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Introduction

Prise et reprises de l’écoféminisme en France
Rooting and Reworking Ecofeminism in France
Magali Nachtergael et Claire Paulian

Texte intégral

  • 1 Morbic signifie en breton « pie-huitrière ». En choisissant ce pseudonyme la traductrice a d’une c (...)
  • 2 À notre connaissance Dreaming the Dark. Magic, Sex, Politic n’a pas été traduit en allemand ni en (...)

1Depuis quelques années le terme d’écoféminisme connaît dans le domaine français une visibilité insistante. Dans le domaine militant des festivals (« Après la pluie », Orléans, « Écoféminisme et sorcellerie » ou « Sauvageonnes », Paris) témoignent, en ce début d’années 2020, de la diffusion du terme. Dans le domaine éditorial, la collection « Sorcières » des éditions Cambourakis a donné un statut de classiques à certains textes écoféministes. Ainsi le livre de Starhawk Dreaming the Dark. Magic, Sex, Politics paru en 1982 et traduit en français par Morbic, pseudonyme d’Anne Querrien1 avec une postface d’Isabelle Stengers en 2003, a-t-il été republié dans la collection « Sorcières » en 2014 sous le titre Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique (Starhawk 2014) – augmenté d’une préface d’Émilie Hache et d’une très riche chrono-bibliographie qui permet de croiser événements militants, textes poétiques et/ou théoriques, textes de science-fiction écoféministes. Cette seconde publication fait du livre de Starhawk un texte central, du moins en France2, de la réception écoféministe. En 2016, les éditions Cambourakis ont ensuite publié Reclaim. Recueil de textes écoféministes (Hache 2016), anthologie majoritairement nord-américaine, avec une postface de Catherine Larrère et la même année, une traduction par Cécile Potier de Greenham women everywhere: dreams, ideas and actions from the Women’s Peace Movement d’Alice Cook et Gwyn Kirk (1984) sous le titre Des femmes contre des missiles. Rêves, idées et actions à Greenham Common, avec une préface de Bénédikte Zitouni. Dans le domaine académique, les revues Cahiers du genre en 2015 (Molinier, Laugier, Falquet [dir.]), Multitudes en 2017, Travail Genre et Société en 2019 (Benquet et Pruvost [dir.]), ont consacré des numéros thématiques à l’écoféminisme.

  • 3 Voir par exemple l’article de Jeanne Burgart Goutal « L’écoféminisme en France : une inquiétante é (...)

2Pourtant nombreuses sont les chercheuses qui relèvent une résistance culturelle à l’écoféminisme en France3 – résistance que l’on peut situer dans une tradition féministe rétive à prendre en considération l’idée de la nature. Cette introduction, sans bien entendu prétendre à l’exhaustivité quant à la genèse et à la multiplicité des courants écoféministes, a pour objet, en nous appuyant sur les travaux des autrices citées, de déplier cette résistance afin de mieux situer l’enjeu des articles qui composent ce numéro : « Écoféminismes : récits, pratiques militantes, savoirs situés ». Celui-ci a pour originalité par rapport aux numéros déjà existants de présenter outre des études de sites militants et une analyse ethnographique croisée, de nombreuses analyses d’œuvres littéraires et artistiques. Il participe à un « moment » et un désir particulier : celui de connecter la lecture, la réception, l’écriture en situation académique à des préoccupations écologiques et féministes de transformation du monde.

  • 4 René Dumont, premier candidat aux présidentielles à se présenter sous l’étiquette écologiste, vena (...)
  • 5 Notamment en termes de natalité. Le Féminisme ou la mort est aussi un énergique plaidoyer en faveu (...)

3Paru sous la plume de Françoise d’Eaubonne, le terme d’écoféminisme permettait d’ouvrir un champ d’investigation et de montrer la corrélation qu’il y avait entre, d’une part, l’imaginaire permettant l’exploitation mortifère de la nature et, d’autre part, l’imaginaire permettant l’exploitation des femmes. En 1974, dans Le Féminisme ou la mort dont le titre prenait le contrepied de l’ouvrage de René Dumont, alors candidat écologiste aux élections présidentielles4, Françoise d’Eaubonne, militante féministe et antinucléaire, entendait rappeler qu’une analyse des présupposés idéologiques menant à la dévastation de la nature, et au risque nucléaire ne saurait être décorrélée des présupposés menant à l’exploitation des femmes5. Il n’y aurait donc pas d’écologie transformatrice du monde sans féminisme.

4Pourtant, ce sont les luttes féministes antinucléaires nord-américaines qui ont, à partir des années 1980, donné au terme une plus large diffusion. Le congrès Women and Life on Earth: A Conference on Eco-Feminism in the Eighties qui se tint suite à l’accident nucléaire de Three Mile Island (1979, États-Unis) rassembla plus de 600 femmes autour de l’idée selon laquelle conception viriliste et guerrière du monde, exploitation capitaliste des ressources naturelles et domination des femmes étaient liées.

5Quelques mois plus tard, en novembre 1980, plus de 2 000 femmes se rassemblèrent au Pentagone et après l’avoir encerclé, elles lurent leur déclaration d’unité :

Nous nous rassemblons au Pentagone, ce 17 novembre car nous avons peur pour nos vies. Peur pour la vie de cette planète, notre terre, et pour la vie de nos enfants qui sont notre avenir humain […]. Nous sommes au pouvoir d’hommes que le pouvoir et la richesse ont séparés non seulement de la réalité quotidienne mais aussi de l’imagination. Nous avons bien raison d’avoir peur. (Hache 2016 : 13)

Il appartenait donc aux femmes, particulièrement bien placées pour voir les effets du patriarcat d’en dénoncer la logique, d’en appeler à une autre vision du monde et de promouvoir une conception non objectivante de la nature.

6Or c’est précisément l’idée selon laquelle les femmes, notamment comme mères potentielles, seraient proches de la nature et des réalités quotidiennes qui pose parfois problème dans la réception de l’écoféminisme. Dans cette perspective, en effet, ce courant malgré son ancrage contestataire et libertaire, peut apparaître comme une pensée essentialisante et à ce titre conservatrice voire régressive. Les revendications écoféministes iraient ainsi à rebours des revendications féministes qui prônent une émancipation des femmes loin de la maison, des tâches ménagères et de l’assignation morale au maternage. Le statut de ce qui serait un point de vue propre aux femmes dans les luttes écologistes demande donc à être déplié.

  • 6 Voir sur ce point Jeanne Burgart Goutal (2018). Pour une enquête de terrain permettant de remettre (...)

7Si ce point de vue est fondé sur une conception naturalisante des femmes et de la nature6, conception qui les rendrait naturellement plus aptes que les hommes à prendre soin de l’avenir, du jardin, puis des forêts et des animaux – alors se retrouverait reconduite une opposition nature/culture proche de l’opposition femme/homme. Cependant, la particularité d’une vision de la nature propre aux femmes peut aussi se comprendre en relation avec leur situation sociale. C’est exemplairement le cas dans le mouvement des femmes du groupe Chipko. Ces femmes qui en 1974 entourèrent les arbres d’une forêt promise à la destruction avaient précisément comme tâche, dans leur village, de lutter contre l’érosion des forêts. Elles étaient donc directement menacées par la destruction de cet environnement. Ce n’est pas ici la seule sacralité de la nature qu’il s’agissait de préserver, mais un lien à la nature d’où un village pouvait, grâce au travail des femmes, tirer sa subsistance. Ce n’est pas tant la naturalité du lien à la nature qui est revendiquée, qu’une certaine culture du lien à la nature, passant par la reconnaissance fondamentale d’une dépendance des humains vis-à-vis de leur environnement et des autres espèces vivantes. La nature de ce point de vue n’est pas prescriptive : elle est plutôt considérée, en des temps où la survie de différentes espèces dont l’humaine est menacée, non pas comme un instrument de survie, ce qui ne ferait que reconduire une logique d’exploitation destructrice, mais comme une « alliée majeure dont il serait suicidaire de se priver » (Banquet et Pruvost 2019).

Alors la revendication d’un lien à la nature prend toute sa pertinence, comme l’écrit Catherine Larrère (2021) :

Reclaim : tel est le mot d’ordre de la réappropriation écoféministe de la nature adopté par les mouvements américains. Des natures plutôt. Car le “reclaim” ne consiste pas tant à opposer une nature (organique) à une autre (mécanique) qu’à parcourir des formes d’association entre femmes et nature qui ne soient pas prises dans la logique de la domination.

  • 7 Voir E. Hache : « […] cette religion ne demande pas plus de « croire » en la déesse qu’elle ne pas (...)

8Le deuxième point qui prête à résistance, et peut, par certains aspects, rejoindre le reproche d’essentialisme, touche à la spiritualité. Si la nature et les autres espèces qu’humaines sont nécessaires à la survie humaine mais ne peuvent pour autant se laisser réduire à l’état d’instrument, comment reconnaître ou symboliser leur puissance et les relations de codépendance ou de compagnonnage, selon le mot de Donna Haraway (2019) que nous entretenons avec elles ? Les mouvements écoféministes nord-américains sont pour certains d’entre eux traversés par une relation forte à une spiritualité New Age ce que montre bien le succès du travail de Starhawk qui se présente comme sorcière et prêtresse wicca. La mouvance wicca n’est pas dogmatique : chacun, chacune est libre de l’interpréter à sa façon, de fonder de nouveaux rituels et la pratique n’implique pas vraiment de croyance7. Ainsi Starhawk a-t-elle participé à fonder au sein de la mouvance wicca un culte très féminin, non violent, destiné à repenser les modalités du pouvoir en passant d’un « pouvoir sur » (pouvoir qui serait par exemple celui exercé par les religions monothéistes masculines) à « un pouvoir de ». Émilie Hache relève que ce néo-paganisme :

[S]’inscrit dans la longue tradition nord-américaine des mouvements de libération enracinés dans la spiritualité – les quakers, le mouvement des droits civiques ancré dans l’Église noire, le mouvement noir nationaliste et ses liens avec l’islam, ou encore les traditions spirituelles des Indiens-Américains. (Hache 2014 : 10-11)

9Il n’est dès lors pas étonnant qu’il s’acclimate beaucoup plus difficilement en France : en témoigne le fait que le premier livre de Starhawk The Spiral Dance qui a connu un succès immédiat et cinq rééditions aux États-Unis n’a pas été traduit en français. En effet, selon Jeanne Burgart Goutal, l’émancipation politique passe en France, au contraire, par la critique de la superstition ; à rebours, l’élaboration de nouveaux rites et superstitions, aussi accompagnatrices, médiatrices et soutenantes soient-elles, apparaît comme un signe de régression (Burgart Goutal 2018), voire de kitsch. C’est une réticence de cet ordre que fait entendre Xavière Gauthier (2017), en citant, dans un entretien avec Jeanne Burgart Goutal, la « Lettre à certaines sorcières » de Nancy Huston – lettre dans laquelle Nancy Huston s’agaçait contre les sorcières mystiques qui ne présentaient, selon elle, aucun danger pour le patriarcat. Cependant, le propos de Xavière Gauthier n’est pas de dévaloriser l’écoféminisme : il est plutôt d’en indiquer d’autres modalités, non spirituelles, peut-être moins pacifistes, mais fortement ancrées, elles aussi, dans les années 1980. Elle revient en effet sur l’importance littéraire et politique de sa revue Sorcières, qui entre 1974 et 1981 publia, notamment, des textes de Françoise d’Eaubonne, et s’interrogea sur l’existence d’une écriture féminine. Plus précisément, elle regrette que la valorisation récente des corpus écoféministes et parfois spiritualistes nord-américains minore, selon elle, la connexion que sa revue permettait d’établir entre féminisme, corps et écologie. Une connexion dont témoigne particulièrement bien en 1980, le numéro intitulé « La nature assassinée ». À la « divinité », Xavière Gauthier oppose « l’inconscient » et « le corps » ; à la « sacralisation », elle oppose la « célébration ». Voici ses propos :

  • 8 En critiquant ce qui lui semblait l’inoffensivité des sorcières, Nancy Huston pensait sans doute, (...)

On n’était donc pas des sorcières au même sens que Starhawk et sa magie. Notre célébration de la nature et de la puissance féminine passait par la création artistique, pas par le rituel. Cette puissance, pour nous, c’était celle du corps, de l’inconscient, pas d’une divinité. Célébration, oui, mais surtout pas de sacralisation ! En fait, on n’avait pas de contact avec les écoféministes américaines, ni britanniques. Nancy Huston, qui a beaucoup écrit dans la revue, aurait sans doute pu créer le lien, mais elle se méfiait de leur côté spirituel, rituels, magie, Terre-Mère… Son texte dans le no 20 martèle justement « Je voudrais qu’elles cessent de m’appeler “sœur” », et je pense que cela s’adressait aux écoféministes américaines. Plusieurs tendances s’exprimaient chez nous ; moi je suis résolument matérialiste8. (Gauthier 2017)

  • 9 Signalons aussi deux petits ouvrages récents de vulgarisation concernant Françoise d’Eaubonne : Ca (...)

10Signe que l’écoféminisme est un mouvement de pensée collective, qui bouge et entraîne des remous généalogiques ou du moins des republications et des relectures, remarquons ici que l’ouvrage de Xavière Gauthier La Hague, ma terre violentée, initialement paru en 1981 reparaîtra en 2022 aux éditions Cambourakis agrémenté d’une préface sous le titre Retour à la Hague. Féminisme et nucléaire. De même La trilogie du losange (1975), œuvre de science-fiction écoféministe de Françoise d’Eaubonne est en réédition en 2022 aux Éditions des femmes-Antoinette Fouque9.

11Cependant, la dimension spiritualiste de la wicca écoféministe peut se comprendre depuis un autre point de vue que celui de ses points de friction avec un féminisme matérialiste, en France ou ailleurs. Ainsi, pour Isabelle Stengers et Anne Querrien (2017), Starhawk n’est pas d’abord une prêtresse New Age typiquement californienne mais une remarquable praticienne de l’intervention pacifiste en situation de conflit. Et c’est aussi ce dont témoignent ses autres ouvrages traduits en français, en particulier Chroniques altermondialistes. Tisser la toile de la résistance mondiale (Starhawk 2017) qui raconte, entre autres, ses interventions décisives, lors des manifestations de Gênes en 2001 pour permettre à différents groupes militants de travailler ensemble. Anne Larue, quant à elle, dans son livre Fiction, féminisme et postmodernité. Les voies subversives du roman contemporain à grand succès (2010) relève le pouvoir fictionnant de la wicca, pouvoir repris dans nombre d’ouvrages de fantasy et de science-fiction qui forment l’un des vecteurs d’un imaginaire écoféministe à la fois grand public et politiquement critique à l’égard du christianisme et du patriarcat. Elle contribue ainsi à replacer la wicca dans la SF féministe où le sigle SF est à entendre (entre autres) à la fois comme science-fiction et comme Speculative Fabulation (Haraway 2020). C’est alors le caractère politiquement critique et constructif de la spiritualité perçue non comme expérience de pensée ultime mais comme fiction médiatrice que l’une et l’autre mettent implicitement en avant.

12Comment faire avec cette multiplicité d’accentuations, ces possibles chevauchements ? La perspective développée par Émilie Hache, aussi bien dans sa préface à Rêver l’obscur que dans Reclaim, valorise un corpus nord-américain, certes, mais elle permet surtout d’aborder l’écoféminisme non comme l’expression d’une pensée unitaire, ou d’une école de pensée, mais comme « une prise sur le monde », prise faite d’un ensemble de pratiques, de textes, hétérogènes, écrits dans des contextes différents et souvent militants par des autrices socialement différemment situées – même si elles ont toutes fait des études. Ces textes ne parlent pas d’une même voix et font entendre des dissonances, des divergences d’accents, des chevauchements qui ne relèvent pas du clivage ni de la dissension tant que les femmes qui les portent s’efforcent avant tout d’agir ensemble pour un monde plus viable et plus juste, pour une économie plus vivrière. Évoquant les textes qu’elle a rassemblés, Émilie Hache insiste sur le fait que la connexion entre enjeux féministes et écologiques s’y fait de façon d’abord empirique :

Aucun de ces textes ne propose de définition savante et abstraite de l’écoféminisme, certains n’emploient même pas le terme. […] C’est de manière empirique et non a priori que sont connectés dans ces textes les enjeux féministes et écologiques – à travers la redécouverte de l’histoire de la destruction croisée, au cours de la modernité, des femmes et de la nature, à travers la reconnaissance des points de passage entre leur peur d’anéantissement devant l’utilisation du nucléaire et la peur quotidienne des femmes d’être insultées, agressées, violées ; à travers la prise de conscience de l’importance de fabrique de la confiance et de l’estime de soi pour espérer répondre à cette situation d’une manière sensible. (Hache 2016 : 15-16)

Et elle poursuit, de façon plus claire encore quant à ce qui différencie une pensée de la « connexion » et une pensée de la « définition » :

Ce ne sont pas des textes sur l’écoféminisme mais des textes écoféministes, pour lesquels l’écriture semble constituer un des lieux d’élaboration, ne se contentant pas d’affirmer de manière distanciée ce qu’est, voire ce que devrait être l’écoféminisme, mais participe à instaurer cette prise particulière. (ibid.)

13Aussi insiste-t-elle, pour lire ces textes, sur la nécessité de pratiquer une « objectivité située » (ibid. : 33), dans la lignée – ou suivant la ficelle – de Donna Haraway. Celle-ci invite en effet à se démettre du fantasme épistémologique d’une objectivité à la fois pleine et neutre. Elle propose au contraire de dépasser l’opposition neutralité objective/relativisme en pratiquant une perspective à la fois partielle et relationnelle :

  • 10 Pour une esquisse de généalogie du « savoir situé » voir Marie-Jeanne Zenetti, 2021.

Seule la perspective partielle assure une vision objective. Il s’agit d’une vision objective qui engage […] le problème de la responsabilité lié à ce que créent toutes les pratiques visuelles. Une perspective partielle peut être tenue pour responsable autant des monstres prometteurs que des monstres destructeurs qu’elle engendre. […] L’objectivité féministe est affaire de place circonscrite et de savoir situé, pas de transcendance et de division entre sujet et objet. Ainsi seulement pourrons-nous répondre de ce que nous avons appris à voir10. (Haraway 2007 : 117)

14Les textes rassemblés ici, sous un titre qui a mis « écoféminismes » au pluriel non pour conflictualiser ce mouvement de pensée mais plutôt pour insister sur sa dynamique, ont été non pas collectés dans les archives militantes mais écrits pour une revue académique – même si l’un d’entre eux s’appuie sur des notes prises en contexte militant. Par ailleurs, la plupart des articles publiés ici explorent la fonction heuristique de l’écoféminisme pour lire, relire, reconsidérer ou réentendre des œuvres littéraires, chorégraphiques ou musicales. Pour autant, les autrices qui les ont écrits ne cherchent pas à définir l’écoféminisme de façon abstraite et distante. Elles cherchent à prolonger, à partir de leurs disciplines respectives, (littérature, philosophie et études de genre, sociologie, musicologie, arts du spectacle) la prise que décrit Émilie Hache, à connecter leur corpus d’études avec les textes écoféministes qu’elles ont lus et qu’elles participent à rendre productifs ou tout simplement à faire connaître puisque nombre d’entre eux n’ont pas encore été traduits en France. Elles ne tentent donc pas non plus, du moins pour l’instant, de faire dialoguer ce corpus, en général féminin, avec les autorités instituées (et souvent masculines) de leur domaine d’études. Elles cherchent au contraire à explorer de nouvelles généalogies intellectuelles – généalogies que la republication des textes de Xavière Gauthier et Françoise d’Eaubonne viendra sans nul doute collectivement encore enrichir – et à explorer d’autres modes discursifs, laissant dès lors, parfois, la fable et le récit affleurer dans leur façon d’écrire, ou l’entraîner complètement dans un travail de recherche-création. Ainsi participent-elles à l’élaboration d’un savoir perçu et espéré non comme le lieu d’une réification du monde, mais comme le lieu d’une connexion située aux autres et au monde.

15Anne Isabelle François (en relisant grâce à Donna Haraway Le Mur invisible de Marlen Haushofer, Dans la forêt de Jean Hegland et Notre vie dans les forêts de Marie Darrieussecq) et Laura Aristizabal Arango (avec Histoires de Camille de Donna Haraway) explorent à travers des œuvres de science-fiction, ou qui se situent « après » un effondrement du monde tel que nous le connaissons – des fabulations spéculatives destinées à réfléchir aux modes de survie alors disponibles. Elles distinguent particulièrement les modalités de valorisation des parentés interespèces, le statut de la mort individuelle et la fabrique sensible et responsable du savoir que ces parentés instituent. De manière similaire, Garance Abdat relit The Last Man de Mary Shelley, fiction située elle aussi après une catastrophe mondiale, pour en distinguer des éléments proto-écoféministes.

16De façon contrastive mais toujours liée à la survie, Zoé Carle analyse à travers différents vlogs survivalistes, la place dévolue à la nature et aux femmes et les stratégies de celles qui souhaitent aussi se préparer à l’effondrement du monde inscrit dans le survivalisme, un mouvement marqué par la pensée de la catastrophe.

17Manon Berthier relit The Mists of Avalon de Marion Zimmer Bradley, roman de fantasy situé non pas dans le futur, mais dans l’univers arthurien : elle montre les dynamiques contradictoires de cette œuvre néopaïenne qui réinvente un passé des femmes centré sur le culte de la Déesse tout en reconduisant des schémas patriarcaux. Pour sa part, Chiharo Chujo explore la complexité et parfois les contradictions de l’engagement écoféministe de la chanteuse japonaise UA, à la lumière du rôle joué par le statut de la maternité dans les luttes japonaises antinucléaires après Fukushima et de la situation particulière des îles Alami.

18Marion Coste et Laurence Perron s’intéressent quant à elles aux poétiques d’écriture écoféministes : dans l’écriture parodique de Susan Griffin propre à retourner le stigmate de « sorcière » pour l’une, et dans la composition narrative d’Antoinette Rychner analysé à la lumière de “The Carrier Bag Theory of Fiction” de Ursula K. Le Guin pour l’autre.

19Mylène Ferrand montre comment Rachel Rosenthal, artiste et performeuse, qui a mis en place une mythopoétique inspirée par la dimension spritualiste de l’écoféminisme, a prêté une attention particulière au statut des animaux qu’elle a fait participer à ses performances, et a produit une œuvre hors livre, destinée à échapper à la fétichisation de l’art. Émeline Chauvet interroge quant à elle la place du livre d’art tel que présenté dans l’œuvre sorcière de Camille Ducellier et dans les « ouvrages précieux » du Gang of Witches.

20Fanny Hugues et Lorraine Gehl, dans un article à deux voix, mènent une exploration ethnographique comparée de trois façons de pratiquer l’écoféminisme, et d’arpenter des territoires, en suivant un groupe de militantes dans leur quotidien puis dans une manifestation antinucléaire en Alsace et en accompagnant une cueilleuse de plantes qui fait vivre, sans revendication théorique, un écoféminisme qu’elles qualifient, avec Geneviève Pruvost, de « vernaculaire ».

21Valentina Morales Valdès propose une interprétation écoféministe de la chorégraphie créée par Pina Bausch sur Le Sacre du Printemps et montre que celle-ci ouvre aux danseuses une expérience corporelle et concrète de la terre qui subvertit le sens premier de la pièce de Stravinsky.

22Enfin, dans une contribution en recherche-création, Bénédicte Meillon et Margot Lauwers mêlent texte et photos pour dire l’une des manifestations possibles de la figure de la sœurcière.

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Bibliographie

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Notes

1 Morbic signifie en breton « pie-huitrière ». En choisissant ce pseudonyme la traductrice a d’une certaine manière traduit le nom d’autrice Starhawk que Miriam Simos s’est donné.

2 À notre connaissance Dreaming the Dark. Magic, Sex, Politic n’a pas été traduit en allemand ni en italien.

3 Voir par exemple l’article de Jeanne Burgart Goutal « L’écoféminisme en France : une inquiétante étrangeté ? » (2018) et la préface d’Isabelle Stengers (2016) à Rêver l’obscur. Magie, femmes et politique, p. 365.

4 René Dumont, premier candidat aux présidentielles à se présenter sous l’étiquette écologiste, venait de publier L’Utopie ou la mort, Seuil, 1973.

5 Notamment en termes de natalité. Le Féminisme ou la mort est aussi un énergique plaidoyer en faveur du droit à l’avortement. En 1980, aux États-Unis, le livre de Carolyn Merchant The Death of Nature. Women, Ecology and the Scientific Revolution, viendra donner un étayage historique à l’hypothèse selon laquelle la mécanisation de la nature a été accompagnée d’une relégation des femmes hors de l’espace public, notamment par les chasses aux sorcières.

6 Voir sur ce point Jeanne Burgart Goutal (2018). Pour une enquête de terrain permettant de remettre en cause l’idée selon laquelle « c’est l’assignation des femmes du côté de la nature qui conduit à leur aliénation » voir l’article de Geneviève Pruvost « Penser l’écoféminisme. Féminisme de la subsistance et écoféminisme vernaculaire » (2019) et son ouvrage Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance (2021).

7 Voir E. Hache : « […] cette religion ne demande pas plus de « croire » en la déesse qu’elle ne passe par une essentialisation des différences entre les sexes. Son pragmatisme comme aussi sa visée plus politique que théorique refuse en revanche de faire le tri entre les écoféministes qui pourraient tenir à cet essentialisme, celle qui l’ont expérimenté comme une première forme d’émancipation et celles qui le rejettent » (2014 : 17-18) .

8 En critiquant ce qui lui semblait l’inoffensivité des sorcières, Nancy Huston pensait sans doute, par opposition, à des écoféministes plus disposées à faire des actes de sabotage, comme l’était Françoise d’Eaubonne selon l’hypothèse d’Isabelle Cambourakis (2018). Voir aussi, par contraste avec la sorcière décrite par N. Huston, ce qu’écrit Françoise d’Eaubonne en soutien à un groupe écoterroriste états-unien « L’éveil est donné en Amérique depuis avril 1970 avec la jeunesse contestataire des “Earth Day” qui, tout de suite, vont à l’écoterrorisme : ils enterrent les voitures et luttent physiquement contre les déboiseurs. Celestine Ward, dans son livre féministe Women Power, dit qu’“ils veulent respirer en accord avec le cycle du cosmos”. Non : respirer tout court » (d’Eaubonne 1974 : 155-56).

9 Signalons aussi deux petits ouvrages récents de vulgarisation concernant Françoise d’Eaubonne : Caroline Lejeune, Françoise d’Eaubonne, Naissance de l’écoféminisme, PUF, Paris, 2021 ; et Caroline Goldblum, Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme, Paris, le Passager Clandestin, 2019.

10 Pour une esquisse de généalogie du « savoir situé » voir Marie-Jeanne Zenetti, 2021.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Magali Nachtergael et Claire Paulian, « Introduction »Itinéraires [En ligne], 2021-1 | 2022, mis en ligne le 07 avril 2022, consulté le 12 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/10359 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.10359

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Auteurs

Magali Nachtergael

Université Bordeaux Montaigne, Plurielles (UR 24142)

Articles du même auteur

Claire Paulian

Université Paris Sorbonne Nord, Pléiade (UR 7338)

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