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Formes discursives et dispositifs d’écriture

Les enjeux du vernaculaire noir-américain dans la traduction baudelairienne du « Scarabée d’or » : lorsque le dialecte porte l’empreinte du sens

The Issue of African American Vernacular English in the Baudelairian Translation of “The Gold-Bug:” When a Dialect Carries Meaning
Romain Rivaux

Résumés

La traduction littéraire peut-elle fonctionner comme un instrument de décolonialité sans pour autant dénaturer les sens d’un texte ? Ce travail de traductologie offre une tentative de réponse par le biais d’une approche analytique de la traduction baudelairienne du « Scarabée d’or ». Un tel examen nécessite dès lors l’étude minutieuse des choix faits par Charles Baudelaire pour représenter la langue et l’esprit noir-américains, les figures de style et le langage subversif d’Edgard Allan Poe, et plus largement l’enjeu véritable de cette incontournable nouvelle, c’est-à-dire la représentation esclavagiste dans le contexte de la Caroline du Sud précédant la guerre de Sécession. Bien que certaines décisions du traducteur semblent contribuer à la représentation extralinguistique d’un système raciste et racial, cette étude expose les véritables tensions inhérentes au processus de traduction, et ainsi l’inévitable recours aux stratégies de domestication qui altèrent l’effet du texte sur le lecteur. En particulier, la notion de non-traduisibilité du vernaculaire noir-américain reste au cœur du problème et interroge plus largement le traducteur littéraire sur son rôle vis-à-vis des dialectes, sociolectes, idiolectes, etc.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Hormis peut-être la traduction de la poésie de Poe qui demeure « intraduisible » (Jullien 2014 : 2 (...)
  • 2 Afin de lever toute ambiguïté terminologique, clarifions dès à présent ce que nous entendons par l (...)
  • 3 Même si la traduction de Poe par Baudelaire reste « canonique » (Chevrel 2012 : 138), elle ne fut (...)
  • 4 La réception immédiate de ses traductions connut marginalement la critique acerbe de la part de ce (...)
  • 5 Voir l’article d’Elizabeth Duquette (2003 : 22) pour une description de la « profonde identificati (...)
  • 6 Il s’agit du « […] processus d'adaptation d'un texte traduit ou en train d'être traduit à la cult (...)
  • 7 Les appellations du dialecte utilisé par les Noirs américains abondent, notamment en langue anglai (...)
  • 8 Effectivement, dans son avis au traducteur, Baudelaire qualifie ses devoirs de traducteur comme «  (...)
  • 9 Nous entendons le terme « superstrat » au sens sociolinguistique (Wardaugh et Fuller 2021 : 253), (...)

1La tâche du traducteur d’Edgar Poe n’a peut-être jamais été aussi ardue qu’à l’encontre de la prose1 du « Scarabée d’or », une publication récompensée et reconnue à l’international dont la première parution date de juin 1843. Cette nouvelle – dans laquelle un fils d’esclavagiste, William Legrand, un esclave affranchi, Jupiter, et un narrateur anonyme s’adonnent au décryptage d’un parchemin mystérieux – offre une représentation palpable de la déshumanisation des locuteurs du vernaculaire noir-américain dans le contexte tendu – du moins aux yeux de Poe, contemporain d’un contexte sociorégional divisé sur les questions d’esclavage (Zitter 1998 : 53) – précédant la guerre de Sécession. L’enjeu de la nouvelle pourrait peut-être même se résumer à un entrechoc dialectal2 insistant sur les différences entre l’homme blanc et l’homme noir. La traduction canonique3 de Charles Baudelaire publiée pour la première fois en 1856 – d’une qualité reconnue par ses pairs4, et qui témoigne de l’admiration quasi symbiotique que les deux auteurs se portaient mutuellement5 – privilégie néanmoins la domestication6 et de ce fait retranche sciemment la quasi-intégralité du vernaculaire noir-américain7, donné comme « intraduisible8 ». Ceci étant, un examen approfondi du dialecte de Jupiter révèle un sous-texte subversif qui expose à la fois le complexe d’infériorité et l’insécurité linguistique régnant chez les locuteurs du superstrat9 anglophone – ceux-là mêmes qui considéraient le monstrueux black speech comme déficient et pathologique (Zitter 1998 : 58).

  • 10 L’expression est en soi un dilemme car les choix de traduction apparents ne relèvent pas nécessair (...)

2Nous nous proposons ainsi de revisiter les choix de traduction10 de Baudelaire qui faussent substantiellement la représentation de la dichotomie linguistique et raciale scindant la Caroline du Sud du début du xixe siècle (Zitter 1998 : 58-65). En effet, il semble que l’ennoblissement, l’appauvrissement qualitatif et l’effacement de la superposition des langues comptent parmi les trois tendances déformantes (Berman 2012 : 244) principales, privilégiées par Baudelaire, qui travaillent à la disparition de certaines clés de compréhension de la nouvelle de Poe. Nous verrons plus loin que ces approches traductives, estompant la dimension socioculturelle du texte source, ne sont pas singulières à l’écrivain français, mais participent du contexte dix-neuviémiste « destin[ant] les traductions littéraires à une élite intellectuelle […]. Ces traducteurs, pour qui la traduction est le corollaire d’une activité littéraire ou intellectuelle plus valorisante, adoptent souvent un discours sur la traduction littéraire encensant le génie littéraire […] par rapport à la maîtrise d’une langue étrangère » (Chevrel 2012 : 138).

De la parole, de l’idée et de l’esprit

  • 11 James S. Leonard et Thomas A. Tenney utilisent d’ailleurs le concept de “eye dialect”, ou « dialec (...)
  • 12 La question de la transcription dialectale en littérature est contestable à au moins deux niveaux. (...)

3Dans son « Avis du traducteur » de 1864, bien que Baudelaire concède que ses facultés de traducteur ne lui permettent pas de « suppléer aux voluptés absentes du rythme et de la rime » (Œuvres en prose 1951 : 1063), il est évident qu’aucune tentative n’a été faite pour rendre compte des nombreuses innovations orthographiques11 – si arbitraires soient-elles12 – utilisées par Poe pour transcrire les spécificités phonétiques et phonologiques de l’idiolecte de Jupiter – lesquelles ont pour fonction d’exacerber l’ignorance présumée du personnage. Par exemple, l’une de ses premières répliques, “Dey aint no tin in him, Massa Will, I keep a tellin on you” (Selected Tales 2008 : 200), est caractérisée par l’occlusion des consonantes fricatives, la dévélarisation des nasales finales, la simplification des groupes consonantiques, la dérhoticisation, la double négation, ou encore la préfixation des gérondifs. En contrepartie, la version française, « [i]l n’y a pas du tout d’étain sur lui, massa Will, je vous le parie » (67), opte pour l’effacement intégral de la variation dialectale – à l’exception de « massa » – et présente ainsi Jupiter en tant que locuteur compétent de la langue standard, émancipé aux yeux du lecteur de toute infériorité linguistique. Baudelaire s’en explique d’ailleurs dans une note de traduction :

Le nègre parlera toujours dans une espèce de patois anglais, que le patois nègre français n’imiterait pas mieux que le bas normand ou le breton ne traduirait l’irlandais. En se rappelant les orthographes figuratives de Balzac, on se fera une idée de ce que ce moyen un peu physique peut ajouter de pittoresque et de comique, mais j’ai dû renoncer à m’en servir faute d’équivalent. (Œuvres en prose 1951 : 1077)

  • 13 Emmy Stark Zitter (1998 : 60-65) nous rappelle que les dimensions linguistiques sont au cœur de la (...)

Dès lors, c’est tout le système de « servitude linguistique13 » qui s’effondre dans la traduction française puisque toute la critique du personnage de Jupiter n’est plus observable par le prisme de son identité culturelle et raciale, mais par son seul fonctionnement en tant que locuteur persécuté faisant partie du cadre diégétique de la nouvelle.

4La traduction offre néanmoins la représentation de l’ex-esclave par les multiples dénominations et qualificatifs péjoratifs utilisés tout au long de la nouvelle – aspect crucial puisqu’ils sont des marqueurs de domination sociale et coloniale. On retrouvera ainsi “old negro” (99) rendu par « vieux nègre » (66), “good old negro” (202) rendu par « bon vieux nègre » (70), “nigger” (209) rendu par « nègre » (79), “astonished negro” (212) rendu par « nègre stupéfait » (82), “scoundrel” (212) rendu par « scélérat » (82), ou encore “infernal black villain” (212) rendu par « infernal noir […] gredin de noir » (82). Ces éléments permettent effectivement au lecteur d’accéder quelque peu au contexte racial et à la hiérarchie sociale ambiante de la nouvelle. Le prénom Jupiter, abrégé « Jup » et utilisé avec une certaine cohérence dans les versions anglaise et française, donne aussi une dimension comique au personnage puisque sa racine proto indo-européenne *dyeu-peter signifie « père des dieux », sorte d’ironie onomastique à la Poe, conservée ici chez Baudelaire, qui se conforme néanmoins aux pratiques des propriétaires d’esclaves (Kolchin 1998). La traduction parvient peut-être même à compenser (Harvey 1995) typologiquement l’effacement vernaculaire mentionné plus haut par l’utilisation d’un tutoiement asymétrique assignant à Jupiter une position subalterne.

  • 14 La police italique est ajoutée au texte d’édition.
  • 15 La notion de damnation passe effectivement chez Poe par l’utilisation du verbe “curse”.
  • 16 Nous ne saurions, dans le cadre de cet article, résoudre l’ambiguïté terminologique qui subsiste a (...)

5En revanche, si Poe parvient à formuler une critique du contexte racial et raciste de la Caroline du Sud par les diverses expressions qui, prises à leur sens littéral, présentent les noirs comme appartenant à une race dépourvue de pensée et d’esprit (Nelson 1993), cette lecture du texte n’est que partiellement accessible dans la traduction. En effet, lorsque le narrateur demande à Jupiter s’il sait ce qui a rendu son maître malade, il utilise une formulation mettant en doute l’existence même de compétences cognitives chez Jupiter : [] but can you form no idea14 of what has occasioned this illness [] (202) – sous-texte largement atténué dans la version baudelairienne avec « […] ne peux-tu pas te faire une idée de ce qui a occasionné cette maladie » (70). Par ailleurs, alors que le texte anglais va jusqu’à identifier l’intellect de Jupiter comme déficient – “unsettled in intellect” (199) – le texte français restitue cette notion d’handicap des facultés cognitives par une métonymie euphémique avec « celui-ci avait la tête un peu dérangée » (66). Ce sous-texte va parfois jusqu’à disparaître totalement dans la traduction, notamment lorsque Jupiter, inquiet pour l’état de son maître, est décrit par le narrateur comme « abattu » (70), alors que l’adjectif “dispirited” (202) employé dans le texte original signifie à la fois « découragé », mais aussi « sans esprit » dans une perspective plus étymologique. Le texte source ne manque pas non plus de suggérer la damnation15 de la race noire par l’homme blanc sous prétexte d’une capacité intellectuelle limitée – notion largement palpable dans la réplique de Legrand “Curse your stupidity! do you know your right hand from your left?” (210). Or, ce type de langage ordurier se trouve atténué par une adresse indirecte dans le texte cible – « Maudite stupidité ! Sais-tu distinguer ta main droite de ta main gauche ? » (80). L’idée d’un système social suprématiste rabaissant toujours l’estime personnelle du Noir se prolonge d’ailleurs dans les remarques mêmes de Jupiter, lequel ira jusqu’à utiliser à son propre endroit la seule occurrence du mot ”nigger” dans la nouvelle – “Aint you shamed of yourself, nigger?” (214) – mot dont l’équivalence16 culturelle est impossible en contexte francophone et qui est encore aujourd’hui strictement réservé aux locuteurs de la minorité noire-américaine (Davis 2021).

6Par ces procédés, nous voyons que Poe centre le débat racial autour de notions telles que l’intellect, l’idée, ou l’esprit, à l’image d’une phrase de Legrand qui semble moins relever d’une observation zoologique sur le scarabée, que d’une pensée anthropologique axée sur la couleur de peau : “The color [] is really almost enough to warrant Jupiter’s idea” (200). Il est clair que l’explicitation (Vinay et Dalbernet 2004 : 84-93) de ce passage dans la traduction, rendu par « la couleur de l’insecte » (67), ne parvient pas à rapprocher la figure du Noir à celle de l’insecte, et par là même à restituer le langage totalement subversif développé par Poe.

Du langage subversif

  • 17 Le narrateur remarque en effet que Legrand a probablement eu « le cerveau infecté de quelqu’une de (...)

7L’intrigue superstitieuse17 et cryptographique du « Scarabée d’or » – nouvelle qui se résume au déchiffrement d’un parchemin menant à la découverte d’un trésor de pirates – est vraisemblablement un dispositif invitant le lecteur à mener lui-même son enquête sur la signification profonde de la nouvelle. En effet, une méta lecture subversive du texte semble être autorisée par la remarque de Legrand, ce dernier faisant remarquer, lorsqu’il dévoile la clé de déchiffrement du parchemin, que la question primordiale de toute écriture secrète porte sur la langue, mot que Poe met en exergue par la police italique : “in all cases of secret writing [] the first question regards the language of the cipher” (222). Le lecteur, trouvant ici une incitation explicite au cœur même du texte – à la manière de « La lettre volée », autre nouvelle de Poe où une lettre ne peut être trouvée car elle a été mise en évidence – se doit donc de déceler les jeux du texte et de la langue offrant une réflexion sur la question raciale. À ce titre, le texte baudelairien s’acquitte d’une telle épreuve.

  • 18 On trouve en contrepartie dans le texte de Poe : “I was sure you were mad” (229).

8Ainsi, de nombreux glissements syntaxiques et sémantiques renvoient à Jupiter l’intégralité des attributs négatifs. Par exemple, lorsque le narrateur répète quelques mots – “but him berry sick for all dat” (202) – prononcés par Jupiter, il adopte une syntaxe qui peut qualifier le noir de malade : “Very sick, Jupiter!” (202). Si le texte français – « Bien malade, Jupiter ! » (70) – ne parvient pas à conserver ce type de double lecture, il parvient néanmoins à restituer l’intégralité des figures de style utilisées par Poe pour systématiquement animaliser l’homme noir, tout en humanisant l’animal et le végétal. Ainsi, alors que le narrateur n’a initialement aucun doute sur « la démence de [Legrand] » (78), lequel est donné comme « un chercheur d’or » demeuré lui inspirant « pitié » (82) et qu’il croit être « positivement fou18 » (103), il finit, suite au succès de l’expédition, par reconnaître le génie de Legrand, et en arrive même à s’accorder avec ce dernier sur la bêtise – c’est-à-dire la stupidité d’ordre animal – de Jupiter : « lors de nos premières fouilles, vous aviez manqué l’endroit par suite de la bêtise de Jupiter, qui laissa tomber le scarabée par l’œil droit du crâne au lieu de le laisser filer par l’œil gauche » (102). La traduction de “stupidity” par « bêtise » est peut-être moins due au fruit du hasard qu’à un habile effort de compensation de la part de Baudelaire pour mettre en avant les renversements suggérés par le texte source – alors que l’esclavagiste fou devient génie richissime, le noir affranchi se fait bestial.

  • 19 Si le choix de Baudelaire de ne pas imiter le vernaculaire noir-américain est défendable du point (...)

9Ainsi, les personnifications de l’animal sont nombreuses, à commencer par le scarabée dont le croquis est « à l’image ordinaire d’une tête de mort » (69) et dont le nom d’espèce suggéré par le narrateur est scarabaeus caput hominis, c’est-à-dire un scarabée à tête humaine. En contrepartie, la figure de Jupiter, suite à la découverte de l’or, est décrite comme « aussi mortellement pâle que cela est possible à une figure de nègre » (85), et Baudelaire va même jusqu’à traduire “You scoundrel!” (212) – apostrophe insultante utilisée par Legrand – par la compensation « Scélérat ! » (82), dont l’étymologie latine sceleratus renvoie à la fois à ce qui relève du criminel et à une espèce végétale toxique – ranunculus sceleratus. Le monde végétal est quant à lui personnifié dans le texte anglais par la figure du tulipier – liriodendron tulipiferum – lequel est pourvu de multiples attributs humains : “In youth, the tulip-tree [] a trunk peculiary smooth [] in its riper age [] many short limbs [] (208). Si cette personnification est moins apparente dans le texte français, du fait de l’impossibilité de rendre la polysémie du mot “limb”, signifiant à la fois « branche » et « membre », le tulipier n’en demeure pas moins le lieu où les prouesses acrobatiques de Jupiter évoquent la figure stéréotypée du primate grimpant aux arbres. Ce sarcasme situationnel est particulièrement évident dans la réplique de Jupiter “Yes, massa, Jup climb any tree he ebber see in he life” (207) rendue par « Oui massa ; Jup n’a pas vu d’arbre où il ne puisse19 grimper » (76) dans le texte français. Hormis le singe, Jupiter est aussi associé au chien en étant à deux reprises qualifié par l’adjectif “dogged”, mot ambivalent signifiant un caractère tenace ou obstiné par affiliation à la race canine. Ainsi, au début de l’expédition, la version française véhicule cette métaphore animale en traduisant “His demeanor was dogged in the extreme” (206) par une équivalence idiomatique – « [i]l était d’ailleurs d’une humeur de chien » (75). On observera néanmoins que Baudelaire n’est pas parvenu à conserver le réseau signifiant (Berman 2012 : 244) – i.e. sorte de lieu où des signifiants clés se font écho – lors de la scène où Jupiter sort du trou qu’il est en train de bêcher pour museler le chien de Legrand qui aboie depuis un plan surélevé. En effet, le texte source utilise à nouveau cet adjectif – “Jupiter [] getting out of the whole with a dogged air of deliberation” (212) – alors que le texte cible laisse pour compte la métaphore animale avec « Jupiter […] s’élança hors du trou avec un air furieusement décidé » (82). On peut remarquer que malgré cette perte sémantique, la traduction restitue incontestablement cette scène inversant en outre la hiérarchie supposée des espèces, l’homme noir creusant un trou sous les yeux et les aboiements du chien.

  • 20 Figure mythique que l’on retrouve notamment dans un poème de Poe intitulé “Ulalume” : “In the ghou (...)

10Au-delà des nombreux tropes opérant systématiquement la déshumanisation de l’homme noir et l’humanisation de l’animal et du végétal, le texte va même jusqu’à ridiculiser les croyances, peut-être animistes ou vaudoues, de Jupiter afin de le dépeindre en bon sauvage. Son effroi à l’égard du scarabée est ainsi satiriquement représenté par la conviction que son maître aurait été mordu par le scarabée d’or – prononcé “goole-bug” dans le vernaculaire anglais, sorte de jeu de mots associant le scarabée à la figure occulte de la goule20. Ainsi, Jupiter soutient sa théorie – “De bug—I’m berry sartain dat Massa Will bin bit somewhere bout de head by dat goole-bug” (203) – en avançant que l’obsession maladive de son maître pour l’or ne peut être imputable qu’à la morsure du goole-bug, appellation qui renvoie directement le lecteur au titre de la nouvelle, “The Gold-Bug”. Cette dimension clé n’est aucunement perceptible dans la traduction française du fait de la destruction du réseau vernaculaire (Berman 2012 : 244) et ne permet pas au lecteur de saisir la mesure du titre, lequel peut signifier « scarabée d’or », « goule d’or », mais également « maladie de l’or ». Certes les croyances de l’homme noir sont représentées avec un certain sarcasme, mais le texte de Poe s’applique également à montrer que les croyances de l’homme blanc, incarné par Legrand, manquent aussi cruellement de cartésianisme. En effet, la classification zoologique de l’insecte par Legrand, assortie d’un croquis, repose sur l’identification d’antennes dont le narrateur ne parvient à confirmer la présence : « il n’y avait positivement pas d’antennes visibles » (69). Ce dernier ira jusqu’à qualifier les croyances de Legrand de « rêveries » (81) – lesquelles reposent sur une méthode pseudo-scientifique ou pseudo-naturaliste. De la sorte, la dialectique de la nouvelle fait s’entrechoquer d’un côté un système de croyances perçues par l’homme blanc comme primitives, et de l’autre un système illogique basé sur l’autorité : « vous devez voir les antennes […] je les ai faites aussi distinctes qu’elles le sont dans l’original, et je présume que cela est bien suffisant » (69). Par ce procédé, la nouvelle met en exergue la nature superstitieuse ou illogique de toute croyance, tout en définissant son acceptabilité par les rapports de force et de domination entre les races. C’est précisément ce langage subversif qui ressort dans le texte anglais lorsque Legrand ordonne à Jupiter “Never mind the sky, but attend to what I say” (208), ordre de soumission qui est rendu en français par une version largement euphémisée : « Ne t’occupe pas du ciel, mais fais attention à ce que je te dis » (78).

De la domination raciale

11Au regard des choix traductifs énumérés plus haut, il est plausible que le lecteur francophone ne soit conduit à focaliser son attention sur la toile narrative de la nouvelle – c’est-à-dire sur la résolution cryptographique du parchemin faite par Legrand – alors que le texte original de la nouvelle semble élaborer une représentation subtile et subversive de la domination raciale et trouver toute sa signification dans la légitimation croissante du vernaculaire et de la conscience noire américaine.

  • 21 Se référer à l’article « Les traductions vieillissent-elles ? » (Güell 2013) pour un panorama conc (...)

12Plusieurs paramètres peuvent justifier les raisons pour lesquelles Baudelaire pourrait avoir sciemment privilégié une traduction négative (Léger 2007) estompant la domination raciale, notamment par son choix crucial de ne pas représenter le vernaculaire noir-américain. Premièrement, le contexte de la censure dix-neuviémiste ne doit pas être négligé. À ce titre, rappelons que Baudelaire ne fut jamais épargné par le système judiciaire d’une époque ayant notamment vu la condamnation de Madame Bovary et des Fleurs du mal pour cause d’immoralité. En effet, si Baudelaire s’est fait « refuser un manuscrit par La Démocratie pacifique (périodique fouriériste), “pour cause d’immoralité” » (Œuvres en prose 1951 : xxx) en 1843, il a souvent dû publier sous pseudonyme, et a vu en 1846 l’adaptation, reçue comme scandaleuse, des “Murders in the Rue Morgue”, sous le titre « Un meurtre sans exemple dans les Fastes de la justice », il semble peu surprenant que sa liberté de traducteur n’ait été quelque peu bridée. Deuxièmement, la traduction des vernaculaires par équivalence pose le problème complexe et bien connu du vieillissement du texte traduit21. Bernard Vidal (1991) rapporte des problèmes analogues dans le contexte vingtiémiste de la traduction de The Sound and the Fury réalisée par Maurice-Edgar Coindreau, observant notamment que l’application de la dimension socioculturelle a longtemps fait défaut dans le domaine de la traduction, ou a souvent donné lieu à des correspondances ethniques incohérentes – les personnages noir-américains de Faulkner reçoivent ainsi chez Coindreau l’accent des Antilles pour répondre aux attentes normatives de la bourgeoisie française (Vidal 1991 : 151-188). De la même manière, la communauté francophone du xixe siècle ne connaît rien de similaire au paysage social issu du système de ségrégation raciale en place en Caroline du Sud et au-delà. En effet, au xxie siècle, les locuteurs du vernaculaire noir-américain produisent encore les mêmes caractéristiques linguistiques énumérées plus haut – c’est-à-dire l’occlusion des consonantes fricatives, la dévélarisation des nasales finales, la simplification des groupes consonantiques, la dérhoticisation, la double négation, et bien d’autres. En d’autres termes, traduire le vernaculaire par équivalence culturelle, c’est vouer le texte traduit à devenir obsolète en quelques décennies. Enfin, n’oublions pas que l’intention première de Baudelaire de traduire les écrits de Poe était d’« [introduire dans la mémoire des Français] un genre de beauté nouveau ; et […] de leur présenter un homme qui [lui] ressemblait un peu » (1063) – un avis que les symbolistes russes partageaient également (Ibáñez 2016 : 111). Sa mission, qui lui valut l’appellation du « passeur » de Poe (Galli 2012 : 144), n’était pas de vouer ce dernier, par le biais d’une traduction en exo-système, à la critique facile d’un lectorat parisien incapable, selon Baudelaire, de saisir le contexte d’origine en « [faisant] en littérature comme en politique, le Nord ennemi du Sud » (1063). C’est précisément cette dimension inévitable de mise en exo-système du processus de traduction que Berretti soutient :

La lecture du texte traduit ne dépend donc pas seulement de la nature superficielle des métamorphoses que le texte littéraire traverse nécessairement lors de la traduction. Le texte – déplacé plus qu’un texte autochtone sans aucun doute par le rôle révélateur qu’on tend à lui attribuer, par le brouillard plus épais qui entoure son origine – devient un argument dans les débats qui agitent le milieu où il s’introduit, débats qui ont trait […] plus largement aux relations que peuvent entretenir la langue et le réel. (Berretti 1995)

  • 22 Compromis considérant alors que l’esclave équivaut aux trois-cinquièmes d’un homme libre.
  • 23 Zitter (1998 : 60) va jusqu’à donner la représentation du rapport de domination entre Legrand et J (...)

13Ainsi, les choix traductifs de Baudelaire importeraient moins pour la compréhension du texte de Poe que le plein accès du lecteur aux systèmes socioculturels contextualisant la nouvelle d’origine. Pour déterminer si le lecteur du texte traduit peut saisir pleinement la problématique de domination raciale que Poe soulève dans le « Scarabée d’or », il faut se demander s’il peut demeurer pleinement sensible au statu quo hérité de décennies d’esclavagisme. En d’autres termes, peut-il associer la déshumanisation de Jupiter, par exemple, au compromis des trois cinquièmes22 établi en 1787 à la Convention de Philadelphie ? En effet, la nouvelle présente avec sarcasme et ambiguïté23 la notion d’homme libre pourtant acquise par le personnage. Bien qu’il soit identifié comme « vieux nègre affranchi » (66) dès le début de la nouvelle, le texte ne cesse de donner des informations contradictoires en qualifiant Legrand de « maître » (76) alors que Jupiter l’appelle réciproquement « massa » (77). De même, le champ sémantique de la domination est largement représenté par des verbes tels qu’« obéir » (78) ou « crier » (79), en passant par des expressions de menace – « Si […] je serai dans la cruelle nécessité de vous fendre la tête avec cette bêche » (77) et plus loin « Si […] je te tords le cou » (79) – des expressions d’humiliation – « N’as-tu pas honte de toi, vilain nègre ? » (85) – ainsi que l’emploi unilatéral de l’impératif par Legrand à l’égard de Jupiter.

  • 24 Se référer à l’article de Jandaghi et Zohdi (2018) pour une élaboration de la langue symbolique de (...)

14De la sorte, le texte de Poe va même jusqu’à suggérer une association entre l’homme noir et l’insecte par l’expression bug business qui semble évoquer le système esclavagiste dans son intégralité et dans toute son historicité. Jupiter serait alors l’enfant héritier des peuples noirs d’Afrique, véritable instrument de la volonté de Legrand, lequel délègue les tâches d’escalade de l’arbre et de bêchage à Jupiter – qui est pourtant son aîné – et au narrateur. Il incarne l’avidité de l’homme blanc, véritable chercheur d’or participant d’un crime civilisationnel dont les origines sont à imputer aux grandes puissances colonialistes d’Europe, à l’instar de la description des richesses contenues dans le coffre : « [t]out était en or de vieille date et d’une grande variété : monnaies française, espagnole et allemande, quelques guinées anglaises, et quelques jetons dont nous n’avions jamais vu aucun modèle » (86). En ce sens, il semble même que les corrections de Poe à la nouvelle – la première version ayant été publiée en 1843 dans le Philadelphia Dollar Newspaper et la seconde version ayant été publiée dans les Tales de 1845 – qui incluent l’ajout de deux répliques entre Legrand et le narrateur, contiennent un message dont la lecture avertie suggère un lien entre le mal et la couleur blanche, couleur mise en relief par l’entremise de la police italique : “To be visible from the devil’s-seat, it was necessary that the object, if small, should be white (229). Si cette réplique n’ajoute guère plus à la structure narrative, elle dissimule par son symbolisme24 une dénonciation subtile du colonialisme et de la traite des noirs, qui eurent un impact capital pour le paysage social de la Caroline du Sud. On remarquera aussi que ce passage clé ne paraît pas dans la traduction de Baudelaire, laquelle date pourtant de 1856, comme si ce dernier avait volontairement opté pour ne pas rendre compte des corrections de Poe et pour faire patte blanche vis-à-vis du lectorat parisien.

Conclusion

15Traduire ou ne pas traduire le vernaculaire noir-américain – et par extension tout dialecte – est universellement une considération cruciale pour tout traducteur littéraire. En proposant une approximation dialectale du vernaculaire noir-américain, Baudelaire n’aurait pu qu’à peine effleurer l’univers de sens véhiculé dans la langue originale de Poe, et n’aurait pu échapper à une indésirable reterritorialisation (Deleuze 1980 : 381-433) – au sens deleuzien du terme – de la problématique de la nouvelle. Le choix du non-traduire, ou d’une traduction négative, s’en trouve ainsi amplement justifié et il n’est guère surprenant que Baudelaire, conscient de l’intraduisibilité des textes de Poe, se soit limité à la traduction de sa prose, et que Mallarmé, plus tard, ait pris le parti d’une traduction illustrée, sorte d’approche intersémiotique du texte (Jullien 2014 : 252-255).

16Néanmoins, on ne peut que constater, par le biais de ce travail de traductologie, que l’œuvre traduite de Baudelaire peut se profiler comme un espace d’analyse de la décolonialité, espace où la représentation d’un système racial et raciste ne peut être que partiellement restitué. Elle atteste d’un moment de l’histoire où la dé-standardisation de la langue et des normes littéraires demeure marginale (Chevrel 2012 : 138), tout en offrant une herméneutique singulière – voire visionnaire – des textes de Poe.

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Bibliographie

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Notes

1 Hormis peut-être la traduction de la poésie de Poe qui demeure « intraduisible » (Jullien 2014 : 252) aux yeux de ses nombreux traducteurs – qui comptent notamment le trio français Baudelaire, Mallarmé et Valéry – en particulier dans le cas de “The Raven” (Ibañez 2014 : 109-116).

2 Afin de lever toute ambiguïté terminologique, clarifions dès à présent ce que nous entendons par les termes « dialecte », sociolecte » et « idiolecte », lesquels seront utilisés à plusieurs reprises. Nous entendons par « dialecte » une variété linguistique – dite standard ou non, et intelligible ou non aux locuteurs d’autres dialectes d’une langue donnée – mais dont les locuteurs partagent généralement une identité socio-politique avec l’ensemble des locuteurs d’une même langue. D’autres appellations, ou variétés linguistiques, peuvent être utilisées au sein d’une région, auquel cas on parlera de variété régionale, d’un groupe social, auquel cas on parlera de « sociolecte », etc. Quant au terme « idiolecte », il renvoie aux usages idiosyncratiques d’un locuteur donné. Ces définitions classiques sont cohérentes avec les travaux de Ronald Wardaugh et Janet M. Fuller (2021).

3 Même si la traduction de Poe par Baudelaire reste « canonique » (Chevrel 2012 : 138), elle ne fut pas la première. Pour une chronologie des traductions antérieures à celles de Baudelaire, voir les Œuvres en prose (1951 : 1154-1156). Réalisées après la mort de Poe, Baudelaire ne put discuter de ses traductions avec l’auteur, et il est incertain qu’il ait eu accès aux traductions antérieures. Pour une exégèse comparative des traductions de Poe, consulter Clayton Tyler McKee (2017) et Benoît Léger (2007).

4 La réception immédiate de ses traductions connut marginalement la critique acerbe de la part de certains intellectuels contemporains, à l’instar de T. S. Eliot, pour qui elles s’apparentaient à la transformation d’une prose anglaise inférieure, voire vulgaire, en une prose française admirable (Faber 1989 : 253-254).

5 Voir l’article d’Elizabeth Duquette (2003 : 22) pour une description de la « profonde identification » existant entre les deux auteurs.

6 Il s’agit du « […] processus d'adaptation d'un texte traduit ou en train d'être traduit à la culture d'arrivée ; c’est l'effort de rendre l'étranger familier et facile à comprendre » (Keränen 2016 : 8).

7 Les appellations du dialecte utilisé par les Noirs américains abondent, notamment en langue anglaise avec les termes “Vernacular”, “Black English”, “Ebonics” (d’usage actuellement péjoratif), “American Vernacular English” (ou AVE), “African American Vernacular English” (ou AAVE), “African American English” (ou AAE), ou plus récemment “African American Language” (ou AAL). Par nécessité plus que par conviction idéologique, nous privilégions le terme « vernaculaire noir-américain » dans le présent article.

8 Effectivement, dans son avis au traducteur, Baudelaire qualifie ses devoirs de traducteur comme « presque impossibles à remplir » (Œuvres en prose 1951 : 1063).

9 Nous entendons le terme « superstrat » au sens sociolinguistique (Wardaugh et Fuller 2021 : 253), c’est-à-dire la langue anglaise dans le cas présent.

10 L’expression est en soi un dilemme car les choix de traduction apparents ne relèvent pas nécessairement d’une stratégie « […] consciente et globale. Pas de choix conscient, pas de stratégie, donc, et c’est ce que la pratique démontre : l’écriture de la traduction est considérée souvent peu systématique, et pour cause. En fait, en ce qui a trait aux choix stratégiques, à côté de quelques facteurs conscients, il existe autant de facteurs de choix subconscients, qui interfèrent avec ceux-là. Le résultat est un amalgame qui altère une vision stratégique du traduire, à un degré variable, toujours à définir dans un cas précis » (Brzozowski 2008 : 765). N’oublions pas non plus que ces choix de traduction seraient pour Baudelaire des « intentions inventées », comme il l’écrit dans ses Écrits sur l’art (Duquette 2003 : 22-23).

11 James S. Leonard et Thomas A. Tenney utilisent d’ailleurs le concept de “eye dialect”, ou « dialecte visuel », pour cristalliser ces pratiques orthographiques (Leonard et Tenney 1992 : 5).

12 La question de la transcription dialectale en littérature est contestable à au moins deux niveaux. Tout d’abord, Poe lui-même n’étant pas locuteur du vernaculaire noir-américain, sa perception et production de ce dialecte est de facto « ni nécessairement ni systématiquement “authentique” » (Lappin-Fortin 2016). Par ailleurs, Poe ne se limite pas à représenter le dialecte de Jupiter, mais le manipule aussi afin d’y insérer des réseaux de signification profonds : “Words are not simply symbolic manifestations of physical facts for Jupiter, but they rather carry levels of meaning that resist any one interpretation of word or text” (Zitter 1998 : 61).

13 Emmy Stark Zitter (1998 : 60-65) nous rappelle que les dimensions linguistiques sont au cœur de la représentation sociale de la nouvelle.

14 La police italique est ajoutée au texte d’édition.

15 La notion de damnation passe effectivement chez Poe par l’utilisation du verbe “curse”.

16 Nous ne saurions, dans le cadre de cet article, résoudre l’ambiguïté terminologique qui subsiste autour du concept d’équivalence en traductologie (Halverson 1992). Par défaut, nous entendons « équivalence » au sens le plus courant de la langue française, sorte d’égalité ou de comparabilité entre deux éléments donnés.

17 Le narrateur remarque en effet que Legrand a probablement eu « le cerveau infecté de quelqu’une des innombrables superstitions du Sud relatives aux trésors enfouis » (81).

18 On trouve en contrepartie dans le texte de Poe : “I was sure you were mad” (229).

19 Si le choix de Baudelaire de ne pas imiter le vernaculaire noir-américain est défendable du point de vue méthodologique, l’utilisation du subjonctif est difficilement compréhensible car elle fausse ici le rapport des registres de langue.

20 Figure mythique que l’on retrouve notamment dans un poème de Poe intitulé “Ulalume” : “In the ghoul-haunted woodland of Weir” (The Fall 1986 : 81).

21 Se référer à l’article « Les traductions vieillissent-elles ? » (Güell 2013) pour un panorama concis des problématiques liées au vieillissement des œuvres traduites.

22 Compromis considérant alors que l’esclave équivaut aux trois-cinquièmes d’un homme libre.

23 Zitter (1998 : 60) va jusqu’à donner la représentation du rapport de domination entre Legrand et Jupiter comme totalement défectueux.

24 Se référer à l’article de Jandaghi et Zohdi (2018) pour une élaboration de la langue symbolique des nouvelles de Poe.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Romain Rivaux, « Les enjeux du vernaculaire noir-américain dans la traduction baudelairienne du « Scarabée d’or » : lorsque le dialecte porte l’empreinte du sens »Itinéraires [En ligne], 2021-2 | 2022, mis en ligne le 05 juillet 2022, consulté le 14 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/11164 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.11164

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Auteur

Romain Rivaux

Florida Atlantic University

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