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Pratiques

Men versus Wild : masculinités survivalistes

Men versus Wild: Survivalist Masculinities
Zoé Carle

Résumés

Le survivalisme est une branche particulièrement viriliste du continent collapsologue qui envisage la fin prochaine de la civilisation telle qu’on la connaît. Historiquement proche de l’extrême droite, les preppers – ceux qui se préparent activement en vue de l’effondrement – sont de plus en plus nombreux aujourd’hui alors que les menaces liées à la crise environnementale semblent se préciser. Ce courant promeut une vision du monde centrée sur l’individu et ses ressources « naturelles » dans un monde post-apocalyptique où la régulation de la violence n’a plus cours. Dans cet état de nature à venir, les femmes seront les premières victimes, comme le prédisent à l’envi les preppers en vue sur leurs chaînes Youtube. Pourtant, les femmes preppers sont de plus en plus nombreuses à rejoindre cette communauté où elles essaient de ménager un point de vue féminin sur l’effondrement.

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  • 1 « Ce que les femmes doivent prendre en considération en se préparant au CHAOS », https://www.youtub (...)
  • 2 “When the shit hits the fan” (WTSHTF), “shit hits the fan” (SHTF), ou encore teotwawki “the end of (...)
  • 3 « Lorsque le monde où les lois sont en cours n’existera plus, si vous n’êtes pas avec un homme, vou (...)

1“Hey welcome to Viking Preparedness! I’m Pastor Joe Fox.” L’homme d’une cinquantaine d’années, à la barbe fournie, casquette enfoncée sur la tête, explique la meilleure façon de se préparer à la survenue du chaos. Viking Preparedness est une chaîne YouTube dédiée au prepping, à ceux qui se préparent à l’éventualité d’une catastrophe qui bouleverserait les conditions de vie telles que nous les connaissons. Cela peut aller de la panne générale de réseau à la catastrophe naturelle, en passant par des crises sanitaires ou économiques, jusqu’à l’effondrement total de la civilisation industrielle. Les preppers donnent des conseils généraux pour se préparer à la fois physiquement et psychiquement à faire face aux bouleversements en cas de situation critique majeure (voir Figure 1). Viking Preparedness, avec ses 152 000 abonnés, est l’une des nombreuses chaînes de vlogging survivaliste qui se sont développées ces dernières années et ont élargi l’audience d’un mouvement en pleine mutation depuis les années 2000. Cette fois, la vidéo s’adresse à son public féminin, avec un titre explicite : “What Women Need to consider when preparing for CHAOS1. Si le futur s’annonce sous les traits de la catastrophe pour tous, communément désignée comme WTSHTF ou tout simplement the SHTF2, pour les femmes, les perspectives sont encore bien pires comme le souligne le pasteur : “Once the world without rule of law actually exist out of your doorway, if you’re not with a man, you’re in trouble. If you are a woman. You’re in trouble! You’re gonna get raped, you’re gonna be treated badly, you’re gonna get abused, it’s just gonna happen. [imitating a feminine voice] Oh no that would never happen. That would happen3.”

  • 4 Kurt Saxon a ainsi été successivement membre de l’American Nazi Party, de la John Birch Society, de (...)
  • 5 « Hors des réseaux », « hors des radars ».
  • 6 Ce courant s’apparente en effet à une tradition anticapitaliste de droite qui existe également en F (...)

2Le survivalisme est un mouvement protéiforme qui s’est développé dans les années 1960 aux États-Unis dans un contexte économique et mondial incertain, sur fond de guerre froide, de menace nucléaire et de crise économique (Vidal 2018). On doit le terme à l’Américain Kurt Saxon alias Donald Eugene Sisco, libertarien proche de l’extrême droite4 qui publie à partir de 1975 la revue, Survivor. Pour son sulfureux inventeur, le terme « survivaliste » désigne « [c]eux qui se préparent à survivre et méritent de survivre […] : des personnes qui ont confiance en eux-mêmes et en leurs capacités, plus qu’ils ne font confiance à l’establishment et aux pouvoirs établis » (Vidal 2018 : 46). De fait, il enjoint de revenir à un mode de vie comparable à celui des pionniers du Far-West américain, une vie off the grid5 où les individus ne peuvent compter que sur leurs propres ressources, loin du contrôle de l’État. Le mouvement se structure alors à la fois contre le spectre du communisme, contre l’État, mais aussi contre le système, c’est-à-dire les élites notamment financières6. Ce premier moment du survivalisme a durablement marqué l’image d’une sous-culture paranoïaque, obnubilée par la fin du monde, et très proche de l’extrême droite américaine, xénophobe et antisémite, porteuse de visions complotistes du monde.

  • 7 Ce vocabulaire apparaît souvent sous forme de sigles, pour en citer quelques-uns ici : WTSHTF = Whe (...)
  • 8 Au-delà de la dimension idéologique, le monde du prepping a également une économie qui lui est prop (...)
  • 9 Le prepping est très présent dans certains pays, majoritairement aux États-Unis, Canada, Allemagne, (...)

3Le cliché du survivaliste, souvent caricaturé comme un paranoïaque retranché dans un bunker entouré de boîtes de conserve, semble avoir vécu, à la faveur de son intégration progressive dans la culture populaire et dans la perspective des multiples bouleversements liés au changement climatique. Les survivalistes sont de plus en plus nombreux aujourd’hui et leur profil semble s’être diversifié. Le monde du prepping s’est structuré en lien avec le développement des blogs et des réseaux sociaux comme YouTube, permettant la diffusion de vidéos et la création de petites communautés réticulées autour de vlogueur.ses emblématiques. Le mouvement survivaliste se donne comme une véritable sous-culture, dotée de son vocabulaire propre7, de ses salons dédiés à un merchandizing survivaliste8, de ses théoricien·nes comme Piero San Giorgio et de ses icônes9. Aux côtés des références culturelles classiques que sont les films de zombie, d’apocalypse, les émissions de télévision comme Koh-Lanta ou Man versus Wild et les documentaires sont venus normaliser l’image des survivalistes. Signe de la relative démocratisation d’une sous-culture jusque-là confidentielle, elle attire de plus en plus un public féminin dans un univers dominé par les questions de défense personnelle, comme en témoigne la parution de l’essai Femmes au bord de la crise de Piero San Giorgio en 2014.

Méthode : corpus et perspective d’analyse

Cet article se fonde sur une enquête en ligne menée entre mars et octobre 2020, à partir d’un corpus de vidéos de vlogs publiées ou republiées sur la plateforme Youtube en français et en anglais, dans une perspective d’analyse de discours. Le choix des vidéos de vlogs s’est imposé en raison de l’importance des réseaux sociaux dans la subculture survivaliste (Vidal 2018 ; Rahm 2019 : 73). Ce format permet l’exposition de conseils pratiques mais également de toute la vision du monde qui structure et soude la culture survivaliste. YouTube a été l’une des principales plateformes de diffusion et de structuration de ces communautés en ligne, aujourd’hui concurrencé par d’autres plateformes comme Patreon qui offrent la possibilité d’une rémunération et des règles de modération plus souplesa.

Le corpus est constitué de trente-quatre vidéos et de la fréquentation suivie de plusieurs chaînes YouTube, choisies sur la base de plusieurs critères : l’autodésignation « prepper » ou « survivaliste » pour les distinguer des chaînes dédiées uniquement aux partages de savoir-faire techniquesb, qu’ils soient liés aux activités de pleine nature ou bien de bricolage ; la popularité des producteur·rices de contenus (nombre d’abonnés, nombre de vues des vidéos et nombre de vues totales de la chaîne), identifié·es comme des « influenceur·ses » dans le milieu du prepping et développant spécifiquement une activité de partage des savoirs potentiellement rémunératrice ; en le croisant avec un critère thématique, la question spécifique des femmes dans l’effondrement. Des profils comme CanadianPrepper, Viking Preparedness pour les anglophones ou de Vol West et Piero San Giorgio pour les francophones sont ainsi des figures de référence pour la communauté des preppers en ligne. Les femmes preppers sont quant à elle moins nombreuses et moins suivies, elles évoquent fréquemment dans leurs vidéos la spécificité de leur situation de prepper femme dans un univers dominé par les hommes. Elles peuvent à l’occasion être invitées et citées, voir la discussion croisée à l’initiative de CanadianPrepper dans une série de vidéos entre preppers femmes. Les chaînes animées par les femmes abordent fréquemment des problèmes pratiques spécifiquement féminins (tout particulièrement des questions d’hygiène féminine), et plus rarement dédient des vidéos à la place des femmes : dans le deuxième cas nous avons cité la vidéo en question dans les sources.

La perspective adoptée a été une perspective d’analyse des contenus au sein d’une production discursive spécifique, polysémiotique, où les éléments visuels et discursifs se soutiennent mutuellement, bien qu’ils soient exploités à des degrés différents selon les producteurs de contenus et leurs compétences en termes d’editing. Si certains producteurs de contenus se contentent de se filmer en train de parler, d’autres insèrent des visuels produits pour l’occasion, tous cependant se montrent sensibles à la création d’identités visuelles et discursives qui deviennent leur marque de fabrique. Le degré de maîtrise des outils audiovisuels détermine ainsi le format et le degré d’élaboration des identités visuelles : de la création de contenus ad hoc à une mise en scène récurrente, un décor familier, etc. Si la dimension conversationnelle est une affordance importante de ces sites d’hébergement en ligne, ce n’est pas un élément qui a été central dans l’analyse, de la même façon nous n’avons pas cherché à entrer en contact avec les producteurs. Nous avons traité ces vidéos comme les moyens de communication et de diffusion d’une sous-culture particulière, aux côtés d’autres supports comme les livres, moins accessibles matériellement et réservés à des auteurs ayant accès à des ressources spécifiques comme Piero San Giorgio. Nous avons par conséquent prêté attention à la mise en discours et en scène d’un imaginaire spécifique par ces vlogueur·ses en l’abordant par le prisme de la place faite aux femmes dans un contexte de démocratisation du survivalisme.

a. De fait, de nombreux vlogueur·ses ont vu leurs comptes suspendus, des vidéos censurées, obligeant les producteur·es de contenu à basculer vers d’autres réseaux comme Patreon permettant une diffusion en direct, plus interactive. On observe néanmoins une porosité entre ces différents sites d’hébergement en raison des affordances différentes qu’ils présentent : si Patreon permet la monétisation de réseaux déjà constitués, fidélisés, YouTube permet de son côté une plus large diffusion et l’accès à une audience plus large. De ce fait, les vidéos produites sur l’un sont fréquemment repostées sur l’autre.
b. On entendra survivalisme et prepping au sens étroit pour désigner cette contre-culture, sans prendre en considération des pratiques et courants voisins qui ont eux-aussi leurs vlogs dédiés comme ceux, nombreux aux États-Unis, consacrés aux activités de plein air, le bushcraft, aux partages de techniques de construction. Si ces éléments sont présents dans les chaînes de preppers, ils sont articulés à une « philosophie de vie » et des analyses politiques. Nous n’avons donc fait entrer dans notre corpus d’études que les youtubeurs revendiquant l’étiquette « prepper » ou « survivaliste », qui induisent cette notion de « défense » et qui se positionnent comme des militants politiques.

La nature, envers de la société, le corps, site de résistance

  • 12 « Ce néo-survivalisme se signale par une remise en question de la xénophobie du survivalisme tradit (...)
  • 13 De façon plus ou moins visible selon les pays et en fonction des législations existantes autour du (...)
  • 14 Concept forgé sur le modèle des TAZ de Hakim Bey “Temporary Autonomous Zone” et mis en avant par le (...)
  • 15 C’est un élément qu’a particulièrement mis en avant l’enquête de Richard G. Mitchell Jr sur les sur (...)

4Selon Bertrand Vidal, sociologue spécialiste du mouvement, il convient aujourd’hui de parler plutôt de pratiques néo-survivalistes que de survivalisme12 (Vidal 2018 : 55). Signe des temps, le vocabulaire a évolué : on parle plus volontiers de prepping et de prepper, mots plus neutres que le dramatique « survivalisme », et les notions de résilience – notamment alimentaire –, d’autonomie et d’indépendance – notamment technique et technologique – sont mises au centre des discours. Ces néo-survivalismes rassemblent donc tout un panel de pratiques locales qui entretiennent des liens plus ou moins lâches avec cette sous-culture mondialisée, très liée à l’essor d’Internet, qui se donne explicitement comme une contre-culture militante. Si elle a des accointances avec une certaine écologie radicale, enjoignant de revenir à un mode de vie plus « naturel », moins consumériste, critique de la technique et de la société de consommation, elle s’en distingue nettement par la dimension sécuritaire qui lui est propre. De fait, le monde du prepping est travaillé par les questions de défense personnelle13. Car l’état de nature que nous promet l’effondrement relève moins du paradigme rousseauiste qu’hobbesien : pas de « bon sauvage » à l’horizon, sinon des hordes de pilleurs menaçant de l’extérieur les BAD « Bases autonomes durables14 » patiemment construites et imaginées par les preppers. Ces derniers consacrent ainsi très souvent des sections thématiques à la défense personnelle, aux armes et à la tactique dans leurs chaînes YouTube. Autonomie et défense, sont les deux termes qui délimitent les contours d’une communauté envisageant aussi le retour à la nature comme un retour moral à des valeurs plus authentiques. Dans le prepping, le retrait est indissociable du combat : les preppers non seulement se préparent au pire, mais ce faisant, ils résistent contre le système15. De fait, les preppers n’envisagent pas uniquement leur action en fonction d’une projection fantasmatique dans un futur apocalyptique, leur retranchement dans des BAD est aussi un geste critique à l’encontre du monde actuel.

  • 16 Philippe Artières met en évidence la place considérable que cette figure a occupé dans les discours (...)

5Dans Le dossier sauvage, l’historien Philippe Artières livre un récit centré sur ces figures d’ermites, de reclus, d’hommes sauvages, qui ont fasciné les sociétés du xixe siècle et du début du xxe (2019). Il relate en particulier la vie de Laurent L., désigné par ses contemporains comme « le Sauvage du Var16 », ayant vécu en autonomie dans la forêt pendant plus de trente ans. Cette « vie selon la nature » était pensée radicalement par Laurent qui ne cultivait, ni ne chassait, se nourrissant des produits de la forêt et avait pour ambition ultime de produire ses propres vêtements à partir de « la récolte de son corps », c’est-à-dire par la conservation de ses cheveux et des poils de sa barbe pour s’en tisser un manteau. Laurent avait ainsi mis au point de savantes techniques pour cette récolte, fascinantes techniques de soi refaçonnant son corps et son apparence conformément à un idéal radical d’autonomie : il s’agissait tout bonnement de vivre une vie qui ne se maintienne pas par l’exploitation et le travail de ressources naturelles autres que celles du corps. Philippe Artières relie cette figure étonnante à d’autres plus contemporaines, comme celles du mathématicien Theodore John Kaczynski, rappelant l’importance croissante de la critique de la technologie au cours du xxe siècle, qui est aussi au fondement de l’écologie radicale et motive tout particulièrement la démarche de Kaczynski. Dans ces multiples cas de figure, la nature est investie comme autre civilisationnel, comme le dehors d’une société corrompue par les institutions humaines, où l’individu peut renouer avec une « vie nue », une vie « naturelle » dégagée des contrôles politiques. Cet aspect n’appartient évidemment pas en propre au survivalisme, il constitue l’un des points communs entre ces figures d’ermites solitaires et la communauté des preppers, de même que tout ce qui a trait aux techniques de soi comme résistance aux aliénations technologiques.

Figure 1. Capture d’écran de la chaîne Youtube Viking Preparedness, où une multitude de sujets en lien avec l’effondrement sont traités.

Figure 1. Capture d’écran de la chaîne Youtube Viking Preparedness, où une multitude de sujets en lien avec l’effondrement sont traités.
  • 17 Cet attrait pour le primitivisme n’appartient pas en propre au survivalisme, comme en témoigne le s (...)
  • 18 C’est ainsi Claire Séverac qui a préfacé l’ouvrage de Piero San Giorgio. Cette auteure, proche d’Al (...)

6Dans le milieu du prepping, l’accent mis sur le savoir-faire technique est très important, il est au fondement d’une émancipation pour se dégager des hétéronomies industrielles et des « fausses » hiérarchies sociales créées par ces dernières. Cela passe notamment par la redécouverte de savoirs « traditionnels », « ancestraux », oubliés par l’aliénation de sociétés post-industrielles dans lesquelles les individus sont éloignés des outils17. La question du partage des techniques et des retours d’expérience est un aspect non négligeable de ces réseaux de vlogueur·ses. Auto-construction, récupération des eaux de pluie, agriculture, fabrication d’outils, méthodes de conservation des aliments, mais également médecines alternatives forment un tout cohérent dans la recherche d’une plus grande authenticité18.

  • 19 Le mouvement entretient ainsi un rapport fort aux trois impératifs que Raphaël Liogier décrit comme (...)
  • 20 Si certains constats sont partagés avec d’autres groupes et acteurs politiques, ils sont mobilisés (...)

7Le survivalisme, quels que soient ses variantes locales et les sujets dont il traite, se donne ainsi comme une idéologie non seulement du retrait mais surtout du retour. Toute une sémantique structure de fait les discours survivalistes autour d’une primitivité idéale. Dans ces derniers, « naturel », « primitif », « ancestral » sont des quasi-synonymes. Il réexhume la figure de l’homme sauvage, du primitif idéal, vivant une vie autarcique et authentique, à distance de la toxicité du monde. À cet égard, le mouvement survivaliste partage de nombreux traits avec la mouvance New Age, comme le souligne Bertrand Vidal, avec laquelle il a en commun les concepts de « prise de conscience » d’abord, de « renaissance » ensuite. Le lien avec le « souci de soi » est très fort, qui explique la place importante consacrée aux questions d’alimentation et de santé19. De fait, certains vlogueur·ses consacrent des chaînes à la question des médecines alternatives, se positionnant comme anti-vaccins, faisant le lien entre industrie agro-alimentaire et industrie pharmaceutique20.

  • 21 Ainsi décrit par Vol West dans sa vidéo « L’Effondrement de la virilité ».
  • 22 « La vraie nature des Européens c’est d’être un Waffen SS, un lansquenet, un conquistador », dans « (...)
  • 23 C’est le propos de Vol West par exemple : « La démarche du survivaliste n’est pas pour moi de se pr (...)
  • 24 Joe Fox de VikingPreparedness a ainsi consacré un livre à la question : Survivalist Family Prepared (...)

8Tout cela concorde pour faire du corps survivaliste, réinvesti comme l’outil primitif par excellence, le site stratégique d’une résistance multiforme. Les vidéos sont souvent l’occasion de performances viriles, mettant en scène des corps musclés, sains, réadaptés aux travaux manuels, à la vie en plein air mais aussi à la perspective de la défense. Pour Bertrand Vidal, cela se traduit par deux figures complémentaires du corps survivant : « La première, cinématographique et hypermasculine : celle du combattant John Rambo, ou celui qui survit dans une nature hostile grâce à la force et la technique. Et l’autre, croisement du naturianisme et de l’hébertisme, idéalisant un corps primitif, celui de « nos ancêtres » ou de « nos grands-parents », plus proche de la nature […] donc mieux adapté à la survie que nos contemporains, et assimilable à la figure de Mick Dodge » (2018 : 162). Les contre-modèles absolus de ceux qui se veulent des « mâles alpha » sont ces hommes urbains, à la fois efféminés et déprimés, produits par les sociétés contemporaines21. La puissance physique est exaltée à la fois comme valeur authentique et naturelle, mais également comme fondement des hiérarchies sociales. Vidal ajoute : « [s]uivant les sensibilités survivalistes, ce primitif idéal recouvre divers profils, “chasseur-cueilleur” et “nomade”, comme se décrit Richard, ou “rude saxon” comme se présente Donald Eugene Sisco, alias Kurt Saxon ; “viking” comme le youtubeur VikingPreparedness, ou “pionnier du Far West” pour le Pioneer Living Survival Magazine » (174). Ou encore Waffen SS, lansquenet, conquistador pour Piero San Giorgio22. Ces réseaux d’images projectives situent les résistants survivalistes à mille lieues du « bon sauvage » que pouvait incarner Laurent du Var pour ses contemporains, qui louaient à l’envi sa douceur et son affabilité. Le passé mythifié, confondu avec une « nature » idéale, fournit ainsi un réservoir de modèles de virilité mais aussi de structures collectives pensées en termes de tribu et de clan. En ce sens, il nous semble erroné de ne voir dans les survivalistes que des individualistes forcenés, au risque de rater l’imaginaire social spécifique qu’ils promeuvent. Beaucoup de preppers le disent : au moment de la catastrophe, l’organisation en petites communautés multipliera les chances de survie. Si c’est le modèle du clan qui prévaut pour ces dernières23, la communauté fondamentale, la plus petite unité de base de la société, c’est la famille, et les femmes ont un rôle à y jouer24.

« Femmes au bord de la crise » : prepping, homesteading ?

9Dans la perspective de l’effondrement, le sort promis aux femmes n’est guère réjouissant : viols, abus, violences, sujétion. Alors que les preppers sont obnubilés par l’autonomie, pour les femmes, la seule chance de survie semble bien souvent de se mettre sous la protection d’un homme. Pourtant, le milieu du prepping a aussi ses stars féminines, comme l’Autrichienne Survival Lilly ou l’Américaine The Patriot Nurse. Morgan, jeune mère de famille qui anime la chaîne RoguePreparedness25, pose franchement la question dans l’une de ses vidéos : “Why Women Don’t Want to Prep?26 Elle décrit un univers dominé par les hommes, où les femmes ont du mal à se faire une place, et encourage ces dernières à s’emparer des questions d’autonomie et de défense. Les femmes sont ainsi régulièrement incitées à participer à des stages de self-defense, qui font souvent partie de la panoplie de stages dispensés par des formateurs en survie. Et les vlogueur·ses, tout particulièrement américain·es, consacrent des reviews spécialement destinées aux femmes : quelle arme choisir, comment la porter, comment la dissimuler, quelles techniques de tir, etc. Bon nombre de blogueuses ont investi la question, à l’instar de faliaphotography (Figure 2) qui animait jusqu’en 2015 une chaîne populaire27.

Figure 2 : capture d’écran de la chaîne faliaphotography, décrite en ces termes : “Female Perspective on Firearms, Gear, Concealed Carry and Preparedness

Figure 2 : capture d’écran de la chaîne faliaphotography, décrite en ces termes : “Female Perspective on Firearms, Gear, Concealed Carry and Preparedness”

10Dans l’ensemble, les rares femmes preppers adoptent les codes d’une culture visuelle ordonnée par le regard masculin et très centrée sur les armes, où la dimension d’érotisation de ces corps de femmes armées est très forte (voir Figures 2 et 5). Pour autant, hormis ces notables exceptions, le rôle prévu par les femmes dans le prepping semble souvent restreint à la sphère domestique.

  • 29 La notion de « capital érotique », avancée par la sociologue britannique Catherine Hakim (2010), es (...)
  • 30 Ces deux survivalistes s’efforcent ainsi de ménager une place à des « voix féminines » dans leurs v (...)

11Le milieu survivaliste n’est pas homogène : d’une part les communautés sont façonnées par les contextes locaux et d’autre part il y existe des polarisations, y compris sur la question de la place à donner aux femmes. On peut y distinguer des positions radicalement misogynes portées par des youtubeurs faisant partie de la subculture incel [involuntary celibate] qui voient dans les femmes des ennemies, faisant usage de leur « capital érotique29 » (Figures 3 et 4) jusqu’à ceux qui veulent inciter les femmes à rejoindre le mouvement comme Piero San Giorgio ou Canadian Prepper et semblent offrir une vision plus nuancée des choses30. Pour les premiers, la femme est une ennemie dont il faudra se méfier, au même titre que les pilleurs, les voleurs et consorts, car elle ne fera usage de ses charmes que pour manipuler et abuser le prepper prévoyant (Voir Figures 3 et 4), pour les deuxièmes il faut favoriser les femmes prepper car elles ont aussi un rôle à jouer.

Figures 3 et 4 : Captures d’écran d’une vidéo de Canadian Prepper “A Warning About Females in SHTF”, publiée le 4 décembre 2018 et vue 216 650 fois.

Figures 3 et 4 : Captures d’écran d’une vidéo de Canadian Prepper “A Warning About Females in SHTF”, publiée le 4 décembre 2018 et vue 216 650 fois.

Figure 5 : Capture d’écran de la section finale de “After the Collapse: Men and Women in the SHTF”

Figure 5 : Capture d’écran de la section finale de “After the Collapse: Men and Women in the SHTF”
  • 32 « Car voilà la réalité. Les hommes… les hommes sont des porcs. Les hommes sont des brutes. Nous nou (...)

12En règle générale, tous s’accordent pour dire que si le xxe siècle a vu une progression spectaculaire des droits des femmes, celles-ci seront les grandes perdantes au moment de la catastrophe, puisque plus rien ne viendra garantir les lois. Les femmes, comme les pauvres, comme les minorités, tous ceux qui sont structurellement dominés, surprotégés par les législations en cours seront les premières victimes en cas d’effondrement. Le motif du viol et des violences sexuelles est omniprésent dans les vidéos qui traitent explicitement de la question, comme d’ailleurs dans la plupart des productions culturelles, littéraires et cinématographiques de la veine catastrophiste. Ces prédictions s’accommodent d’un argumentaire d’autant plus schématique qu’il repose sur un « effet d’évidence » : contre ceux qui élaborent des discours trop complexes, les preppers invitent à se rendre à l’évidence. Joe Fox invoque ainsi le principe de réalité contre les aspirations idéalistes des femmes : “Because here is the reality… Men… men are pigs. Men are brute. We fight, we kill. We go out and bring home the meat. And civilization has really softened those edges and those needs for men to do that32 (Fox 2010). Ce recours au sens commun est presque systématique, il masque toute une série d’arguments locaux qui sont mobilisés de façon récurrente à propos des femmes : il y a une complémentarité des rôles entre homme et femme qui était respectée dans la famille « traditionnelle » ; la libération des femmes n’est qu’une illusion du capitalisme qui a permis l’exploitation de la force de travail féminine, brisant au passage les liens familiaux ; au moment de la catastrophe, la femme pour survivre devra se mettre sous la protection d’un homme et l’ordre familial se réinstaurera naturellement. Les survivalistes s’accordent ainsi pour décrire une société contemporaine atomisée, où les liens communautaires organiques ont été brisés, d’une part par le capitalisme, d’autre part, en ce qui concerne les femmes en particulier, par des mouvements féministes attisant la guerre entre les hommes et les femmes, alors qu’une coopération basée sur la complémentarité des rôles est envisageable.

  • 33 Le terme évoque ainsi le “Homestead Act”, « Loi de propriété fermière » publiée le 20 mai 1862 par (...)
  • 34 Les positions assimilées au « féminisme » sont ainsi systématiquement battues en brèche, notamment (...)

13De fait, l’une des conclusions à laquelle Rogue Preparedness arrive est que, s’il existe bel et bien des femmes preppers, celles-ci parlent plutôt de homesteading. Le terme homestead désigne une propriété rurale familiale. S’il désigne originellement le fait de s’occuper d’une exploitation agricole, il évoque dans le contexte américain l’imaginaire des colons, des pionniers du Far-West33, mais est utilisé spécifiquement de plus en plus pour désigner tout ce qui a trait à l’autosuffisance et au retour à la terre. La distinction entre prepping et homesteading rejoint en partie une certaine division sexuelle du travail au sein de la communauté, sous-tendue par un imaginaire conservateur selon lequel les femmes seraient plutôt spécialisées dans la conservation et la préparation des aliments, les activités agricoles, l’établissement du foyer, tandis que les hommes assureraient la protection de ce dernier34.

  • 35 Cette ambiguïté n’est pas nouvelle, comme en témoigne cette question posée à Laurent du Var selon l (...)
  • 36 C’est le calcul des « femmes de droite » auxquelles la féministe radicale Andrea Dworkin a consacré (...)
  • 37 Selon les mots de Joe Fox : « lorsque le nivellement arrivera ».

14Le rapport des femmes à la nature dans le discours survivaliste n’en est pas moins contradictoire : si elles sont « naturellement » portées à certaines tâches, elles ont aussi un rapport complexe à la technique et à l’artifice en général35. Certaines vidéos traitant du sort des femmes dans le SHTF comportent ainsi une section spécifique consacrée au maquillage et à l’épilation, que les femmes devront sérieusement songer à abandonner en cas de crise. Surtout, comme le souligne Piero San Giorgio, « […] il est impossible de dissocier le processus de libération de la femme de l’utilisation de plus en plus massive des énergies fossiles, du développement de la médecine moderne, de la mécanisation, de la standardisation, de l’explosion technologique, de la dynamisation de l’infrastructure et de nos systèmes de support ou encore de l’agriculture intensive. Tout est lié… » (2014 : 44). En d’autres termes, l’émancipation des femmes n’en est absolument pas une, puisqu’elle offre tous les traits caractéristiques de l’hétéronomie : délégation de la protection et de la défense à l’État et à la justice, délégation du travail reproductif sous toutes ses formes, dépendance alimentaire… Dans tous les cas, si l’émancipation féminine s’est jouée pour beaucoup par l’accession à un travail en dehors de la sphère domestique, le travail reproductif n’ayant pas été véritablement pris en charge par les hommes, pour beaucoup c’est la double peine, ce que les théoricien·nes du prepping ne manquent pas de souligner36. Pour ces derniers, teotwawki interviendra de toute façon comme un re-nivellement (“once the levelling happens37 [Fox 2010]), où les femmes en particulier ne pourront plus recourir aux artifices offerts par la civilisation : la technologie d’une part, le droit de l’autre, désignés comme les deux outils majeurs de corruption des hiérarchies « naturelles ».

L’état de nature à venir

  • 38 La question de la valeur est ainsi centrale dans les discours de Kurt Saxon qui oppose fréquemment (...)

15Le récit survivaliste relève d’une forme singulière de millénarisme environnemental, où la catastrophe joue un rôle paradoxal : elle intervient à la fois comme un horizon inéluctable et comme la perspective salutaire d’un retour à un état pré-civilisationnel, où les seules lois de la nature prévaudront et où chacun ne pourra compter que sur soi. Ce « télos négatif de l’histoire » (Guillibert 2018 : 199) propre au récit catastrophiste impose « un récit linéaire et téléologique où le devenir des sociétés est pensé, rétrospectivement, à partir de leur fin » (203). La « préparation » implique une réforme de la vie quotidienne en prévision de ces moments d’anomie : la résistance en acte par rapport à la société contemporaine est justifiée par cette projection fantasmatique où la catastrophe tient lieu de scénario et la BAD de scène. À l’instant T, il s’agit donc mettre en œuvre une vie « nue », dégagée des dispositifs gouvernementaux, tout en faisant le pari d’une revalorisation à venir. La praxis survivaliste s’ancre dans un solide ressentiment à l’égard des sociétés contemporaines, que les preppers jugent à leur désavantage, en ce qu’il favorise des individus « naturellement » faibles, appelés à mourir en cas de crise majeure. Il y a là un continuum avec le survivalisme première manière : dans ce récit typiquement décliniste et eugéniste, la crise écologique promet le retour de la nature comme fin de l’histoire et comme la promesse du renversement de valeurs sociales dévoyées par la marche insensée du « progrès38 ».

  • 39 « L’esprit survivaliste organise le monde suivant une hiérarchisation symbolique relativement basiq (...)
  • 40 « Toutefois, ces notions de spécialisation se traduisent par deux instincts sociaux distincts qu’il (...)
  • 41 C’est le modèle « séparé-mais-égaux » décrit par Andrea Dworkin : « Si le modèle séparés-mais-égaux (...)

16Le récit survivaliste se donne ainsi comme « une nouvelle forme d’utopie du retour » (Vidal 2018 : 159), faisant un usage abondant de l’argument ad naturam39 selon lequel sont bonnes les choses « naturelles ». Cela concerne bien entendu les questions alimentaires, techniques, ou de santé, mais elles sont étendues par les preppers sans trop de difficultés aux relations sociales. Pour ces dernières, ils opèrent souvent un glissement subtil de l’argument « en nature » à l’argument ad antiquitatem ou plutôt en l’occurrence « en primitivisme ». De façon symptomatique, ce glissement se repère tout particulièrement dès lors qu’est abordée la question des femmes et des rapports de complémentarité entre les sexes. C’est vers la Préhistoire qu’il faut se tourner pour comprendre la nature originelle des rapports entre hommes et femmes. Dans son livre, Piero San Giorgio propose ainsi une remise en perspective historique qui débute à la Préhistoire puis évoque Sparte, l’empire romain, et reprend au tout début du xxe siècle avec les grands conflits mondiaux. Ce rôle de l’histoire très lointaine est paradoxal : il permet de justifier d’une « nature humaine » immuable, sans pour autant prêter le flanc à un naturalisme que l’auteur juge obsolète. Il avance plutôt une forme hybride d’évolutionnisme social qui justifie la « spécialisation naturelle40 » et la complémentarité au sein du couple, qu’il décrit comme « la plus petite unité de production de toute société » (San Giorgio 2014 : 25). Les femmes, déterminées biologiquement par leur rôle reproductif, sont préposées aux tâches domestiques, pendant que les hommes chassent et cueillent41.

  • 42 La question de la division sexuelle du travail préhistorique est pourtant de plus en plus remise en (...)

17Ce discours rejoint le motif du primitif souvent confondu avec l’homme préhistorique : la Préhistoire devient alors une sorte d’état de nature des sociétés humaines42, appelé à revenir au moment de teotwawki. De façon générale, l’invocation de ce moment permet une renaturalisation permanente des structures sociales et des rapports de domination. Le discours survivaliste masque l’argumentaire qui le sous-tend par les effets d’évidence qui structurent la visée pragmatique globale. L’invocation de la nature, en collaboration avec le recours au bon sens et à l’argument de la « réalité », est ainsi au service d’une mise en récit qui s’adosse à un imaginaire eugéniste, raciste et patriarcal, ne se donnant pas de façon frontale.

  • 43 San Giorgio dans cette section ne parle plus des femmes en général mais plutôt des « Françaises » e (...)

18Dans cet imaginaire, la cellule familiale dont la BAD est le territoire est le dernier espace de sécurité contre la violence extérieure. Le motif du viol dès lors qu’il est question des femmes dans l’effondrement est quasi-obsessionnel. San Giorgio y consacre une section spécifique de son livre, donnant les statistiques officielles des viols commis chaque jour en France, mais oubliant au passage les viols et violences commis au sein de l’espace privé43. Il s’agit là d’un argument central dans les constructions discursives masculinistes à l’usage des femmes : « […] l’existence de dangereux outsiders sert toujours auprès des femmes à la fois de duperie, de diversion, d’anesthésiant et de menace » (Dworkin 2012 : 42). Les violences à venir sont extérieures et anonymes, elles justifient l’allégeance des femmes à une figure masculine de protection. De façon symptomatique, San Giorgio à cet endroit ne parle alors plus de femmes en général, mais de « Françaises », tandis qu’une batterie de références vient nourrir la charge xénophobe du passage : ce sont bien entendu les immigrés et les étrangers qui menacent « nos » femmes, mais c’est au lecteur de tirer seul les conclusions des différentes données qui sont avancées par l’essayiste.

19On le voit, la question des femmes dans la topique survivaliste est loin d’être anodine, elle est au fondement même d’une conception très cohérente dans sa double dimension masculiniste et xénophobe : les menaces extérieures, « allogènes », mettent en péril les communautés organiques et servent à justifier la domination patriarcale. Le fantasme du retour à un hypothétique état de nature alimente ainsi un récit qui naturalise par sa forme même et par la thématisation d’une nature polymorphe – nature naturelle, nature sociale, nature humaine – une hiérarchie au sommet de laquelle trônent les vrais hommes forts.

Women versus Wild : des contre-récits féminins sur l’effondrement ?

20On peut disqualifier l’imaginaire « effondriste » a priori pour ses implications politiques, mais on peut également reconnaître sa puissance fictionnante et le plaisir qu’il peut y avoir à réimaginer une « vie selon la nature ». Le potentiel fantasmatique narratif de l’effondrement est puissant, et il se nourrit de productions culturelles cinématographiques et littéraires anciennes, au premier chef desquelles tous les récits de robinsonnade. Il faut alors commencer par reconnaître le discours survivaliste pour ce qu’il est : une construction mentale fantasmatique d’une incroyable précision qui peut imaginer dans ses moindres détails, pratiques et techniques, une vie redimensionnée dans un territoire restreint, à la fois domestique et naturel, un havre de paix et de sécurité contre les incertitudes de ce monde. À ce titre, il est comparable au grand récit de l’autrichienne Marlen Haushofer, Le Mur invisible, et relève tout autant d’une « psychose de la claustration » (Battiston 2018 : 159) où les lieux clos sont en même temps des petits paradis de la réalisation de soi. La clôture intervient dans ce roman sous la forme d’un mur mystérieux venant isoler l’héroïne dans une cabane au beau milieu d’une forêt, délimitant les contours d’un territoire suffisamment vaste pour être sauvage, qu’elle réorganise entièrement pour sa survie. La catastrophe inexplicable lui permet de réformer entièrement sa vie, son corps, réadapté aux travaux des champs et à la chasse, tandis que le mur délimite un hortus conclusus « où la personnalité livrée à elle-même va pouvoir s’épanouir sans les contraintes imposées par un tiers » (Charbonneau 1992 : 332).

  • 44 On peut ainsi citer en littérature Le Mur invisible de Marlen Haushofer, publié en 1963 et redécouv (...)

21De la même façon, la BAD apparaît à bien des égards comme ce champ clos de ré-empuissancement individuel, propice aux réinventions individuelles. Pourtant, y compris dans ses versions féminisées, si une place est ménagée à un point de vue « féminin » sur l’effondrement, la scène et le scénario semblent résolument ancrés dans une perspective ultra-conservatrice. De fait, si les frontières du prepping sont devenues poreuses, les membres qui se réclament du terme sont d’authentiques militants. Ils proposent une vision du monde et de la société articulée dans des analyses politiques et en cela ils se différencient en ce sens d’autres sous-cultures de loisir connexes qui se sont développées sur les plateformes de partage de vidéo. En effet, si des figures et des contre-récits féminins qui travaillent de l’intérieur l’imaginaire catastrophiste ont émergé, la question demeure pour savoir s’ils en ébranlent véritablement les fondements44, car s’ils font un sort à l’idée d’une impossible autonomie des femmes, ils sacrifient aux codes d’une contre-culture centrée sur l’empuissancement des hommes blancs. Les survivalistes occupent ainsi un imaginaire spécifique de la crise écologique par l’entremise de récits prophétiques, qui brident la possibilité de récits concurrents, et promeuvent une certaine vision des rapports sociaux. La place réservée aux femmes dans les discours survivalistes éclaire ainsi la question d’une mutation idéologique d’un mouvement à l’ancrage masculiniste fort et pourvoyeur d’un imaginaire très conservateur.

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Bibliographie

Livres, revues, entretiens

Fox, Joe, 2010, Survivalist Family Prepared Americans for a Strong America, lieu inconnu, Five Stone Publishing.

San Giorgio, Piero, 2014, Femmes au bord de la crise, Aube, Le Retour aux sources.

Chaînes Youtube animées par des femmes

Alaskagranny, active depuis le 28 septembre 2013, 26 749 123 vues, YouTube, https://www.youtube.com/channel/UC3BR8CcEUUOC5gJ_8g8aQgw [dernière consultation 2 juillet 2021].

Dirtpatcheaven, active depuis le 20 juillet 2011, 40 314 925 vues, YouTube, https://www.youtube.com/user/dirtpatcheaven [dernière consultation 2 juillet 2021].

faliaphotography, active depuis le 5 mars 2010, 20 279 638 vues, https://www.youtube.com/user/faliaphotography [dernière consultation 2 juillet 2021].

FEM Prepper, active depuis le 14 décembre 2016, 158 388 vues, https://www.youtube.com/c/FEMPrepper/featured [dernière consultation 2 juillet 2021].

Food Storage and Survival, active depuis le 24 octobre 2011, 1 489 191 vues, https://www.youtube.com/user/foodstoragesurvival1 [dernière consultation 2 juillet 2021].

Girl in the Woods, active depuis le 8 décembre 2009, 31 183 764 vues, https://www.youtube.com/channel/UCWcHR3r4UTdEhKn9BUX72Gw [dernière consultation 2 juillet 2021].

Life Goes North Alaskan Homestead, active depuis le 16 octobre 2016, 2 475 990 vues, https://www.youtube.com/channel/UCfU4NqFKEDoSz1SaM3rpCcg [dernière consultation 2 juillet 2021].

Peak Survival, active depuis le 9 septembre 2009, 5 882 740 vues, https://www.youtube.com/user/PeakSurvival/featured [dernière consultation 2 juillet 2021].

Prepper Potpourri, active depuis le 4 mai 2013, 3 562 581 vues, https://www.youtube.com/user/prepperpotpourri [dernière consultation 2 juillet 2021].

Rogue Preparedness, active depuis le 14 novembre 2014, 3 845 563 vues, https://www.youtube.com/user/ArmedRogueVideos [dernière consultation 2 juillet 2021].

Survival Lilly, active depuis le 14 janvier 2011, 154 192 113 vues, https://www.youtube.com/user/alonewolverine1984 [dernière consultation 2 juillet 2021].

The Patriot Nurse, active depuis le 29 avril 2010, 32 844 521 vues, https://www.youtube.com/c/ThePatriotNurse/featured [dernière consultation 2 juillet 2021].

Wild Woman Bushcraft, active depuis le 16 mars 2018, 24 566 445 vues, https://www.youtube.com/channel/UCuQV_7hln2oL_nhfEShubZQ [dernière consultation 2 juillet 2021].

Vidéos traitant spécifiquement du rôle des femmes dans le prepping

Bear Independent, 8 mai 2019, [Vidéo]. YouTube. “Prepper Women’s Bug Out Concerns for SHTF”, https://www.youtube.com/watch ?v =iSGjNe88Z7U [dernière consultation le 2 juillet 2020].

Canadian Prepper, 29 avril 2015, [Vidéo]. YouTube. “After the Collapse: The Beast Within | Canadian Prepper” https://www.youtube.com/watch ?v =tldq-crFMsQ [dernière consultation le 2 juillet 2020].

Canadian Prepper, 4 décembre 2018, [Vidéo]. YouTube. “A Warning About Females in SHTF”, https://www.youtube.com/watch ?v =121fZfkPPDE [dernière consultation le 2 juillet 2020].

Canadian Prepper, discussion croisée organisée par CanadianPrepper entre Prepper Potpourri, FoodstorageandSurvival, Miss Sincere, Armed Rogue, Dirtpatchheaven, Prepper Nurse, Delectable Mountain, 2 mai 2016, [Vidéo]. YouTube. “Female Preppers: Men & Womens Roles in Survival/SHTF (Part 1) | Canadian Prepper”, https://www.youtube.com/watch ?v =R0juVc9_ypM ; 7 mai 2016 [Vidéo]. YouTube. “Female Preppers Survivability in SHTF (Part 2) | Canadian Prepper”, https://www.youtube.com/watch ?v =tu7ge-zb6nw&t =71s ; 18 mai 2016 [Vidéo]. YouTube. “Women and SHTF: Global Disasters and Motivation”, https://www.youtube.com/watch ?v =-m4gDuA720M [dernière consultation le 2 juillet 2020].

Daniel Conversano, entretien avec Piero San Giorgio, novembre 2016, [Vidéo]. YouTube. « Vivre l’Europe », https://www.youtube.com/watch ?v =XkuupjrGJ8I [dernière consultation le 4 novembre 2020].

DEMCAD, 28 juillet 2020, [Vidéo]. YouTube. “Dangerous Women During SHTF Part 2”, https://www.youtube.com/watch ?v =QmbjoGMmWOY [dernière consultation le 2 septembre 2020].

Extreme Prepper, 14 mai 2019, [Vidéo]. YouTube. “Prepping Advice for Single Women”, https://www.youtube.com/watch ?v =lHaY2vIhdIg [dernière consultation le 2 octobre 2020].

Full Spectrum Survival, 16 décembre 2016, [Vidéo]. YouTube. “Gray Man - Gender Camouflage When The SHTF–Camouflaging Women In A Collapse”, https://www.youtube.com/watch ?v =xfd0xT0CGi8 [dernière consultation le 2 octobre 2020].

Prepper Logic, 13 juin 2016, [Vidéo]. YouTube. “Preppers! Beware of Radical Feminists”, https://www.youtube.com/watch ?v =a3zJE6dmFEc [dernière consultation le 6 juillet 2020].

Prepper Logic, 5 décembre 2016, [Vidéo]. YouTube. “Dark Prepper Mindset: Women Sex Slaves”, https://www.youtube.com/watch ?v =L6uIUWb_1tk [dernière consultation le 2 octobre 2020].

Prepping in Progress, 3 juin 2019, [Vidéo]. YouTube. , “Being A Female Prepper In The Prepping World”, https://www.youtube.com/watch ?v =UsdrxhcEg4U [dernière consultation le 8 septembre 2020].

Prepper University, 27 août 2019, [Vidéo]. YouTube. “For Prepper Women Five Things to Think About Before SHTF”, https://www.youtube.com/watch ?v =fTf36Y_UUnw [dernière consultation le 2 septembre 2020].

Rogue Preparedness, 1er juillet 2016, [Vidéo]. YouTube. “Women’s Role during SHTF”, https://www.youtube.com/watch ?v =9Jd__uawVDw [dernière consultation le 2 juillet 2020].

Rogue Preparedness, 16 octobre 2018, [Vidéo]. YouTube. “Why Women Don’t Want to Prep?”, https://www.youtube.com/watch ?v =hCJUnAmX2rw&t =1s [dernière consultation le 2 juillet 2020].

Rogue Preparedness, 22 juin 2021 [Vidéo]. YouTube. “Women's Role During SHTF - 5 Year's Later Has My Opinion Changed? - Canadian Prepper”, https://www.youtube.com/watch ?v =H5nj0-cPGSc [dernière consultation le 2 juillet 2020].

The Contingency Plan, 3 mars 2018, [Vidéo]. YouTube. “Being an Attractive Female During SHTF”, https://www.youtube.com/watch ?v =6vxxKWc0164 [dernière consultation le 2 octobre 2020].

Viking Preparedness, 22 mars 2017, [Vidéo]. YouTube. “What Women Need to consider when preparing for CHAOS”, https://www.youtube.com/watch ?v =0tI4iQI03GI [dernière consultation le 12 septembre 2020].

Vol West, 25 septembre 2020, [Vidéo]. YouTube. « L’Effondrement de la virilité » https://www.youtube.com/watch ?v =MKnlImJrtW4 [dernière consultation le 2 octobre 2020].

Bibliographie

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Vidal, Bertrand, 2018, Survivalisme : êtes-vous prêts pour la fin des temps ?, Paris, Arkhê.

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Notes

1 « Ce que les femmes doivent prendre en considération en se préparant au CHAOS », https://www.youtube.com/watch?v=0tI4iQI03GI.

2 “When the shit hits the fan” (WTSHTF), “shit hits the fan” (SHTF), ou encore teotwawki “the end of the world as we know it” sont les termes en usage pour désigner la crise pour l’instant indéterminée à laquelle il faut se préparer.

3 « Lorsque le monde où les lois sont en cours n’existera plus, si vous n’êtes pas avec un homme, vous êtes en danger. Si vous êtes une femme. Vous êtes en danger ! Vous serez violées, vous serez maltraitées, vous subirez des abus, c’est ce qui va se passer. (imitant une voix féminine) Oh non ça n’arrivera jamais. Ça va arriver. » https://www.youtube.com/watch?v=0tI4iQI03GI.

4 Kurt Saxon a ainsi été successivement membre de l’American Nazi Party, de la John Birch Society, des Minutemen, de l’Église de Scientologie et enfin de l’Église de Satan (Vidal 2018 : 45).

5 « Hors des réseaux », « hors des radars ».

6 Ce courant s’apparente en effet à une tradition anticapitaliste de droite qui existe également en France depuis le xixe siècle et est l’un des multiples courants idéologiques qui traversent l’extrême-droite (Kauffman 2016).

7 Ce vocabulaire apparaît souvent sous forme de sigles, pour en citer quelques-uns ici : WTSHTF = When the Shit Hits The Fan, BOB = Bug Out Bag, BOV = Bug Out Vehicle, EDC = Everedy Day Carry,…

8 Au-delà de la dimension idéologique, le monde du prepping a également une économie qui lui est propre : site de vente de matériel de survie en ligne, stages de formation, et pour certains influenceurs sponsoring par des marques de matériel outdoor.

9 Le prepping est très présent dans certains pays, majoritairement aux États-Unis, Canada, Allemagne, France, Suède, Nouvelle Zélande, Russie, Australie.

12 « Ce néo-survivalisme se signale par une remise en question de la xénophobie du survivalisme traditionnel. Alors, si le spectre de l’alt-right […] hante encore le mouvement, l’extension du domaine de la peur conduit à une dissémination et donc à une démocratisation du mouvement. En d’autres termes, aujourd’hui tout le monde peut pratiquer. Il n’y a donc plus un survivalisme, mais des néo-survivalismes » (Vidal 2018 : 55).

13 De façon plus ou moins visible selon les pays et en fonction des législations existantes autour du port d’arme.

14 Concept forgé sur le modèle des TAZ de Hakim Bey “Temporary Autonomous Zone” et mis en avant par le Suisse Piero San Giorgio.

15 C’est un élément qu’a particulièrement mis en avant l’enquête de Richard G. Mitchell Jr sur les survivalistes américains : “Survivalist don’t want a liberation from oppressive yokes or demystification of grand confusion. They want a place between a rock and a hard spot. A place of resistance. A firm, gritty antithesis against which to test their talents, measure their mettle, and gauge their gumption” (2002 : 200).

16 Philippe Artières met en évidence la place considérable que cette figure a occupé dans les discours médiatiques autour de 1865, concluant : « il devient une figure-miroir dans laquelle vient se refléter toute la société parisienne du Second Empire » (2019 :127).

17 Cet attrait pour le primitivisme n’appartient pas en propre au survivalisme, comme en témoigne le succès de la chaîne Primitive Technology de l’Australien John Plant. La thématisation de la technique primitive y est associée à l’invention d’un format esthétique et d’une identité visuelle : les vidéos sont systématiquement réalisées en plan fixe, sans voix off, et sont centrées sur les matériaux, les outils et les mains du vlogueur. Signe d’une médiagénie réussie, le vlog a donné lieu à des reprises un peu partout dans le monde.

18 C’est ainsi Claire Séverac qui a préfacé l’ouvrage de Piero San Giorgio. Cette auteure, proche d’Alain Soral et éditée dans sa maison d’édition Kontre-Kulture, était spécialisée dans les questions de santé au sein de la galaxie des antimondialistes, auteure en particulier de Complot mondial contre la santé et Les aliments sont vos meilleurs médicaments, La coupe est pleine : nos enfants sont plus précieux que le CAC 40.

19 Le mouvement entretient ainsi un rapport fort aux trois impératifs que Raphaël Liogier décrit comme symptomatiques de « l’individuo-globalisme » contemporain : hypertradition, hypernature et hyperscience (2012).

20 Si certains constats sont partagés avec d’autres groupes et acteurs politiques, ils sont mobilisés de façon singulière et très efficace dans le discours de l’extrême-droite, mis au service d’une vision complotiste globale.

21 Ainsi décrit par Vol West dans sa vidéo « L’Effondrement de la virilité ».

22 « La vraie nature des Européens c’est d’être un Waffen SS, un lansquenet, un conquistador », dans « Vive l’Europe », interview par Daniel Conversano. https://www.youtube.com/watch?v=XkuupjrGJ8I.

23 C’est le propos de Vol West par exemple : « La démarche du survivaliste n’est pas pour moi de se prémunir d’une possible catastrophe biblique, d’anticiper un effondrement global, ou de se préparer a un événement spécifique et calculé comme une guerre nucléaire ou une pandémie, mais bien de privilégier, au travers d’une certaine prise de conscience et de philosophie de vie, une intention d’indépendance et d’autonomie à l’échelle individuelle, familiale et clanique » (https://france-amerique.com/fr/vol-west-le-survivaliste-francais-du-montana/).

24 Joe Fox de VikingPreparedness a ainsi consacré un livre à la question : Survivalist Family Prepared Americans for a Strong America (2010). Ancien militaire à la retraite, il est également pasteur et a fondé une petite communauté dans les monts Ozark appelée “Shofar Mountain”.

25 Rogue Preparedness compte 23 000 abonnés : https://www.youtube.com/user/ArmedRogueVideos.

26 « Pourquoi les femmes ne veulent-elles pas se préparer ? » https://www.youtube.com/watch?v=hCJUnAmX2rw&t=1s. De façon symptomatique, cette vidéo a eu une audience assez faible, relativement à la popularité dont jouit la chaîne en général.

27 Si le compte n’est plus alimenté depuis 2015, il est souvent cité par d’autres youtubeurs du milieu du prepping mais surtout par des youtubeuses femmes pro-armes.

29 La notion de « capital érotique », avancée par la sociologue britannique Catherine Hakim (2010), est l’un des arguments masculinistes régulièrement avancés pour récuser la dimension systémique de la domination masculine.

30 Ces deux survivalistes s’efforcent ainsi de ménager une place à des « voix féminines » dans leurs vidéos et ouvrages, dans un univers qui reste résolument masculiniste, à la différence de preppers n’hésitant pas à affirmer leur hostilité aux femmes. Ainsi, San Giorgio ne récuse pas le terme « féministe » et son ouvrage est émaillé de citations d’auteures femmes y compris féministes. De même, dans la section témoignages, des profils de femmes survivalistes très différentes prennent la parole (San Giorgio 2014).

32 « Car voilà la réalité. Les hommes… les hommes sont des porcs. Les hommes sont des brutes. Nous nous battons, nous tuons. Nous sortons et nous ramenons la viande à la maison. Et la civilisation a vraiment émoussé ces différences et les besoins qu’ont les hommes de faire ça [je traduis] ».

33 Le terme évoque ainsi le “Homestead Act”, « Loi de propriété fermière » publiée le 20 mai 1862 par Abraham Lincoln et autorisant chaque famille pouvant justifier qu’elle occupe un terrain depuis cinq ans d’en revendiquer la propriété privée.

34 Les positions assimilées au « féminisme » sont ainsi systématiquement battues en brèche, notamment dans les commentaires des vidéos. Voir la vidéo consacrée à ce sujet par RoguePreparedness, “Women’s Role During SHTF–5 Year’s Later Has My Opinion Changed? Canadian Prepper”, publiée le 22 juin 2021.

35 Cette ambiguïté n’est pas nouvelle, comme en témoigne cette question posée à Laurent du Var selon le journaliste Henri Rochefort, rapportée dans un article du Figaro du samedi 25 mars 1865 : « La chronique ajoute qu’un curieux vous ayant demandé récemment si, comme Adam dans le Paradis terrestre vous ne pensiez pas quelquefois aux filles d’Ève, vous auriez fait cette réponse qui révèle un homme du monde : la femme qui doit me séduire n’est pas encore maquillée », cité par Philippe Artières (2019 : 128).

36 C’est le calcul des « femmes de droite » auxquelles la féministe radicale Andrea Dworkin a consacré un essai célèbre : « […] les femmes de droite ont raison de dire qu’elles valent plus au foyer qu’à l’extérieur […] L’argument selon lequel le travail hors du foyer rend les femmes sexuellement et économiquement autonomes des hommes est tout simplement faux : les femmes sont trop peu payées […] (tandis que) les féministes savent qu’avec un salaire égal pour un travail égal, les femmes pourront acquérir l’indépendance sexuelle en même temps que l’indépendance financière. Mais les féministes ont refusé de tenir compte du fait que, dans un régime social misogyne, les femmes ne recevront jamais de salaire égal » (2012).

37 Selon les mots de Joe Fox : « lorsque le nivellement arrivera ».

38 La question de la valeur est ainsi centrale dans les discours de Kurt Saxon qui oppose fréquemment valeur monétaire, financière, et valeurs « naturelles » : « Ceux qui investissent dans l’or, l’argent, les gemmes, les peintures et les antiquités ne contribueront pas à l’avenir. Ils ont été amenés à croire par l’entremise de « conseillers en investissement de survie » que la paysannerie ignorante se rendra chez eux avec poulets et tomates pour les échanger contre des morceaux d’or. C’est l’inverse qui se produira. Le survivaliste n’aura qu’un mépris, et peut-être même de l’hostilité, pour ceux qui ont investi dans l’intangible en lieu et place d’outils et de biens utiles quotidiennement, qui s’avéreront alors indisponibles après l’effondrement […] Investir dans ce dont on a besoin quotidiennement [objets, savoirs ou compétences] est la clé de la survie », cité par Bertrand Vidal (2018 : 49).

39 « L’esprit survivaliste organise le monde suivant une hiérarchisation symbolique relativement basique, au sommet de laquelle trône la nature » (Vidal 2018 : 160).

40 « Toutefois, ces notions de spécialisation se traduisent par deux instincts sociaux distincts qu’il est facile de reconnaître aujourd’hui encore : d’un côté, un instinct « nourricier », tourné vers la communauté et le lien ; de l’autre, un instinct « déclaratif », plutôt tourné vers l’individualité » (San Giorgio 2014 : 24). Propos corroborés par sa préfacière Claire Séverac : « Les hommes voient plutôt les choses en grand, ils veulent bien porter des sacs très lourds, couper des stères de bois, mais ce sont les femmes qui sont les gardiennes du Temple, qui se soucient des détails, qui connaissent les besoins précis de la famille, ce sont elles qui vont penser à acheter du fil et des feuilles, des pansements et de l’ail lyophilisé, de l’eau sans fluor et de la crème à l’arnica, et qui vont vérifier les dates sur les étiquettes… » (San Giorgio 2014 : 8-9).

41 C’est le modèle « séparé-mais-égaux » décrit par Andrea Dworkin : « Si le modèle séparés-mais-égaux appliqué aux hommes et aux femmes conserve son efficacité, c’est parce qu’il donne l’impression de correspondre de façon exacte à un impératif biologique. La crédibilité du modèle tient à ce que la subordination sexuelle des femmes aux hommes est perçue comme inhérente à la nature des choses et comme prémisse logique de l’organisation sociale – une réalité biologique adéquatement réitérée dans les organisations sociales, les prérogatives civiques et les obligations déterminées suivant la ségrégation sexuelle » (2012 : 236).

42 La question de la division sexuelle du travail préhistorique est pourtant de plus en plus remise en question par les scientifiques préhistoriens (voir Haas, Geller, Picq, Patou-Mathis). Pour beaucoup, comme Pascal Picq et Marylène Patou-Mathis, il s’agit là de projections très anachroniques de structures sociales ultérieures, qui ne sont pas sans lien avec le développement de la science préhistorique au xixe siècle, période où dominent des structures patriarcales.

43 San Giorgio dans cette section ne parle plus des femmes en général mais plutôt des « Françaises » et ne donne que des chiffres de viols commis dans l’espace public. À l’inverse, l’enquête Virage sur les viols et les violences sexuelles commandée par l’INED et publiée en novembre 2016 : « Globalement, c’est au sein de l’espace privé, c’est-à-dire dans les relations avec la famille, les proches, les conjoints et ex-conjoints, y compris les petits amis, que se produisent l’essentiel des viols et des tentatives de viols. Trois femmes sur quatre, parmi celles qui en ont subis, les ont vécus dans ce cadre » (Hamed, Debauche, Brown et al. 2016 : 3).

44 On peut ainsi citer en littérature Le Mur invisible de Marlen Haushofer, publié en 1963 et redécouvert aujourd’hui. Si le récit de Marlen Haushofer est contemporain du survivalisme première mouture, auquel il offre un contre-point littéraire saisissant, d’autres récits ancrés dans des points de vue féminins ont plus récemment retravaillé le motif d’une survie au féminin dans un monde hostile : Dans la forêt de Jean Hegland, La Parabole du semeur d’Octavia Butler, ou encore La coccadrille de John Berger.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Capture d’écran de la chaîne Youtube Viking Preparedness, où une multitude de sujets en lien avec l’effondrement sont traités.
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Titre Figure 2 : capture d’écran de la chaîne faliaphotography, décrite en ces termes : “Female Perspective on Firearms, Gear, Concealed Carry and Preparedness
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Titre Figures 3 et 4 : Captures d’écran d’une vidéo de Canadian Prepper “A Warning About Females in SHTF”, publiée le 4 décembre 2018 et vue 216 650 fois.
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Titre Figure 5 : Capture d’écran de la section finale de “After the Collapse: Men and Women in the SHTF”
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/docannexe/image/10370/img-5.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Zoé Carle, « Men versus Wild : masculinités survivalistes »Itinéraires [En ligne], 2021-1 | 2022, mis en ligne le 11 avril 2022, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/10370 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.10370

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Auteur

Zoé Carle

Université Paris 8, Laboratoire FabLitt

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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