- 1 Les guillemets marquent la distance avec le générique impropre voire abusif eu égard à la grande h (...)
1Notre contribution porte sur l’identité discursive de « la femme africaine »1 telle qu’elle est déclinée sur les réseaux sociaux numériques, par des militantes féministes. Plus précisément, il est question, à partir du hashtag #VraiFemmeAfricaine, de comprendre les mécanismes par lesquels elle se constitue en tant que sujet de discours. Nous considérons le discours comme une matérialité où il est possible de comprendre des phénomènes sociaux, des idéologies en circulation, des croyances, des représentations qui rendent certains actes possibles. Dans ce contexte, le sujet est « le lieu de production de la signification langagière auquel revient cette signification pour le constituer. Il n’est donc ni un individu précis, ni un être collectif particulier, mais une abstraction, siège de la production/interprétation de la signification spécifiée selon les places qu’il occupe dans l’acte langagier » (Charaudeau 1984 : 43).
2Le hashtag #VraieFemmeAfricaine lancé sur le réseau Facebook, puis sur Twitter, à quelques jours de l’édition 2020 de la journée internationale de la femme (JIF) opère une rupture avec les actions des féministes africaines. Ces nouvelles actrices rompent le silence et prennent la parole car :
Longtemps les Négresses se sont tues. Il est temps qu’elles redécouvrent leurs voix, qu’elles prennent ou reprennent la parole, ne serait-ce que pour dire qu’elles existent, qu’elles sont des êtres humains et qu’en tant que tels, elles ont droit à la liberté, au respect, à la dignité. (Thiam 1978 : quatrième de couverture)
3Rappelons que le féminisme, en Afrique francophone subsaharienne, a été calqué sur les modèles occidentaux, plus précisément les modèles français/francophones pour les ex-colonies françaises. Cette posture a très vite valu aux militantes féministes des critiques et résistances. Il s’implémente véritablement dans les sociétés ouest-africaines avec le concept de genre (gender), popularisé par les institutions internationales, les associations et les organisations non gouvernementales. Les actions féministes sont ainsi limitées, dans un premier temps, à des programmes de développement. Les difficultés de « la femme africaine » sont alors égrenées dans différents rapports à l’attention des bailleurs de fonds et des décideurs : accès à l’éducation, accès aux soins de santé, accès au foncier, autonomisation… Tout se passe comme si des voix plus autorisées pouvaient identifier, mieux qu’elle-même, ses besoins. Ce mode de fonctionnement a participé à projeter de « la femme africaine », des représentations de femme soumise, muette, pauvre et lésée, dans le prolongement des rapports coloniaux décrivant « un être primitif et sauvage » (Coquery-Vidrovitch 2007 : 69) dont il fallait « discipliner le corps, la conduite, les pensées et la mobilité » (72).
4Les énoncés produits dans le cadre de #VraieFemmeAfricaine sont simultanément symptomatiques d'une rupture et d'une mutation. Dans les sillons d’Awa Thiam (1978), sur le Web 2.0, loin des querelles et des controverses, une nouvelle génération « s’écrit. Se réinvente. S’autorise » (Préface de Hédjérassi, hooks 2017 : 15) à prendre la parole.
5Emboîtant le pas à Paveau (2017, 2018) et Marignier (2015, 2017), l’analyse articule quelques notions des gender studies et de l’Analyse du Discours (désormais AD), plus précisément l’hétérogénéité énonciative (Authier-Revuz 1982, 1984), afin de déterminer les stratégies de la puissance discursive (Paveau 2018 : 16), c’est-à-dire les modalités discursives qui font d’un discours sur la condition féminine, par exemple, un discours militant. Nous envisageons alors la race du point de vue de l’origine, ici géographique, comme point d’ancrage d’une communauté de destins et fondement du stigmate féminin. Dans ce contexte, l’identification de la puissance discursive des énoncés décrit réflexivement l’identité de la « femme africaine » en trois étapes à savoir : le rappel des ancrages contextuel, théorique et méthodologique de l’analyse, la description du stigmate féminin à partir du concept d’hétérogénéité énonciative et enfin, les enjeux identitaires et féministes du hashtag #VraieFemmeAfricaine.
6Le 26 février 2020, à deux semaines de l’édition 2020 de la Journée Internationale de la Femme, un hashtag est lancé, d’abord dans le format ci-dessous, un post, sur les réseaux Twitter et sur Facebook :
Figure 1. Publication de Traoré Bintou Mariam, 26 février 2020, Twitter.
Source : Capture d’écran, 24 octobre 2021, https://twitter.com/bintoumariamt/status/1232685799885430785?s=21&t=6YwKrFOiKgB6TlA6XLf_AA.
7Selon Traoré Mariam Bintou, son auteure, c’est une réaction de ras-le-bol face aux stéréotypes sexistes et réducteurs de ce qu’est, en réalité, la femme noire africaine. Elle revient un an après sur cet événement :
- 2 Comme dans toutes les citations de corpus, la graphie et l’orthographe originales sont maintenues.
[I]l y avait une femme qui en fustigeait une autre parce que cette dernière par complication avait accouché par péridurale. Cela m’a fait penser à toutes les fois où l’on m’a dit que je n’étais pas une vraie femme africaine. J’ai ainsi partagé ce statut “Femme noire tu enfanteras dans la douleur pour prouver que tu es une #VRAIEFEMMEAFRICAINE” […] Je suis allée me coucher. Le lendemain je n’en croyais pas mes yeux, la toile était inondée du hashtag #VRAIEFEMMEAFRICAINE. Vous étiez en train de dénoncer le sexisme et les injonctions sexistes que vous subissez au quotidien […] Vous avez saisi l’occasion vous, femmes africaines pour vous faire entendre. Que ce soit sur les violences, les inégalités ou les préjugés sexistes, c'était votre moment. Tout cela m’a dépassé, pour la 1re fois depuis 9 ans que je suis féministe je sentais une unité […] et une volonté de votre part de changer les choses. De la plus jeune, à la ménagère, à la plus âgée en passant par l’avocate. Vous étiez unies2. (Traoré, 2021)
8La cible de ce hashtag est identifiée par le sexe (Femme), par la race (Noire), par l’origine géographique (Africaine). Le modalisateur « vraie » révèle un contenu doxique sur la résistance à la douleur de la femme noire africaine. Et le succès de ce hashtag démontre qu’il est entré en résonance avec lesdites cibles : combien de femmes, en effet, ne se sont-elles entendues dire qu’une femme doit « supporter », verbe transitif direct mais bien souvent et dans ce contexte employé de manière intransitive. Les différents posts illustrant l’analyse préciseront la nature des compléments qui globalement tiennent dans : les violences physiques, morales, économiques, psychologiques, l’infidélité, le viol, la pédophilie… En somme, l’expression « enfanter dans la douleur » traduit ici une métonymie qui décrit une vie de souffrance. L’exemple ci-dessous est édifiant et péremptoire à ce sujet :
Figure 2. Publication de Traoré Bintou Mariam, 4 mars 2020, Facebook.
Source : Capture d’écran, 24 octobre 2021, https://www.facebook.com/100013421115455/posts/1176667966123896.
Journaliste et activiste féministe, âgée de 26 ans, elle préfigure le renouvellement des militantes féministes en Côte d’Ivoire et en Afrique :
Mon objectif ? Mettre la Côte d’Ivoire sur la carte du féminisme […] On force les femmes à rentrer dans les cases, où elles sont dociles et résilientes. On leur dit que ça a toujours été comme ça mais c’est faux. En Afrique, il y a eu des reines, des guerrières, des philosophes, des poétesses. Et dévoiler ce matrimoine, c’est donner le choix aux femmes africaines, montrer toutes sic]l’étendue. (Propos de Traoré Mariam Bintou repris par Mougin 2020 : 216)
9Dans la foulée et solidairement, des femmes raillent, parodient, narguent et dévoilent ainsi des stigmates qu’un humour caustique dissimule difficilement. Le principe consiste, sur une tonalité sarcastique et ironique, à diffuser des caricatures discursives qui confrontent l’identité fantasmée de « la femme africaine » à celle réellement vécue. Le phénomène libère la voix des femmes pour dénoncer leur condition. #VraieFemmeAfricaine visibilise et formalise ainsi le cyberféminisme en Côte d’Ivoire3. L’on avait noté, en effet, l’existence de pages relayant des activités d’ONG ou d’associations féminines4 qui œuvrent pour la promotion des femmes. Cependant, #VraieFemmeAfricaine suscite des regroupements de ces organisations pour une synergie de leurs activités. La Ligue, par exemple, est une fédération d’organisations dont les responsables, des jeunes femmes africaines de la diaspora et d’autres vivant sur le territoire ivoirien, ont mis en commun leurs ressources afin de renforcer leurs actions.
- 5 Selon Frits J. A. Bouman (1977) cité par Sanov Issoufou (1992) : « Les tontines sont des associati (...)
10Les confidences échangées dans des cercles féminins à l’instar des tontines5, se déplacent sur la place publique. De plus en plus de femmes dénoncent le patriarcat. De même, ces associations travaillent à la promotion des femmes aux parcours inspirants. Enfin, le phénomène #VraieFemmeAfricaine illustre les tensions inhérentes aux rapports sociaux de sexe et les représentations subséquentes et, notamment, le rejet du féminisme, la relégation de la femme dans la sphère domestique, l’essentialisation d’attributs liés au sexe : « L'homme est force et responsabilite. La femme est douceur et sensibilite [sic] ». Chacun contribue selon ses positions à dresser un plaidoyer sur la complémentarité entre l’homme et la femme.
- 6 Selon un rapport du CGRA en Belgique, « Plusieurs sources attestent de l’existence de mariages for (...)
- 7 Voir le rapport des consultations de la Banque mondiale sur le genre, « Être femme en Côte d’Ivoir (...)
11Concept promu dans les milieux féministes africains et ivoiriens, la complémentarité renvoie au principe de division biologique binaire de l’homme et la femme et à l’organisation sociale. Elle est sous-tendue par l’idée que l’homme et la femme évoluent, chacun, dans une sphère qui lui est exclusivement dédiée et dont les prérogatives se complètent pour l’équilibre familial et social. L’homme et la femme devraient donc être dépendants l’un de l’autre sans que cela ne remette en cause le principe d’égalité. Cependant, nous observons que l’organisation hiérarchique des rapports de sexes entre eux manifeste un biais. Ces rapports pointent des inégalités à divers niveaux dans cette configuration dite complémentaire. Par exemple, dans les mariages forcés et précoces, les jeunes filles sont parfois sorties du système éducatif et données en mariage bien souvent avant l’âge de 15 ans6. Or, la loi ivoirienne, no 2019-570 du 26 juin 2019 relative au mariage, en ses articles 2, 4, 5, ne considère comme valide que le consentement des futurs époux ayant atteint la majorité civile c’est-à-dire 18 ans. Sans éducation ni formation professionnelle ou situation professionnelle, comment ces jeunes filles peuvent-elles objectivement « être complémentaires » d’un adulte ? Dans la même veine, les rapports relatifs à la situation des femmes soulignent les pratiques discriminatoires qui maintiennent les femmes dans des situations de vulnérabilité7. Dès lors, la complémentarité revendiquée en tant que spécificité socioculturelle africaine est un leurre social. Or, à l’ère de la mondialisation et des nouvelles technologies mais également dans le prolongement de la colonisation dont l’héritage est encore tangible, les croyances, les langues, les valeurs sont reconfigurées : l’authenticité africaine est davantage un idéal fantasmé. D’ailleurs, Nahid Toubia citée par Constance Yaï interroge : « Pourquoi tout ce qui est culture et tradition devient-il sacré et immuable quand ce sont les femmes qui en réclament le changement pour elles-mêmes ? » (2014 : 67). La complémentarité est argumentée avec l’essentialisation de traits de caractère : la « douceur et sensibilité » sont féminines tandis que la « force et responsabilité » sont masculines. De là, découlent les attributions de « la femme africaine » : cuisine, ménage, soin des enfants, qui perdurent dans les sociétés modernes malgré l’arsenal juridique déployé pour les transformer. Constance Yaï dénonce d’ailleurs l’hypocrisie qui environne ce sujet :
Comme ils sont nombreux ces avant-gardistes dans toutes les situations mais profondément conservateurs une fois qu’ils mettent les pieds à la maison ! Ils constituent le véritable obstacle au changement pour une société plus juste car ils sont très difficiles à détecter alors qu’ils diffusent insidieusement leur poison dans leur famille. (Ibid. : 19)
12Rendu populaire en Côte d’Ivoire lors de la crise postélectorale de 2010 et la guerre qui s’ensuivit en 2011, le réseau Facebook a évolué d’une plateforme de retrouvailles amicales vers un espace d’influence politique et/ou espace commercial. Il offre trois cadres de communication en fonction des besoins spécifiques des utilisateurs : le profil, la page et du groupe.
13Le profil permet d’échanger des informations et des photos, en somme, de maintenir le contact avec des amis. La page, destinée à l’origine aux entreprises, est un outil de promotion également utilisé par les hommes politiques et des personnalités publiques. La communication y est contrôlée. Seul l’administrateur peut y publier des informations. Dans les deux cas, les réactions des internautes arrivent dans les commentaires. Notons que la page a des objectifs clairement définis et les publications participent de leur réalisation. Les groupes sont des espaces de discussions où des modérateurs évitent les débordements. Dans l’espace ivoirien, l’atmosphère politique en tension et la censure ont favorisé la création de nombreux groupes où, derrière des avatars, la parole est libre. D’ailleurs, de nombreux groupes sont ainsi devenus des outils de pression sociopolitique. Notons cependant qu’indépendamment du support communicationnel choisi, des locuteurs ordinaires, grâce aux outils à disposition sur le réseau Facebook, s’engagent dans diverses causes. En contexte ivoirien, ils sont désignés, de façon indifférenciée, influenceurs, coachs ou activistes. Les thématiques abordées sont variées : politique, amour, people, actualité, etc. Ils se font les relais des médias et focalisent l’attention sur des événements de leur choix.
14Dans cette mouvance, une activité féministe émerge dont les actions convergent vers un objectif clairement défini : la valorisation des femmes par le partage d’expérience, la promotion de parcours exemplaires, le développement du leadership féminin, la dénonciation d’attitudes sexistes et des violences faites aux femmes.
15Dans le cadre de cette analyse, nous limiterons notre corpus aux énoncés relevés sur le réseau Facebook, le plus populaire en Côte d’Ivoire. En effet, en janvier 2020, Facebook comptait 4,5 millions d’utilisateurs soit 92 % des utilisateurs des réseaux sociaux du pays8.
16Sur les réseaux sociaux dans l’ensemble et Facebook en particulier, un certain nombre d’outils servent une visée spécifique. Parmi eux, le hashtag est un mot, une expression, ou une phrase précédée du symbole # qui allie les fonctions de visibilité et de traçabilité. C’est un technomorphème dont la « fonction est essentiellement sociale, permettant l’affiliation diffuse (ambient affiliation) des usagers, la technoconversationnalité et l’investigabilité (searchability) du discours » (Paveau 2013 : 11). À un post peuvent répondre plusieurs autres produisant une technoconversation (ibid.). Dans le cadre du hashtag #VraieFemmeAfricaine, les énoncés se surenchérissent et le fil se mue en un cadre de partage d’informatios et d’expériences : « Le hashtag propose donc une affordance communicationnelle […] qui implique des formes endémiques de participation discursive » (ibid.).
17La Figure 4 ci-dessous présente un extrait des 162 commentaires dans le fil du post de la Figure 3 :
Figure 4. Fil de discussion (Mireille Houndji Boté ; Musharaf Zarkhawi ; Lehiga Beugré ; Ange, Séka) du post de la Figure 3, Facebook.
Source : Capture d’écran, 25 octobre 2021, https://www.facebook.com/Anges.celeste/posts/pfbid02pMXVyoW5W8JkauXYXzo7ftFvusqh5R8HRPD5bAf1ziVxPJAYfzo8EXeAUTugUDCml.
Le corpus a été constitué à partir de captures d’écran, sans critères prédéfinis à l’exception de celui de l’inscription des énoncés dans le cadre contextuel de #VraieFemmeAfricaine.
18À propos de l’analyse du genre discursif, Lezou Koffi (2018 : 143) souligne le peu d’intérêt des spécialistes du champ discursif pour la question et relève par la même occasion que le caractère diffus inhérent à la transversalité de l’objet pourrait constituer un début d’explication. Par ailleurs, Paveau identifie « trois bloqueurs » (2018 : 9) de l’intégration du genre en analyse du discours : (i) l’objectivité héritée de l’appréhension systémique de la langue ; (ii) les origines marxistes de l’AD qui privilégiaient les rapports sociaux de classe et enfin, (iii) sa grammaticalisation qui renvoie à une évolution de la discipline en dehors de ses cadres traditionnels. Elle évoque ainsi Jean-Jacques Courtine qui « reproche aux évolutions du paradigme leur dépolitisation et leur déshistoricisation, dont le symptôme est l’analyse des segments langagiers de plus en plus coupés de leurs contextes matériels de production » (p. 10).
19Comment le hashtag en tant que pratique discursive met-il en crise l’ordre du discours du genre et pose-t-il « la femme africaine » comme sujet de discours ? On le sait depuis Foucault (1971), la production des discours sociaux est encadrée par différentes procédures dont les interdits, les tabous et les rituels par lesquelles s’est forgée l’identité féminine telle que les représentations sociodiscursives la diffusent. « La femme africaine » subsaharienne est bien décrite par l’aphorisme : « la nuit porte conseil » qui met en exergue son rôle de conseillère « occulte » dans le secret de la cour familiale (mère et sœur) et de la chambre conjugale (épouse). Pilier du foyer, c’est un personnage économe dans la parole, voire silencieux (en public). La femme africaine est effacée et protectrice de son conjoint, des enfants et de l’honneur de la famille. Or #VraieFemmeAfricaine est révélateur d’une réalité glauque à l’instar de celle que révèle le post ci-dessous :
Figure 5. Publication d’Émilie Tapé (SeinTe.Tingbo), 26 février 2020, Facebook.
Source : Capture d’écran, 25 octobre 2021, https://www.facebook.com/SeinTe.Tingbo/posts/pfbid025kyYB3tTvWFWgZyNdeiUgYMzbMnPY5ERMyvYgKjhnGdJQ3EwdVYh2fTtiFoFschYl.
20Ce post composé de trois phrases peut être subdivisé en deux parties : l’action subie et la réaction recommandée. La première partie : « il te viole, il viole tes enfants », sous un format hyperbolique arrive comme un déclencheur. Le viol et la pédophilie, présentés comme des faits ordinaires, sont destinés à capter l’attention de la cible et la pousser à l’action. En effet, la banalisation de la violence confère à l’énoncé sa vocation militante en pointant le caractère urgent de l’action à entreprendre. La seconde partie intervient sous un format injonctif, et illustre à la fois :
- Le paradigme de la douleur : l’expression « attrape ton cœur » en français ivoirien signifie « sois courageuse/sois forte ».
- La culture du silence : « prie » enjoint à la protection du conjoint par la projection d’un ethos d’irresponsabilité (au sens ingénu du terme).
- Un discours de religiosité : le diable dédouane l’époux violent et pédophile tandis que l’épouse, victime, trouve refuge dans la prière.
21Différents discours se rencontrent et se télescopent, renforçant ainsi les croyances et les représentations qui forgent l’identité de la femme et dont le but ultime reste la préservation de la cellule familiale et du mariage. #VraieFemmeAfricaine dévoile et conteste dans une diversité de discours et de voix qui rendent le concept d’hétérogénéité opératoire pour l’analyse.
22Les rapports sociaux de sexe comme construction sociale s’appuient sur des discours et sur des pratiques où ils prennent corps et qui, réflexivement, les justifient. En effet, le genre est « un système de signification, de catégorisation, de hiérarchisation et de mise en relation d’un individu à l’autre, d’un individu à une classe/un groupe, d’un groupe à un groupe » (Gérardin-Laverge 2018 : 6). Les individus se développent ainsi dans la confrontation, leurs spécificités et leurs différences constituant des motifs de domination. La stigmatisation résulte d’injonctions et de normes contraignantes, programmatiques d’une identité idéelle entérinée par l’adjectif « vraie » du hashtag. Défini comme une différence fâcheuse, le stigmate dérive alors de l’écart entre l’identité sociale virtuelle, et l’identité sociale réelle (Goffman 1975 : 12) :
Figure 6. Publication de N’dri Marie-Ynès Didi Famienne, 27 février 2020, Facebook, ©WazaAfrique.
Source : Capture d’écran, 26 octobre 2021, https://www.facebook.com/photo/?fbid=2887770094602630&set=a.623371151042547.
23La dimension systémique de la domination et de l’asservissement des femmes est cristallisée dans ce biais entre l’identité fantasmée et l’identité vécue. En effet, diverses sources de discours se télescopent, rendant, à notre sens, le concept d’hétérogénéité opératoire pour l’analyse.
24Dans son sens usuel, l’hétérogénéité renvoie, selon le Larousse à ce qui est « hétéroclite, composite ». En AD, elle se fonde sur le dialogisme de Bakhtine ainsi que « sur l’approche psychanalytique du rapport entre le langage et le sujet stipulant que celui-ci est dépassé par l’extérieur et perd de ce fait son autonomie » (Lopez Diaz 2006 : 132). Analyser l’hétérogénéité dans un discours, c’est admettre qu’il réfère à des discours autres, « attribuables à une autre source énonciative » (Maingueneau 2002 : 292). À ce niveau, nous isolons l’hétérogénéité énonciative. Elle a partie liée, premièrement, avec « du déjà-dit » dont les traces inscrivent « l'autre » dans le fil du discours – discours direct, guillemets, formes de la retouche ou de la glose, discours indirect libre, ironie » (Authier-Revuz 1984 : 98) –, et deuxièmement, avec le sujet lui-même. Le discours autre est identifiable en formes marquées ou non marquées (Maingueneau 2002 : 292).
25L’exemple ci-dessus est particulièrement instructif de ce point de vue. Deux sources énonciatives s’y superposent avec l’alternance des pronoms personnels tu/vous ; tu/elle :
- La première sur le mode d’une conversation ordinaire avec le pronom de deuxième personne du singulier qui matérialise une interlocutrice dont l’identité est conditionnée par des attentes : « En vrai si tu fais des postes », « #UneVraiFemmeAfricaine tu n’es pas ». La justification de cette sentence est inscrite dans un argument d’autorité qui transcende l’interlocuteur individuel et induit le passage au collectif avec « vous » : « en vérité en vérité je vous le dis ».
- La seconde, un énoncé formulé sur le modèle d’une vérité générale à la troisième personne : « une #VraiFemmeAfricaine très sage, n’écris [sic] pas des kalamité [sic] sur facebook ».
26L’hétérogénéité énonciative met en exergue les modalités de la lutte et de l’action tout en l’exposant. En effet, les interdits, injonctions et autres contraintes imposées aux femmes prennent bien souvent le format de consignes ou de commandements ayant pour socle les convenances ou les codes. De la sorte, il sera presque impossible de les outrepasser sans s’inscrire à la marge. Pour l’analyse de l’hétérogénéité dans le corpus et au regard de l’illustration ci-dessus, l’interdiscours retient notre attention.
27Concept central en analyse du discours, l’interdiscours renvoie à l’origine, aux « discours possibles » (Pêcheux 1969), à l’« effet d’un discours sur un autre discours » (id. 1970). Il connaît par la suite de nombreuses déclinaisons théoriques rappelées par Paveau (2008) en l’occurrence, l’hétérogénéité énonciative (Authier-Revuz 1982, 1984), la mémoire discursive et interdiscursive (Courtine 1981). Dans le cadre de cette analyse, nous définirons l’interdiscours,
comme l’ensemble des unités discursives (relevant de discours antérieurs du même genre, de discours contemporains d’autres genres, etc.) avec lesquelles un discours particulier entre en relation implicite ou explicite […] P. Charaudeau parle ainsi de « sens discursif » aussi bien pour les locutions ou les énoncés figés qui sont attachés régulièrement aux mots et contribuent à leur donner « une valeur symbolique ». (Maingueneau 2002 : 324-325)
28La notion d’interdiscours rend compte de ce qu’aucun discours n’est autonome et encore moins clos. Les locuteurs réfèrent à des discours antérieurs, sources de l’argumentation. Paradoxalement, la mise au jour de ces discours n’est pas toujours évidente en ce qu’ils pourraient procéder par des jeux de renvois dont la source n’est pas toujours tangible. En la matière, le concept de réinvestissement nous semble opératoire car,
cette métaphore financière du réinvestissement permet de souligner qu’un texte ou un genre, une fois inscrits dans la mémoire, sont porteurs d’un capital variable d’autorité, évalué positivement ou négativement […] [le réinvestissement] implique que le destinataire soit à même de percevoir le discours source, ce qui renforce la connivence entre producteur et destinataire. (Ibid. : 93-94)
29Ainsi, dans le corpus, l’ensemble des énoncés reprennent les conversations intimes, entre amies/confidentes ou entre mères/filles et qui sont le fondement de l’éducation de la fille. A priori, ces discours reprendraient les principes d’une éducation africaine endogène sans que l’on soit à même d’en indiquer l’origine. Ils sont ainsi véhiculés et transmis dans les discours et les attitudes par la figure maternelle et repris de génération en génération, malgré les mutations sociales, sous la forme d’injonctions censées construire le devenir-femme. En substance, il en ressort que « la femme africaine », encore aujourd’hui, est destinée à la conjugalité et à la maternité ; croyance que la majorité des posts dénoncent par la mise en scène de relations conjugales insistant sur les rapports de domination entre les époux et dont la femme est victime. En cela, le discours est subversif au sens où « l’imitation permet de disqualifier l’autorité du texte ou du genre source » (ibid. : 94).
Figure 8. Ketelia Ltk, 27 février 2020, Facebook.
Source : Capture d’écran, 25 octobre 2021, https://www.facebook.com/photo/?fbid=2887841304569880&set=pcb.2887856234568387.
30Ce post réinvestit le paradigme de la soumission où la femme doit s’interdire de contredire son époux en tant qu’il est le chef de famille. La subversion est matérialisée par un grossissement de la manifestation d’une approbation systématique (« elle applaudit ») et l’imitation du français petit nègre (maitré, maîtré), variété de français utilisée par le personnel illettré au service du colon. Le post fait le parallèle entre une domination fondée sur la race : NOIR versus BLANC et une autre fondée sur le sexe : HOMME versus FEMME, rapprochant ainsi la condition du colonisé et celle de la femme dont la domination est légitimée à l’instar des discours civilisationnels.
31« La femme africaine », s’il faut la présenter comme une catégorie monolithique, a été pendant longtemps spectatrice passive et bénéficiaire des luttes féministes de ses congénères occidentales. Elle est tiraillée entre JE et NOUS où le JE renvoie à ses aspirations propres et le NOUS schématise un cadre normatif. Différentes figures antagoniques illustrent ces tiraillements. Ainsi, à la guerrière amazone du Dahomey, à la femme politique et résistante de la colonisation, à la citadine scolarisée, voire occidentalisée, s’opposent les représentations d’une femme muette, soumise, excisée, mariée de force, invisible parce que cantonnée à la sphère domestique. Ces tiraillements cristallisent aussi bien les inégalités sociales que les résistances à leur interversion pour plus d’égalité entre les sexes. Et même si « le privé est politique », il semble qu’au sein de la famille, la problématique de l’égalité ne se pose pas : « les inégalités ne sont ni perçues comme telles, ni ressenties comme injustes, mais plutôt vécues comme imposées par une “réalité” jugée indépassable (attitude de résistance à l’égalité) » (Sow 2009 : 31) car « nombre de femmes intériorisent leur infériorité et les hommes leur supériorité, comme faits identitaires établis par la culture, la religion et le droit » (ibid. : 31). La domination masculine revêt ainsi un caractère normatif : ne dit-on pas que l’homme est le chef de la famille ? La configuration des rapports conjugaux-microcosme des rapports sociaux de sexe, présente la femme dans une situation d’assujettissement absolu où la domination est construite et organisée :
Figure 9. Publication Edith Brou, 28 février 2020, Facebook.
Source : Capture d’écran, 25 octobre 2021, https://www.facebook.com/photo/?fbid=2887841314569879&set=pcb.2887856234568387.
32
Figure 10. Publication d’Édith Brou, 28 février 2020, Facebook.
Source : Capture d’écran, 26 octobre 2021, https://www.facebook.com/photo/?fbid=2887849404569070&set=pcb.2887856234568387.
33La mention du niveau d’études l’illustre : « avoir un niveau bas d’étude ou ne pas en avoir en fait ». En effet, dans les sociétés africaines actuelles, surtout les francophones, l’éducation scolaire est présentée comme la voie idoine pour atteindre un certain positionnement social, voire lune certaine réussite. Ainsi, empêcher l’accès à l’éducation d’une fille, c’est la maintenir volontairement dans une condition de vulnérabilité. A contrario, c’est assurer aux hommes la perpétuation d’un certain ordre social qui leur conserve la meilleure part. Et le hashtag, de ce point de vue, opère plusieurs ruptures.
34La première forme de rupture réside dans la prise de parole. La possibilité de prendre la parole dans un contexte d’oppression a une dimension cathartique : loin de la censure sociale et de toute fausse pudeur, des femmes de croyances, d’horizons, de statuts sociaux divers, ouvrent un cadre de discussion sur leurs communes conditions. La prise de parole collective et les thématiques abordées dévoilent une communauté de destins autour d’un « Nous », sujet collectif non plus déterminé par les croyances socioculturelles, mais par les stigmates, prétextes à des catégorisations stéréotypées. La parole des uns et des autres ouvre un cadre de discussions, prélude à un engagement solidaire en vue d’actions concertées. Le sujet collectif assume les représentations stéréotypées de la femme fragile, silencieuse et soumise dont l’horizon d’attente semble limité à la conjugalité. La parole n’est plus réservée à une porte-parole légitimée par un statut sociopolitique. Le discours est co-construit solidairement, légitimant ainsi les locutrices « ordinaires » qui parviennent à caractériser, d’une façon à peine caricaturale, l’identité de la femme noire africaine selon les vœux de la société. À tout le moins, l’identité telle qu’elles pensent que la société voudrait la voir :
Figure 11. Publication de Déborah Marie Estelle, 27 février 2020, Facebook.
Source : Capture d’écran, 27 octobre 2021, https://www.facebook.com/photo/?fbid=2887849397902404&set=pcb.2887856234568387.
35La deuxième forme de rupture est marquée par une démocratisation du féminisme. Traditionnellement, les milieux féministes étaient prioritairement des espaces féminins et symboliquement fermés aux hommes. Sur les réseaux sociaux, la parole est spontanée. Le succès du hashtag #VraieFemmeAfricaine suscite l’intérêt en même temps que la problématique des rapports de genre est à nouveau au centre des débats. Le cadre numérique favorisant l’anonymat, la tonalité humoristique fondée sur l’ironie participent de la dédramatisation des tensions du genre. Surtout, tel que l’illustre le commentaire ci-dessous, un cadre pour la production d’un contre-discours justifiant le féminisme émerge, prélude à une reconfiguration sociodiscursive :
Figure 12. Publication de Orphelie Thalmas Lasme, 26 octobre 2020, Facebook.
Source : Capture d’écran, 27 octobre 2021, https://www.facebook.com/othalmas/posts/pfbid02hmQBYfgf8sEcRFGdye1MA88VpGa7axgyb4Btof1BzZejUXGarbyCPh13exJyrsiWl.
36La publication est composée d’un discours rapporté (les deux premiers paragraphes limités par les guillemets) : « Si le féminisme » jusqu’à « ce qu’elles apportent à l’homme » et du commentaire des propos rapportés. Le propos rapporté est assumé à la première personne du pluriel par des hommes : « nous les hommes ». Pourtant, le profil est bien celui d’une femme : le prénom Orphélie en est le révélateur. Il situe les apories du féminisme, le justifie et définit les enjeux de la lutte. La dernière ligne du paragraphe 2 et le dernier paragraphe commentent les propos rapportés : le féminisme est alors assimilé à la quête de liberté et d’épanouissement des femmes. Diverses voix s’entremêlent : celle des femmes, celle des hommes, celle de l’Afrique traditionnelle et enfin, celle de l’Afrique moderne. L’enjeu est crucial : l’édification d’une vision progressiste des rapports sociaux de sexes afin que la femme noire africaine puisse exprimer son plein potentiel dans le développement de son continent. C’est ce que développe Adama dans Féminismes Africains, une histoire décoloniale : « Pour moi, le féminisme est une revendication des droits de la femme, une aspiration vers l’équité […] le féminisme est une dénonciation pour tendre vers une société plus juste et plus humaniste » (Dieng 2021 : 181).
37Cette contribution a été inspirée par le succès médiatique d’un hashtag publié le 26 février 2020 sur Facebook : #VraieFemmeAfricaine. L’observation des posts et le fil des commentaires laissent percevoir des fêlures identitaires chez les femmes africaines. L’objectif était, considérant le hashtag comme pratique discursive, d’étudier les modalités technodiscursives mises en œuvre dans le cadre de luttes féministes. En raison de la diversité des locuteurs/locutrices, des références et des opinions, l’hétérogénéité énonciative nous a paru opératoire pour l’analyse. Le réinvestissement de la condition féminine en tant que stigmate par les femmes, son appropriation et son renversement à travers le travail réalisé par l’interdiscours et la superposition de voix multiples participent de la subversion du discours et des codes. Le hashtag brise le silence, favorise la prise de parole et ouvre ainsi un espace de discussions. Mais surtout, il capte une multiplicité des points de vue désormais assumés. Sur le Web 2.0, les technodiscours révèlent qu’« il est bien possible d’être Africaine et féministe. La question est de savoir comment une féministe africaine navigue entre une posture de décolonisation et son engagement féministe pour un monde libéré du patriarcat » (Msimang citée par Dieng 2021 : 29).