Navigation – Plan du site

AccueilNuméros2021-2VariaÉcritures confinées : raconter la...

Varia

Écritures confinées : raconter la marche au temps du confinement. Les pratiques langagières au prisme de l’expérientiel et du psychédélique

Lockdowned writings: telling the walking experience during the lockdown. The language practices through the lens of the experiential and of the psychedelic.
Luca Greco

Résumés

À partir d’un corpus composé d’images, de textes récoltés dans deux espaces numériques, en italien et en français, j’interrogerai le potentiel poétique et politique tel qu’il est à l’œuvre dans les « écritures confinées » : des écrits produits à l’époque du premier confinement, en Italie et en France, considérant la marche comme un déclencheur pour l’écriture d’un texte et comme objet de la narration. Par leur capacité à dépasser les frontières spatiotemporelles, à s’insérer dans des assemblages multisémiotiques, et à questionner leur dimension uniquement textuelle et informationnelle, j’appellerai ces textes « excessifs » et en analyserai les différents degrés d’excès. Le focus sur la dimension irréductiblement expérientielle et psychédélique, voire excessive, de ces textes me permettra, en guise de conclusions, de faire quelques propositions pour une sociolinguistique attentive à la dimension expérientielle et psychédélique des pratiques langagières.

Haut de page

Texte intégral

Without going out of my door
I can know all things of earth
Without looking out of my window
I could know the ways of heaven
The farther one travels
The less one knows
The less one really knows

((“The inner light”“The inner light”, George Harrison 1968), George Harrison 1968)

Introduction

1À partir d’un corpus composé de textes recueillis dans deux espaces numériques lors du premier confinement en France et en Italie (mars 2020), je considère ces discours comme des vecteurs d’une expérience psychédélique en ce qu’ils produisent par l’expérience de la marche et de l’écriture l’ouverture d’une conscience sensorielle et politique. Par sa capacité à agir sur le corps de celle ou de celui qui marche et à modifier la perception du monde environnant, la marche, tout comme l’écriture par ailleurs, peut tenir d’un psychotrope, être pensée au prisme du psychédélique et contribuer par sa capacité de transformation du réel à une vision poétique et politique du monde.

2Timothy Leary (1920-1996) partisan des bienfaits thérapeutiques du LSD, et figure de proue pour toute une communauté beat et hippie des années soixante, définit l’expérience psychédélique dans les termes d’un voyage qui permet un élargissement de la conscience grâce à l’usage de psychotropes (LSD, mescaline, etc.) mais aussi par la maîtrise d’une série de pratiques comme le yoga, la méditation, le jeûne, etc. (Leary et al. 1964 : 3). En interrogeant le caractère immuable du réel, l’expérience psychédélique possède un potentiel politique en ce qu’elle permet de percevoir la réalité comme mutable et plastique face à la fixité de la société dans laquelle le capitalisme nous voudrait voir enfermé·es (Fisher 2016). L’expérience psychédélique s’insère sur un plan historique au sein de ce qu’on appelle la contre-culture (Bennett 2012). Il s’agit d’un vaste mouvement esthétique et politique né aux États-Unis dans les années soixante, en claire opposition à l’American Way of Life, se proposant de changer radicalement des institutions comme l’école, la famille, le travail, le mariage, accusées de propager les inégalités et les rapports de domination dans la société. Le contexte historique est celui d’un climat politique au sein duquel les mouvements antimilitaristes et pacifistes en opposition à la guerre du Vietnam côtoient et se nourrissent des mouvements féministes, de libération sexuelle et antiracistes (Balestrini, Moroni, Bianchi 1988). Les outils mobilisés par celles et ceux qui participent à ce mouvement sont l’utilisation des drogues et l’invention de nouveaux langages et formes de vie dans lesquels le politique, le poétique et l’expérientiel forment un ensemble cohérent. L’expérience psychédélique qui par l’utilisation de drogues donne lieu à une expansion de la conscience et à une modification de la perception de la réalité permet d’envisager un changement possible de la société, un questionnement des couples catégoriels sujet-environnement, humain-non humain et une mise à mal des frontières entre immanence et transcendance, rêve et réalité.

3Par leur capacité à questionner les coordonnées spatiotemporelles au sein desquelles les écritures confinées se situent, comme ce fut le cas avec les expériences de voyages (trips) dans les années soixante et telles qu’elles émergent dans ce passage d’une chanson des Beatles écrite par George Harrison en 1968, mise en exergue de cet article, les textes ici analysés font preuve de translocalité et transtemporalité. En effet, ils font intervenir une multiplicité de configurations spatiotemporelles possibles : le ici et maintenant de l’acte d’écriture, le moment de la marche ayant précédé la production du texte, et d’autres cadres spatiotemporel passés, futurs et possibles auxquels ces textes font référence. Ces écrits font preuve d’une grande capacité à s’assembler avec des images prises par le/la promeneur·se auxquelles l’insertion dans l’espace numérique donne du sens, tout en étant configurées par le texte écrit, et contiennent également une dimension politique : à la fois par leur contenu et par la capacité à relier une expérience individuelle, sensorielle, à une dimension sociale, collective, de dénonciation politique.

4Après avoir présenté les positionnements théoriques ayant guidé ma réflexion autour des écritures confinées, ainsi qu’un bref état de l’art sur l’écriture et la marche en tant que pratiques corporelles et sociales, une analyse des textes sera proposée. Par leur capacité à dépasser les frontières spatiotemporelles, logocentriques, et leur dimension uniquement textuelle et informationnelle, j’appellerai ces textes « excessifs » et analyserai les différents degrés d’excès qu’ils proposent à un niveau sensoriel, temporel, spatial, textuel et politique. Le focus sur la dimension expérientielle qui est à l’œuvre dans ces textes, me donnera la possibilité, en guise de conclusions, de faire quelques propositions pour une sociolinguistique attentive à la dimension expérientielle et psychédélique des pratiques langagières.

Positionnements théoriques

5Dans le cadre du premier confinement en France, j’ai créé le 11 mars 2020 un groupe Facebook dont j’invitais les membres à raconter, en français ou en italien, leurs expériences de marche dans un contexte marqué par la crise sanitaire et les contraintes spatiotemporelles auxquelles nos pratiques de déplacement étaient soumises : une heure de marche au sein d’un périmètre d’un km par jour. Parallèlement, je suivais sur Twitter un groupe de militant·es italien·nes – Alpinismo Molotov – qui considère la marche en montagne comme une ressource politique, une source d’inspiration artistique à l’intersection de la politique, de la littérature et du quotidien et qui invitait ses membres à rendre compte de leurs promenades quotidiennes pendant le confinement. Le choix de ces deux corpus rend compte de ma trajectoire personnelle. Étant italien et résidant en France, je suis constamment « en voyage » entre ces deux pays, langues et cultures. Mes pérégrinations sur la toile tiennent compte de ces deux identités et l’intérêt que je porte à ces deux corpus est justifié à la fois par la marche pendant le confinement, véritable objet de ces textes, et par la dimension poético-politique que l’on peut retrouver dans ces deux matériaux.

6Le cadre théorique guidant mes analyses est irréductiblement interdisciplinaire. Il croise la sociolinguistique par l’intérêt porté à la dimension performative et multisémiotique des pratiques langagières, les travaux sur la marche issus des humanités et des sciences sociales par l’objet même des écrits analysés dans cet article et quelques réflexions autour des relations entre poétique et politique venant de la philosophie. Par rapport à ce cadre hétéroclite, ma contribution vise à rendre compte de deux aspects qui me paraissent négligés en sociolinguistique : la dimension expérientielle et psychédélique des pratiques langagières et la façon dont la marche et l’écriture donnent forme à une expérience psychédélique relevant aussi bien du poétique que du politique. L’hétérogénéité du cadre théorique est configurée par la complexité de l’objet d’étude analysé. Dans ce cadre, l’écriture de cet article ne peut se penser que dans les termes d’une flânerie intellectuelle dont j’ai fait moi-même l’expérience lorsque je travaillais sur ces questions. Sa lecture, une invitation au voyage en dehors des sentiers battus.

7En m’inspirant de Marcuse (1964 : 164-166) dont l’œuvre vise à (re-)mettre au centre de la vie la poésie et l’imagination comme ressources esthétiques et politiques, mais aussi de Rancière (2000 ; 2017) dont les travaux prônent une vision du politique intimement lié au sensible, je montrerai comment la marche et l’écriture qui en découle peuvent être interprétées comme des activités poétiques et politiques en ce qu’elles permettent la constitution d’un espace créatif et possiblement émancipatoire malgré et grâce aux contraintes sociales.

8Alors que les textes analysés dans cet article partagent tous la même inscription contextuelle (le premier confinement en Italie et en France), les deux corpus sont quelque peu différents. Les récits issus du corpus Alpinismo Molotov, sont en quelque sorte plus « politiques » que le corpus Facebook. Ces récits, situés dans le contexte italien, dénoncent explicitement la crise sanitaire et la façon dont le gouvernement italien (comme le français, mais cela n'est pas toujours discuté dans les textes du corpus Facebook) profite de la situation pour réguler les corps, les mouvements, et l'esprit des citoyen·nes italien·nes. Malgré cela, ce que j'appelle une vision différente du politique doit être repensée pour au moins deux raisons.

9Premièrement, Alpinismo Molotov a une dimension politique très forte depuis sa création (2014). Il se déclare antifasciste et porteur d’une vision de la montagne en dehors de la rhétorique de l’héroïsme. Les valeurs qu'il promeut s'inspirent de la galaxie de la gauche radicale et de l'anarchisme dont les positions contre la gauche institutionnelle et la droite, sont explicites et revendiquées. En revanche, le groupe que j'ai créé sur Facebook n'est pas connecté avec une association ou une communauté dont l'existence précède les récits et il est constitué de textes postés par les marcheuses et les marcheurs du groupe.

10Deuxièmement, comme le soutient Rancière, la dichotomie entre politique et poétique est une construction artificielle issue de la philosophie platonicienne grecque. Le développement de ses propres capacités sensibles et sensorielles s'inscrit dans un projet politique qu’il appelle la « révolution esthétique », ou un « communisme esthétique », faisant ainsi référence au premier Marx, celui des Manuscrits (Rancière 2000 ; 2017). Prendre le temps de marcher, de développer une conscience de nos sensations et d'écrire sur ce que l'on ressent fait partie de cette révolution esthétique. Marcher et écrire sur cette expérience locomotrice dans un contexte si particulier permet aux actrices et aux acteurs sociaux de se resubjectiver, d'adopter une posture réflexive et de réfléchir à ce que nous vivons à ce moment précis. En effet, on peut penser aux écrits et à la marche comme s’insérant au sein d’un cercle herméneutique (Geertz 1982) : l'écriture de l’autorisation de déplacement, aussi bien en Italie qu’en France, permet de sortir de chez soi et de marcher ; la marche déclenche des textes sur l'expérience vécue ; et l'écriture permet de situer les pratiques de marche dans un contexte politique plus large.

11Le focus sur les pratiques quotidiennes me permettra de repenser deux faits qui me paraissent importants pour mon propos. D’abord, en interrogeant le potentiel politique des sciences sociales du langage moins sous le prisme d’une sociolinguistique critique de la domination et des inégalités (Heller 2002) que d’une anthropologie linguistique foncièrement phénoménologique (Ochs 2012). Ensuite, en soulignant de quelle façon le potentiel politique et poétique des pratiques langagières peut être une ressource d’action pour les actrices et les acteurs sociaux et une occasion pour explorer ses propres potentialités sensorielles et politiques. L’articulation entre l’expérientiel et le politique n’est pas un point qui a retenu l’attention des sociolinguistes ou des anthropologues du langage. D’une part, les effets de domination et les inégalités construites par et dans les pratiques langagières ont constitué le focus d’analyse de la sociolinguistique critique. D’autre part, la dimension expérientielle et poétique du langage a été laissée du côté de l’anthropologie linguistique comme si le poétique et le politique ne pouvaient pas être traités au sein de la même approche. Il y a bien sûr des exceptions dont on peut faire état ici : Silverstein (2005) pour qui le politique c’est du poétique mais qui devient dans son cadre théorique assimilable au sémiotique, et Canut et Him-Aquilli (2018 : 75-76) pour qui le poétique dépend toujours d’un déjà-là et d’un ordre établi qui peut être questionné et renversé par et dans les pratiques langagières (Canut 2021 : 71-73).

12Dans une perspective relevant de la sociolinguistique expérientielle et psychédélique, une sorte de troisième voie déclinant à la fois la dimension critique et expérientielle de la sociolinguistique et de l’anthropologie linguistique, je montrerai le rôle joué par les ressources linguistiques (choix des formes verbales et pronominales, circulation des discours, activités métalinguistiques, procédés rhétoriques, narratifs) pour rendre compte d’une expérience comme celle de marche lorsqu’elle est mise en forme par et dans l’écriture. Ceci me donnera la possibilité de montrer comment la marche et l’écriture par leur potentiel politique et poétique peuvent transformer nos vies et nos corps en laboratoires d’expérimentation permanente (Greco 2020).

  • 1 Cette vision de l’expérience est issue de ma pratique de la danse, du yoga et de la méthode Felden (...)

13Dans ce cadre, le focus se situe moins au niveau des pratiques de domination et des effets d’inégalité entre les participant·es au cours des pratiques langagières que de l’expérience subjective, somatique, d’un corps en mouvement aussi bien dans la marche que dans l’écriture1. Le mot « expérience » qui vient du latin experientia renvoie à tout un champ lexical et sémantique lié à la preuve et à l’expérimentation. Il désigne l’acte de vivre un ou plusieurs événements et l’observation de ces mêmes événements. De ce fait, l’expérience est liée à l’idée d’un voyage initiatique, hallucinogène, un trip comme dans la tradition de la contre-culture des années soixante, dans lequel on est mis à l’épreuve et grâce auquel on fait des découvertes importantes sur soi et sur le monde qui nous entoure. Dans cette perspective, l’expérience présuppose une posture réflexive sur nos propres actions et perceptions. Si la proximité avec les expériences d’auto-cobaye (Preciado 2008) et avec la performance et le théâtre expérimental est évidente, par l’importance que ceux-ci attribuent à l’expérience au détriment de la représentation, il ne faut pas oublier non plus que le focus sur l’expérience est au cœur de la politique telle qu’elle a été pensée par les mouvements féministes et de l’autonomie italienne dans les années soixante et soixante-dix. Dans ce cadre, l’expérience est à la base de tout un ensemble de pratiques créées dans les années soixante par les mouvements féministes (les groupes d’auto-conscience, voir Melandri 2002) et l’avant-garde ouvrière (les enquêtes ouvrières, voir Tari 2011 : 43), qui ont fait du quotidien et de l’enquête de soi, non seulement un site d’observation privilégié pour rendre compte des (dys)fonctionnements et des rapports de domination qui sont à l’œuvre dans la société, mais aussi le lieu et le point de départ pour une transformation possible de soi et du monde qui nous entoure.

14C’est là la dimension bicéphale de l’expérience : une connaissance intime de soi et de ses propres ressentis et une capacité de transformation dans nos façons de penser, de percevoir et d’approcher le monde. Et c’est notamment par le biais de ce processus expérientiel intime et social que je m’approche de ce que je pourrais appeler « un politique expérientiel et psychédélique » : une vision du politique dans lequel les expériences des sujets sont à la source d’une conscience de soi et du monde qui visent à les appréhender dans leur plasticité et possible transformation.

Un focus sur la marche et l’écriture en tant que pratiques corporelles et sociales

15La marche a été abordée comme une forme poétique et politique par les artistes contemporains depuis au moins le dadaïsme et le situationnisme (Careri 2006). Dans ce cadre, marcher sans un but précis implique une découverte d'espaces et d'émotions inattendus, une nouvelle géographie des espaces et des esprits (Marcolini 2013 : 81), une expérience dans laquelle se construisent des alliances sociales, une occasion de découverte de soi, une ressource militante pour raviver la mémoire. Les exemples nous montrant comment la marche est liée à une activité de contemplation et d’écriture sont nombreux. Ils se trouvent aussi bien chez les écrivain.es – dans le texte Autoportrait de l’écrivain en coureur de fond, l’écrivain japonais Murakami (2017) montre à quel point ses techniques d’écriture sont débitrices de la pratique de la course à pied – que chez les philosophes (Gros 2008). Depuis ces dernières années, la marche constitue un objet d’étude privilégié en sciences sociales et attire de plus en plus l’attention de la presse « grand public » avec les unes de journaux consacrées ponctuellement aux bienfaits de la marche pour la santé et aux relations entre marche et pensée philosophique. Si d’une part, la marche – comme l’a si bien dit Amar (2016 : 15) – c’est géo-graphier, écrire la terre. D’autre part, l’écriture poétique n’est jamais une pure affaire de langue mais de corps, et de marche (ibid. : 16).

16Contrairement à ce que l’on pourrait croire, écrire est loin d’être une pratique statique et immobile. En dehors des exemples que l’on pourra toujours citer de piéton·nes qui prennent des notes tout en marchant, on peut considérer l’écriture, même lorsqu’on est assis, comme une activité corporelle. Les bras, les mains, les doigts y sont engagés ainsi que tous les organes de sens. Les écritures confinées ont la particularité d’avoir un corps en mouvement (la marche) déclenchant l’écriture qui engage à son tour un corps également en mouvement, celui-là même qu’on avait fait marcher juste avant d’écrire et qui maintenant écrit avec ses mains, ses yeux, son buste. Ainsi, le corps en mouvement est à la fois déclencheur, objet de discours et ressource pour l’action même de l’écriture. Le corps tout en étant l’un des outils mobilisés dans l’écriture dévient ainsi un agent de connaissance (un corps « médiateur », voir Louÿs 2014). L’écriture et la marche sont donc des techniques du corps (Mauss 1936), des pratiques sémiotiques à travers lesquelles on donne un sens à sa vie. Comme le rappelle Ingold (2013), raconter, marcher, dessiner, écrire partagent un même trait commun : suivre des lignes. Ainsi, on pourrait dire que la marche telle qu’elle est racontée et posée comme un cadre nécessaire à l’écriture est indissociable de son écriture. C’est notamment par et dans ce moment de l’écriture que l’activité de la marche acquiert tout son sens en s’insérant dans des configurations contextuelles plus larges que nous verrons en détail dans la section suivante. À travers la marche et l’écriture, tout le corps est mobilisé. Cependant, la marche, tout comme l’écriture, a une forte capacité à dépasser le corps en déclenchant l'imagination, la réflexion et l'inspiration (Solnit 2001 : 14-20) tout en restant ancrée dans l’ici et maintenant de l’acte même de marcher (ou d’écrire).

17La marche peut également être appréhendée en tant qu’outil d’action politique. Elle permet la construction d’un réseau de sociabilité, d’un monde plus ouvert, celui de la coprésence, tout en ouvrant au contact social, à l’interaction multisensorielle (Chardonnet-Darmaillacq 2016 : 187, 191). Elle peut avoir un impact sur les politiques d’aménagement urbain visant à concevoir la marche comme un outil de transport (Lavadinho et Winkin 2008) respectueux de l’environnement. Elle est mobilisée par les sujets minoritaires lors de l’occupation d’un espace qui leur est nié ou à l’occasion d’ateliers féministes dans lesquels la marche est appréhendée comme un dispositif de construction et de déconstruction du genre (Greco 2021).

18Parmi les collectifs politiques que j’ai rencontrés dans mes pérégrinations sur la toile et grâce à mon expérience personnelle de marche dans les montagnes à la frontière entre la France et l’Italie, il y en a un qui a particulièrement attiré mon attention par l’articulation qu’il propose entre politique et poétique : Alpinismo Molotov. Alpinismo Molotov est un collectif italien né en 2014 qui conceptualise une relation entre marche et récits, pratiques de marche, d’écriture et de socialisation. Marcher en montagne, dans des endroits chargés d’histoire, est vécu comme un moyen de rafraîchir la mémoire de la guerre de résistance contre le fascisme en Italie (1943-1945). Marcher implique une réappropriation des montagnes qui ont été occupées ces dernières années par des groupes d'extrême droite dans des actions contre les migrant·es ou célébrant les valeurs de la nation à l'occasion du centenaire de la fin de la première guerre mondiale (1918-2018). Comme Alpinismo Molotov le précise dans son manifeste (http://www.alpinismomolotov.org/​wordpress/​category/​chi-siamo/​), sa manière de concevoir l'alpinisme est « molotov » en ce qu'elle ouvre de nouvelles contradictions, de nouveaux outils narratifs et cognitifs pour interpréter le monde. La montagne, est alors considérée moins comme un espace de frontière nationaliste que comme un espace de partage, internationaliste, irréductiblement socialiste et prolétaire (Di Monte 2015). Les membres d'Alpinismo Molotov, entretenant des liens très forts avec d’autres collectifs littéraires comme WuMing proposant de nouvelles façons d’écrire collectives et transmédia, se présentent sur leur compte Twitter comme « escursionisti con la penna in mano, lettori con gli scarponi ai piedi » (« randonneurs avec un stylo à la main, lecteurs avec des bottes aux pieds », voir Figure 1) :

19C’est dans ce cadre que Alpinismo Molotov invite les personnes qui le suivent à produire des narrations à partir de leurs « évasions » (extrait 1 ci-dessous) en montagne durant la période du confinement :

Sono i passi condivisi con uno sguardo ribelle alla montagna a fare delle nostre uscite delle esperienze « Molotov ». Questo anno con i confinamenti e le chiusure motivati dalla pandemia in molti casi questa condivisione è stata resa impossibile. L’abbiamo aggirata, questa impossibilità, come nelle terre alte si fa per evitare un ostacolo, riunendo le normalissime, necessarie, liberanti, cospiranti, resistenti evasioni con la consapevolezza e il proposito di vederci e camminarespalla a spalla appena possibile.

Ce sont les pas partagés avec un regard rebelle à la montagne et faire de nos sorties des expériences « molotov ». Cette année avec les confinements et les fermetures motivées par la pandémie dans beaucoup de cas ce partage a été rendu impossible. Nous l’avons contournée, cette impossibilité, comme en altitude on fait pour éviter un obstacle, en réunissant les très normales, nécessaires, libératoires, conspirantes, résistantes, évasions avec la conscience et la proposition de nous voir et marcher côte à côte dès que possible.
Extrait 1 : Alpinismo Molotov « I passi condivisi/Les pas partagés », 07 décembre 2020, Twitter, rédaction d’Alpinismo Molotov.

20Dans cette invitation, il y a tout l’esprit d’Alpinismo Molotov : faire de la montagne un espace de partage collectif, transformer les sorties en expériences « molotov » lorsqu’elles sont partagées et menées avec un regard critique, et faire de l’écriture un acte d’évasion, libératoire.

21La marche telle qu’elle émerge dans les récits que j’ai recueillis dans les espaces numériques de Facebook et d’Alpinismo Molotov produit une conscience de nos mouvements et du contexte dans lequel nous avons vécu pendant le premier confinement. De ce fait, l’écriture dans ces deux espaces numériques permet d’avoir accès à l’expérience de la marche mais aussi de relier ce moment précis à des contextes socio-politiques plus larges et à préfigurer d’autres scénarii possibles et imaginables.

Analyser la marche telle qu’elle est racontée au temps de la Covid 19 : des textes « excessifs »

22Dans cette section, je vais me pencher sur des écrits qui, tout en répondant à des textes qui les ont précédés et qui rendent l’expérience de la marche possible (l’autorisation permettant de sortir et de marcher), produisent d’autres textes, d’autres images, d’autres configurations contextuelles. En les appréhendant comme des vecteurs d’expériences capables de se transcender et d’excéder les coordonnées spatiotemporelles dans lesquelles ils ont été produits, ces textes sont « excessifs » en ce qu’ils produisent un excès au niveau sensoriel, contextuel (à un niveau temporel et spatial), sémiotique, et politique.

Dans cet extrait, l’auteur du texte se penche sur une dimension strictement sensorielle de l’expérience de la marche :

1. La prima differenza tra dentro e fuori è che appena esci, senti la
La première différence entre dedans et dehors c’est que dès que tu sors, tu sens la

2. presenza dell'aria [] del vento, brezza che si muove, che ti colpisce
présence de l’air […] du vent, la brise qui bouge, qui te frappe au

3. il volto. All'interno della stanza invece l'aria è ferma, quasi
visage. À l’intérieur de la chambre par contre l’air est ferme, presque

4. a non esserci, a non mostrarsi, a non farsi presente, rivelarsi.
comme si il n’était pas là, à ne pas se montrer, à ne pas être présent, [à ne pas] se révéler.

5. Uscire dà nuove idee, o forse è solo la percezione del cambiamento
Sortir donne de nouvelles idées, ou peut-être c’est seulement la perception du changement

6. che ti fa vedere le cose diversamente.
qui fait que tu vois les choses différemment.

[]

7. Non credo sia la stessa differenza di moto dalla vita domestica alla
Je ne crois pas qu’il s’agisse de la même différence de mobilité de la vie domestique à la

8. corsa, ma rappresenta comunque un cambiamento di luogo e stato che è
course, mais ça représente de toutes façons un changement de lieu et d’état qui est

9. probabilmente presente nella nostra idea attuale di corsa, l'uscita dal
probablement présent dans notre idée actuelle de la course, la sortie du

10. domestico, in un territorio altro, dove poter scorrere contro
domestique, dans un territoire autre, où pouvoir aller contre

11. l'immanenza degli schermi, dove poter sentire un cambiamento.
l’immanence des schémas, où pouvoir sentir un changement.
Extrait 2 : « Dentro et fuori/Dedans et dehors », 2 avril 2020, Facebook.

23Dans cet extrait, l’auteur assume une position extérieure, d’observation. Son récit n’est pas formulé à la première personne mais en mobilisant la ressource grammaticale de la deuxième personne au singulier, avec une valeur impersonnelle, visible en italien dans la forme des verbes à la deuxième personne singulière (« esci », « senti » [l. 1]) ou dans le pronom à complément objet indirect (« ti » [l. 2]). Le sujet est ici en position d’objet (patient) recevant et percevant la présence de l’air et du vent sur son visage. L’air est ici appréhendé dans sa dimension agentive : il ne se montre pas, il n’est pas présent, il ne se révèle pas (l. 3-4) ou alors agit sur le corps du promeneur (l. 1-2). Dans la dernière partie du texte, nous assistons à un changement de perspective grammaticale et expérientielle : le passage à la première personne du singulier (« non credo » [l. 8]) et la proposition d’une posture plus explicative qu’observationnelle (l. 8-12). Ce passage à la première personne lui permet de situer ces moments de sortie dans un cadre non ordinaire, dans un « territoire autre », une hétérotopie (Foucault 2009), dans lequel pouvoir sortir du domestique, rompre avec les présupposés (les « schémas » [l. 12]) et percevoir un changement possible.

Marcher dans le contexte du confinement, et prendre le temps d’écrire, ouvre l’espace de la perception et décloisonne un imaginaire comme le montre l’extrait suivant rédigé par un auteur résidant en France :

1. Imaginer de marcher et de retrouver les pas de celles et de ceux qui ont
2. manifesté cet hiver.
3. Imaginer les rues de Paris encore traversées par les marches des
4. manifestants.
Extrait 3 : « Imaginer de marcher », 3 avril 2020, Facebook

24L’infinitif « imaginer » créé un espace possible dans lequel d’autres cortèges seront encore possibles. De ce fait, le verbe « imaginer » fonctionne comme un opérateur du désir ouvrant une configuration spatiotemporelle future. Ce texte dans la lignée de Smith (2018) fonctionne comme un opérateur de l’expérience passée (l. 1-2) et future, voire utopique (l. 3-4). Marcher pendant l’heure autorisée, lire les écrits laissés par d’autres promeneuses·eurs (voir Figures 1, 2, 3) durant l’heure autorisée, se mettre à écrire, et les transposer dans le groupe Facebook en les accompagnant de ces photos, permet de considérer ces textes comme des assemblages multisémiotiques, collectifs et polyphoniques par lesquels on dialogue avec d’autres textes. En particulier, ces textes, reproduits en photos et accompagnant le troisième extrait, se situent en réaction à l’énoncé « Nous sommes en guerre » prononcé par le Président de la République à la veille du premier confinement (Figure 4), par un processus d’entextualisation et de recontextualisation (Bauman et Briggs 1990 : 73), ils répondent sous un mode assertif et exclamatif aux réformes néolibérales du système public et de la santé (Figure 3), et tout en remerciant l’œuvre du personnel soignant pendant le premier confinement les catégorise en tant que guerrières et alliées nécessaires pour les luttes à venir (Figure 2).

25De ce fait, ces textes fonctionnent comme des opérateurs relationnels, de coordination entre les actrices et les acteurs sociaux (Smith 2018) dans lesquels des messages sont véhiculés et des alliances politiques sont rendues possibles. La capacité qu’ont ces textes à répondre aux décisions et aux discours des gouvernements et à nouer des alliances est également à l’œuvre dans l’extrait suivant. Dans le texte qui suit, issu du corpus Alpinismo Molotov, l’auteure se penche sur l’expression linguistique « distanciation sociale » (« distanziamento sociale ») et se livre à une analyse métalinguistique dont les enjeux sociolinguistiques méritent notre attention :

1. L’espressione « distanziamento sociale » è entrata nel linguaggio comune,
L’expression « distanciation sociale » est rentrée dans le langage commun,

2. provenendo da quello specialistico dell’epidemiologia ; quando
provenant de celui [langage] de spécialité de l’épidémiologie ; quand

3. un’espressione diventa d’uso comune in un contesto diverso da quello in
une expression devient d’usage commun dans un contexte différent de celui dans

4. cui è stata coniata, questa assume anche un significato differente e
lequel elle a été forgé, cette expression a aussi une signification différente et

5. agisce performativamente : il linguaggio non è mai neutro. L’uso
agit performativement : le langage n’est jamais neutre. L’usage

6. funzionale a un discorso tossico di un’espressione linguistica
fonctionnel à un discours toxique d’une expression linguistique

7. appiattisce dinamiche complesse, maschera e occulta quest’ultime per
aplatit des dynamiques complexes, il masque et occulte ces dernières pour

8. presentarle in futuro come naturali, frutto disincarnato dalle relazioni
les présenter dans le futur comme naturelles, fruit désincarné des relations

9. di potere. []
de pouvoir.

10. Continuare a intrecciare racconti di insubordinazione
Continuer à tisser des récits d’insubordination

11. minima è per noi agire al fine di impedire che il
minimale c’est pour nous agir afin d’empêcher que la

12. « distanziamento sociale » non divenga col tempo lo spazio della
« distanciation sociale » ne devienne avec le temps l’espace de la

13. definitiva atomizzazione sociale, lì dove le ingiustizie sociali e le
définitive atomisation sociale, là où les injustices sociales et les

14. sofferenze psichiche sono considerati questioni individuali.
souffrances psychiques sont considérées comme des questions individuelles.
Extrait 4 : Alpinismo Molotov « Distanziamento sociale », 16 avril 2020, Twitter

26Ce texte, bien qu’il ne relève en aucun cas de la sortie quotidienne et l’activité de marche, en est pourtant le résultat. Comme on peut le voir par l’image postée et accompagnant l’extrait et peut-être prise au moment de la promenade quotidienne, il est question de sortie dans l’espace public. Le texte que l’on voit apparaître dans la photo (voir Figure 5) « Almeno di testa si puo’ uscire ? » fait référence à l’impossibilité de sortir durant le premier confinement, le verbe « uscire » renvoyant en français au prédicat « sortir ». L’énoncé, comme le montre le point d’interrogation, est une question difficilement traduisible à cause de son caractère foncièrement idiomatique. Littéralement, on serait face à un énoncé « au moins de [la] tête on peut sortir ? » peu compréhensible mais que l’on peut retraduire par une autre expression idiomatique « est-ce qu’on peut péter les plombs au moins [à défaut de ne pas pouvoir sortir] ? ». Cette question adressée à l’ensemble des restrictions imposées par le gouvernement italien, dont le ton ironique est révélé par le jeu de mots autour du verbe « uscire » (sortir), fonctionne comme un acte d’insubordination, des « récits d’insubordination » (l. 10). L’assemblage entre la photo et le texte permet justement de relier l’impossibilité de sortir à une situation politique plus large en relation avec les discours dominants qui circulent à propos de la distanciation sociale et qui sont ici déconstruits. Deux phénomènes linguistiques sont au moins soulignés par l’auteure de ce texte. Le premier touche à la circulation et la recontextualisation du sens d’un mot lorsqu’il change de contexte (l. 1-4). Le deuxième concerne plutôt ce que l’auteur appelle la performativité (l. 5) d’un mot et les effets qu’il produit (l. 7-9, 11-14) lorsqu’il est utilisé d’une façon « toxique ».

27Dans l’extrait suivant, issu du corpus Facebook, l’auteur, tout en relatant l’expérience de la marche et en se penchant dans une analyse introspective de ses ressentis, fabrique, grâce à un certain nombre de procédés linguistiques, un excès textuel assez intéressant :

1.Ce n’est pas si simple. C’est à ce moment précis que je sens à quel
2. point - sans marcher tous les jours comme je le veux – mon intérieur
3.– s’est rétréci. Comme un fruit qui s’est desséché au soleil, la
4. peau est tannée, craquelée et la vie encore tapie dans le fruit est
5. déshydratée par le manque d’air journalier du fruit que je suis.
6. je marcherais encore quelques heures pour me remplir à nouveau de
7. vie, d’eau comme notre planète qui a besoin de retrouver
8. à nouveau son oxygène pour ne pas crever…
Extrait 5 : « Ce n’est pas si simple », 3 mai 2020, Facebook

28Dans ce texte, on rend compte de certaines perceptions et sensations vécues lors de la promenade autour de son domicile. Ce récit comprend trois mouvements : l'observation des effets produits par l'absence de marche quotidienne sur son corps (l. 1–3), la comparaison à un fruit qui se dessèche et craque (l. 3–5) et une possible renaissance par la marche (l. 6-8). Le besoin de continuer à marcher est abordé comme la condition d'une éventuelle renaissance de l'auteur, comme l'eau est vue comme une ressource régénératrice de la Terre dans le contexte du réchauffement climatique (l. 6-8). L'analogie dans le texte avec un fruit qui se dessèche et la planète qui a besoin d’eau est construite par la ressource grammaticale « comme » (l. 3 et l. 7). Elle introduit une perspective holistique et globale dans laquelle l’humain est relié à une sphère écologique plus vaste relevant du vivant et du matériel. Le micro-détail de la pratique de la marche et la crise sanitaire française sont liées à l'urgence climatique par le biais de la grammaire mobilisée à la fois comme une ressource poétique et un outil de conscientisation politique.

L'interpénétration de configurations spatiotemporelles multiples et l’imbrication du poétique (par l’usage des figures rhétoriques comme l’analogie l. 3-5) et du politique (l. 7-8) sont également à l'œuvre dans l'extrait suivant :

1. Ci volevano chiuse e chiusi in casa, anche nella giornata della
On nous voulait renfermées et renfermés à la maison, même lors de la journée de la

2. Festa della liberazione dal nazifascismo. L’invito era
Fête de la liberation du nazifascisme. L’invitation était

3. ai festeggiamenti ‘virtuali’, il massimo concesso – per chi poteva
aux célébrations virtuelles, le maximum autorisé – pour qui pouvait

4. accedere a un balcone (un balcone !) Come non associarlo, il 25 aprile
accéder à un balcon (un balcon !) Comment ne pas l’associer,le 25 avril

  • 2 C’est le balcon d’où Mussolini prenait la parole pour s’adresser à ses citoyen·nes.

5. a quello di piazza Venezia a Roma, altare del verbo fascista durante
à celui de Piazza Venezia à Rome2, autel du verbe fasciste durant

  • 3 Le « ventennio » est une expression italienne qui désigne la période des vingt ans pendant laquell (...)

6. il Ventennio ?3 [] Ma l’occasione ha fatto fremere i corpi e
le Ventennio ? […] Mais l’occasion a fait frémir les corps et

7. tremare le gambe e tante sono le testimonianze che si registrano
trembler les jambes et nombreux sont les témoignages que l’on enregistre

8. di piccoli gesti ribelli […] di persone – con le necessarie cautele
De petits gestes rebelles […] de personnes – avec les nécessaires mises en garde

9. nelle strade a commemorare le donne e gli uomini che hanno fatto
dans les rues à commémorer les femmes et les hommes qui ont fait

10. la resistenza.
La résistance.
Extrait 6 : Alpinismo Molotv « Ci volevano chiuse e chiusi/On nous voulait renfermées et renfermés », 29 avril 2020, Twitter

Ce texte est une réponse à une invitation d'Alpinismo Molotov à son public : écrire des textes sur l'expérience de confinement en Italie et parler de « resistenti evasioni. Prima puntata » (voir Figure 6) (évasions résistantes, premier épisode) :

29L'auteure de cet extrait raconte une expérience rapportée le jour de la Libération (25 avril), un jour férié en Italie. D'ordinaire, le 25 avril, les gens célèbrent la libération de l'Italie du nazi-fascisme par le biais de cortèges politiques et de rassemblements dans divers espaces publics en Italie, ou de pique-niques entre ami.es et en famille. Évidemment, cette année, ce ne fut pas possible d'organiser des rassemblements politiques en raison des mesures de sécurité prises par le gouvernement dans le contexte de la crise sanitaire. Par conséquent, la seule alternative possible pour célébrer le 25 avril était de le faire « virtuellement » sur les réseaux sociaux ou depuis des balcons. Cet état de fait est perçu par l'auteure comme une imposition venue d'en haut et comme un moyen de faire taire les postures antagonistes (l. 1–3). Le parallélisme entre la commémoration depuis les balcons et l'iconographie où Benito Mussolini a prononcé ses discours depuis le balcon de Piazza Venezia à Rome, dans une posture statique, est proposé pour renforcer son hypothèse et pour dénoncer le risque d'une dérive autoritaire dans la gestion de la crise (l. 4-6). Cependant, l'insertion du connecteur italien « ma » (mais, l. 6) au milieu du récit introduit de nouvelles possibilités offertes par des corps inattendus en action (l. 6–10). Il convient de souligner comment l'auteure du récit se concentre sur l'excitation et le tremblement des corps en tant que sites kinesthésiques d'insurrection, par opposition à la posture statique de Benito Mussolini incarnant le pouvoir autoritaire. Dans ce contexte, la marche et le rassemblement dans les espaces publics sont présentés comme une rupture narrative, un événement inattendu. La possibilité de commémorer le Jour de la Libération est perçue alors comme un événement déclencheur donnant lieu à des gestes insurrectionnels certes modestes mais forts.

Quelques remarques conclusives :

30Dans cet article, j’ai proposé une vision des pratiques langagières et du politique au prisme de l’expérientiel et du psychédélique en renouant ainsi avec toute une tradition issue des années soixante et puisant ses sources d’inspiration dans une multitude de références théoriques et politiques ayant fait du corps un véritable laboratoire expérientiel. Comme je l’avais annoncé dans l’introduction de ce texte, on peut penser à la marche et à son écriture comme à des expériences hallucinogènes en ce qu’elles permettent un élargissement de la conscience, de la sensorialité et une prise de conscience critique de soi et de l’état du monde.

31Dans le contexte du premier confinement tel que j’ai pu l’observer dans les textes postés sur le groupe Facebook « Raconter la marche au temps du Covid » et sur le site d’Alpinismo Molotov, l’expérience de la marche et de sa mise en écriture ont révélé le caractère « excessif », presque psychédélique de ces textes. En effet, ils produisent des excès à un niveau spatiotemporel et sémiotique par l’imbrication de la marche au sein de contextes multiples, par la mise en place d’une écriture déclinant textes et images et mêlant les registres du journal intime et de la réflexion politique, et par la mobilisation d’une série de ressources linguistiques telles que les changements pronominaux (extrait 2), le choix des formes verbales (extrait 3), la circulation des discours (Figures 2-3-4), et les procédés métalinguistiques (extrait 4, Figure 5), analogiques et narratifs (extraits 5-6).

  • 4 Ces clivages traversent les sciences sociales et ont été bien soulignés par Fassin (2009) lorsqu’i (...)

32Une attention à l’expérience somatique des promeneuses·eurs et du caractère transformateur des pratiques d’écriture et de marche à un niveau aussi bien micro que macro appelle à interroger définitivement ces dichotomies et nous amène à souligner le caractère expérientiel, psychédélique, et politique des pratiques langagières. D’une façon assez curieuse l’invitation de Marcuse et de toute une partie de la contre-culture nord-américaine et européenne à traiter le poétique et le politique comme étant les deux faces d’une même médaille n’a pas été accueillie comme on aurait pu le souhaiter ni en sociolinguistique, ni en anthropologie linguistique. Au-delà des clivages théoriques (et politiques) que l’on peut imaginer entre les deux approches4 et qui empêcheraient un traitement unifié des pratiques langagières en déclinant une sensibilité critique d’inspiration matérialiste pour la sociolinguistique critique et une perspective phénoménologique pour une partie de l’anthropologie linguistique, on peut penser le politique et le poétique comme étant deux dimensions irréductibles et inséparables des pratiques langagières. Le caractère psychédélique de l’expérience que j’ai souligné par la mise en évidence de plusieurs niveaux d’excès auxquels les textes nous invitent permet d’imaginer de nouvelles articulations entre le sensoriel, le politique et le poétique aussi bien dans les pratiques de mise en texte des actrices et des acteurs sociaux que dans celles mobilisées par les chercheur·ses au cours de leurs analyses et de leurs flâneries aussi bien théoriques que matérielles.

Haut de page

Bibliographie

Amar, George, 2016, « Le génie poétique de la marche », dans S. Chardonnet-Darmaillacq, G. Amar, M. Appel-Muller (dir.), Le génie de la marche. Poétique, Savoirs et Politiques des Corps Mobiles, Paris, Hermann, p. 13-25.

Balestrini, Nanni, Moroni, Primo, Bianchi, Sergio, 1988, L’orda d’oro 1968-1977. La grande ondata rivoluzionaria e creativa, politica e esistenziale, Milano, Feltrinelli.

Bauman, Richard et Briggs, Charles, 1990, “Poetics and Performance as Critical Perspectives on Language and Social Life”, Annual Review of Anthropology, vol. 19, p. 59-88.

Bennett, Andy, 2012, « Pour une réévaluation du concept de contre-culture », Volume! La revue des musiques populaires, vol. 9, no 1, [en ligne], http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/volume/2941, consulté le 11 avril 2022.

Canut, Cécile, 2021, Langue, Paris, Anamose, coll. « Le mot est faible ».

Canut, Cécile et Him-Aquilli, Manon, 2018, « Le langage comme pratique », dans C. Canut, F. Danos, M. Him-Aquilli, C. Panis (dir.), Le langage, une pratique sociale. Éléments d’une sociolinguistique politique, Besançon, PUFC, p. 23-77.

Careri, Francesco, 2006, Walkscapes. Camminare come pratica estetica, Torino, Einaudi, coll. « Piccola biblioteca Einaudi », 310.

Chardonnet-Darmaillacq, Sabine, 2016, « La ville mobile au prisme de la marche », dans S. Chardonnet-Darmaillacq, G. Amar, M. Appel-Muller (dir.), Le génie de la marche. Poétique, Savoirs et Politiques des Corps Mobiles, Paris, Hermann, p. 186-207.

Di Monte, Alberto, 2015, Sentieri proletari. Storia dell’Associazione Proletari Escursionisti, Milano, Mursia.

Fassin, Didier, 2009, « Une science sociale critique peut-elle être utile ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, Hors-série, no 9, p. 199-211, [en ligne], http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/traces/4465, consulté le 11 avril 2022.

Fisher, Mark, 2016, « Acid Communism : Drogues et conscience de classe », Période, transcription et traduction par Jean Batou et Stéfanie Prezioso d’une conférence donnée à Londres le 23 février 2016, [en ligne], http://revueperiode.net/acid-communism-drogues-et-conscience-de-classe/, consulté le 11 avril 2022.

Foucault, Michel, 2009, Le corps utopique, les hétérotopies, postface de Daniel Defert, Paris, Nouvelles éditions Lignes, conférences radiophoniques prononcées par Michel Foucault les 7 et 21 décembre 1966 sur France Culture.

Geertz, Clifford, [1973] 1983, Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».

Ginot, Isabelle et Pfeffer, Sabine, 2016, « Bon pied, bon œil. La marche dans la méthode Feldenkrais », dans S. Chardonnet-Darmaillacq, G. Amar, M. Appel-Muller (dir.), Le génie de la marche. Poétique, Savoirs et Politiques des Corps Mobiles, Paris, Hermann, p. 381-387.

Greco, Luca, 2021, “Rethinking gender as performance in language, gender and sexuality Studies: some examples from walking practices in drag king workshops”, dans J. Angouri et J. Baxter (dir.), The Routledge Handbook of Language, Gender and Sexuality, Abingdon/New York, Routledge, p. 272-288.

Greco, Luca, 2020, “Gender as a scientific and artistic experience: the display of metaperformative competence in walking practices”, Whatever. A Transdisciplinary Journal of Queer Theories and Studies, vol. 3, p. 5-27, [en ligne], https://whatever.cirque.unipi.it/index.php/journal/article/view/73, consulté le 11 avril 2022.

Gros, Frédéric, [2009] 2019, Marcher, une philosophie, Paris, Flammarion.

Heller, Monica, 2002, Éléments d’une sociolinguistique critique, Paris, Didier, coll. « Langues et apprentissage des langues ».

Ingold, Tim, [2007] 2013, Une brève histoire des lignes, trad. Sophie Renaut, Bruxelles, Zones Sensibles.

Lavadinho, Sonia et Winkin, Yves, 2008, « Du marcheur urbain », Urbanisme, no 359, p. 44-49.

Leary, Timothy, Metzner, Ralph, Alpert, Richard, [1964] 2017, The Psychedelic Experience: A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead, New York, Citadel Press.

Louÿs, Gilles, 2014, « Nicolas Bouvier : le corps médiateur », Viatica, no 1, [en ligne], https://revues-msh.uca.fr :443/viatica/index.php ?id =392, consulté le 11 avril 2022.

Marcolini, Patrick, 2013, Le mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, Montreuil, L’échappée.

Marcuse, Herbert, 1964, One-dimensional man, Boston, Beacon Press.

Mauss, Marcel, 1936, « Les Techniques du corps », Journal de Psychologie, xxxii, 3-4, p. 365-386, [en ligne], http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/6_Techniques_corps/Techniques_corps.html, consulté le 11 avril 2022.

Melandri, Lea, 2002, Una visceralita’ indicibile. La pratica dell’inconscio nel movimento delle donne degli anni settanta, Milano, Franco Angeli, coll. « Letture d'archivio », 1.

Murakami, Haruki, [2009] 2016, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Paris, 10-18, coll. « Domaine étranger », 4 420.

Ochs, Elinor, 2012, “Experiencing Language”, Anthropological Theory, vol. 12, no 2, p. 142-160.

Preciado, Paul B., 2008, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset.

Rancière, Jacques, 2000, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique.

Rancière, Jacques, 2017, En quel temps vivons-nous ?, conversation avec Éric Hazan, Paris, La Fabrique.

Silverstein, Michael, 2005, ‘The Poetics of Politics: ‘Theirs’ and ‘Ours’”, Journal of Anthropological Research, vol. 61, no 1, p. 1-24.

Smith Dorothy, [2005] 2018, L’ethnographie institutionnelle. Une sociologie pour les gens, trad. Fabienne Malbois, Michel Barthélémy, Julia Hedström, Paris, Economica.

Solnit, Rebecca, 2001, Wanderlust. A History of Walking, New York, Penguin Books.

Tari, Marcello, [2011] 2015, Autonomie ! Italie, les années soixante-dix, Paris, La Fabrique.

Haut de page

Notes

1 Cette vision de l’expérience est issue de ma pratique de la danse, du yoga et de la méthode Feldenkrais qui est une méthode somatique qui prône une prise de conscience par le mouvement et une mise en valeur de la perception et du ressenti corporels (Ginot et Pfeffer 2016).

2 C’est le balcon d’où Mussolini prenait la parole pour s’adresser à ses citoyen·nes.

3 Le « ventennio » est une expression italienne qui désigne la période des vingt ans pendant laquelle Mussolini était au pouvoir en Italie qui va du 31 octobre 1922 au 25 juillet 1943.

4 Ces clivages traversent les sciences sociales et ont été bien soulignés par Fassin (2009) lorsqu’il fait référence à un clivage entre la sociologie bourdieusienne (critique) et la sociologie pragmatiste qu’il qualifie avec beaucoup de précautions d’ « hypocritique ».

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Luca Greco, « Écritures confinées : raconter la marche au temps du confinement. Les pratiques langagières au prisme de l’expérientiel et du psychédélique »Itinéraires [En ligne], 2021-2 | 2022, mis en ligne le 05 juillet 2022, consulté le 19 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/11264 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.11264

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search