1Léonora Miano est une écrivaine franco-camerounaise dont les œuvres récentes mettent en scène des personnages qu’elle qualifie d’« afropéens ». Afropea, terme que l’autrice reprend à David Byrne en en infléchissant le sens, désigne pour Léonora Miano bien plus qu’une catégorie de la population – celle des personnes noires qui vivent en Europe et ont à la fois une culture européenne et africaine ou antillaise – puisqu’elle recouvre un « territoire mental » et appelle à la « post-occidentalité » :
C’est cette maturation progressive de leur parcours identitaire que j’appelle Afropea, un lieu immatériel, intérieur, où les traditions, les mémoires, les cultures dont ils sont dépositaires, s’épousent, chacune ayant la même valeur. Afropea, c’est, en France, le territoire mental que se donnent ceux qui ne peuvent faire valoir la souche française. C’est la légitimité identitaire arrachée, et c’est le dépassement des vieilles rancœurs. C’est la main tendue du dominé au dominant, un geste qui dit qu’on sera libre parce qu’on accepte de libérer l’autre. C’est l’attachement aux racines parentales parce qu’on se sent le devoir de valoriser ce qui a été méprisé, et parce qu’elles charrient, elles aussi, de la grandeur, de la beauté. C’est la reconnaissance d’une appartenance à l’Europe, mais surtout à celle de demain, celle dont l’histoire s’écrit en ce moment. C’est l’unité dans la diversité. C’est un écho au modèle africain américain qui a fourni les figures valorisantes que la France ne donnait pas. C’est la nécessaire entrée de la composante européenne dans l’expérience diasporique des peuples d’ascendance subsaharienne. C’est une littérature à venir, mais aussi des arts visuels ou des musiques. C’est ce que l’Europe peut encore espérer produire de neuf, sans doute sa dernière chance de rayonner. C’est le commencement de la post-occidentalité, qui n’est pas la négation du substrat européen, mais sa transformation. (Miano 2012b : 86-87)
- 1 Il s’agit donc de penser à travers les termes de race, de racialisation ou de personnes racisées d (...)
2Il s’agit donc par ce terme de penser non pas la rencontre des cultures européennes et africaines, mais leur symbiose, et la possibilité d’une construction d’un espace mental unifié reconnaissant leurs influences réciproques anciennes dans un geste d’apaisement, ce qui mènerait à la « post-occidentalité » puisqu’alors il n’y aurait plus de sens à définir une culture occidentale par opposition à d’autres cultures. Écrits pour la parole est un recueil de monologues dans lesquels Léonora Miano donne à entendre des voix de femmes, d’hommes et d’enfants afropéen·nes vivant en France. La multiplicité de ces textes relativement courts permet à l’autrice de présenter des sujets énonciateurs variés, qui ont pour seul point commun, outre la langue française, le fait de se reconnaître comme noir. Ils peuvent par ailleurs avoir des classes, des genres (bien que la majorité des énonciateur·rices soient des femmes), des âges, des situations familiales et professionnelles différents. J’étudierai la façon dont la racialisation, c’est-à-dire le processus social par lequel on attribue à un groupe d’individus des caractéristiques raciales1, donne forme aux textes : indépendamment des thèmes abordés, la race, pensée comme construction sociale, influe sur la manière dont les personnages s’expriment, Léonora Miano donnant à lire, dans la construction énonciative de ses textes, des manques identitaires et un désir de partage qui rejoint ce que l’autrice appelle « Afropea ».
3Il faut d’emblée souligner le caractère littéraire de ces textes, ce qui a deux implications principales sur le discours qu’on y lit : d’abord, ces textes ont en priorité une fonction esthétique ; ensuite, ils mettent en scène des énonciateurs seconds, inventés par Léonora Miano. Il ne s’agit donc pas ici d’étudier les discours de personnes racisées, mais plutôt la façon dont Léonora Miano, dans son travail d’écrivaine, fait entendre la racialisation dans son discours : c’est une étude des procédés littéraires qui permet de traduire sur le plan discursif la question de la race, laquelle est souvent éludée du discours public et politique – pensons notamment à la décision de supprimer le mot « race » de la constitution française en 2018, à la suite d’un amendement proposé par La République en Marche. Or pour Léonora Miano, ne pas dire la race, c’est éluder le problème plutôt que de le régler, comme je le montrerai dans la suite de cet article.
- 2 On peut se référer, par exemple, à Marie-Anne Paveau, « Politique du silence. Les femmes et les en (...)
- 3 Léonora Miano, Habiter la frontière, « Ma ponctuation n’est pas toujours orthodoxe. Elle cherche d (...)
4La racialisation subie par une partie de la population se traduit d’abord par une impossibilité de se dire : le titre Écrits pour la parole dit bien que le texte a pour ambition de générer de la parole, de combler un manque de la parole, ce que confirme la dédicace de la première section, « aux cris inaudibles, aux paroles proscrites » (Miano 2012a : 10). Les mots sur la race, dont la dimension taboue en France n’est plus à démontrer (Paveau 2019), s’énoncent avec peine, et ce d’autant plus quand les énonciatrices sont des femmes, incitées socialement en tant que telles à la discrétion et à la soumission2. Ensuite, je verrai que ces textes sont habités par un manque identitaire et un sentiment de vide, qui se traduit sur le plan formel par un effet de chute : le sens du texte ne se révèle qu’à la fin, ou implicitement. Jusqu’à la dernière ligne, la·e lecteur·rice est conscient·e que quelque chose lui manque pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce qu’elle·il lit. Enfin, la race donne au texte sa scansion, inspirée du jazz, d’après les dires de Léonora Miano3 : cette musique est pour l’autrice un modèle de la rencontre des cultures afro-descendantes, africaines et occidentales. Elles sont ainsi à l’image du territoire mental que Léonora Miano appelle « Afropéa ».
- 4 J’utilise la majuscule ici pour suivre l’usage de Léonora Miano dans son texte. La majuscule souli (...)
5Norman Ajari dans La Dignité ou la mort (2019) montre comment les Noirs4 subissent une forme d’injonction à taire l’histoire coloniale et les marques qu’elle a laissées dans leur présent. Plusieurs textes d’Écrits pour la parole donnent à lire ce tabou sur les questions de race. Différents procédés, au premier rang desquels l’ellipse, font ainsi entendre le silence dans les textes.
Plusieurs textes énoncent une seule phrase dont les fragments sont répétés inlassablement. Ainsi, le texte « Monnerville » se présente comme suit :
Gaston Monnerville pourquoi Gaston Monnerville n’est-il pas Pourquoi Gaston Monnerville n’est-il pas devenu Gaston Monnerville pourquoi Gaston Monnerville n’est-il pas devenu Pourquoi Gaston Monnerville n’est-il pas devenu Pourquoi Gaston Monnerville n’est-il pas devenu Pourquoi Gaston Monnerville n’est-il pas devenu Pourquoi Gaston Monnerville n’est-il pas devenu Président pourquoi Monnerville Gaston pourquoi Gaston Monnerville n’est-il pas devenu Président de la République Président de la République française Gaston Monnerville. (Miano 2012a : 11)
6Les mots de la phrase « Pourquoi Gaston Monnerville n’est-il pas devenu Président de la République française » sont introduits fragment par fragment, entrecoupés par le nom propre de Gaston Monnerville. Pour comprendre le sens implicite de cette question, il est nécessaire de connaître Gaston Monnerville, ce qui n’est sans doute pas le cas de nombreux.ses lecteur.rices de Léonora Miano. On peut alors considérer qu’il y a une ellipse, rendue sensible par le fait que le nom propre de Gaston Monnerville n’est pas contextualisé. Gaston Monnerville, homme politique français noir, a occupé de nombreux postes (député de la Guyane, Président du Conseil de la République, Président du Sénat). La question posée ici est rhétorique, puisqu’elle laisse entendre que c’est en raison de sa race qu’il n’a pas été Président de la République. Il y a ici une seconde ellipse, celle de la réponse implicitement contenue par la question. Cette question de la racialisation et de ses conséquences sur l’écriture de l’histoire (puisqu’on ne connaît pas, ou peu, Gaston Monnerville) et sur la carrière politique de cet homme, est donc triplement éludée : il n’est pas dit que Gaston Monnerville est noir, la réponse à la question est sous-entendue, et le texte lui-même semble refuser de poser cette question, qui touche à un tabou.
- 5 Pour une définition de l’intersectionnalité, on renvoie à Kimberlé Williams Crenshaw, « Mapping th (...)
7Le même procédé de répétition de fragments textuels est reproduit dans d’autres textes et dénonce des processus d’assignations intersectionnels, c’est-à-dire associant les discriminations de race, de classe et de genre5. « Projections », par exemple, dénonce l’absence de modèle féminin noir qui ne soit pas animalisé ou exotisé dans le paysage culturel français. D’autres fois, cette répétition de fragments textuels permet de dénoncer des préjugés misogynes, par exemple dans « On ne se fait pas » sur la prétendue responsabilité de la victime de viol.
8Plusieurs textes sont écrits à la deuxième personne du singulier, ce qui est d’autant plus surprenant qu’ils sont des monologues, pensés pour être récités sur scène, donc incarnés par un·e acteur·rice. Ainsi, dans « Couleur », une femme raconte que petite fille, elle rêvait qu’elle était blanche :
Petite fille, tu te voyais blanche dans tes rêves, tu savais que c’était toi, la seule chose, c’est que tu étais blanche, il y avait une balançoire dans le jardin, de l’herbe verte autour, des pâquerettes comme des sourires au milieu des touffes d’herbe, tu étais heureuse là, tournait le dos à la maison, une petite bâtisse en bois jamais habitée dans la réalité, seulement dans tes rêves, elle était bleue, pas vraiment, tu dirais indigo, ce qui semble curieux pour les murs d’une maison mais c’était ainsi, un rosier grimpant à fleurs rouges courait le long de la façade, à droite la porte d’entrée peinte dans les mêmes tons que les murs, si bien qu’on ne la distinguait pas, tu crois qu’il n’y avait pas de fenêtre. (2012a : 11)
9La première phrase du monologue multiplie les marques de la deuxième personne du singulier (tu, te, tes, tu, toi, tu). La suite dépeint une image très courante du bonheur familial, avec une petite fille, une balançoire, , une pelouse, des pâquerettes, une maison en bois, des roses. L’aspect conventionnel de la description peut faire penser que le rêve est socialement imposé à la petite fille, qu’il ne lui appartient pas en propre. De même, la narration à la deuxième personne marque aussi cette lacune, cette distance de soi à soi ressentie par la petite fille. On peut aussi considérer que le « tu » représente le regard d’une personne adulte sur son enfance : dans les deux cas il s’agit d’une mise à distance. Ce dysfonctionnement est rendu sensible dans le texte par la focalisation sur les couleurs, qui se font de plus en plus obsédantes : d’abord, on nous précise que l’herbe est verte, ce qui ne semble pas nécessaire. Puis on apprend que les roses sont rouges : ainsi, ce qui s’appelle « rose » n’est pas rose, mais rouge, signe discret d’une inadéquation. Enfin, la maison est bleue, ou plutôt indigo, ce qui n’est pas une couleur adaptée pour la maison, comme le note la narratrice. Ce malaise sur les couleurs rejoint celui de la petite fille noire qui se rêve blanche.
Un deuxième récit se fait à la deuxième personne du singulier, « Communauté », qui commence ainsi :
Tout le monde en parle, de la communauté, de ta communauté, et si tout le monde en parle tellement depuis un certain temps, c’est surtout pour dire que ce ne serait pas bien qu’elle existe, ta communauté, parce que ce n’est pas la tradition d’ici, parce que ce serait contraire aux idéaux d’ici. (2012a : 29)
10La deuxième personne est mise en valeur par la reformulation « la communauté, ta communauté », et la répétition de « ta communauté ». De plus, la deuxième personne s’oppose ici à une norme, qui s’incarne dans le « tout le monde », faussement inclusif puisqu’on comprend peu à peu qu’il désigne un ensemble de personnes blanches qui se pensent représentatives de la totalité du genre humain. On retrouve ce faux universel dans le « ici », déictique qui ne renvoie à rien d’un point de vue intratextuel, mais qui semble désigner le territoire français hexagonal. Le fait de ne pas mentionner ce à quoi renvoie ce « ici » témoigne d’un attachement vécu comme évident de ce « tout le monde » à l’hexagone, attachement qui n’est pas évident pour le « tu », comme le montre la suite du texte.
On reconnaît, particulièrement dans ce deuxième texte, une forme littéraire de la « double conscience » théorisée comme l’expérience fondatrice des Noirs en Occident d’après W. E. B. Du Bois :
C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun sent constamment sa nature double – un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure. (2004 : 11)
11Le Noir en Occident, durant l’esclavage et la colonisation, se sait humain mais est pensé comme moins humain qu’un Blanc par les Blancs : il doit alors vivre avec cette double perception de lui-même, cet écart entre son auto-perception et la perception d’autrui-Blanc sur lui, cette position « d’altérité interne à la société occidentale », comme le formule Raphaëlle Tchamitchian à la suite de W. E. B. Du Bois (Tchamitchian 2019 : 32), ce que Miano met en scène à la fin du texte « Communauté » :
Tu as ce truc en plus, tu voudrais voir les choses autrement mais c’est comme ça qu’elles sont, tu ne peux pas laisser ta couleur dans le confort de la sphère intime, tu l’emmènes partout avec toi, pour te décrire on est bien obligé de dire le mot : noir, et ce n’est pas toi qui en as fait toute une affaire, ce sont les autres, ceux qui n’ont pas de couleur, ceux qui disent black pour adoucir l’embarras et qui, à force de prétendre ne pas distinguer ta pigmentation, ont fini par ne pas te voir du tout, toi l’individu. (2012a : 38)
12Le « tu » est devenu « toi l’individu », celui qui est oublié par le regard raciste, regard de celui qui est angoissé par la pigmentation foncée au point de ne plus oser utiliser le mot « noir ». Le « toi l’individu » est perçu avec le « toi noir », ce dont la·e narrateur·rice ne fait pas « toute une affaire ». La narration à la deuxième personne du singulier, récitée par un·e acteur·rice, rend sensible cette double conscience : c’est un « je » qui parle dans le présent de la mise en scène, mais il parle en se voyant à travers les yeux de l’autre comme un « tu ».
13Cette double conscience est aussi traduite par le jeu des voix narratives. Ainsi, dans « Communauté » toujours, la voix de la narratrice principale est régulièrement habitée par des expressions émanant d’une doxa blanche raciste, avec un procédé qu’on peut assimiler au discours indirect libre. Le début du texte, cité précédemment, en est un bon exemple, puisque le déictique « ici » et le « tout le monde » renvoie à un locuteur blanc, qui n’est pas celui ou celle que désigne le « tu ». La suite confirme cette interprétation :
[P]arce que la République ne connaîtrait que les individus, pas les groupes, pas ces masses de gens qui prétendent avoir quelque chose de spécifique en commun, parce que ce qui est spécifique nuit à tout le reste dès lors qu’un groupe le revendique, que tout ça devrait rester bien au chaud dans la sphère intime, là où tu as le droit, après tout, de manger ton ndolé, ton court-bouillon, toutes les sauces graines que tu veux, sans que personne ne t’en empêche, alors on ne comprend pas pourquoi tu nous prends le chou avec ces histoires de ta communauté, dans ce pays qui n’est pas ségrégué. (2012a : 29)
14Le conditionnel « connaîtrait » fait encore entendre une double énonciation, dans laquelle la voix du ou de la narrateur·rice désignée par « tu » remet en cause une autre voix, émanant d’une forme de doxa raciste. Cependant, peu à peu cette ubiquité se résorbe pour ne laisser entendre que la voix raciste : le verbe « prétendent » sous-entend que cette spécificité noire est mensongère, le modalisateur « devrait » se fait moralisateur, et finalement le « on » de « on ne comprend pas » donne un pronom à cette voix, avant de lui attribuer la capacité à énoncer des vérités grâce au présent de l’indicatif de « ce pays qui n’est pas ségrégué ». On passe donc d’une énonciation double, qui donne à entendre la « double conscience » de W. E. B. Du Bois, à une forme d’« énonciation ventriloque », définie ainsi par Marie-Anne Paveau :
C’est un mécanisme tout à fait analogue d’invisibilisation et de réduction au silence qui préside à un autre procédé d’ordre énonciatif qui fait florès en ce moment dans la vie politique et médiatique française et qu’on peut appeler, en termes communs, « parler à la place des autres ». Cette forme énonciative cible particulièrement les individus habituellement minorisés, voire stigmatisés, et parfois vulnérables : les femmes, les individus racisés, les musulman·e·s. Et elle est, sans surprise, plutôt adoptée par des dominant·e·s, non racisé·e·s, non stigmatisé·e·s, et n’appartenant pas à des minorités, visibles ou invisibles. (2016)
15Ainsi, certaines expressions semblent bien être reprises à cette « énonciation ventriloque ». On a donc dans ce texte la confrontation de la situation telle qu’elle est énoncée par la personne concernée et telle qu’elle est énoncée par un autre Blanc et raciste. L’écart est parfois souligné avec ironie, comme dans « en traînant avec toi un autre humain coloré, vous seriez un gang à vous deux (Miano 2012a : 35) » qui reprend le « un gang ethnique menaçant la cohésion républicaine qui ne se laissera pas faire parce qu’elle est souveraine » (32).
16La langue de Léonora Miano est ici caractérisée par l’expression du manque. Ce qui est dit semble tracer les contours de ce qui devrait être dit mais qui est passé sous silence. Si cela rejoint la difficulté de dire la race, que j’ai évoquée dans la première partie, je voudrais montrer ici que ce vide reflète un sentiment de malaise identitaire, de dépossession de soi, ressenti par de nombreux·ses narrateur·rices.
17La violence raciste subie par les narrateurs·rices est parfois implicite durant toute la durée du monologue. Par exemple, « Pulchérie » donne la parole à une femme qui affirme son appartenance à la France et à la culture française, tout en faisant entendre, par ses africanismes, le fait qu’elle a grandi en Afrique, dès les premières phrases : « Moi, j’étais intégrée avant de venir ici, donc, il ne faut pas me fatiguer avec ces histoires-là. Je n’ai pas le temps. C’est même quoi ça » (2012a : 19). L’usage du verbe « fatiguer » et la formule « c’est même quoi ça » témoigne discrètement d’un usage du français du Cameroun. On retrouve de nouveau le déictique « ici » qui n’a pas besoin de référent, ce qui sous-entend que la France est la seule référence commune évidente. A contrario, l’endroit où la narratrice a grandi, le Cameroun, est évoqué seulement à la deuxième page du texte, au détour d’une référence à la « CRTV, la télévision nationale du Cameroun » (20).
La narratrice revient alors sur cette « intégration » dont elle parle au début du texte :
L’intégration, c’est quand tu parles français. Donc, c’est bon. Je suis dedans. On m’a bien chicottée à l’école pour que je parle cette langue. Les parents étaient d’accord pour qu’on nous fouette. Il fallait parler français. Quand la règle en fer du maître faisait gonfler tes doigts, c’était le français qui pénétrait dans ta chair. (Ibid. : 19)
18La violence physique décrite ici n’est pas condamnée par la narratrice. Celle-ci en fait même un motif de fierté, puisqu’elle est scandalisée, au nom de cette culture française, par l’exposition d’œuvres contemporaines de Takashi Murakami au château de Versailles, qu’elle visite parce qu’elle est accompagnatrice scolaire :
On avait versé une cargaison de bêtise dans tout Versailles, comme si on voulait seulement gâter ça définitivement. J’ai demandé qui avait fait du vilain comme ça. On m’a donné un nom compliqué : Takashi quelque chose. Je ne vais même pas m’embrouiller à retenir le nom du type-là. Tout ce que je peux dire, c’est que lui, il n’est pas intégré. On ne l’a pas chicotté pour faire entrer la France dans son corps. On le reçoit à Versailles, mais il s’en fout de la France. Il n’a pas rêvé de la France. Je n’ai pas beaucoup parlé. J’ai seulement pensé que, si c’était moi qui exposais là-bas, je n’allais pas remplir Versailles avec n’importe quoi. J’ai du respect. Voilà alors comment les Français dérangent les gens avec l’intégration, alors que, la France, ils ont oublié ce que c’est. (Ibid. : 21)
19Le jugement catégorique de la narratrice sur l’exposition se fait au nom du « respect » de la France. Ce terme de « respect », mis en valeur par le fait qu’il n’a pas de complément (respect pour quelque chose), peut s’entendre aussi comme le respect qu’on a pour le maître violent décrit un peu plus haut. L’expression, « On ne l’a pas chicotté pour faire entrer la France dans son corps », qui reprend le verbe « chicotté » au contexte scolaire décrit plus haut, permet ce rapprochement. De plus, la métaphore « dans son corps », qui renouvelle aussi l’image du « français qui pénétrait dans ta chair », évoque un viol. La violence transparaît dans les images et la polysémie de certains mots, mais n’est jamais clairement remise en question par la narratrice. La dernière phrase fait même de la narratrice la dernière détentrice de ce qu’est « la France » : cela, associé à la phrase « Il n’a pas rêvé de la France » laisse entendre un fantasme français longtemps nourri, et un certain complexe du colonisé, tel que l’a théorisé Frantz Fanon qui écrit « Aussi pénible que puisse être pour nous cette constatation, nous sommes obligé de la faire : pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc » (1952 : 10). Il entend par là que celui ou celle qui est reconnu·e comme noir·e cherche à ne plus l’être, c’est-à-dire à être considéré comme un être humain capable d’une pensée universelle. Ce livre, qui a plus de soixante-dix ans, témoigne d’un complexe dont on espère qu’il a été partiellement déconstruit, mais dont les traces perdurent, comme en témoignent les textes de Léonora Miano. On peut en effet considérer que « rêver de la France » c’est s’approprier un système de valeurs qui s’autoproclame universel.
20La violence subie par la narratrice est donc profondément intériorisée et inconsciente : elle transparaît dans sa langue sans jamais donner lieu à des remises en question. Par son travail de la langue, Miano donne à sentir le manque identitaire qui caractérise ses protagonistes.
21Dans d’autres textes, la violence se fait voir peu à peu. Ainsi, le texte « Égalité » (2012a : 51) donne la parole à une narratrice qui rejette différents témoignages d’amour, ce qui peut sembler, à première vue, étrange : « Je ne veux plus qu’on m’aime Qu’on me sourie Qu’on m’invite au restaurant Qu’on me tienne la porte Qu’on m’offre des fleurs Je m’en fous Oui Je m’en fous Parfaitement Je ne veux plus qu’on m’aime ». L’explication se fait jour progressivement : « Si je ne peux pas me loger travailler me réaliser arriver tout en haut Je ne veux plus qu’on m’aime si je ne suis pas dans les livres d’Histoire dans les livres tout court À la tête des institutions et de tout ce qui a une tête » (51). C’est que sous l’amour dont témoigne le début du texte, se trouve le mépris.
- 6 En plus des travaux de Kimberlé Crenshaw à qui on attribue la maternité du concept, on peut renvoy (...)
22Plus loin, l’amour reçu par la narratrice se révèle raciste : elle n’est aimée qu’en tant que femme noire, fantasme exotique permettant à l’homme d’assurer son statut dominant : « Je m’en fous qu’on me Courtise Qu’on me trouve sensuelle avec ma voix grave ma cambrure ma peau ambrée mes fesses rebondies ma peau d’ébène mon port de tête ma peau mes jolies tresses ma peau et tout le reste Qui n’est pas moi d’ailleurs mais c’est un autre débat » (id.). Les quatre répétitions de « ma peau » induisent la fascination raciste qui anime le regard aimant. De plus, l’insistance sur la cambrure, les fesses, les tresses et le port de tête dépeint une image stéréotypée de la femme africaine largement dénoncée par les féministes intersectionnelles6.
23L’expression de la convivialité se fait alors métaphore de la violence : « Je ne veux plus qu’on trinque Qu’on se taille une bavette Qu’on se fasse une raclette Ni rien J’en ai soupé de la fraternité sans égalité » (id.). L’expression « on trinque » peut signifier aussi « on souffre ». La confrontation des divers niveaux de langue traduit aussi cette fausse jovialité qui vient dissimuler des rapports de force. La même ambiguïté se retrouve dans « j’en ai soupé » qui fait le lien entre les invitations au restaurant et la lassitude de la narratrice. Le verbe « tailler », dont le sens actualisé ici est le sens métaphorique, laisse pourtant, dans ce contexte, entendre son sens littéral et évoque alors une forme de violence. Ce n’est que dans les dernières lignes du texte que le thème annoncé par le titre est évoqué : « J’en ai soupé de la fraternité sans égalité Ce serait quoi la fraternité si ça ne marquait pas avec l’égalité Ce serait quoi la fraternité ce serait quoi à part une plaisanterie douteuse La fraternité si ça ne marchait pas avec l’égalité » (51).
24Ce texte aborde seulement par l’implicite l’impression d’être méprisée, de ne pas avoir la possibilité de s’exprimer, sauf à s’adapter à un stéréotype avilissant de femme noire sensuelle : la langue de Miano permet ainsi de donner corps à la sensation de manque identitaire qui anime la narratrice.
25Enfin, il arrive que la violence soit dévoilée seulement par la fin du texte, ce qui crée un effet de chute. Il permet, dans les deux exemples que je vais présenter, de témoigner du sentiment de mort et de dépossession de soi que peut générer le racisme. Par exemple, le premier monologue, « Couleur », évoque longuement un rêve de petite fille que j’ai déjà commenté, pour se terminer par « l’envie d’en finir, en silence » (2012a : 14) : cette dernière phrase projette sur le récit du rêve tout son poids de malheur, conférant à l’extrait une dimension tragique. De plus, la précision « en silence » souligne le non-dit de la tristesse dans ce qui précède.
26Le texte « Forum des Halles » relate l’expérience d’une narratrice noire qui est accostée par des femmes roms lui proposant de la voyance. Ces dernières lui affirment qu’elle a besoin d’aide parce « qu’il y a un voile noir ». La narratrice analyse la dimension raciste du propos. Elle parvient à avoir une perception généralisante de la situation, comprenant qu’elle est visée en tant que femme noire, indépendamment de son individualité : « Elles se dirigent spontanément vers les femmes noires Je m’en aperçois chaque fois que je passe par là ». Elle réussit à répondre avec ironie : « Je hausse les épaules Je leur dis que Dans ce cas elles ne peuvent rien voir S’il y a un voile ». Enfin, elle protège sa personnalité, se dissocie des paroles des femmes roms : « Elles ne peuvent pas me voir telle que je suis Elles ne peuvent rien savoir de moi ». Cette attitude de résistance et de prise de distance est pourtant fortement nuancée par la chute : « En les quittant Les femmes roms de la Porte Lescot J’ai le sentiment d’avoir été enterrée vivante » (2012a : 66). La métaphore du « voile noir » qui traverse tout le texte change de signification : dans la bouche des femmes roms, il est signe de malédiction ; au contraire, la narratrice y voit une métaphore du racisme, qui empêche les femmes roms de percevoir son individualité. Elle rejette alors ce racisme avec ironie ; et pourtant, dans la chute, ce voile noir se fait linceul inversé : le linceul, traditionnellement blanc, devient noir. Cette inversion rassemble finalement les deux premières significations en une seule : bien que la narratrice soit capable de comprendre la dimension raciste du propos des femmes roms, elle intègre pourtant l’idée d’une malédiction, qui ne serait pas la couleur de la peau mais le racisme qui y est attaché. Il faut ajouter que Léonora Miano utilise une métaphore reprise à W. E. B. Du Bois pour décrire la façon dont les Noirs perçoivent le monde, signifiant que leur perception est construite par l’expérience du racisme, ce qui semble bien être le cas de la protagoniste, malgré sa conscience du phénomène. Ce texte utilise donc l’effet de chute pour montrer, au cœur même de la résistance et de la prise de distance, le sentiment de mort et de dépossession de soi imposé aux victimes du racisme.
27Les deux exemples que je viens d’évoquer décrivent un sentiment de mort ressenti par les narratrices. C’est sur ce ressenti que se construit, d’après Nathalie Etoke, la melancholia africana, qu’elle décrit ainsi :
Esthétique du malheur et de la souffrance confrontée au refus de mourir, la melancholia africana est un concept extensible qui examine comment les Subsahariens et les Afrodescendants gèrent la perte, le deuil et la survie dans une pratique du quotidien contaminée par le passé. C’est aussi l’expression d’un être dans son monde et dans le monde de l’Autre. Cette coexistence se caractérise par des déséquilibres et des conflits hérités de la rencontre originelle qui parasitent la dynamique relationnelle. […] Ici la traite négrière, l’esclavage, la colonisation et la postcolonisation sont des points de repères objectifs, tangibles et implacables. Au lieu de paralyser les Subsahariens et les Afrodescendants dans une victimisation permanente, ils les obligent à agir, à se réinventer, à renaître de leurs cendres. L’ouverture au monde de l’autre a lieu à travers l’épreuve de la destruction, de la douleur et de la faiblesse. Paradoxalement, cette triade de la vie surgit de l’anéantissement. (2012 : 28)
28La richesse de cette analyse est de faire de l’épreuve « de la destruction, de la douleur et de la faiblesse », que j’ai mise en valeur dans cette partie, la condition d’une renaissance. Chez Léonora Miano, cette renaissance se traduit souvent par l’évocation du jazz et du blues, formes de création artistique qui prennent racine dans l’esclavage et la ségrégation.
29Léonora Miano revendique l’influence du jazz sur son écriture : elle déclare par exemple « Le jazz m’a donné ma voix d’auteur » (2012b : 17). Pour elle, cette musique est celle de la rencontre entre différentes cultures : « C’est la rencontre de la ruralité du blues avec l’urbanité, c’est la mutation des rythmes, donc de la vie et, bien entendu, le croisement d’une empreinte africaine – bien plus présente dans le blues ou les work songs – avec une forme de sophistication, de raffinement à l’occidentale. Le jazz est cette esthétique qui mêle harmonieusement des univers apparemment antagonistes » (16-17). Selon cette définition, la musique évoque ce que Léonora Miano appelle les « identités frontalières » :
Par ailleurs, nos territoires souffrent d’un déficit de traces historiques, écrites notamment, qui ne permet pas de savoir avec certitude quelle était la vie de nos ancêtres. Si toutes nos traditions n’ont pas disparu, il n’en demeure pas moins que nos peuples sont, aujourd’hui, devant la nécessité de se recréer, de se réinventer. C’est un défi. Il n’est possible de le relever qu’en acceptant, aussi douloureux que cela puisse sembler quelquefois, d’habiter ces identités frontalières que l’Histoire nous a léguées. Nous abritons à la fois ce que la rencontre avec les autres peuples a imprimé en nous, et ce que l’Afrique ne cesse de nous donner. (Ibid. : 27)
30Rejoignant ainsi sa réflexion sur le concept d’Afropea présenté en introduction, Miano revient sur l’inanité d’opposer cultures africaines et culture occidentale, pour au contraire penser la rencontre comme une association, la frontière comme un passage.
31Je verrai maintenant comment le jazz, conçu à la fois comme une musique avec ses caractéristiques formelles et un idéal éthique de rencontre avec l’altérité, informe l’énonciation dans Écrits pour la parole.
32Commençons par donner une définition, nécessairement vague, du genre protéiforme qu’est le jazz. Raphaëlle Tchamitchian propose d’en retenir trois traits essentiels, qu’on retrouve dans toutes les mouvances du jazz, de celui de la Nouvelle Orléans au free-jazz : elle fait part d’un « consensus qui s’est établi autour de trois qualités définitoires du jazz entendu comme un genre musical : le traitement particulier du son, la mise en valeur spécifique du temps musical et la présence d’improvisation » (2019 : 23). Le traitement particulier du son auquel elle fait référence est celui qui ne cherche plus à faire oublier, comme dans la musique classique, le corps de l’interprète et de l’instrument, bruits de bouche et frottements ; elle revient sur le « second élément, une mise en valeur inédite du temps musical appelé le swing » (24) un peu plus loin. Le terme de « swing », qui signifie « balancement » en anglais, témoigne d’un jeu, d’un léger décalage avec le temps de la pulsation. Enfin, l’improvisation induit l’originalité de chacune des performances et la liberté de l’interprète à l’égard de l’œuvre.
33L’influence du jazz se remarque d’abord dans le traitement de la ponctuation et la syntaxe. En effet, l’absence de point et la présence de majuscules imprévisibles, donnent à la phrase une forme de swing, surtout si on imagine une performance orale de ces textes. Les pauses du discours, normalement signalées à l’écrit par des points, se font moins nettes, ce qu’on pourrait rapprocher d’une façon de marquer les pulsations avec plus de souplesse dans le swing.
34De plus, de nombreux textes jouent avec un système de répétition incantatoire, ce qui rythme aussi l’énonciation : on peut imaginer en effet que l’anaphore de « je suis » dans « Afropéa », par exemple, invite à inspirer avant, et à faire commencer la phrase : « Je suis Ne cherche pas ma place la crée la tienne aussi Je suis N’éprouve ni haine ni crainte Je suis ni haine ni crainte J’écris les pages de mon histoire la tienne » (2012a : 28). On voit bien dans cet extrait comment la caractéristique formelle du swing s’associe à la signification symbolique du jazz : la prose swinguée de Miano ici se fait affirmation d’être par-delà la souffrance, dans une attitude qui rejoint la melancholia africana de Nathalie Etoke : l’anaphore « je suis », quand elle est suivie d’une majuscule comme dans « Je suis Ne cherche pas » ou « Je suis N’éprouve ni haine », donne au verbe être une valeur absolue. De plus, on voit aussi dans cet extrait comment la suppression de la ponctuation et l’assouplissement de la syntaxe rendent l’énoncé ambigu : par exemple, « N’éprouve ni haine ni crainte » peut se lire comme une ellipse du sujet « je », et donc un présent de l’indicatif, ou comme un présent de l’impératif.
35L’influence du jazz se fait particulièrement sentir dans ce texte, qui a pour thème un concept cher à Miano, Afropea. L’autrice désigne par là un espace mental de référence pour les Afropéens, c’est-à-dire les Noirs qui se reconnaissent avant tout dans une culture européenne mais qui sont régulièrement renvoyés, parce qu’ils sont noirs, à leur part d’africanité. Afropea devient alors l’occasion de penser ensemble différentes cultures, de concevoir leur rencontre comme une potentialité créative, et on voit bien en quoi le jazz peut se faire l’image de cet idéal. On lit : « Mes frontières assemblent ne séparent pas assemblent ne tranchent pas assemblent ne découpent pas assemblent ne mutilent pas » (ibid. : 28). Le rythme de la syntaxe peut aussi évoquer le jazz, par le jeu de la régularité et de l’irrégularité : on entend l’association d’un groupe de trois ou quatre syllabes (« ne séparent pas », quatre syllabes ; « ne tranchent pas », trois syllabes ; « ne mutilent pas », quatre syllabes) et de deux syllabes de « assemblent » qu’on peut imaginer prononcées un peu plus fort pour souligner l’insistance induite par la répétition. Le sens quant à lui affirme bien l’idéal du jazz, qui est celui de la rencontre et de la fécondation réciproque des cultures.
36D’autres textes célèbrent aussi la richesse de la rencontre, comme « Ourey ». Une narratrice raconte l’histoire de sa famille sur quatre générations, en mettant en valeur les croisements de nationalité : un arrière-grand-père qui a été tirailleur sénégalais et une arrière-grand-mère parisienne, une grand-mère paternelle guadeloupéenne, deux grands-parents maternels vietnamiens. La narratrice a donc trois prénoms, qui reflètent les différentes cultures dont ses ancêtres sont porteurs : Ourey, Garance, Phuong. Cette multiculturalité, dans un recueil qui aborde largement les problèmes de racisme, peut susciter chez le lecteur l’attente d’une évocation douloureuse ou violente. Au contraire, le texte se termine par : « Mon nom usuel, c’est Ourey Phuong Fall. Je trouve que ça en jette. Ça a du caractère » (ibid. : 18). Les cultures s’associent pour former ce « je » qui clame ses prénoms et ses racines, et qui les valorise.
37Le jazz n’évoque pas seulement cet idéal solaire de créativité par-delà le malheur et de rencontre harmonieuse de l’altérité. Il est aussi, pour Christian Béthune, un décentrement : « le jazz oblige la culture occidentale à se décentrer » (2008 : 8). En effet, le jazz reprend certains codes de la musique occidentale tonale, mais en les déformant : ainsi, l’improvisation, reconnue dans ses formes diverses comme l’une des caractéristiques essentielles du jazz, induit un infléchissement du rapport de l’interprète à l’œuvre et à la partition, si partition il y a (encore). De même, l’harmonie du jazz peut être analysée comme une distorsion de l’harmonie tonale, dans le sens où elle privilégie les accords de quarte et les notes altérées. De plus, le jazz, dès sa naissance à la Nouvelle Orléans dans les années 1910, se construit souvent à partir de standards, qui sont des extraits de musiques régulièrement tirés d’un contexte occidental pour être ensuite modifiés et incorporés dans un morceau de jazz. Christian Béthune déclare ainsi que le jazz permet de « rendre la pensée occidentale exotique à elle-même » (8).
38On retrouve dans la langue utilisée par Miano dans ces Écrits pour la parole cette façon de rendre le français exotique à lui-même, pour paraphraser Christian Béthune. J’ai déjà étudié les africanismes qui se font entendre dans « Pulchérie » : pour en donner quelques exemples supplémentaires, on peut citer « Il n’y a pas de honte là » (2012a : 19), « La femme-là m’a suppliée, jusqu’à. Elle m’a trop suppliée » (19), ou « Ici, les enfants ne se comportent pas » (19). Nul besoin d’une connaissance approfondie du français du Cameroun pour comprendre le sens de ces phrases. Pourtant, on perçoit bien que le code linguistique n’est pas exactement celui du français de l’hexagone. Il se produit alors un effet d’inquiétante étrangeté (inquiétante, surtout, pour celles et ceux qui se cramponnent à la quête d’une pureté de la culture occidentale et de la langue française) proche de celui que procure le jazz, si on l’écoute en ayant dans l’oreille l’harmonie de la musique tonale occidentale.
39Le texte « Binarité » associe directement le jazz à cette capacité à la rencontre harmonieuse des cultures, qui donne lieu à une inquiétante étrangeté dans la langue française. Ainsi, le texte part d’une assertion qu’il critique : « Le pays dit : Noire ou Française » (ibid. : 73), pour ensuite déclarer « La binarité ce n’est pas français Ce n’est pas le mieux Ce n’est pas ce qui groove le plus Ce qui swingue le plus Ce qui promet le plus » (73). Les métaphores du groove et du swingue évoquent le jazz. Un peu plus loin, cette évocation du jazz devient une proposition à la transformation de la langue française : « Le mieux c’est la fusion ; Française noire Le mieux c’est l’addition : Française et Noire qui ouvre sur le ternaire puisqu’un troisième terme en sortira Le mieux c’est la conjonction de coordination : Noire de France où la fusion est un équilibre une perspective une voie sûre » (73). La référence musicale revient avec le terme « ternaire » qui désigne un type de construction rythmique. La fin du texte permet la réalisation de ce « troisième terme » : « Celles qui accouchent de l’à-venir se disent : Afropéennes » (73). Ce terme d’Afropéennes est aussi porteur d’inquiétante étrangeté : en tant que mot-valise, il est aisé à comprendre, même pour celle ou celui qui le lit pour la première fois, et pourtant, il n’est pas tout à fait entré dans le dictionnaire. Il en est de même pour « l’à-venir » qui se confond avec « avenir » à l’oral mais laisse lire son étrangeté.
40Dans Écrits pour la parole Léonora Miano multiplie les énonciateur·ices. Cela lui permet d’explorer les différentes façons de faire entendre la racialisation dans les discours : elle met tour à tour en scène le tabou qui pèse sur les questions de race, le poids de violence des mots racistes, et la possibilité créative d’une culture afropéenne dans la langue française.
41Il me semble que la force de ces textes est de faire avec ces questions sociologiques œuvre littéraire : au-delà d’une compréhension rationnelle des processus sociaux à l’œuvre dans la racialisation, ce que sans aucun doute un essai de sociologie aurait pu nous apprendre aussi, Léonora Miano nous fait ressentir le poids de cette racialisation, nous fait faire corps et âme avec les protagonistes qui font entendre leur voix. En donnant voix, par le texte et bien plus par la mise en scène, elle propose aussi un geste d’empowerment : le fait même de dire la racialisation devient geste d’affirmation face à l’injonction au silence. Peut-être que se joue ici le rôle, ou l’un des rôles, de la littérature si elle veut « réparer le monde », ce qui semble être, d’après Alexandre Gefen, le tournant de la littérature contemporaine (2017).
42Une partie de ces textes a été portée à la scène par Éva Doumbia dans le cadre de son spectacle « Afropéennes », composé de Blues pour Elise et de « Femme in a city » , deuxième partie des Écrits pour la parole, créé au Festival Francophonies en Limousin en septembre 2012. La mise en scène permet à Eva Doumbia d’explorer d’autres aspects de la race dans l’énonciation, en jouant notamment sur les accents antillais ou camerounais, et surtout sur les musiques et les danses, lesquelles habitent déjà le texte de Léonora Miano.