination – ont eu l’opportunité ou le besoin de changer de lieu et ainsi pu étudier la question : Xavier a fait son séjour de recherche doctorale aux États-Unis, à la New York University. Lorsqu’il écrit : « pour les femmes noires, occuper l'espace académique est un processus complexe dans la déstabilisation de l'imaginaire qui circule sur les femmes noires comme celles qui sont nées pour servir ». Le rapport à la colonisation esclavagiste semble très présent, puisque dans l'imaginaire colonial, les femmes noires sont vues uniquement dans le lieu de la servitude. De ce qui précède, nous posons les questions suivantes : est-il possible de produire des savoirs ? Peut-on être noire/racisée et docteur·e ? Est-il possible de formuler les savoirs et de les faire circuler ? À notre avis, il faut encore articuler la question de la production à celle de la circulation de ces contre-discours.
41Si l'on considère les lieux d’énonciation comme un positionnement discursif, on peut dire qu’il existe un interdiscours des lieux institutionnalisés. Un je qui se formule, entre autres, en ayant un rapport avec les lieux institutionnalisés de production de savoir. Ce lien se montre dans une sorte de théorisation des expériences et d'une auto-narrativisation. Du côté de Giovana Xavier, il y a une référence explicite à des outils théoriques, comme par exemple, lorsque l'auteure parle de la notion d'intersectionnalité, dans le chapitre intitulé « Du feu sur la douleur : le #8M et celles qui ont peur des dangers des histoires uniques ». C'est Xavier qui, juste après avoir bien décrit ses expériences en tant que femme noire, en tant que mère, en tant qu’historienne et professeure à l'Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), formule l'intersectionnalité ainsi : « Il s'agit d'une catégorie centrale pour comprendre que la classe est définie par les expériences de race, la race par celles du genre, et le genre par celles de la sexualité » (2019 : 44). En ce qui concerne Maboula Soumahoro, outre cette invisibilisation dénoncée par Giovana Xavier et par Maboula Soumahoro elle-même, il y a encore la surcharge de travail intellectuel : « en tant que personnes défavorablement racialisées, il nous revient la tâche épuisante d'expliquer, de traduire, de rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes » (2020 : 32-36).
42Dans la production de ces femmes intellectuelles, il y a ce battement entre une théorie et une pratique qui pense les expériences, ce qui produit une écriture qui dérange, dans le sens de Conceicão Evaristo, mentionnée antérieurement. Une écriture qui a besoin d’être dérangeante, de déplacer et de mettre en question des catégories de pensée, des catégories d'analyse et des lieux des productions du sujet et du savoir.
43Les commentaires sur la qualité de la forme et du contenu, qui mettent en doute la légitimité du discours du sujet racisé, sont aussi une régularité dans ce que raconte Giovana Xavier. Dans le chapitre « Science, lieu de parole et femmes noires à l’Académie », l’auteure nous parle de son vécu en tant que doctorante à l’Université de Campinas. L’auteure dénonce les épisodes de racisme subtils dans des commentaires au sujet de son projet de recherche « trop mal écrit, doit être amélioré » (2019 : 79). Cette expérience d’occuper un lieu passible de recevoir un questionnement sur la qualité et la légitimité du savoir produit est également décrite par Maboula Soumahoro, lorsqu’elle prend son poste à l’université. D’après Xavier, la solution du problème du racisme et du Brésil « passe par la production des nouvelles épistémologies des sujets producteurs des savoirs » :
Vous pouvez remplacer Femmes Noires comme objet d’étude par des Femmes Noires qui racontent leurs propres histoires, ce n’est pas une interdiction aux personnes blanches. Il s’agit de l’importance de situer des savoirs et de faire de la science à partir des lieux de parole des intellectuelles noires. (Ibid. : 82)
44Nous pouvons ainsi réfléchir aux lieux institutionnels et aux conditions à partir desquelles il est possible que les deux ouvrages puissent se formuler et circuler. Il faut dire que dans le cas de ces ouvrages, même s'ils prennent une distance vis-à-vis d'un certain nombre de caractéristiques du discours scientifique hégémonique, ils se formulent et se produisent, en quelque sorte, à partir des lieux institutionnels de production de savoir. Il faut penser ainsi au fait qu’il s’agit de deux enseignantes qui travaillent à l'université, un espace qui se constitue dans nos sociétés en tant que lieu de pouvoir – dans la perspective de la production de connaissances – et, en même temps, en tant que lieu souvent attaqué lorsque l’agenda des sujets minoritaires est mis en lumière.
45Prenons en compte également la dimension médiatique qui joue son rôle dans la formulation et la circulation de ces deux auteurs. Maboula Soumahoro intervient dans les médias français, notamment dans des entretiens et des émissions télévisées, alors que Giovana Xavier recourt aux ressources numériques, en écrivant sur son blog ou en utilisant son compte sur le réseau social Instagram. Le fait même de pouvoir recourir à des médias traditionnels ou non traditionnels, le numérique en l’occurrence, nous permet d’y voir, d’une part, une parole quotidienne qui s’entremêle à une position liée à l'institution académique, et d’autre part, une position qui ne circule que parce qu’elle garde son lien avec ce qui autorise son dire. Comment se formule ce lieu qui ébranle ce qui est considéré comme hégémonique ?
46Nous pouvons ainsi penser aux « effets produits par une énonciation par rapport au lieu à partir duquel elle est proférée » et son rapport avec les mécanismes institutionnels (Zoppi-Fontana 1999 : 17). Le lieu social à partir duquel se produit le lieu d’énonciation noire et docteure est discuté par Giovana Xavier :
L’université ne va pas résoudre tous les très graves problèmes des communautés noires. Cependant, être à l’université « en première personne », y faire science qui parte de nos expériences est indispensable pour soutenir des projets de démocratie et de justice sociale. (2019 : 107)
- 11 En 2022, la loi des quotas (Lei 12.711/2012), qui réserve un pourcentage des places à l’université (...)
47Dans ce que Xavier affirme, il est important de souligner que du côté du Brésil, les politiques sociales développées dans les gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff, dans les dernières années, ont donné l’accès aux populations noires et indigènes à l’enseignement supérieur à partir de quotas11 réservés à cette population. Giovana Xavier peut être considérée, aussi, comme l’un des fruits de ces politiques.
48Donc, en reprenant notre question de départ, nous pouvons identifier que même si les conditions de production rendent possible quelques formulations discursives (les dits) qui questionnent les discours hégémoniques, il reste la dimension discursive autour de la circulation de ces discours (les non-dits et qui peut dire) qui doit être prise en compte si on veut comprendre le fonctionnement des discours racisés/décoloniaux. Il ne s’agit pas simplement de prendre la parole, mais de comprendre les enjeux constitutifs des lieux d’énonciation dans leur rapport aux lieux sociaux et aux lieux institutionnels. Il ne suffit pas seulement de dire mais de pouvoir être entendu.
49Entre délégitimation et légitimation, il y a des zones de frottement dont nous souhaitons comprendre les enjeux. Il est très important de souligner la contradiction même qui existe entre interdiction et autorisation : le sens/le discours ne peuvent pas être interdits, c’est au niveau de la formulation et de la circulation que ces relations montrent leurs imbrications. Penser les lieux interdits de la parole noire – comme lieux qui apparaissent dans les formulations en tant que mis sous silence – implique de comprendre les lieux historiquement interdits et historiquement autorisés, des lieux autorisés qui automatiquement projettent une interdiction.
50Vu qu’il y a certains lieux d’énonciation interdits, le « je » qui prend la parole se produit de manière assumée et osée. Dire « je » semble fonctionner comme une métaphore de sa propre prise de parole. En même temps, prendre la parole fonctionne comme prendre un risque. Une régularité dans cette prise de parole apparaît dans le lexique du risque et du danger (oser, assumer, prendre le risque) :
Il me faut donc oser dire « je ». Assumer l’utilisation du pronom « je » en s’appuyant sur la magie de la dérogation équivaut à faire face à toutes les injonctions classiques de la recherche scientifique. Dans un espoir d’émancipation et de libération, l’utilisation consciente du pronom « je » signifie également assumer pleinement son individualité et ne pas respecter les recommandations nombreuses et très sérieuses concernant la distance critique qu’il s’agirait de maintenir à tout prix. (Soumahoro 2020, sous-chapitre « Parole Noire »)
51Assumer le je « passe par une affirmation de mon individualité », affirme Maboula Soumahoro, mais à notre avis l'auteure dépasse son propos en atteignant un je qui est collectif. Vu que « la personne et l'intime s'entrelacent au politique, au public » (2020 : 13). Dans ce cas, le je correspond à une position-sujet nécessairement hétérogène. Il y a une dimension contradictoire de l’identification et des sujets dans le politique (Zoppi-Fontana 1999 : 19). Ce qui nous intéresse, c’est justement une conception de l'identité qui admet la contradiction constitutive du discours et des lieux de subjectivation, une expérience individuelle qui fait écho à l'expérience collective.
52Ainsi, il intéressant de pointer, d'une part, un discours qui se projette comme étant de et sur soi-même, et, d'autre part, des discours qui se projettent comme étant des autres lieux sur les personnes racialisées, noires et colonisées. Il faut souligner constamment la dimension contradictoire dans ces deux catégories : une parole noire sur soi-même et la parole de l’autre sur le noir. Nous ne concevons pas ces discours de manière étanche, bien au contraire : c'est une distinction que nous faisons à des fins analytiques, mais qui dans les productions discursives ne correspond pas à des catégories homogènes, puisque par définition il y a une hétérogénéité dans les discours. Donc, la dimension de la contradiction est justement celle qui montre les limites des lieux d'identification et les recouvrements des positions-sujet. Ce glissement de sens passe des lieux autorisés/interdits vers des déplacements dans la conception même du je/nous, ces déplacements se fondent justement dans un questionnement de la distinction étanche entre individualité et collectivité : si pour prendre la parole il faut dire je, il faut aussi se rappeler que dans ce cas le « je est collectif » (Fraser 2012). Giovana Xavier l’affirme ainsi : « Ce n’est pas que moi, c’est une de nous », cela nous fait penser aussi à un dit populaire qui circule dans les communautés noires brésiliennes : « je suis une, mais je ne suis pas seule » (2019 : 177).
- 12 Voir entre autres Anibal Quijano (1992).
53Chez Maboula Soumahoro, on retrouve un sens de « je » qui se définit par rapport à une certaine idée de la nation : « la façon dont je me situe au sein de la nation » (2020). Cela est repris plusieurs fois dans son récit : « je suis pourtant aussi française », « je suis la France. Aussi ». Ainsi, le rapport de sens entre ce « je » qui se pense par rapport à la race se formule, au niveau du dire, de façon moins racialisée que nationalisée : cela revient à dire que la formulation « je suis la France aussi », reprise maintes fois, identifie un effet de sens de la France comme synonyme de la blanchité, dans l’idée qu’« être la France » désigne également une France racialisée. Je suis la France du déni et l’aveuglement collectif par rapport à la race et, en même temps, La France est aussi moi, la France est aussi noire. C'est pour cette raison que nous pouvons affirmer qu'à partir de ce que nous avons pu analyser, les discours de Soumahoro sur la (sa) race se formulent surtout à travers et dans son discours sur la liaison avec la France, tout en faisant circuler le sens de la race par ce rapport avec la nation. Et pour nous, c’est là le point central en ce qui concerne le débat autour de la racialisation et qui représente l’un des pays, la France, qui a colonisé le pays de ses ancêtres et de ses parents, sachant que la race est une invention de la domination coloniale12. Cela ne revient pas à dire que ce processus d’identification est linéaire et existe seulement avec la France, elle est constituée en tant que sujet par plusieurs identités (et plusieurs autres rapports comme celui avec les États-Unis, les Caraïbes et la Côte d’Ivoire), ce qui est dit par Soumahoro. Quand elle dit Je suis la France aussi, c’est parce qu’elle est aussi la Côte d’Ivoire, les États-Unis, mais le lien qui politiquement doit être affirmé est celui avec la France, justement pour montrer la nécessité du débat autour de la race en France. C’est pour cette raison que nous affirmons que chez Soumahoro, donc, son « je » nationalisé est en même temps racialisé. On ne peut d’ailleurs pas penser nation sans penser race, et cela aussi bien chez Xavier que chez Soumahoro.
- 13 Ici l'auteur fait référence à une régularité dans les médias: les Unes des journaux montrent très (...)
54Chez Xavier, nous ne trouvons pas ce discours de filiation à des nationalités. Ce qu'il y a, c'est une identification avec un sens du Brésil qui est à la fois chaotique et digne de fierté (2019 : 140). Elle rappelle des moments ou des faits concernant le Brésil : « toutes les 23 minutes un jeune noir est assassiné » ; « 0,4 % des professeures au Troisième Cycle sont noires » ; « On ne m'a pas vue en uniforme de l'école »13. Elle fait ce rappel pour parler du complexe lieu d'identification en tant que Brésilienne qui supporte l'équipe de foot du Brésil et porte le maillot qui était déjà devenu le drapeau des pensées extrémistes lié à la droite brésilienne. L'auteure appelle ce maillot de foot « Le T-shirt de la brésilianité », pour parler du fait qu'elle « se dédie tous les jours dans la construction d'un pays démocratique, dans lequel les humanités soient respectées ». Elle parle donc d'un « sens d'être brésilienne qui passe par la valorisation de la joie, de la légèreté, de la famille, de l'amour pour le sport comme des droits qui nous rendent des personnes un peu mieux préparées pour faire face à toute cette violence » (2019 : 141).
55Le travail de Modesto (2018), au sujet des violences subies par les populations dans les quartiers périphériques dans une ville au nord-est du Brésil et surtout sur la façon dont ces violences sont formulées et circulent dans/par les médias, nous semble dialoguer avec ce type d'énonciation qui, située à partir des lieux institutionnels, dit la race de l'autre, disent l'autre à partir de la race-autre, et surtout, disent l'autre puisque racialisé. Cet auteur nous propose la notion d’« archive racialisée », une des régularités de ces discours de médias sur la violence raciale de l’État étant celle de ne pas inclure le discours des personnes concernées dans ces situations de violence. C'est une archive qui comporte toujours le discours porté par quelqu'un d'autre. Confondre est d’ailleurs un verbe qui apparaît souvent dans les rapports de police pour justifier ces actes qui se constituent en violence raciste de l’État. Ceux qui subissent la violence de l'État n'y prennent pas la parole. De même, les cas de violence sont souvent – c’est une régularité discursive décrite par Modesto (2018) – indexés comme des cas aléatoires, comme s’ils ne faisaient pas partie d’une série et comme s'ils étaient à chaque fois un événement unique.
56Les prises de paroles de Giovana Xavier et de Maboula Soumahoro ont recours à la première personne et racontent l’expérience collective, pour démontrer la régularité d'être parlé et identifié par quelqu'un d'autre ; en même temps, cette parole d'autrui met sous silence des expériences racistes et colonisantes. C’est là le caractère intrinsèquement contradictoire et donc prometteur de cette prise de parole. Ainsi, penser l’interdiction et l’autorisation des sujets et des lieux d'énonciation sont deux dimensions sur lesquelles il faut se pencher si l’on veut problématiser les silences historiques.
57Nous avons abordé les deux récits à la fois en tant que sources théoriques et propos expérientiels, à partir desquels nous avons développé notre analyse et nous avons pu identifier des points qui rapprochent Soumahoro et Xavier, et surtout les points de divergence entre les deux et de contradiction dans chacune des positions produites discursivement.
58Nous avons fait un double travail qui n’est que le début d’une recherche plus longue autour des rapports racialisants et colonisants qui se produisent dans les discours contemporains à propos du racisme, du sexisme et de rapports postcoloniaux de nos jours. Ce double travail s’est fait d’une part autour d’une réflexion théorique et d’un début de description des conditions de production des discours, notamment à partir d’une perspective qui permet de penser les rapports intersectionnels dans des différents pays et sociétés, comme c’est le cas du Brésil, du Portugal (en tant que pays qui a officiellement et majoritairement colonisé le Brésil), de la Côte d’Ivoire, et de la France. D’autre part, nous avons ébauché des propositions analytiques en vue de l’intégration de la dimension du genre et de la race en analyse du discours ; nous avons donc pu racialiser la notion de silence et de lieu d’énonciation, et ceci n’est qu’un début car il faudra nécessairement enrichir le dispositif de l’analyse du discours avec d’autres notions et concepts, en vue de rendre visibles et audibles la constitution nécessairement racisée, genrée et (dé)colonisée des lieux de production du sens et des sujets.
59Les études du langage et l’analyse du discours ont toujours intégré des concepts venus d’ailleurs. Du chemin reste à parcourir, mais nous mentionnons ici, comme possibilité que nous entendons investiguer, la dimension du corps en tant que matérialité discursive, et la catégorie des savoirs dans un sens ample, notamment pris dans leurs différentes possibilités de transmission. La transmission des savoirs et de la culture peut constituer des formes autres de prises de parole, en faisant face aux politiques du silence et aux interdictions imposées à partir des lieux autorisés et légitimés qui pourront permettre à davantage de personnes racisées de pouvoir dire ce que Marielle Franco a déclaré dans l'une des séances de l’Assemblée où elle était députée : « Je ne serai pas interrompue ».