Introduction
Texte intégral
1À l’heure où le projet de ce numéro a été conçu, l’affaire DSK n’avait pas encore éclaté et Valérie Trierweiler n’avait pas encore posté le tweet qui déclencha entre les deux tours des élections législatives de 2012 un feuilleton politico-médiatico-sentimental animé. Ces deux événements n’ont jamais fait que surexposer une réalité qui ne date pas d’hier mais qui prend avec la médiatisation croissante de la sphère sociale et politique une acuité nouvelle : les liaisons dangereuses entre comportements politiques et passions et souffrances intimes. Depuis quelques décennies, en raison de la pipolisation croissante de la vie politique, la sphère privée flirte ouvertement avec la sphère publique : en témoignent les biographies ou autobiographies concertées destinées à humaniser le personnel politique et à créer entre les leaders politiques et leurs potentiels électeurs un courant de sympathie qui ne doit rien aux choix rationnels. L’instrumentalisation des mariages, naissances et divorces ou encore l’exposition des lectures et des goûts personnels est opérée par des conseillers en communication soucieux de peaufiner l’image de leur protégé(e)… Le périlleux mélange des secrets d’alcôve et de la chose publique n’est cependant qu’un aspect des relations entre intime et politique que nous nous proposons d’explorer dans cet ouvrage.
- 1 Véronique Montémont, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique (160 (...)
2Le genre grammatical du terme politique n’apparaît pas dans le titre choisi. C’est une manière de contourner un débat linguistique subtil ; c’est également une façon de laisser jouer la polysémie du terme. Celui-ci est compris ici dans son sens le plus large, comme ce qui a trait au gouvernement des sociétés, et il recouvre à la fois le champ de la pensée et de l’action ainsi que les acteurs qui jouent un rôle dans les affaires publiques et détiennent le pouvoir. Quant au terme intime, depuis son apparition dans les dictionnaires français au xviie siècle, il a vu ses acceptions se diversifier et s’étendre1 : de qualificatif, réservé à une relation d’affection ou d’amitié, il est ensuite utilisé dans de nombreux champs disciplinaires (théologie, sciences naturelles, psychologie) et finit par accéder au statut de substantif à la fin du xxe siècle. Le xviiie siècle a constitué une sorte de transition sémantique : à la problématique relationnelle s’est ajoutée l’idée d’une intériorité du sujet et de sa conscience. Le xxe siècle apporte de nouvelles nuances : l’espace de l’intime ne réside plus tant dans l’intériorité que dans la capacité à soustraire celle-ci à certains regards.
- 2 Voir Laure Murat, L’homme qui se prenait pour Napoléon, Paris, Gallimard, 2011.
3Sur la base de ces définitions, notre réflexion sur « intime et politique » entend confronter les deux notions, interroger leurs relations dans une perspective diachronique. Nous avons souhaité remettre en cause les représentations qui opposent radicalement l’intime et le politique. L’un serait figuré comme un retrait narcissique, régressif et défensif, tandis que l’autre serait entendu comme le lieu des échanges sociaux organisés et de l’ouverture à l’autre dans la perspective d’un gouvernement avisé de la cité. Il s’agit bien de montrer que ces représentations sont réductrices voire erronées. L’on sait par exemple qu’après le séisme représenté par la Révolution de 1789, l’idée d’une relation directe entre les désordres de la vie publique et ceux de l’esprit a hanté le xixe siècle2. Plus généralement, la manière dont les individus construisent leur intimité ne saurait être dissociée de l’époque et de son organisation politique.
4Comment politique et intime s’interpénètrent-ils selon des modes variables au cours de l’histoire ? La politique, et même le politique, sont un réservoir de rêves, de combats et de désillusions, un creuset d’énergies avides de s’affirmer dans l’organisation de la cité et souvent soucieuses de laisser des traces écrites. Quelles traces de soi peut-on laisser affleurer dans des écrits ou discours politiques à travers les siècles ? Inversement, comment le politique trouve-t-il sa place et son expression dans les écrits de la sphère intime que peuvent être le journal, la lettre ou l’autobiographie ? Ces écrits donnent-ils à la représentation du politique une tonalité particulière ? En quoi l’existence même de ces textes et leur utilisation constituent-elles un retranchement critique susceptible de garantir un fonctionnement sain du politique et de remédier à ses déficiences ? Enfin, dans quelle mesure, en revanche, une utilisation dévoyée des écrits de l’intime – soit que l’injonction à l’expression intime devienne le dispositif d’un pouvoir oppressif, soit que l’instrumentalisation de l’intime jette le discrédit sur le rapport entretenu par le citoyen avec le politique – est-elle susceptible de mettre en danger l’équilibre de la cité ?
5Autant de questions auxquelles les contributions qui suivent tenteront de donner des linéaments de réponses. En effet, l’image que l’on donne de sa propre vie ou d’un épisode de sa vie est aussi une pièce du grand puzzle collectif de la société dans laquelle on vit. Ainsi les Mémoires de Louvet (1795), chronique picaresque et tragique de la proscription de leur auteur pendant la Terreur, montrent-ils comment la fraternité, sentiment politique crucial pendant la Révolution, peut s’inverser en son contraire maléfique et devenir un instrument de coercition et parfois de meurtre (Laurence Mall). Quelles fonctions revêtent des écritures de soi, qui cultivent, plus que les Mémoires, l’art de l’intime quand elles s’avisent de s’ouvrir à l’expression politique ? Marianne Charrier-Vozel suggère que le discours épistolaire, subtil équilibre entre l’écriture de soi, l’intérêt porté à l’autre et l’action publique peut être un excellent vecteur pour « politiquer » : mise au service de la création d’un réseau d’influences, la sociabilité épistolaire participe de l’action politique.
6Plus autarcique, l’écriture diariste est davantage pratiquée comme un discours du dedans susceptible de subvertir ou de disqualifier les discours politiques du dehors (Sandra Cheilan) quand elle ne devient pas un espace de retranchement critique face aux dérives du politique (Anne Kerebel) ou un lieu de résistance intérieure (Arvi Sepp). L’interdépendance étroite entre l’expression de l’intime et le développement d’une réflexion politique peut donner lieu à des œuvres complexes telles que Fibrilles de Leiris, où l’effondrement intime s’entrelace avec la perte de la foi dans les idéaux révolutionnaires (Marianne Berissi) ou Un captif amoureux de Genet dont la vision de la révolution palestinienne naît de la mise au jour d’une intimité individuelle qui a trouvé son reflet dans l’image d’un peuple rebelle (Myriam Bendhif-Syllas). Cette inscription du politique au cœur de l’intime ne va pas sans brouiller les frontières génériques et les remettre en question. Anne Strasser analyse ainsi La Vieillesse de Beauvoir comme un essai situé au point de rencontre de la singularité d’une expérience intime et de la portée politique que l’auteur entend conférer à son œuvre.
7La question du point de jonction entre public et privé n’est pas l’apanage des écrits personnels : en étudiant le rôle du salon dans les romans de mœurs, Gabrielle Melison met en évidence l’existence d’espaces mixtes, où une classe sociale – ici, la bourgeoisie – joue sa propre représentation et fabrique ses réseaux d’influence. Enfin, renversant la perspective, deux communications entendent se placer non pas du côté des écrivains – aux prises d’une manière ou d’une autre avec le souci du politique –, mais du côté des hommes politiques, en détaillant le traitement réservé à l’expression de l’intime dans l’exercice de la vie publique. À cet égard, les campagnes électorales apparaissent comme un excellent atelier d’observation de la spectaculaire métamorphose que connaît, depuis le xixe siècle, le lien entre intime et politique, et la lecture croisée des articles de Marieke Stein et de Magali Nachtergael replace le phénomène dans son historicité. Si les élections républicaines de 1848 montrent la volonté de dépersonnalisation de candidatures d’écrivains proches du romantisme, desquels on aurait pu attendre une autre posture (Marieke Stein), quelque cent cinquante ans plus tard, le changement est radical : l’intime instrumentalisé est mis au service du politique. Magali Nachtergael analyse ainsi dans quelle mesure la mythologie biographique d’un personnage public peut contribuer à sa crédibilité politique.
8L’intime et le politique ne sauraient donc être lus comme une naïve opposition entre un repli sur la singularité et une aspiration à la construction harmonieuse d’un « vivre-ensemble » : c’est une tension beaucoup plus subtile qui les relie pour le meilleur (articulation de l’un et de l’autre) ou pour le pire (instrumentalisation de l’un par l’autre).
Notes
1 Véronique Montémont, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique (1606-2008) », Itinéraires. Littérature, textes, cultures, no 2009-4, « Pour une histoire de l’intime et de ses variations », p. 15-38.
2 Voir Laure Murat, L’homme qui se prenait pour Napoléon, Paris, Gallimard, 2011.
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Référence papier
Véronique Montémont et Françoise Simonet-Tenant, « Introduction », Itinéraires, 2012-2 | 2012, 7-10.
Référence électronique
Véronique Montémont et Françoise Simonet-Tenant, « Introduction », Itinéraires [En ligne], 2012-2 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 04 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/1065 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.1065
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