1„Verkafferung“, « Négrisation », “Going Native”, toutes ces expressions, comme il en existe dans les langues de la plupart les nations colonisatrices, renvoient à l’idée d’un possible recul civilisationnel, d’un déclassement racial, induits par le rapprochement entre colonisateurs et colonisés. Mais plus qu’une idée, ces vocables expriment, de par leur utilisation en contexte colonial, la peur qu’éprouvent les idéologues de la colonisation de voir la distance entre les « races » se réduire et des mélanges s’opérer au gré de la cohabitation et des rencontres plus ou moins planifiées. Car l’imaginaire colonial se nourrit principalement de la séparation des « races », ainsi que de l’idée que celle incarnée par le colonisateur est l’élue, la « race » dont il est impératif de préserver la prétendue pureté. Sylvère Mbondobari ne s‘y trompe pas lorsqu‘il affirme que « le personnage métis trouve toujours son origine dans la situation coloniale. Il est le lieu où s‘expriment une expérience, un vécu et des significations historiques » (Mbondobari 2018 : 74). Ce vécu historique se décline par exemple, comme l‘a si bien montré Élisabeth Schmidt au sujet de l‘empire colonial allemand, sous la forme de mariages mixtes par défaut, autorisés par l‘administration coloniale (Schmidt 2011 : 14). Ceux-ci étaient cependant extrêmement marginaux et ne faisaient en rien partie du projet colonial. Le métis est d‘abord et avant tout le fruit de l‘assujettissement du colonisé qui se manifeste dans ce cas précis le plus souvent par le viol. Si l‘idéal de la pureté et de la hiérarchisation raciale reste la matrice de la ségrégation en colonie et, partant, de la colonisation même, le métis, quelle que soit son origine, de par sa nature hybride déconstruit les oppositions binaires induites par l‘idéologie coloniale. C‘est certainement la raison pour laquelle il dérange, car il brouille les cartes. Son existence est la preuve, comme le souligne Bonniol, que la colonisation,
c’est d’abord la découverte du corps de l’autre qui a donné lieu à deux consciences simultanées, celle de la diversité humaine et celle de l’attraction entre les hommes, quelles que soient les différences. On s’aperçoit en effet que le désir ne connaît pas de limitations liées aux apparences physiques, que des relations sexuelles peuvent s’établir avec ces hommes et ces femmes dont on découvre l’existence, et que de ces rapports peuvent naître des fruits. (Bonniol 2001 : 8)
- 1 Voir à cet effet, à titre d‘exemple, le reportage de la chaine d’information internationale France (...)
2Le projet colonial de ségrégation et d’assujettissement du colonisé par le colonisateur a beau ne pas l’envisager, le rapprochement entre Noir et Blanc est inéluctable et bel et bien une réalité. Cette réalité se manifeste par exemple par la naissance de ces enfants métis, trace indélébile d’un décloisonnement et d’une transgression des frontières raciales. Cette réalité relevant cependant de l’impensé colonial, on peut dire que la figure du métis dans le contexte colonial est assimilable à ce que Freud appelle l’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche), c’est-à-dire ce qui devrait rester secret, caché, mais qui a fini par apparaître au grand jour (Freud 1947 : 236). Dans son article cité plus haut, qu‘il consacre à la figure du métis chez Henri Lopes, Sylvère Mbondobari parle du métis comme « d‘une réalité éminemment paradoxale, qui éveille en nous à la fois une curieuse exaltation et un étrange trouble » (Mbondobari 2018 : 84). La réflexion suivante reprend cette idée d‘un étrange trouble, afin de questionner la représentation de l’identité métisse principalement dans Nini, mulâtresse du Sénégal du Sénégalais Abdoulaye Sadji, en s’appuyant également sur les romans Léodine l‘Africaine et Sang mêlé ou ton fils Léopold du Belge Albert Russo, ainsi que sur le recueil de poèmes Sangs mêlés, sang péché du Camerounais David Ndachi Tagne, pour en évoquer les modalités, les constantes et les ruptures. Le Roman Nini, Mulâtresse du Sénégal paraît pour la première fois en 1947 chez Présence Africaine. Il rentre, comme l‘a si bien remarqué Hans-Jürgen Lüsebrink, dans le cadre de « la discussion intense et controversée autour du concept de “métissage” dans l‘espace public en Afrique de l‘Ouest dans les années 1930 et 1940 » (Lüsebrink 2002 : 28). Au sujet de cette discussion, Lüsebrink indique que des intellectuels comme le jeune Senghor ou Abdoulaye Sadji rejettent le concept de métis, « en y opposant l‘idéologie et l‘esthétique de la “négritude”, axées autour de l‘imaginaire de la pureté raciale » (Lüsebrink 2002 : 28). Il nous semble cependant utile de noter que le Nini d‘Abdoulaye Sadji, comme nous allons le montrer, représente surtout la complexité, les contradictions et les défis liés à cette réalité dans le contexte colonial. Depuis, la figure du métis constitue, même après les indépendances africaines, et notamment aujourd’hui encore, un sujet de prédilection de la littérature africaine (Cheikh Hamidou Kane, Mariama Bâ, Monique Ilboudo, Henri Lopes, etc.), et plus récemment des médias1. Au moment où l‘intérêt pour l‘héritage de la colonisation est grandissant, c‘est dans cette nouvelle mouvance que se situent les textes d‘Albert Russo et de David Ndachi Tagne. Ce dernier aborde la question de l’existence métisse dans un livre au titre révélateur, paru en 1992 chez l‘Harmattan : Sang mêlés, sang péché. Loin de faire revivre l‘idéologie de la négritude, le texte de Ndachi Tagne reprend cependant la logique du rejet du métis. Le titre de son recueil rappelle celui du roman d‘Albert Russo, Sang mêlé ou ton fils Léopold, paru un an plus tôt. Russo, dont l‘œuvre est plus récente et témoigne de la proximité à la réalité post-coloniale, s‘inscrit dans la perspective interculturelle que sous-tendent les concepts d‘hybridité ou de créolisation. Son roman Léodine l‘Africaine, paru chez Ginkgo en 2011 et qui fait également l‘objet de notre réflexion, est une réédition du roman L‘Ancêtre noire, paru pour la première fois chez Hors Commerce en 2004. Russo y reste fidèle à une écriture du métissage qui caractérise ses autres textes que sont Exils africains (2010) et Sang mêlé ou ton fils Léopold (1991). Le roman d‘Abdoulaye Sadji est paru pendant la période coloniale. Il représente la réalité coloniale du point de vue d‘un témoin de l‘histoire. Les textes de Ndachi Tagne et Albert Russo sont des constructions rétrospectives et post-coloniales de la réalité métisse. On peut dès lors s‘interroger sur l‘impact de cette différence de distance sur la représentation littéraire du métis chez les différents auteurs.
- 2 Le terme « mulâtre » renvoie essentiellement à la réalité coloniale biologique (personne issue d‘un (...)
- 3 Dans son ouvrage intitulé Réflexions sur la question juive (1954), Sartre emploie le concept de « f (...)
3Le roman Nini, mulâtresse du Sénégal du Sénégalais Abdoulaye Sadji raconte l’histoire de la jeune mulâtresse2 Virginie Maerle alias Nini, dans le Saint-Louis des années 1930-1940. Nini, qui se meut dans les milieux européens, entretient une relation avec un Français du nom de Jean-Paul Martineau, ingénieur dans une société française, les Entreprises Fluviales. Nini travaille comme secrétaire au sein de la même entreprise, et s’est fait promettre le mariage par son amant français, qu’elle veut épouser à tout prix, afin d’échapper à la malédiction que représente pour elle la peau noire. Son amie Madou, mulâtresse comme elle, est, quant à elle, amoureuse de Monsieur Perrin, collègue et ami de Martineau. Alors que Madou est d’un teint plus foncé que Nini, les deux amies se considèrent comme des « mulâtresses de première classe », parce qu’elles sont plus proches des Blancs que des Noirs. Les autres mulâtres, à la peau plus foncée ou presque noire, sont considérés de seconde ou troisième classe. Le destin de Nini prend un tournant inattendu lorsque les Entreprises Fluviales ferment et que Martineau et Perrin doivent retourner en France. Nini se rend alors compte, à son grand désarroi, qu’elle n’a été pour Martineau qu’une relation de circonstance, un passe-temps pour surmonter la solitude. Quelque temps après le départ des deux Français, elle apprend dans la presse le mariage de Martineau à une Française. Choquée, elle vend tous ses avoirs à Saint-Louis et quitte le Sénégal pour la France. Il ne s’agit cependant pas pour elle d’aller à la recherche de Martineau, mais bien de s‘éloigner du lieu qui lui rappelle en permanence son échec à s‘émanciper de sa condition de mulâtresse et à se fondre dans l‘humanité blanche. Elle ne peut en effet plus supporter l’humiliation et la déception d’être considérée comme Noire. Le parcours de Nini est caractérisé par ce que Jean-Paul Sartre appelle, en référence à la situation de Juifs victimes d‘antisémitisme, la « fuite vers l’homme » (Sartre 1954 : 154), c‘est-à-dire la tendance à dissimuler sa condition de mulâtresse et à la faire disparaître derrière sa peau blanche3. Cette « fuite » est due à une auto-représentation négative de la métisse et elle intervient pour aider Nini à surmonter le drame de son existence. C‘est cette image négative que porte le texte de David Ndachi Tagne.
4À travers le titre Sangs mêlés, sang péché, l’auteur donne de prime abord une connotation négative au métis. Mêler les sangs est, de ce point de vue, synonyme de péché. Le texte, auquel Ndachi Tagne donne le sous-titre « Drame lyrique », est un ensemble de trente poèmes, organisés en trois mouvements. Ces derniers retracent le parcours d’une métisse, de sa naissance à l’épisode dramatique du reniement par son père européen. La fonction du « Je » lyrique est tour à tour assumée par un chef indigène, la métisse elle-même, son père, et la nature, sous la forme du vent. Cette constellation confère au texte de Ndachi Tagne un caractère polyphonique (Bakhtine 1987 : 132-133) et en fait une conversation entre différents personnages de la scène coloniale qui sont de près ou de loin mêlés au destin de la métisse. L‘héroïne de Ndachi Tagne est quant à elle anonyme. Ce pourrait donc être n‘importe quelle métisse. Cette posture permet à l‘auteur de généraliser son jugement sur le métis.
- 4 L‘histoire est racontée à la fois par Léopold, son père adoptif Harry Wilson, et Mama Malkia, la n (...)
5L’histoire du personnage principal de Léodine l‘Africaine, quant à elle, se déroule après la seconde guerre mondiale, dans la colonie belge du Congo. Il s‘agit de la jeune Léodine, qui apprend au hasard d’une conversation avec son oncle qu’elle a du sang noir dans les veines, car sa grand-mère paternelle était une esclave noire. Le contexte est donc similaire à celui dans lequel évolue la Nini de Sadji, à la différence que Léodine, le personnage principal de Russo, ne se doute pas, jusqu’à son échange révélateur avec son oncle, qu‘elle est métisse. Cette découverte constitue une véritable tragédie pour celle qui pose désormais un regard différent sur elle-même et les autres, sur les rapports Noirs/Blancs, mais aussi qui appréhende différemment le regard que les autres posent sur elle. On n‘est pas loin du Wilfried Hottermann de Joseph Ngoué dans la pièce La croix du Sud, ce personnage ouvertement raciste qui défend ardemment la cosa nostra blanche, avant de découvrir un matin qu‘il coule du sang noir dans ses veines. Léodine, à la différence d‘Hottermann, n‘a pas de passé raciste. Ce qui est certes un atout dans sa nouvelle quête de soi, mais qui n‘en fait pas moins un drame personnel dans une société coloniale fortement racialisée. Quelques années auparavant, Russo utilisait les mêmes coulisses de l‘après-guerre au Congo belge comme cadre, pour raconter dans le roman Sang mêlé ou ton fils Léopold l‘histoire d‘un enfant mulâtre adopté par le colon Harry Wilson, Américain et homosexuel. Ce roman à trois voix4 représente à travers l‘histoire du jeune Léopold, mais aussi celle de l‘homosexuel Wilson, la difficulté à exister comme métis au sens large du terme dans le Congo des années 1950.
6Nous l’avons évoqué plus haut : la colonie est un espace structuré par la « race ». Dans cet espace, l’opposition binaire entre le Noir (colonisé) et le Blanc (colonisateur) est cependant remise en question par la classe des métis, qui déconstruisent tant l’ordre social que le discours colonialiste qui le fonde. Le mépris et la haine que Nini et Madou, deux des protagonistes de Nini d‘Abdoulaye Sadji, vouent à leurs compatriotes Noirs ou mulâtres de troisième classe et qui les poussent à s’en éloigner, sont principalement fondés sur et attisés par la structure de la société coloniale qui prive le Noir de tous droits humains et fait du Blanc le maître incontesté. Ainsi, le comportement de Nini vis-à-vis de ses compatriotes traduit d’abord la conscience d’une société de classes fondée sur la « race » et le désir d’accès et d’appartenance à la classe des maîtres. Pour y avoir accès, la mulâtresse s’appuie sur sa peau exceptionnellement blanche, ainsi que ses yeux bleus, attributs de la « race » blanche (ibid. : 41). Ces attributs lui permettent de tracer une ligne de démarcation entre elle et les Noirs. Lorsqu’elle parle de ces derniers, elle utilise les pronoms exclusifs « ils », « eux », alors que lorsqu’elle se réfère à la communauté blanche, elle fait systématiquement usage du « nous » ou « notre » inclusifs. Nini s’approprie de ce fait le discours colonialiste et son répertoire raciste, qui construit le colonisé comme « étrange », « primitif » et « barbare », afin de légitimer l’ordre colonial et la mission dite civilisatrice : « [i]ls sont insolents ces indigènes, dit Nini à ses deux camarades blancs qu’elle voudrait pouvoir prendre à témoin » (ibid. : 16). Alors qu’elle maîtrise bien le wolof local, Nini le parle sciemment avec accent et en commettant des fautes, feignant de n’en connaître que quelques expressions (ibid. : 68). Elle exige que l’on s’adresse à elle en français exclusivement. Lorsque Perrin lui demande comment elle réagirait à une demande de mariage d’un compatriote Noir, elle s’indigne : « [v]ous me faites une injure, monsieur Perrin, dit-elle. Moi, accepter un nègre ? » (ibid. : 40). L‘appellation « Nègre » qu’elle utilise à plusieurs reprises et de préférence, a pour fonction de signaler la distance entre elle et les autres Africains, et de signifier son mépris pour eux. Ainsi, lorsque Matar N’Diaye, un admirateur secret, lui écrit une lettre d’amour, Nini se montre outrée :
Je trouve que cette lettre est une insulte, un outrage fait à mon honneur de fille blanche. Ce nègre est un imbécile, un malappris qui a besoin d’une leçon. Et je la lui donnerai, cette leçon, je lui apprendrai à être plus décent et moins hardi ; je lui ferai comprendre que les peaux blanches ne sont pas pour les « bougnols ». (Ibid. : 73)
7Ici, l’opposition entre « Nègre » (Africain) et « peau blanche » (Nini) atteint sa plus forte expression. La distanciation de la communauté noire est en même temps un geste d’adhésion à la communauté blanche, car il va de soi que seul un Blanc pourrait porter un tel discours. Représenter les Noirs comme l‘autre de soi-même implique en effet qu‘on n‘est pas noir. La proximité avec Martineau et Perrin est, en ce sens, fondamentale, car elle réconforte Nini dans l’idée qu‘elle appartient à la même « race » qu’eux. Comme nous l‘avons déjà souligné, cette appartenance est déterminante dans les rapports sociaux en colonie, comme cela se voit également chez Russo.
Le personnage principal de Léodine l‘Africaine y décrit le caractère tragique de la découverte de ses origines noires en ces termes :
J’avais tout à coup l’impression que l’on venait de m’arracher quelque chose dans la région du ventre, ou était-ce plus haut ? Cette erreur d’appréciation ajouta à mon désarroi. Il me semblait aussi que je me vidais lentement de mon sang et, qu’à la place, on m’injectait un poison. Ce qui me déconcerta plus que tout c’est que, dans le même corps, je me sentais subitement autre, comme si celui-ci avait cessé de m’appartenir. « Mais alors, mon père était mulâtre ! » fis-je, la voix éraillée, ajoutant dans la même foulée, « pourtant sur les photos, il n’a pas l’air, on dirait simplement qu’il est bronzé ». « Ceci doit rester entre nous, les gens n’ont pas besoin de le savoir, même pas mes sœurs » me dit-il en posant sa grande main, tâchée d’encre bleue, sur la mienne. La douceur de son ton et son geste précipitèrent mes larmes. Cette nouvelle était bien pire que mes cauchemars de naguère, car ici, je le vivais en plein jour, et je n’oserais pas appeler ma mère ou mes grands-parents, comme je le faisais dans la maison de ces derniers, pour qu’ils viennent à mon aide. D’abord, peut-on seulement être consolée d’avoir du sang noir ? (2011 : 29)
8Dans ce passage, Léodine fait part d’un sentiment de perte. Cette perte n’est pas juste liée à son « identité blanche », mais aussi à son statut de sujet. Elle l‘associe de ce fait à un déclassement social qui fait d’elle une subalterne. L’idée qu’on ne saurait être heureux d’être noir, confirme ce sentiment et dénote une conscience affirmée des asymétries qui gouvernent la société coloniale. De ce point de vue, se développe chez Léodine le sentiment que son corps ne lui appartient plus, c’est-à-dire qu’elle fait désormais partie de cette classe d’individus, dont les corps ont été conquis et appropriés par le colonisateur. Être Noir signifie être assujetti à une autorité, ne plus être maître de son propre corps. Cependant, ce nouveau regard n’est véritablement possible que par la nouvelle position à partir de laquelle elle observe le monde colonial. Le malaise physique naît chez l’héroïne du fait qu’elle associe le sang noir à du poison. À travers cette association, elle construit l’aliénation de son corps qu’elle semble maintenant rejeter. Cette attitude incarne la nouvelle Weltanschauung, la condition noire, telle qu’elle est vécue par la Nini de Sadji. Il est intéressant de noter qu’un individu, qui jusqu’ici considérait son être au monde comme allant de soi, est subitement tourmenté par des questions existentielles qui remettent en question toute conscience de soi. Léodine avoue ne s’être jamais particulièrement intéressée aux rapports raciaux :
Jusqu’à présent, j’avais mené l’existence d’une petite Européenne privilégiée et qui, si elle témoignait d’une réelle sympathie envers ses serviteurs, ne se démarquait pas vraiment des autres coloniaux qui, eux, ne mettaient jamais en doute la supériorité dont ils se croyaient dotés vis-à-vis des autochtones. (Ibid. : 141).
9Ce changement de perspective qui rend désormais possible une critique décomplexée de la colonisation et de toutes formes de domination des Noirs, est le fruit d’une transformation personnelle et le symbole d’une « conscience noire ». C’est dans ce nouveau contexte que l’on peut également situer son intérêt nouveau pour l’histoire de l’Afrique noire et les crimes dont les Noirs ont été victimes, à l’instar de la traite transatlantique des esclaves. Aussi bien cette attitude critique vis-à-vis des asymétries inhérentes au système colonial, que son indifférence de jadis au sujet du système de domination coloniale, incarnent ces structures sociales dont Bourdieu dit que tout agent social les « porte en lui à l’état pratique, sans en détenir véritablement la maîtrise » (Bourdieu 1992 : 184). Le rejet de l’identité métisse, associée à l’anomalie, est dû chez Russo à la discrimination dont sont victimes les métis, qui vivent en marge de la société coloniale, parce qu’ils sont considérés comme le produit d’une vie de péchés :
Ici à la colonie, les mulâtres avaient une odeur de péché. Je voyais bien comment les quelques rares métisses qui fréquentaient l’Institut étaient traitées ; si les filles n’étaient pas ouvertement méchantes avec elles, elles leur lançaient des piques ou les snobaient carrément. (Ibid. : 30)
10Si l‘association métis/péché n‘apparaît chez Russo que très tard, elle est emblématique du texte de Ndachi Tagne, car elle y apparaît dès le titre. Le fait que Ndachi Tagne, dès le départ, associe le destin de la métisse à un drame, ne laisse aucun doute quant au fait qu’il considère, au même titre que Sadji, l’identité métisse comme problématique. L‘homophonie que produisent les paires « sangs mêlés/sang péché » et « s‘emmêler/s‘empêcher » renvoit bien à l‘idée que le métissage, en tant que processus d‘emmêlement, empêche toute existence digne de ce nom.
- 5 Voir au sujet de la reconstitution généalogique Cheick Sakho, « Identité métisse et haine de soi da (...)
11Le roman de Sadji déploie une polyphonie (Bakhtine op. cit.) qui va de pair avec de multiples perspectives dans la construction de l’identité métisse. Tandis que la voix de Nini construit cette dernière comme « Blanche », d’autres voix, concurrentes, représentent clairement la métisse. Ainsi, le comportement dégradant de Nini vis-à-vis des Noirs lui attire une réaction équivalente de la part de ces derniers. Le planton Mamadou par exemple, que Nini réprimande pour lui avoir parlé en wolof, émet au sujet de sa compatriote un jugement sans appel : « Pour lui Nini est moins respectable que n’importe quelle Blanche et que n’importe quelle Noire » (Sadji 1988 : 17). Dans le même ordre d’idée, les mulâtresses du roman qui n’ont pas reçu comme Nini et Madou une éducation européenne et qui ne prétendent pas au statut de « Blanches », réprouvent l’attitude de Nini et Madou, et les considèrent avec un certain mépris ; notamment pour avoir renié leurs origines africaines (ibid. : 20). L’intention de Matar N’Diaye de demander Nini en mariage n’est pas sans lien avec son souhait de soustraire Nini, qu’il considère alors comme une sœur, au traitement dégradant du patron européen de la mulâtresse. N’Diaye est notamment témoin d’une scène où Nini est, de son point de vue, maltraitée par le patron, en raison de sa « race ». Il se sent alors, en tant que Noir, indirectement attaqué. Lorsque Perrin fait allusion à Nini et à son attitude envers ses frères Noirs, il laisse clairement apparaître que Nini est de son point de vue, bel et bien une Noire. Nini réagit alors très violemment, se montrant très offensée et ne cachant pas sa déception. Afin d’éviter une confrontation avec elle, Perrin clôt son propos avec un « mea maxima culpa » (75) fortement teinté d’ironie. Martineau, qui suit la conversation et partage le point de vue de son ami, résume alors la pensée profonde de ce dernier : « À quoi bon dire la vérité à cette petite mulâtresse qui, somme toute, lui fait passer des moments agréables ? » (ibid. : 75). Il s’agit, pour lui, principalement de maintenir chez la mulâtresse l’illusion du grand amour, mais surtout de son identité blanche. Perrin et Martineau aiment cependant taquiner Nini et lui montrer les contradictions de son existence métisse. Sur ces faits, Martineau en arrive à la conclusion que la mulâtresse est probablement révulsée par quelque chose d’indicible et d’étrange à propos de la race noire : « Il y a certaines choses qui rappellent notre origine ou qui y touchent et dont la vue nous cause un sentiment pénible » (Sadji 1988 : 40). D’après lui, il manque à Nini la capacité d’autocompréhension qui lui permettrait de cerner son aversion pour les Noirs. Cette attitude serait pourtant le résultat d’une mauvaise conscience et du reniement de la partie noire de soi. Si le nouvel employeur de Nini déclare que la mulâtresse doit son recrutement à « une personne de chez vous » (Sadji 1988 : 244), c’est bien qu’il pense que Nini est clairement identifiable comme Noire. Même la tante de Nini, Hortense, qui recommande à sa nièce les services d’un marabout, doit reconnaître, principalement à cause du sérieux de la situation, que Nini et elle ne sont certes pas Noires, mais qu’elles ne sont pas Blanches non plus, car « Il y a des choses que les Blancs peuvent ouvertement faire chez eux sans en rougir ; des choses que les Noirs font journellement chez eux et qui les rendent fiers de leurs origines. Toutes ces manifestations nous sont interdites à nous mulâtres » (ibid. : 188). La voix qui réconcilie définitivement Nini et les autres mulâtres de première classe avec leurs origines noires est celle du chant des vieilles dames qui s’amusent, lors du mariage de la mulâtresse Dédée avec un Français, à reconstituer toute la généalogie de la mariée : « [t]u as fait ton devoir, notre fille. Antiou Sarr a mis Fara Mansé au monde, Fara Mansé a mis Guédel Diaw au monde, Guédel Diaw a mis Thiané Fall au monde, Thiané Fall a mis Isabelle Diaw au monde, laquelle a mis au monde Sylvie, Jean et Pauline Grasse ; et cette dernière t’a donné naissance » (ibid. : 105). Ce chant est à la gloire de Dédée, l’heureuse élue, qui, à travers son union avec un Français, perpétue la longue tradition de mariages mixtes. Il montre que les Pauline Grasse d’aujourd’hui descendent bien des Mansé et Diaw d’hier5.
12Un avantage du narrateur omniscient de Sadji est sa connaissance profonde des personnages, de leurs aspirations, de leurs peurs, rêves et tourments intérieurs. Ceci lui permet de déployer un regard panoramique sur la situation globale de la colonie et de ses acteurs. D’une part, il expose les tourments et les aspirations de Nini, et d’autre part, il montre une réalité qui n’est pas accessible à partir de la perspective de la mulâtresse. Ainsi, lorsqu’il décrit la beauté des femmes noires, il parle de « jeunes filles au teint de cuivre, belles sous la perruque de laine bleue » (ibid. 19). Ce jugement s’applique par exemple à Fatou, la ménagère de Nini. Alors que Martineau et Perrin se retrouvent au domicile de Nini lors d’une soirée entre amis, ils sont fortement marqués par la présence et la beauté de la jeune Fatou. Le narrateur décrit la scène ainsi :
Entre à ce moment la noire et belle Fatou Fall. Ses traits fins et purs étonnent les deux Blancs qui répriment mal un mouvement de surprise. Ils ne l’avaient en effet pas vue jusqu’à cette minute. Sous la lumière éclatante ses formes voilées par des vêtements combinés avec un bon goût sénégalais ont quelque chose de majestueux et d’attirant. (Ibid. : 143)
13Nini a beau être charmante (154 et suiv.), éduquée à l’européenne et presque blanche, Perrin et Martineau ont du mal à la décrire en ces mêmes termes qui traduisent un désir ardent et une attirance quasi mystérieuse, mais surtout soulignent la beauté physique de Fatou. Il n’est donc pas surprenant que Perrin perde ses esprits à la vue de Fatou, que Nini considère et présente pourtant comme une sorte d’esclave (ibid. : 144). Jean-Claude Blachère souligne à juste titre le « regard amoureux de Sadji pour ces femmes sénégalaises qui traversent les pages du récit sans en être des protagonistes, comme si elles étaient, de loin en loin, des balises ou des témoins de la force noire » (2009 : 20). Ces femmes ne sont en effet certes pas les personnages principaux du roman, mais le regard du lecteur est constamment dirigé vers elles et vers leur beauté. L’impression qui se dégage par contre à l’observation de Nini et de ses congénères métisses, est qu’elles constituent pour les colons une déception des fantasmes coloniaux. Dans ce sens, Perrin et Martineau semblent ressentir une certaine absence chez ces mulâtresses de première classe. D’où la question de Martineau qui remarque avec un sentiment de jalousie à peine voilé, que Madou, l’amie de Nini, est plus séduisante que Nini elle-même : « N’as-tu pas remarqué […] que malgré une apparente vigueur le corps de Nini donne une impression de malaise et de fragilité ? » (ibid. : 33) La sensualité et l’érotisme corporels qu’il retrouve en regardant le derrière et les seins de Madou lui semblent directement liés à la couleur de peau un peu plus foncée de celle-ci, qui apparaît clairement plus africaine, et donc plus attirante que Nini. Ici s‘opère une construction de la colonie et des Africains comme l’Autre de l’Europe. Cette construction binaire permet de définir cet Autre comme objet de désir et surface de projection de fantasmes. Plus l’autre est éloigné, plus il est différent, plus il est digne d’intérêt. La métisse est représentée comme une réalité à la fois distincte du Noir et du Blanc. Si Madou, à la peau légèrement plus foncée que Nini, est de ce fait plus attirante que cette dernière, Fatou, la noire, représente l‘idéal, la réalité coloniale telle que fantasmée par les deux Européens. Mais ce regard posé par Martineau et Perrin sur les trois Africaines touche également la réalité européenne, car cette représentation sous-entend que la vigueur, la sensualité et la beauté qui caractérisent Fatou, sont exclusivement noires, et que la présence blanche chez la métisse lui enlève, ou tout au moins, dilue ces qualités. De ce point de vue, il manque à la Blanche l‘élément exotique qui est à la base même du fantasme colonial.
- 6 Amandine Lauro cite dans ce sens une phrase célèbre de Christoph Colomb à son arrivée en Amérique (...)
14Le topos des Porno-Tropics, telle qu’il découle des travaux d‘Anne McClintock, est bel et bien à l’œuvre chez Sadji. McClintock utilise cette association de pornographie et de tropiques pour exprimer l’idée que la colonie est transformée, d’abord dans la représentation et sous forme de fantasmes, puis dans la réalité du colon, en une sorte de bordel géant sous les tropiques, où l’on tente de réaliser ses fantasmes les plus fous (1995 : 21). Elle souligne en cela le lien entre la colonisation et la sexualité6. Cette rhétorique est ici fondée sur l’idée raciste que les Africaines sont de par leur nature plus voluptueuses, plus sensuelles, et plus vigoureuses, et donc primitives, si on les compare aux Européennes. Ce caractère « primitif » et « cru » de leur beauté contraste dans le roman de Sadji avec le raffinement que Perrin et Martineau attribuent à Nini, parce que chez celle-ci, le sang blanc annihilerait la partie noire de son être (ibid. : 154). La réduction de l’Africaine à son corps constitue un élément du paradigme culturel des deux colons qui n‘ont pas uniquement recours à la théorie de la race, mais mettent également à nu leurs fantasmes sexuels coloniaux. Sous cet angle, Nini n’est pas assez blanche pour faire partie de la communauté européenne, mais elle n’est pas non plus assez noire pour satisfaire leurs fantasmes coloniaux.
15Comme Sadji, Ndachi Tagne représente ces fantasmes ainsi que les conditions de leur réalisation en insistant sur la présence européenne comme moment de violence et de domination. Le moment liminal de son texte porte le titre « Irruption ». Ce terme qui désigne une entrée inattendue, renvoie d’une part au colon qui s’impose dans un espace qui n’est pas le sien, mais également à la métisse qui vient dans un monde qui ne l’attend pas, et qui n’est donc pas prêt à l’accueillir. Il n’est pas surprenant que le poème liminaire de ce mouvement porte le titre « Débarquement ». Il met en scène l’arrivée du colon et présente sa présence ainsi que les modalités de sa mission comme actes de violence et de vol. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre sa demande adressée au chef local de lui trouver de la compagnie féminine pour ses nuits :
Roi Noir, mon ami
N’oublie pas de trouver
Pour réchauffer mes nuits froides
Une vierge princière et saine. (N. Tagne 1992 : 19)
16Ces jeunes femmes offertes par les chefs locaux à leurs hôtes européens en guise de présent de bienvenue est l’un des lieux communs de la littérature coloniale. Ici, contrairement à cette représentation, Ndachi Tagne met la demande du colon ainsi que l’assouvissement de ses fantasmes sexuels en avant. C’est aussi le cas, lorsqu’il représente un colon appelant ses compatriotes et compagnons à prendre du plaisir avec de jeunes Africaines et de s’enivrer de leurs corps envoûtants :
Frères de race
Compagnons de tourisme
Nous irons ce soir
Vers les juteuses réserves
Des dodues négresses
Aux déhanchements enivrants
Elles sont cuites
Nos négresses
A la sauce nature
Ou à la grime criarde.
[…]
Les fruits exotiques,
C’est cela aussi. (Ibid. : 31 [je souligne])
17Là aussi, se déploie toute la rhétorique des porno-tropics, portée par une métaphore culinaire qui associe l’Africaine à un repas offert par une nature généreuse à des touristes curieux. Le colon qui s’exprime dans ce passage insiste de ce fait sur la primitivité des corps, qu’il qualifie de fruits mûrs de la nature, mais aussi sur la disponibilité de ces corps qu’il s’agit, au même titre que des fruits mûrs, de cueillir (ibid.).
18Si Sadji identifie chez ses deux protagonistes européens un complexe du colonisateur, il voit en Nini et Madou également deux personnages habités par un profond complexe d‘infériorité qui justifie leur tendance à se renier et à se détester. Le narrateur déclare à ce sujet que Nini, tout comme les autres mulâtresses de première et de seconde classes, sont des cas dignes d’être traités en psychiatrie (Sadji 1988 : 44). Sadji admet ainsi que la gestion de ces questions complexes nécessite d’autres compétences que celles déployées par le romancier qu’il est. Cette invitation à peine voilée, lancée à la science pour s’occuper du problème métis sera acceptée par Frantz Fanon quelques années plus tard.
- 7 C’est ici le lieu de rappeler l’histoire du livre Je suis martiniquaise et du traitement que lui a (...)
19Fanon consacre en effet le deuxième chapitre de sa thèse de psychiatrie publiée sous le titre Peau noire, masques blancs à la question métisse et s’intéresse particulièrement à la Nini d’Abdoulaye Sadji et au livre Je suis martiniquaise de Mayotte Capécia7. À propos de ce qui pousse Nini à se construire comme « Blanche », Fanon postule que « l’amour authentique demeurera impossible tant que ne seront pas expulsés ce sentiment d’infériorité ou cette exaltation adlérienne, cette surcompensation, qui semblent être l’indicatif de la Weltanschauung noire » (1952 : 33 et suiv.). La tendance à rejeter tout élément susceptible de la mettre en relation avec la communauté noire, ainsi que sa propension à se blanchir la peau, laissent apparaître chez Nini un mal-être, un malaise dans sa peau noire. Ce malaise est d’autant plus perceptible qu’elle travaille de manière acharnée à mettre sa « blancheur » en avant, alors que ni Martineau, ni Perrin, qui sont membres de la communauté blanche, ne ressentent le besoin de prouver leur « blancheur ». Ainsi, ce n’est plus la couleur de sa peau en elle-même qui fait d’elle une Noire, mais bien plus son attitude vis-à-vis de cette couleur, son désir de s’en occuper de façon permanente. Pour Fanon, cette attitude de la mulâtresse n’est pas seulement l’incarnation d’une Weltanschauung noire (ibid. : 34), mais aussi de la peur d’un déclassement racial (ibid. : 44). Le refus catégorique de Nini d’envisager quelque relation que ce soit avec un Noir, est également caractéristique de cette peur, d’autant plus que le comportement du prétendant, Matar N’Diaye lui-même, ne laisse aucun doute quant à la hiérarchie raciale en colonie. Fanon souligne à juste titre le fait que N’Diaye, un Sénégalais tout à fait respectable et cultivé, qui travaille comme comptable pour les Entreprises Fluviales, adopte lors de sa demande à Nini une attitude de quasi-prosternation. S’adressant à Nini, il déclare ainsi : « [j]e vous crois trop évoluée et suffisamment délicate pour décliner avec brutalité les offres d’un amour loyal uniquement préoccupé de faire votre bonheur » (Sadji 1988 : 71). Fanon voit cette phrase tirée de la lettre adressée à la jeune femme comme une sorte d’anticipation de la réaction de la mulâtresse qui cependant laisse clairement apparaître une conscience de la différence raciale (Fanon 1952 : 44 et suiv.). Le Noir parle ici d’une position de sujet et s’excuse presque de s’intéresser à une femme à la peau plus claire que la sienne. L’attitude de N’Diaye permet donc de respecter la hiérarchie coloniale des « races ». Fanon en vient à la conclusion que le comportement du Noir face au Blanc dénote d’un état pathologique. Le Noir souffrirait d’après ce jugement, d’une névrose obsessionnelle, caractérisée par une tendance maladive à vouloir se défaire de sa peau, d’échapper à la « condition noire ». Cette tentative de négation de l’identité noire, traduite par le rejet, est d’après Fanon le synonyme d’un complexe d’infériorité que la Noire cherche à surmonter à travers le mariage avec le Blanc (ibid. : 48). Nini est condamnée à vivre le « mal de peau », pour reprendre le titre du roman de Monique Ilboudo (1992), qui traite de la même question. Son existence se résume en trois moments essentiels : l’impossibilité d’être Noire, le refus de la « condition métisse », et l’impossibilité d’être Blanche.
Ndachi Tagne attire pour sa part l’attention sur les fantasmes des jeunes Africaines qui rejettent les prétendants noirs au profit de leurs concurrents blancs :
Et toi, sale nègre
Tire-toi de mon chemin
Et ne me gâche pas le marché. (1992 : 34)
20Cette tendance à qualifier leurs prétendants africains de « sales nègres » est typique d’une appropriation du discours colonialiste. Elle témoigne d’une association de fantasmes sexuels et de pouvoir, car ces jeunes filles rêvent d’une relation avec un hôte exotique et prisé, mais elles voient en cette relation aussi et surtout une possibilité d’ascension sociale. Le métis comme espace intermédiaire naît de ce point de vue, d’une combinaison de fantasmes, aussi bien du colonisateur que du colonisé. Ce deuxième mouvement de la rencontre coloniale prend chez Ndachi Tagne la forme d’un « moment intermédiaire » (« Osmose »). Pourtant, les intérêts des protagonistes ne sont pas de même nature. Ainsi, le seul élément osmotique de la relation reste le fait que les deux protagonistes, du moins d’après la perspective du texte, sont en accord pour conduire une relation. Car l’homme blanc perçoit sa partenaire africaine comme son « réceptacle », voire son « ordure » (ibid. : 40), alors que l’Africaine réalise justement une ascension sociale grâce à cet avilissement par lequel elle assouvit les désirs et les fantasmes de « son Blanc ». Du point de vue de l’Européen, cette ascension de l’Africaine n’est donc possible qu’à travers un geste magnanime de réhabilitation, à travers lequel le colon tire l’objet de ses fantasmes de l’abîme du dénigrement pour en faire la « maîtresse discrète/De [ses] plaisirs secrets » (ibid. : 45). La relation n’est donc en aucun cas osmotique, comme pourrait le faire croire le titre de ce deuxième mouvement. Il s’agit, à la place, d’un moment de diffusion avec d’un côté un donneur/sujet, et de l’autre une réceptrice/objet.
21La bouleversante découverte de ses origines noires fait naître chez la Léodine de Russo des éléments de ce que Fanon a appelé névrose obsessionnelle ou situationnelle. Alors même qu’elle éprouve de l’attirance envers Mario-Tendé, le demi-frère de sa camarade Yolande, elle semble, depuis cette fameuse découverte, ressentir une certaine gêne et de la méfiance à son égard. Lorsque Julie S., une camarade de classe blanche et handicapée, mais jouissant d’une très grande influence auprès des élèves, reproche à Léodine d’entretenir une relation amoureuse avec Mario-Tendé, la mulâtresse s’en offusque. Sa réponse n’est pas loin de celle de la Nini d’Abdoulaye Sadji. Consciente qu’une telle relation peut lui valoir l’exclusion de l’école, elle essaye d’abord de nier la relation, puis se défend farouchement contre l’accusation d’attentat à la pudeur ainsi qu’il suit :
Le sang affluant à mes tempes, je lui dis : « c’est vrai que j’ai rencontré le cousin de Yolande, chez elle, mais il n’y a rien, absolument rien, entre nous ». Et comme pour me disculper, j’ajoutai : « D’ailleurs, si je devais avoir un amoureux, un jour, quand je serai grande – parce que, en ce moment, c’est le dernier de mes soucis –, je ne choisirais certainement pas un… un… et le mot m’échappa : “Noir”». (Russo 2011 : 154 [l’auteur souligne])
22Après cette scène, Léodine justifie son comportement en indiquant que ses mots « n’avaient pas été prémédités » et qu’ils ne reflétaient en aucun cas sa pensée sur la question (ibid.). Elle souligne également, pour se justifier, son énervement au moment de cette confrontation. Il n’est pas erroné de penser que cet énervement témoigne justement du malaise dans l’Africaine qu’elle découvre en elle et qu’elle doit désormais assumer. D’autre part, on peut supposer que sa pensée ici exprimée est d’autant plus authentique, que ces mots émanent de son inconscient, parvenant ainsi à sa propre conscience sans aucun filtre, vu son agitation émotionnelle. Cette réaction de l’héroïne est visiblement sous-tendue par l’habitus colonial. Qu’elle s’exprime de manière aussi spontanée, témoigne de l’intériorisation d’un certain nombre de structures sociales par l’individu, qui dans certaines conditions active un certain nombre de schèmes de pensée et les rend visibles. Même si on ne saurait, comme chez la Nini de Sadji, parler d‘une haine de soi, il reste que Léodine se sent désormais troublée par le regard des autres qu‘elle imagine posé sur elle, et qu‘elle vit une sorte de dédoublement.
23Vu par Sadji comme par Ndachi Tagne, mais aussi par Russo, le métis représente en colonie un espace hautement ambivalent. Son statut est notamment marqué par le fait qu’au sens strict de l’idéologie coloniale, il n’existe pas. Ce n‘est pas un hasard si la métisse chez Ndachi Tagne tombe dans le domaine de l‘inquiétante étrangeté, car le Blanc souligne clairement que la relation doit rester secrète. L’accent mis sur le mot « DIS-CRÉ-TION » (1992 : 45, [l’auteur souligne]) montre bien l’intention de soustraire cette « incongruité » du regard normatif de la censure sociale. Le caractère étrange, au sens de Freud, de la métisse est également souligné à travers la voix de la mulâtresse elle-même, qui qualifie la relation entre ses deux géniteurs, Blanc et Noire, de « moule étrange » (ibid. : 68). Lorsque la jeune Africaine met sa fille métisse au monde, elle rompt donc le pacte de discrétion noué avec le Blanc. À travers l’enfant métisse, un moment que ni le colonisateur, ni le colonisé n’ont planifié, la colonisation déploie une dynamique propre qui prend tous les acteurs au dépourvu. Dans ces circonstances, la situation la plus désespérée reste celle de la métisse qui doit vivre avec le regard réprobateur de la société. C’est ainsi qu’après le départ de son géniteur blanc, elle vit dans la hantise de questions existentielles qui laissent apparaître une conscience de soi déficitaire :
Qu’ai-je fait, Ciel
Pour ainsi être entre les eaux
Et d’aucun port,
Tiraillée et abandonnée. (Ibid. : 62)
- 8 Voir à ce sujet Sylvère Mbondobari, 2018.
24Alors que chez Nini, l‘identité métisse est associée à une élection, ici, elle témoigne plutôt d‘une malédiction8. Ce sentiment d‘être maudit trouve aussi son expression chez le jeune Léopold, le personnage principal de Russo dans le roman Sang mêlé ou ton fils Léopold. Parce qu‘il souhaite lui donner la meilleure éducation possible, Harry Wilson envoie son fils adoptif à l‘école européenne, où ce dernier ne côtoie que des enfants européens. C‘est à peine s‘il arrive à se faire un ami, un Juif du nom d‘Ishaya. Ce dernier, lui-même écartelé entre deux cultures, est de ce fait peut-être le seul capable de comprendre la position du héros. Léopold subit plusieurs fois la discrimination de ses camarades à cause de la couleur de sa peau et de son origine métisse. Sa frustration et son malaise se lisent alors dans les questions et la réflexion qu‘il formule au sujet de son identité et qu‘il partage avec son père :
Comment expliquer ? Il me manque ce je ne sais quoi que je ne parviens à définir. Jusqu’à une période récente, je me disais que je devais m’estimer heureux d’aller à l’école avec des camarades européens et de vivre dans une aussi merveilleuse nation. Mais les autres, papa, ne me traitent pas comme un Européen et je n’en serai jamais un. Ne suis-je pas à moitié congolais ? Alors, pourquoi dois-je me sentir tellement étranger parmi les Noirs, à l’exception de Mama Malkia ? C’est sans doute ridicule, mais hier soir, j’ai demandé à Dieu dans mes prières d’opérer sur moi un miracle. Oui, papa, j’aurais souhaité être uniquement d’une race, et non un café-au-lait. Je me sens, corps et âme, si inadéquat, si inachevé. (Ibid. : 126 et suiv.)
25Ici on est loin de la représentation du métis que promeut Pierre Ouellet, lorsqu‘il affirme qu‘à travers le métis, « la différence originaire s‘homogénéise, le nouvel individu n‘étant pas et blanc et noir, mais d‘une seule et même couleur qui en est le mélange, [un] mélange uniforme » (2002 : 40). Pour Léopold, le métis est une curiosité que lui-même rejette.
26Dans le même ordre d’idées, la voix du vent chez Ndachi Tagne tire la conclusion que l’avenir du métis est plus qu’incertain, et que par sa présence il rend l’avenir de manière générale incertain : « LES RACES DE DEMAIN / SERONT PLUS ÉTRANGES … » [(l‘auteur souligne)](1992 : 68). La voix qui fait de l’hybridité le nouveau fondement de l’humanité est lapidée, en accord avec cette représentation :
Fille au sang mêlé
Celle qui a proclamé ta race hybride
Comme celle de l’avenir et de l’assurance
Hier au soir a été lapidée. (Ibid. : 66)
27La dernière articulation du texte de Ndachi Tagne est justement, et à juste titre, intitulée « Sinistre ». La métisse est abordée ici sous le signe de l’anormal et de la monstruosité. Le rituel de purification que le chef local exécute sur le métis (ibid. : 67 et suiv.) dans la foulée de ces paroles, remplit une fonction d’exorcisation, dans le but de normaliser l’existence métisse. Le normal est, en ce sens, ce qui appartient à un espace précis et bien délimité et qui ne transgresse pas les frontières.
28Le sentiment de tiraillement et d’abandon se retrouve également chez les personnages principaux d’Albert Russo, Léopold et Léodine. Cependant, une autre voix du roman Sang mêlé, celle d‘Harry Wilson, apporte une note d‘optimisme dans ce tableau sombre peint par son fils adoptif :
Pourquoi utilise-t-il le terme avilissant de café-au-lait ? Il aurait préféré n’appartenir qu’à une seule race. Mais c’est comme ça que je l’aime. Nous voyageons à travers le ciel, un jour nous débarquerons sur la lune, on se parle à des milliers de kilomètres grâce au téléphone, et on écoute les nouvelles pour apprendre ce qui se passe à l’autre bout du monde. Les gens se prétendent modernes, alors qu’au fond d’eux-mêmes, ils sont pathétiquement rétrogrades. Ils voient le Métis, le Juif, l’Hindou et ils ne perçoivent pas l’être humain. C’est dans le brassage des cultures, dans les mélanges de races que repose notre avenir. Mon Léo, tu es l’homme de demain, mais évidemment, ils ne sont pas prêts pour toi. (Russo 1991 : 144)
29Harry Wilson prend ainsi le contre-pied du « Je » lyrique de Ndachi Tagne, associant le métis à une réalité novatrice, à une sorte d‘avant-garde socio-anthropologico-culturelle. Il ne nie certes pas le fait que sa présence trouble l‘ordre colonial et des espaces coloniaux, mais il y voit d‘abord et surtout une avancée. Il ne s‘agit point dans ce cas d‘une « fuite vers l‘Homme », mais bien d‘une sorte de renouvellement de l‘humain. Il s‘agit cependant d‘un renouvellement dont les conditions ne sont pas encore réunies. C‘est la raison pour laquelle les deux personnages métis de Russo, un peu comme celui de Sadji, finissent par quitter la colonie, pour fuir la marginalité, l‘exclusion et l‘ostracisme dont ils sont frappés. Léodine se rend aux États-Unis et reviendra des années plus tard comme employée des Peace Corps américains, tandis que Léopold s‘en va faire des études, également aux États-Unis. Le choix du lieu d‘exil n‘est probablement pas anodin, car les États-Unis représentent certainement, contrairement aux nations européennes présentes dans les colonies à ce moment-là, la diversité raciale et culturelle. Que Léopold puisse faire des études montre l‘écart qui existe entre les deux contextes. Si l‘on s‘en tient cependant à la ségrégation raciale qui y règne malgré cette histoire, on est en droit de douter que le métis y soit complètement à l‘abri de la marginalisation.
- 9 Russo est né d‘un père Italien et d‘une mère Anglaise. Il a grandi au Congo, au Ruanda-Urundi et e (...)
30Le constat qui se dégage au terme de l‘analyse est que la distance qui sépare les textes de Ndachi Tagne et Russo du fait colonial, ne semble pas particulièrement impacter la représentation de l‘identité métisse proposée par ces auteurs. Ndachi Tagne, comme Sadji, l‘associe à une anomalie, il en fait un lieu de perte. Pour les deux auteurs, le concept de métis constitue une métaphore du pathologique, un espace intermédiaire marginal, frappé d’étrangeté et en proie à l’instabilité. L’étrangeté de la mulâtresse de Sadji réside moins dans sa nature hybride que dans son rejet de soi, corrélatif à la construction d’une identité blanche qu’elle veut purificatrice. La métisse chez Ndachi Tagne est une irruption dans un espace apparemment stable, et dont elle vient rompre l’équilibre. Elle est également symbole de marginalité et d’étrangeté, d’où l’idée de la purifier à travers un rituel destiné à abolir son caractère hybride. Russo représente lui aussi les ambiguïtés, les paradoxes, les tourments et les incertitudes liés à la nature et à la situation du métis. Il ponctue cependant son histoire d‘une note d‘optimisme qui s‘impose à lui de par sa propre identité métisse9. Ce regard qui rompt avec l’horizon sombre qu‘incarnent Ndachi Tagne et Sadji, est possible parce que Russo soustrait le métis à la colonie et aux conditions afférentes. Ses deux protagonistes doivent quitter la colonie pour pouvoir exister et se défaire des questions existentielles, ou trouver les réponses à leurs interrogations. Dans l‘espace colonial, le métis reste et demeure une réalité insaisissable et paradoxale.