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Vers la consécration de l'intime au xixe siècle

Les proscrits de l’intime

Stéphanie Genand
p. 107-116

Résumés

Bien que la fin du xviiie siècle soit traditionnellement considérée comme l’éclosion d’une littérature basée sur l’intimité, les mémoires et les romans inspirés par la Révolution sont encore une exception. L’ego, surtout quand les émigrés français décident d’écrire, représente un sujet interdit ou problématique puisque les lois de la Terreur ont effacé l’aristocratie de la constitution et du territoire national. Comment les auteurs nobles peuvent-ils partager leurs expériences ou essayer de justifier leur exil dès lors qu’ils n’existent plus ou représentent l’ennemi ? Pourquoi l’intimité est-elle un sujet à ce point impossible pendant la Révolution ?

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Texte intégral

  • 1 Germaine de Staël, Dix années d’exil [1818], éd. critique par Simone Balayé et Marielle Vianello Bo (...)

Je ne veux retracer maintenant que la part qui me concerne dans ce vaste tableau. Mais en jetant de ce point de vue si borné quelques regards sur l’ensemble, je me flatte de me faire souvent oublier en racontant ma propre histoire1.
Germaine de Staël

  • 2 Voir notamment, à titre d’exemples d’une production abondante, la Correspondance originale des émig (...)

1Germaine de Staël, en justifiant la dimension personnelle du récit de son opposition au général Bonaparte, résume la position paradoxale qu’occupe l’intime sous la Révolution : au centre des nombreux Mémoires et des correspondances privées qui paraissent au tournant des deux siècles2, le « moi » ne réussit pas à se doter d’une place légitime. Requis pourtant par un contexte inédit, où l’invraisemblance des événements s’ajoute à la proscription pour inspirer de nombreux témoignages sur l’Histoire, il reste le plus souvent à la lisière de la scène littéraire. Sollicité par l’urgence politique, il s’efface aussitôt mentionné, confiné dans un clair-obscur qui nuance l’image traditionnelle d’un déferlement de l’intime à la fin du xviiie siècle.

2Cette ambiguïté explique la confusion générique qui caractérise l’essentiel des ouvrages publiés au lendemain de la Révolution. Écartelés entre l’autobiographique et le fictionnel, ils mêlent les deux registres sans qu’il soit possible de discerner la part de l’intime dans le tableau de l’Histoire. C’est particulièrement le cas des récits d’émigration. Si cette catégorie ne constitue pas un genre littéraire à proprement parler, elle désigne les nombreux ouvrages qui retracent l’expérience de l’exil et les conséquences des lois votées sous la Terreur. L’émigration, qui contraint la noblesse à choisir entre le bannissement et la mort, affecte une élite qui compte parmi ses rangs de nombreux gens de lettres. Leurs témoignages, motivés par le besoin d’éclairer la situation politique ou de justifier le projet de quitter la France, relèvent de stratégies voilées dont la préface de L’Émigré, en 1797, offre sans doute l’exemple le plus frappant :

  • 3 Gabriel Sénac de Meilhan, L’Émigré [1797], éd. présentée, établie et annotée par Michel Delon, Pari (...)

L’ouvrage qu’on présente au public est-il un roman, est-il une histoire ? Cette question est facile à résoudre. On ne peut appeler roman, un ouvrage qui renferme des récits exacts de faits avérés. Mais, dira-t-on, le nom du marquis de Saint-Alban est inconnu, il n’est sur aucune des tables fatales de proscription ; je n’en sais rien, mais les événements qu’il raconte sont vrais, et l’on a sans doute eu des raisons pour ne pas mettre à la tête de ce recueil de lettres, les véritables noms des personnages3.

Une telle entrée en matière, récurrente dans les récits de cette époque, esquisse les contours d’une esthétique dont les frontières se conçoivent désormais comme perméables. Aux fréquentes passerelles qui s’établissent entre la vérité et l’Histoire s’ajoute, en termes énonciatifs, une confusion entre le témoignage et la fiction. Cet entrelacs, s’il peut apparaître comme un topos de la littérature révolutionnaire, mérite cependant d’être interrogé. Une fois cernées, les ambiguïtés du « je » émigré n’en recèlent pas moins leur part de mystère et invitent à dépasser le constat du flou imposé par la violence du contexte : pourquoi l’intime est-il si haïssable ?

3Une première réponse s’impose, qui tient à la nature du territoire qu’il occupe. Centré sur le for intérieur, les sentiments de l’individu et tout ce qui touche au registre émotif, l’intime résonne comme une trahison de l’immense souffrance provoquée par la Révolution. Si la nation entière plonge dans la douleur et la perte des repères, une sensibilité qui s’abstrait du deuil général représente un repli sur soi aussi obscène qu’incompatible avec les événements du temps. La culpabilité repose moins sur la nature des sentiments évoqués que sur le détournement d’une attention dont on attend l’investissement exclusif dans les affaires publiques. C’est le sens de l’avertissement placé par Madame de Staël en tête de son étude consacrée à L’Influence des passions :

  • 4 Germaine de Staël, De l’influence des passions [1796], dans Œuvres complètes, série I, t. I, éd. ét (...)

Quelle époque ai-je choisie pour faire un traité sur le bonheur des individus et des nations ! Est-ce au milieu d’une crise dévorante qui atteint toutes les destinées, lorsque la foudre se précipite dans le fond des vallées, comme sur les lieux élevés ? Est-ce dans un temps où il suffit de vivre pour être entraîné par le mouvement universel, où, jusqu’au sein même de la tombe, le repos peut être troublé, les morts jugés de nouveau, et leurs urnes populaires tour à tour admises ou rejetées dans le temple où les factions croyaient donner l’immortalité4 ?

Voué à l’analyse du rôle de l’exaltation dans l’épanouissement individuel, ce traité risque de heurter une opinion publique traumatisée, en 1796, par la proximité de la Terreur. La question du bonheur, envisagée ici dans la perspective d’un intime des passions, semble à la fois dénuée de pertinence et scandaleuse au regard des événements politiques. À cette indignité d’ordre thématique s’ajoute la difficulté de justifier une méthode rationnelle. L’écrivain capable de réflexion voit ses ouvrages dénoncer, du même geste, la froideur dont il fait preuve en ces temps d’intenses bouleversements :

  • 5 Ibid.

Honte à moi cependant si, durant le cours de deux épouvantables années, si pendant le règne de la Terreur en France, j’avais été capable d’un tel travail ; si j’avais pu concevoir un plan, prévoir un résultat à l’effroyable mélange de toutes les atrocités humaines. La génération qui nous suivra examinera peut-être la cause et l’influence de ces deux années ; mais nous, les contemporains, les compatriotes des victimes immolées dans ces jours de sang, avons-nous pu conserver alors le don de généraliser les idées, de méditer des abstractions, de nous séparer un moment de nos impressions pour les analyser ? Non, aujourd’hui même encore, le raisonnement ne saurait approcher de ce temps incommensurable5.

L’intime, en tant que champ affectif, ne va pas seulement à l’encontre de l’obsession politique du moment ; il suppose, comme démarche intellectuelle, une indépendance de la raison tout aussi inconcevable sous la Révolution. Cette prohibition affecte jusqu’aux personnages des romans qui paraissent à la fin du siècle. Le marquis de Saint-Alban, héros de L’Émigré de Sénac de Meilhan, expose ses scrupules lorsqu’il découvre que l’exil n’a pas étouffé chez lui la surprise de l’amour :

  • 6 Gabriel Sénac de Meilhan, op. cit., Lettre XXXIII, p. 135.

Vous serez surprise que dans un temps où le sang inonde ma patrie et l’Europe, où les malheurs publics épuisent toute la sensibilité, votre ami ait le cœur rempli de sentiments qui ne devraient naître que dans le calme et la prospérité ; mais il faut faire une distinction : les impressions passagères, auxquelles est si facilement ouvert le cœur des gens heureux, ont pour principe le goût du plaisir, et ne présentent que l’idée d’une préférence souvent inspirée par le caprice ; de tels sentiments, j’en conviens, ne peuvent trouver place au milieu des plus affreuses circonstances ; mais ceux que j’éprouve ne sont pas de ce genre, ils m’offrent au lieu de la perspective du plaisir, celle de sacrifices répétés et de la plus gênante contrainte6.

La fiction de l’intime, qui se nourrit des épisodes romanesques inspirés par le sentiment, est obligée de se justifier en soulignant le caractère doulou­reux de l’idylle présentée. Saint-Alban, proscrit malheureux, doit accepter de souffrir s’il veut le droit d’aimer. La Terreur ne laisse d’autre choix aux territoires affectifs que de s’assombrir à leur tour pour exister.

  • 7 Charles-Nicolas Osselin, Loi contre les émigrés, présentée à la Convention nationale, au nom des qu (...)
  • 8 Bronislaw Baczko, Politiques de la Révolution française, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire » (...)

4Si les émigrés se sentent coupables d’avoir des sentiments malgré la tourmente de l’Histoire, ils pressentent en outre l’illégitimité de leur prise de parole. La législation répressive des années 1793-1797 conduit à les priver de toute identité politique. La Convention nationale, en décrétant qu’ils « sont bannis à perpétuité du territoire français [et qu’] ils sont morts civilement7 », efface géographiquement et statutairement des personnalités coupables à la fois comme individus et comme représentants d’une classe. Tel est le paradoxe, analysé par Bronislaw Baczko8, des mesures anti-nobiliaires de la Terreur. Nées sur le terreau de la Révolution, elles n’en débouchent pas moins sur la reconstitution d’un groupe spécifique dans les discours qui visent à le détruire :

  • 9 Discours de Boulay de la Meurthe, cité dans Bronislaw Baczko, op. cit., p. 28.

Il ne s’agit point d’un délit individuel contre la société, mais d’une classe d’hommes séparée de la société, d’une caste qui était privilégiée et qui veut l’être encore, qui nous dominait et veut nous dominer encore9.

  • 10 Cité dans Bronislaw Baczko, op. cit., p. 28.

La question se pose alors de la validité du sujet émigré. En insistant, dans son discours, sur la nécessité de se débarrasser des ennemis du régime, Boulay de la Meurthe ne laisse aucun espace à cet ordre maudit. La France doit éradiquer une partie de ses citoyens, et « il n’y a [pour cela] que deux moyens : les exterminer, ou les expulser10 ». Comment concevoir, sur ce fond d’ostracisme, la possibilité d’un « je » qui ne soit ni une provocation politique ni une impasse intime ? Le témoignage ressuscite un « moi » condamné, voire effacé par le pouvoir en place. Coupable de subsister malgré l’arsenal de la Terreur, il court le risque de nourrir la haine du public qui ne dissocie pas la parole émigrée d’une contre-révolution. Chateaubriand, qui rédige en Angleterre son Essai sur les révolutions, ouvre son texte sur la posture intenable des écrivains qui ont quitté leur pays :

  • 11 François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions [1797], Paris, Gallimard, coll. « Bibliot (...)

Qui suis-je ? Et que viens-je annoncer de nouveau aux hommes ? On peut parler des choses passées ; mais quiconque n’est pas spectateur désintéressé des événements actuels doit se taire. Et où trouver un tel spectateur en Europe ? Tous les individus, depuis le paysan jusqu’au monarque, ont été enveloppés dans cette étonnante tragédie. « Non seulement, dira-t-on, vous n’êtes pas spectateur ; mais vous êtes acteur, et acteur souffrant, Français malheureux, qui avez vu disparaître votre fortune et vos amis dans le gouffre de la révolution ; enfin vous êtes un émigré. » À ce mot, je vois les gens sages, et tous ceux dont les opinions sont modérées ou républicaines, jeter là le volume sans chercher à en savoir davantage. Lecteurs, un moment. Je ne vous demande que de parcourir quelques lignes de plus. Sans doute je ne serai pas intelligible pour tout le monde ; mais quiconque m’entendra poursuivra la lecture de cet Essai. Quant à ceux qui ne m’entendront pas, ils feront mieux de fermer le livre ; ce n’est pas pour eux que j’écris 11.

Exilé outre-Manche, le jeune aristocrate sait qu’il lui faut passer outre la mise à mort symbolique de son ordre : aboli comme citoyen, peut-il exister comme auteur ? Le « qui suis-je » liminaire, cri d’un sujet privé d’identité et de liberté d’expression, traduit l’écartèlement d’une parole coupable dès qu’elle redonne vie à l’intime des proscrits. Chateaubriand, conscient de ce paradoxe, atténue considérablement la présence de ce « je » dans les rééditions de son ouvrage :

  • 12 François-René de Chateaubriand, op. cit., note de l’auteur, p. 41.

Le moi que l’on retrouve partout dans l’Essai, m’est d’autant plus odieux aujourd’hui que rien n’est plus antipathique à mon esprit ; que ma disposition habituelle sur mes ouvrages n’est pas de l’orgueil, mais une indifférence que je pousse peut-être trop loin. Au reste, j’avais été averti par mon instinct que cette manière n’était pas la mienne : on trouve dans la Notice ou Préface de l’ancienne édition, des excuses peut-être assez touchantes de l’emploi que j’avais fait du moi12.

  • 13 Alexandre-Charles-Omer Rousselin de Corbeau, comte de Saint-Albin, Correspondance originale des émi (...)

Mais cette peur d’attiser l’hostilité de l’opinion s’ajoute à celle d’offrir, par son seul témoignage, une preuve à charge du conservatisme de la noblesse. Le « moi » émigré risque à chaque instant de voir sa parole transformée en instrument de propagande. L’intime quitte alors la sphère privée pour n’être plus envisagé qu’à travers le prisme d’une politique avide d’alimenter la machine répressive. La Correspondance originale des émigrés13 se voit détournée de sa fonction personnelle pour servir d’exemple, si l’on en croit l’éditeur, de la trahison de ses protagonistes :

  • 14 Ibid., Avertissement.

Un sage a dit que les hommes auraient le vice en horreur s’ils le voyaient à découvert ; c’est ainsi que les gens crédules ou abusés apprécieront les émigrés, en les voyant dans leur nudité : et certes, les émigrés nous auront été utiles sous ce point de vue, en apprenant aux âmes faibles à les détester, comme Louis le dernier a appris aux Français à détester la royauté, et à devenir républicains. On ne pouvait pas avoir un tableau plus vrai de la scélératesse des émigrés que dans leur correspondance. C’est là que dans les épanchements des trahisons les plus noires, ils se montrent tels qu’ils sont dans toute leur turpitude ; ils découvrent les horreurs de leurs perfidies, et les secrets de leurs manœuvres ; en un mot, c’est la perversité mise en action14.

La « nudité » des proscrits ne révèle plus qu’une culpabilité foncière. Elle s’offre en pâture au viol des terroristes, impatients d’exposer à tous les regards un univers d’autant plus fascinant qu’il fut longtemps caché. À la mise en pièces des corps déchiquetés lors des émeutes populaires répond, en contrepoint, la profanation des correspondances. Ouvrir les lettres, avant les tombeaux, participe du même mouvement d’abolition des espaces protégés, par leurs privilèges, de la transparence révolutionnaire. La nation régénérée veut tout voir, tout savoir, tout livrer.

  • 15 François-René de Chateaubriand, op. cit., p. 430.

5Une telle virulence enferme la littérature émigrée dans une impasse. Incapable de s’affranchir du poids de l’idéologie, elle n’a d’autre choix que de réserver sa parole aux seuls semblables. « C’est au malheur à juger du malheur15 », écrit Chateaubriand dans son Essai. À qui d’autre s’adresser, quand tout travaille à suspendre la communication avec les proscrits ? Leur « moi » n’a de sens qu’à condition de rencontrer le miroir d’une altérité compatissante. Si celle-ci fait défaut, le monologue reste la seule parole possible avec le risque, inévitable, d’une autarcie intime :

  • 16 François-René de Chateaubriand, op. cit., p. 37.

Depuis quatre ans, retiré à la campagne, sans un ami à consulter, sans personne qui pût m’entendre, le jour travaillant pour vivre, la nuit écrivant ce que le chagrin et la pensée me dictaient, je suis parvenu à crayonner cet Essai. Je n’en ignore pas les défauts : si le moi y revient souvent, c’est que cet ouvrage a d’abord été entrepris pour moi, et pour moi seul. On y voit presque partout un malheureux qui cause avec lui-même ; dont l’esprit erre de sujets en sujets, de souvenirs en souvenirs ; qui n’a point l’intention de faire un livre, mais tient une espèce de journal régulier de ses excursions mentales, un registre de ses sentiments, de ses idées. Le moi se fait remarquer chez tous les auteurs qui, persécutés des hommes, ont passé leur vie loin d’eux. Les solitaires vivent de leur cœur, comme ces sortes d’animaux qui, faute d’aliments extérieurs, se nourrissent de leur propre substance16.

L’isolement des émigrés les confine dans un for intérieur qui ne réussit pas à se constituer en terre de refuge. Aussitôt mentionné, le « je » privé résonne des cris du peuple et du claquement sinistre de la guillotine. Comment sortir de cette aporie douloureuse, qui sollicite le « moi » pour mieux le chasser ou le réduire au silence ?

6La seule réponse réside dans le clair-obscur. Inévitablement convoquée par les événements, la parole intime est pourtant obligée de s’effacer. Elle ne disparaît pas, mais se place explicitement au service d’une cause collective. Le « je » quitte alors les méandres privés pour s’offrir comme témoin d’une Histoire incompréhensible dès qu’elle quitte l’échelle individuelle. Les ouvrages politiques, ouvertement écrits pour apporter des informations, s’appuient les premiers sur le témoignage particulier des auteurs :

  • 17 Jean-Gabriel-Maurice Rocques de Montgaillard, Mémoires secrets, de J.-G.-M. Rocques de Montgaillard (...)

Dans des conjonctures qui intéressent, aussi directement, la propriété, la liberté, la société tout entière, je me croirais coupable si je ne disais point à mes concitoyens ce que j’ai vu, ce que j’ai su, ce qu’on doit craindre du Ministère britannique, ce qu’on doit espérer du gouvernement français. Je ne me dissimule point les dangers attachés à la publication de ces notes ; mais l’intérêt public est pour moi d’une considération qui n’admet plus de craintes. Heureux même, si je puis, au péril de mes jours, inspirer à mes concitoyens de nouveaux sentiments pour défendre le gouvernement français, si je puis offrir de nouveaux motifs pour combattre le Ministère britannique actuel ! La nécessité de rendre compte d’une grande quantité de faits m’oblige à parler de moi. Je dois montrer de quelle manière les événements me conduisirent à la connaissance de ces faits ; les uns serviront de preuves ou d’indications aux autres ; et cette importance sera l’excuse de la publicité de mon nom17.

De telles entrées en matière renouvellent la tradition de l’espion turc ou du « gazetier cuirassé ». Le « je » n’y existe pas comme individu mais comme regard au service d’une puissance engagée dans un conflit. Sous la plume d’un émigré, ce projet ne se dissocie pas de la justification de l’exil. Il s’agit de convertir la traversée de territoires étrangers en témoignages sur la situation des gouvernements. Cette vogue n’est pourtant pas majoritaire dans la production de l’époque. Il est beaucoup plus fréquent que le « moi » s’articule fonctionnellement, et non gratuitement, sur l’écriture de la Révolution. En ces temps de « grand bal masqué » et de brouillard politique, pour reprendre quelques images récurrentes, seul le témoignage privé peut servir de repère aux contemporains :

  • 18 François-René de Chateaubriand, op. cit., p. 46.

Nul ne peut se promettre un moment de paix : nous naviguons sur une côte inconnue, au milieu des ténèbres et de la tempête. Chacun a donc un intérêt personnel à considérer ces questions avec moi, parce que son existence y est attachée. C’est une carte qu’il faut étudier dans le péril pour reconnaître en pilote sage le point d’où l’on part, le lieu où l’on est et celui où l’on va, afin qu’en cas de naufrage on se sauve sur quelque île où la tempête ne puisse nous atteindre. Cette île-là est une conscience sans reproche18.

  • 19 Mémoires d’une famille émigrée, Hambourg, Fauche, 1798.

Le « moi » s’efface alors au profit d’une personne collective. Engagée dans un parcours qui a valeur d’archétype, sa parole marque la première étape d’une ouverture du récit à l’universel. L’auteur des Mémoires d’une famille émigrée19 souligne ainsi la neutralité idéologique de son ouvrage. Il ne s’agit pas d’apporter un éclairage partisan, ni de mettre en valeur une quelconque expérience. L’émigration apparaît au contraire comme une aventure humaine indépendante des enjeux du contexte :

  • 20 Ibid., p. VII.

Cependant l’âme est restée affectée. Cet intérêt se trouve dans les souvenirs, dont on est encore frappé. On voudrait le reproduire, en traçant des tableaux, où seraient réunis les sentiments du cœur, et les traits de l’histoire. C’est à cela qu’est due la production du roman que nous donnons aujourd’hui au public. L’intention de l’auteur est de n’entrer dans aucune discussion politique, de ne manifester aucun esprit de parti. Il a vu des malheureux, il en a été touché. Il a trouvé une certaine douceur à tracer des maux, dont sa sensibilité a été affectée. C’est comme tenant à l’humanité entière qu’il écrit, et point comme attaché aux différents partis, qui divisent la nation française. Il ne veut point juger de ce qui a été nécessaire en politique ; mais il voudrait intéresser pour les malheureux qui ont souffert20.

L’intime n’y figure qu’au titre d’une passerelle qui affecte tous les individus embarqués dans la tourmente de l’Histoire. Citoyen mais aussi représentant d’une classe ou d’une humanité dont les différences s’estompent dans une communauté « intéressante », chaque contemporain de la Révolution se considère comme un sujet double ; à la fois singulier et typique, original et exemplaire, victime et acteur des événements qui bouleversent le pays :

  • 21 Jean-Gabriel-Maurice Rocques de Montgaillard, op. cit., p. 3.

Dans les temps de troubles, un simple citoyen est souvent forcé de sortir de son obscurité ; et tel est le caractère des révolutions politiques qu’elles donnent, pour ainsi dire, une double physionomie à chaque individu ; il n’en est aucun qui soit assez protégé par son obscurité pour n’avoir pas eu, quelquefois, à gémir sous des préventions calomnieuses21.

  • 22 Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française [1818], (...)

Lorsqu’elle raconte sa fuite en voiture et son arrestation dans ses Considérations sur les principaux événements de la Révolution française22, Madame de Staël souligne qu’elle n’est pas visée personnellement par la haine de la foule. Le peuple ne voit en elle qu’une représentante des ennemis qu’il combat, sans aucune prise en compte de sa personne privée :

  • 23 Ibid., p. 266.

Je fus trois heures à me rendre du faubourg Saint-Germain à l’Hôtel de ville : on me conduisit au pas à travers une foule immense qui m’assaillait par des cris de mort ; ce n’était pas moi qu’on injuriait, à peine alors me connaissait-on ; mais une grande voiture et des habits galonnés représentaient aux yeux du peuple ceux qu’il devait massacrer23.

Tout comme Louis XVI meurt sur l’échafaud écrasé par le poids du symbole, le « moi » émigré disparaît dans le tableau de l’Histoire majuscule. Cette dualité légitime la mention d’un sujet aussitôt effacé par l’intensité des événements :

  • 24 Germaine de Staël, Dix années d’exil, op. cit., p. 45.

Ce n’est point pour occuper le public de moi que j’ai résolu de raconter les circonstances de dix années d’exil. Les malheurs que j’ai éprouvés, avec quelque amertume que je les ai sentis, sont si peu de choses au milieu des désastres publics dont nous sommes témoins qu’on aurait honte de parler de soi si les événements qui nous concernent n’étaient pas liés à la grande cause de l’humanité menacée24.

L’heure n’est pas à la promotion personnelle mais à la recherche de clés capables d’éclairer cette tempête politique.

7L’intime offre alors un accès privilégié pour tenter de comprendre l’Histoire. Réfractaire aux instruments de la raison et à la méthode comparatiste illustrée par Montesquieu dans L’Esprit des lois, cette dernière exige un regard capable de saisir les détails d’un tableau dont la perspective d’ensemble se dérobe. L’écriture kaléidoscopique, si elle brise l’image, permet d’en saisir quelques fragments volés au gré des pages qui retracent les journées révolutionnaires. C’est la démarche revendiquée par Madame de Staël dans ses Considérations. Qu’il s’agisse d’un fait exceptionnel comme l’attaque des Tuileries le 10 août 1792 ou du phénomène de l’émigration, le détour personnel apparaît comme une stratégie capable de révéler l’intensité d’événements trop souvent considérés sous un jour abstrait :

  • 25 Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, op. cit (...)
  • 26 Ibid., p. 298.

Les détails de ces horribles massacres repoussent l’imagination, et ne fournissent rien à la pensée. Je m’en tiendrai donc à raconter ce que j’ai vu moi-même à cette époque ; peut-être est-ce ma meilleure manière d’en donner une idée25.
Il est difficile de raconter ces temps horribles sans se rappeler vivement ses propres impressions, et je ne sais pas pourquoi l’on combattrait ce penchant naturel ; car la meilleure manière de représenter des circonstances si extraordinaires, c’est encore de montrer dans quel état elles mettaient les individus au milieu de la tourmente universelle26.

  • 27 Michel Delon, « Le détail et l’histoire », dans Claire Jaquier, Florence Lotterie et Catriona Seth (...)

Le détail, comme l’analyse Michel Delon, « devient le révélateur des déchirements du sujet dans la tourmente de l’époque et des difficultés à penser le sens des événements27 ». Il se charge d’une fonction herméneutique et dote le « moi » d’une utilité qui justifie seule sa prise de parole. Lorsque le point de vue général disparaît, les « circonstances particulières » occupent une place stratégique. Elles reflètent le mode d’irruption d’une Histoire désormais affranchie des perspectives cycliques, et qui se manifeste de manière aléatoire. L’intime retrouve alors une vertu qui compense, paradoxalement, la crise de l’identité si frappante dans les récits publiés à la fin du siècle. À la destruction des liens familiaux, aux changements de nom et aux angoisses liées aux obstacles qui pèsent désormais sur la « génération », répondent la sensibilité et son miroir des événements du temps. Si le « moi » est devenu aussi opaque que le siècle qui s’achève, le « je » souffrant, victime de la Révolution, trouve une nouvelle légitimité dans le tableau de ses plaies.

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Notes

1 Germaine de Staël, Dix années d’exil [1818], éd. critique par Simone Balayé et Marielle Vianello Bonifacio, Paris, Fayard, 1996, p. 46.

2 Voir notamment, à titre d’exemples d’une production abondante, la Correspondance originale des émigrés, ou les émigrés peints par eux-mêmes, Paris, Buisson, 1793, la Correspondance intime du Comte de Vaudreuil et du Comte d’Artois pendant l’émigration (1789-1815), Paris, Plon, 1889, la Correspondance du Marquis et de la Marquise de Raigecourt avec le Marquis et la Marquise de Bombelles pendant l’émigration (1790-1800), Paris, 1892, les Mémoires secrets de J.-G.-M. Rocques de Montgaillard, pendant les années de son émigration, Paris, an XII et les Mémoires du chevalier Blondin d’Abancourt, adjudant-major des gardes suisses, Paris, A. Picard et fils, 1897.

3 Gabriel Sénac de Meilhan, L’Émigré [1797], éd. présentée, établie et annotée par Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p. 32.

4 Germaine de Staël, De l’influence des passions [1796], dans Œuvres complètes, série I, t. I, éd. établie par Florence Lotterie, Paris, Champion, 2008, p. 134.

5 Ibid.

6 Gabriel Sénac de Meilhan, op. cit., Lettre XXXIII, p. 135.

7 Charles-Nicolas Osselin, Loi contre les émigrés, présentée à la Convention nationale, au nom des quatre comités réunis, de législation, des finances, diplomatique et de la guerre, par Osselin, député du département de Paris, imprimée par ordre de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale, 1794.

8 Bronislaw Baczko, Politiques de la Révolution française, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2008.

9 Discours de Boulay de la Meurthe, cité dans Bronislaw Baczko, op. cit., p. 28.

10 Cité dans Bronislaw Baczko, op. cit., p. 28.

11 François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions [1797], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 41.

12 François-René de Chateaubriand, op. cit., note de l’auteur, p. 41.

13 Alexandre-Charles-Omer Rousselin de Corbeau, comte de Saint-Albin, Correspondance originale des émigrés, ou les émigrés peints par eux-mêmes, Paris, Buisson, 1793.

14 Ibid., Avertissement.

15 François-René de Chateaubriand, op. cit., p. 430.

16 François-René de Chateaubriand, op. cit., p. 37.

17 Jean-Gabriel-Maurice Rocques de Montgaillard, Mémoires secrets, de J.-G.-M. Rocques de Montgaillard, pendant les années de son émigration, contenant de nouvelles informations sur le caractère des princes français, et sur les intrigues des agents de l’Angleterre, Paris, les marchands de nouveautés, an XII, p. 5.

18 François-René de Chateaubriand, op. cit., p. 46.

19 Mémoires d’une famille émigrée, Hambourg, Fauche, 1798.

20 Ibid., p. VII.

21 Jean-Gabriel-Maurice Rocques de Montgaillard, op. cit., p. 3.

22 Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française [1818], Paris, Charpentier, 1843.

23 Ibid., p. 266.

24 Germaine de Staël, Dix années d’exil, op. cit., p. 45.

25 Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, op. cit., p. 261.

26 Ibid., p. 298.

27 Michel Delon, « Le détail et l’histoire », dans Claire Jaquier, Florence Lotterie et Catriona Seth (dir.), Destins romanesques de l’émigration, Paris, Desjonquères, 2007, p. 167.

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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphanie Genand, « Les proscrits de l’intime »Itinéraires, 2009-4 | 2009, 107-116.

Référence électronique

Stéphanie Genand, « Les proscrits de l’intime »Itinéraires [En ligne], 2009-4 | 2009, mis en ligne le 19 septembre 2014, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/1039 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.1039

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Auteur

Stéphanie Genand

Université de Rouen, CEREDI

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