Elle s'efforçait de se souvenir de tout ce qui concernait les créatures souterraines. Là où elle ne pouvait pas se souvenir, elle imaginait.
Sally Miller Gearhart, “Clana and the snakes” dans The Wanderground, 1979, p. 29.
1Cet article répond à un besoin : celui de la nécessaire reconnaissance des artistes historiques qui se sont frottées, de près ou de loin, à l’écoféminisme et à ses nombreuses facettes. Mary Beth Edelson, Ágnes Dénes, Mierle Laderman Ukeles ou encore Ana Mendieta sont généralement les plus citées et pour lesquelles il est le plus aisé d’accéder à quelques informations. Mais il existe beaucoup d’autres artistes aux approches diverses. Un vaste mouvement de réinvestigation est en cours et ce texte souhaite donner sa place à une artiste marquante, à la croisée entre arts visuels et arts dits vivants. L’œuvre de Rachel Rosenthal nous semble originale et pertinente, injustement tombée dans l’oubli. Accéder à son travail (en particulier aux films de ses performances) n’est pas chose facile, bon nombre ne sont même pas encore numérisés et visibles uniquement qu’au siège de ses archives, désormais au Getty Research Institute de Los Angeles. Sa bibliographie est majoritairement en anglais et nous n’avons pu travailler qu’à partir de sources secondaires. Il s’agit donc ici d’une première introduction à son œuvre visionnaire, empreinte d’idées (éco)féministes, d’éthique animale et environnementale, à rapprocher de la branche de l’écoféminisme dit « animal » et/ou végétarien/végane (mais pas uniquement). Le propos artistique, tout en gardant son langage et sans devenir une simple mise en forme de théories, témoigne ainsi de toutes les correspondances, directes, parfois moins, complexes et paradoxales, avec des courants de pensée qui infusent notamment la société étatsunienne dès les années 1970-1980. Au travers de quelques-unes de ses principales performances : Soldier of fortune (1981) ; Gaïa, mon amour (1983) ; The Others (1984) ; Foodchain (1985) ; L.O.W. in Gaia (1986) ; Was Black (1986) ; Pangaean Dreams: A Shamanic Journey (1991) ; filename: FUTURFAX (1992), nous montrons la portée écoféministe de l’œuvre, principalement grâce aux thèmes abordés. Dans une première partie biographique, nous expliquons les multiples liens de Rosenthal et son rôle déterminant dans l’émergence de la performance (Mère de l’art de la performance), puis nous abordons ses collaborations non humaines (Les autres animaux). En troisième point, nous faisons état de la personnification par l’artiste de la Planète (L’artiste, corps de la Terre), suivi de ce qui nous apparaît central à l’œuvre – La culture matriarcale – en pleine expansion sur la côte ouest des États-Unis. Le volet ritualiste et sacré de la performance est notre dernier thème (L’artiste-sorcière en transe). Nous concluons en ouvrant le travail vers celui d’une autre artiste, Wangechi Mutu. Une communauté écoféministe créative et vivante existe assurément, au sens large et contemporain, qui ne se relierait pas uniquement via une affiliation restreinte et stricte, mais plutôt par une sensibilité et des urgences communes qui dépassent l’écoféminisme historique et l’a parfois même inspiré.
- 1 Le peu de soutien quant à la postérité de Rachel Rosenthal n’est peut-être pas sans résonner avec (...)
- 2 King Moody (1929-2001) poursuit ensuite sa carrière d’acteur à la télévision, en incarnant pendant (...)
2L’artiste de la performance transdisciplinaire est née à Paris en 1926 dans une famille juive, d’origine russe, cultivée et riche. Pour fuir le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale, les Rosenthal immigrent au Portugal, puis au Brésil et atterrissent enfin aux États-Unis. Rachel meurt en 2015 à Los Angeles, résidente américaine depuis les années 1940, d’abord installée à New York puis dans la cité des anges dès 1955. Si elle pratiquait aussi bien la peinture que la sculpture (en terre, la matière primordiale), elle s’est principalement incarnée dans l’art de la performance, un « assemblage » vivant en lien avec sa formation en dance classique, théâtre, musique et arts visuels (aux côtés d’Allan Kaprow). Rosenthal fut l’élève du metteur en scène Erwin Piscator, initiateur du théâtre prolétarien ; du comédien Jean-Louis Barrault, adepte du théâtre comme art total ; de l’acteur et metteur en scène Roger Blin ; puis du peintre expressionniste abstrait Hans Hofmann. Elle dansa un temps dans la Merce Cunningham’s Junior Company, fréquenta John Cage, fut très proche de Jasper Johns et de Robert Rauschenberg lors de ses années newyorkaises, côtoyait Ray Johnson, Cy Twombly ou encore Edward Kienholz et Paul McCarthy à Los Angeles. La découverte du Théâtre et son double (1938), recueil de textes d’Antonin Artaud, penseur du « théâtre de la cruauté » est d’une grande influence sur Rosenthal (tout comme le théâtre de l’absurde). L’artiste est une fervente lectrice, activité qui joue souvent le rôle de déclencheur de ses performances, pour lesquelles elle fait d’innombrables recherches préalables. Si la danse et le mouvement fondent son œuvre, la poésie et le texte déclamés dans de longs monologues lui donnent tout autant corps. À l’origine d’une quarantaine de pièces, elle crée sa compagnie TOHUBOHU! Extreme Theater Ensemble et sera également directrice artistique de l’ensemble Fauve Conspiracy, qui, tels les fauvistes au début du xxe siècle, sont des « bêtes sauvages conspirant collectivement pour affecter la façon dont les gens perçoivent l’art et la performance au début du xxie siècle ». À Los Angeles, en 1956, elle crée l’Instant Theatre (I. T.), annonciateur du Happening1. Elle s’y dédie une dizaine d’années, rejointe par King Moody2, son mari de 1960 à 1978. En 1989, The Rachel Rosenthal Company est lancée, dédiée aux arts et aux projets éducatifs, mélangeant comme à son habitude, théâtre, danse, son, improvisation et arts visuels. En 2000, lorsqu’elle décide d’arrêter définitivement, elle dit vouloir se consacrer à la défense des animaux. Elle devient également “Living Cultural Treasure of Los Angeles” puis, en 2001, reçoit le Award of Merit for Achievement in the Performing Arts de l’Association of Performing Arts Presenters (APAP).
- 3 Un premier programme féministe est initié par Judy Chicago en 1970, au Fresno State College.
- 4 Le collectif Heresies, dont faisait partie Mimi Schapiro (avec Mary Beth Edelson, Lucy R. Lippard, (...)
- 5 Le Woman's Building fut créé à Los Angeles (lancé en 1973, il ferme en 1991, faute de financements (...)
3L’autre grand tournant intellectuel, hormis Artaud, est la rencontre avec le féminisme grâce à Miriam « Mimi » Schapiro. Celle-ci est une des figures de proue du mouvement féministe de la côte ouest. En 1971, elle invite Judy Chicago3 à lancer un programme d’art féministe, le Feminist Art Program (FAP) au California Institute of the Arts (CalArts), école d’art et université basée à Santa Clarita. Dans son œuvre, Schapiro est influencée par l’expressionisme abstrait, par le mouvement hard-edge et théorise le “femmage” (la rencontre entre « female » et « collage »). Cette forme artistique de collage dérive des activités artisanales traditionnellement dévolues aux femmes – à base de matériaux tels que le tissu, la peinture, la courtepointe, etc. – participant du mouvement Pattern and Decoration ou P&D au milieu des années 1970, en réponse aux autres mouvements à dominante masculine comme l’art conceptuel et le minimalisme. Côté est, Schapiro cofonde également en 1976 le Heresies Collective4 et en 1979, le New York Feminist Art Institute. Grâce à son amie, Rosenthal intègre ce cercle féministe naissant dès le début des années 1970. L’artiste est alors en pleine remise en question, ne se considérant pas tout à fait comme une femme et ne pouvant entrevoir d’être à la fois femme et artiste (Otis College 2011). Elle dit d’ailleurs être « un homme gai dans un corps de femme » (formulé notamment dans Pangaean Dreams). Rosenthal accentue d’ailleurs son ambigüité gynandre en se rasant la tête en 1981, donnant naissance à son double masculin, cet « être autonome » selon ses mots. À la suite de la West Coast Conference of Women Artists accueillie pendant trois jours en 1971 par le Feminist Art Program (FAP) à CalArts, Rosenthal comprend que les femmes peuvent être artistes et même exceller. Commençant à s’immerger dans la littérature (éco)féministe de Mary Daly, Betty Friedan, Susan Griffin, Deena Metzger, Adrienne Rich, etc., ce moment marque un profond bouleversement pour elle. Dans le giron du Woman’s Building (1973-1991)5, Rosenthal participe à la construction du Womanspace (1973-1975) sur Venice Boulevard, dans une ex-laverie automatique de Los Angeles. La galerie d’art est gérée collégialement, comme un lieu d’exposition (et édite le Womanspace Journal), par et pour les artistes féministes. Rosenthal est aussi membre du collectif féministe Double X (1975-1985) avec, entre autres, Nancy Buchanan, Judy Chicago, Luchita Hurtado, Suzanne Lacy, Faith Wilding. Cette période constitue un redémarrage pour l’artiste. En 1975, elle présente sa première performance d’art à la Orlando Gallery puisant d’abord dans sa propre vie les éléments de son œuvre. Sa pratique est une véritable catharsis, lui permettant d’exorciser ses démons. La part autobiographique à l’œuvre est tout sauf autocentrée, elle permet plutôt à Rosenthal de questionner ce qui se joue en soi, entre je et les autres, puis de changer de corps, de procéder à son « autobiologie » (corps, biologie, genre) selon le terme forgé par la critique Bonnie Marranca (1993 : 59-67). La métamorphose de soi et du monde est ainsi une constante de son œuvre : « Petit à petit au fil des ans, j’ai changé chaque atome de mon corps », dit-elle (Grilikhes 1997 : 62).
- 6 Voir les films d’Annie Sprinkle :
The Sluts and Goddesses Video Workshop. Or How To Be A Sex Godde (...)
4Pour Rosenthal, alors devenue soucieuse des libertés sexuelles et de genres, il ne s’agit plus de faire dépendre sa volonté de dictats, qu’ils soient féminins, masculins (Neri 1995 : 11-12) ou spécifiques (liés à l’espèce). D’après les transféministes Eva Hayward et Jami Weinstein (qui travaille en philosophie dans le champ des Critical life studies), la reconfiguration des corps restructure de la même façon nos réflexions sur ceux-ci, qu’ils soient humains ou autres (Hayward et Weinstein 2015 : 202). Les chercheuses expliquent que l’humain (ainsi que ses dérivés : l’humanisme et l’anthropocentrisme) se définit comme une taxonomie qui repose sur la différence de sexe (citant Camille Nurka) et ses relations de pouvoir. Cette idée de base fonde également la distinction, en l’occurrence d’avec l’animal. Toute menace du dogme met en péril l’« humain » (sous-entendu, homme cisgenré hétérosexuel blanc et valide, de classe favorisée), engendrant une « panique d’espèce » (expression de David Hueber). Au contraire, l’« indifférence transitive » n’utilise pas l’animal pour sécuriser l’humain comme groupe, indistinct et semblable (Claire Colebrook). L’œuvre de Rosenthal résonne particulièrement avec ces concepts récents. De même, nous allons le voir, elle est une déclaration d’amour effrénée, désespérée à la Terre et à l’ensemble de ses habitant·e·s. Très présent chez les Premières Nations, notamment en Amérique du Nord, ce lien amoureux corporel et terrien annonce l’œuvre des « deux artistes écosexuelles amoureuses » Beth Stephens et Annie Sprinkle6, celles qui ajoutent le « E » de “ecosexuel” au sigle LGBTQIE+.
5Nous l’avons dit, Rosenthal est une artiste militante, des droits humains et des artistes, aux droits de la Terre et des animaux. Avec sa méthode DbD ® (Doing by Doing), elle organise des workshops pour les personnes séropositives et victimes du sida (1993) ou pour les femmes battues (1994). Elle s’interroge en permanence sur la question de l’« efficacité » de l’art : dans cette course contre la montre pour changer les mentalités, que peut l’art ? Son œuvre n’est jamais séparée de son activisme, elle dit par exemple ne prendre qu’une douche tous les deux ou trois jours pour économiser l’eau. L’artiste ne mange plus de viande rouge depuis les années 1960, arrête la viande blanche en 1984, le poisson et les fruits de mer en 1986 et devient végane en 1995.
6En 1976, Rosenthal découvre un rat en cage dans une exposition de Kim Jones, réminiscence d’une précédente performance (qui avait conduit le rat au coma). À côté du rongeur, une pancarte est lisible avec une inscription homophobe : “Homer, the Homosexual Rat”. Moqué, affamé, incarcéré, laissé seul sans soins, avec juste un reste d’eau croupie, Rosenthal décide de s’en occuper et fini par l’adopter, l’exposition terminée. Le rat, renommé Tatti Wattles (par lui-même, l’annonçant un jour à l’artiste, comme celle-ci le raconte), devient son compagnon de vie, intervenant dans plusieurs œuvres. Le livre Tatti Wattles: A love story, écrit et illustré par Rosenthal, est un bouleversant témoignage d’affection au rongeur, « qui a transformé ma psychè et m’a appris au moins autant que je lui ai appris » (Rosenthal 1996 : 18). L’animal, traditionnellement perçu en Occident comme objet de connaissance humaine, est, chez elle, autant sujet de connaissance que sujet connaissant, à la différence du binarisme idéologique opposant qui sait à qui est su. La relation étant basée sur la mutualité des échanges, l’artiste a aussi pleinement conscience de la réciprocité des regards et même des subjectivités. Elle remercie Tatti Wattles, lui rend hommage, dédicace l’ouvrage à ses compagnons animaux et aux autres, croisés sur son chemin de vie. Elle adresse également sa gratitude à l’artiste militante de la cause animale Sue Coe et à Tom Regan, auteur des Droits des animaux, 2013 (The Case for Animal Rights 1983). Âgé de deux ans et demi, Tatti Wattles meurt d’une crise cardiaque (à peu près l’espérance de vie d’un rat). Une cérémonie d’inhumation a lieu le 7 août 1982 en présence de proches. Rosenthal publie aussi une nécrologie dans l’hebdomadaire culturel L.A. Weekly. Peu après le décès, l’artiste participe à une séance de chamanisme et découvre que le rat est son animal totémique. Ainsi, Rosenthal tient en très haute estime sa relation avec Tatti Wattles, faite de complicité et de respect, qu’elle considère comme une chance :
Rare est l'animal vraiment regardé et rencontré à mi-chemin entre lui et nous, selon ses propres termes. Les personnes qui ont connu ce type de communication entre espèces sont, à mon avis, bénies. Beaucoup de gens prétendent aimer leurs animaux de compagnie, mais combien les respectent aussi complètement qu'ils le feraient pour un égal de leur propre espèce ? Il faut accepter pleinement son humanité pour pouvoir combler le fossé considérable qui nous sépare des animaux autres qu'humains. Les personnes qui y parviennent connaissent la pleine signification de l'amour, un amour qui ne possède pas ni ne s’agrippe, qui n'est pas une projection de nos besoins personnels ou de nos névroses, un amour qui laisse l'autre libre, qui respecte et accepte la vie de l'autre dans son intégralité plutôt qu’encourageant sélectivement et uniquement les traits et comportements qui nous conviennent ou qui nous rappellent à nous-mêmes. Par-dessus tout, une telle personne a un sens du sacré. Pour aussi beaux et merveilleux que soient l'amour et la communication totale entre deux êtres humains, l'amour et la communication totale entre deux individus d’espèces différentes va au-delà du numineux et du transcendantal. (Rosenthal 1996 : 29-30)
- 7 Elle cite également des extraits de La Libération animale, 1993 (Animal liberation 1975) du philos (...)
7D’autres animaux apparaissent ensuite dans ses performances, par exemple les deux chiens Fanny et Sasha. Ses collaborateurs sont avant tout ceux qu’elle connaît bien, ceux avec qui elle vit, sauf dans The Others (1984). Quarante-deux animaux (chat, cheval, chèvre, chien, cochon, serpent, singe, etc.) et leurs compagnons humains s’activent sur scène, au gré de leurs envies. Les animaux ne sont pas des accessoires, ils ne sont pas dressés, manipulés ou contrôlés. Rosenthal n’exige rien d’eux, ne les contraint pas ni ne leur demande de se donner en spectacle, juste d’être ce qu’ils sont et donc d’agir comme ils veulent. Être suffit pour donner son sens à la pièce. L’idée n’est pas de savoir si l’animal est réellement en train de performer. Chaque autre qu’humain est ici coauteur de l’œuvre et du monde autant que coacteur. The Others apparaît ainsi comme une réflexion sur l’invention de la condition animale, la maltraitance systémique7, évoquant aussi bien Descartes, que les animaux consommés, le bétail marqué ou les chiots coyotes brûlés dans leurs tanières.
- 8 Rosenthal rencontre Tom Regan en 1984, à la suite de quoi le philosophe l’invite en Caroline du No (...)
8The Others eut lieu la première fois le 18 décembre 1984 au Japan America Theatre de Los Angeles. Quand l’œuvre est rejouée à l’University of North Carolina de Raleigh8, les animaux choisis proviennent de refuges locaux. L’histoire et la biographie de chacun sont répertoriées dans le programme. À la fin de la représentation, les animaux sont proposés à l’adoption afin que chacun des chats et chiens trouve un foyer. Ainsi, pour l’artiste, il n’est pas question de jouer les héroïnes, les messies se sacrifiant pour la bonne cause. The Others est une anti-Arche de Noé, comme le pense H. Peter Steeves (2006 : 7), Rosenthal n’a ni capturé ces animaux, ni ne se présente en sauveuse, figure christique ou maternelle, se sacrifiant pour « faire le bien » autour de soi. Elle ne s’inscrit pas dans la tradition des Pères ni ne se réfère à une quelconque sotériologie, théologie de la rédemption.
- 9 Rosenthal cite Alfred Wegener, le climatologue ayant découvert en 1912 la Pangée et le phénomène d (...)
9La performance Pangaean Dreams: A Shamanic Journey (1991) débute par une lamentation (dont une partie est traduite en langue des signes) sur la destruction de la faune et de la flore suite à la pollution du fleuve Sacramento. S’ensuit une œuvre dédiée à l’unité brisée entre le corps, l’esprit et la Terre, dont la séparation occidentale nature/culture est le symptôme, de même que l’extinction en cours des espèces, le tout sur fond de reproductions iconographiques relatives à l’art des cavernes. Dans cette œuvre, Rosenthal cherche si la géologie peut réellement conditionner notre destinée (Raine 1988) ; ce qui est bien évidemment le cas, notamment pour les californiens qui expérimentent de fréquents tremblements de terre. En outre, selon l’artiste, la Pangée9, le dernier supercontinent qui s’est formé il y a environ 310 millions d’années pour se fracturer vers moins 180 millions d’années, représente aussi le mouvement perpétuel, celui de la vie de la Terre, symbolisé par la tectonique des plaques. Ainsi, depuis les années 1980, Rosenthal est la « nature », elle personnifie la Terre au travers de son travail, à l’instar d’une conception du type de celle que Susan Griffin avait pu écrire à la fin des années 1970 :
Nous savons être faites de cette terre. Nous savons que cette terre est faite de nos corps. Car nous nous voyons. Et nous sommes la nature. Nous sommes la nature qui voit la nature. Nous sommes la nature avec un concept de nature. La nature qui pleure. La nature parlant de la nature à la nature. (Griffin 1978 : 226)
- 10 Gaïa, mon amour (1983) détourne le sens du titre du film d’Alain Resnais : Hiroshima, mon amour (1 (...)
- 11 Rosenthal s’inspire de formes, motifs ou structures architecturales anciennes : vieilles cités, st (...)
- 12 La Wicca est un mouvement spirituel né dans les années 1950 en Angleterre, qui s’est propagé aux É (...)
10Pour Gaïa, mon amour10 (1983), l’espace réemploie la forme d’un mandala11, rythmé par les sons d’un compteur Geiger superposés aux chants de baleines. Cette fois-ci, l’artiste reprend et cite les mots d’Albert Einstein : « La puissance débridée de l'atome a tout changé, sauf nos modes de pensée, et nous dérivons ainsi vers des catastrophes sans précédent. » La performance L.O.W. in Gaia (1986), démarre quant à elle sur une réflexion relative à l’enfouissement des déchets nucléaires et sur notre civilisation, celle des ordures (l’artiste traîne trois sacs-poubelles accrochés à elle par une corde). Rosenthal commence aussi à faire émerger un nouveau personnage, “the Crone” (la vieille femme, la sage dans la Wicca12, à l’inverse des valeurs de la culture dominante dans laquelle les personnes âgées, et les femmes tout particulièrement, sont dévaluées). Dans une scène des plus émouvantes, l’artiste glapit, gronde, fulmine, s’égosille, tempête, tonne et pleure le mal qui est commis sur les êtres de Gaïa :
J'ai vécu au temps des bûchers
J'ai été descendue dans un profond donjon, dans une cage de fer, nue, hissée et brûlée vive.
Je m'en souviens bien. J'ai haï tout en mourant. Oh, comme j'ai maudit ces hommes !
Je peux toujours le sentir maintenant.
Dans chaque animal en cage.
Dans chaque patte piégée.
Dans le rat de laboratoire torturé.
Dans les lapins en réserves, leurs yeux brûlés par les tests cosmétiques.
Dans l'injection de déchets toxiques en profondeur dans la Mère.
Dans l'ignoble projet de planter des électrodes dans son corps et de vitrifier les déchets nucléaires, de les momifier pour l'éternité…
Je suis malade d'une vengeance inassouvie ! (Chaudhuri 2001 : 108)
- 13 Il est tout à fait envisageable que Rosenthal ait pris connaissance du livre incontournable de Car (...)
11L’œuvre de Rosenthal évoque ainsi différents massacres : « Les rites sadiques du patriarcat sont perpétuellement perpétrés. Leur plan/domaine est la planète entière. » écrit Daly (1978 : 312). Rosenthal la féministe, garde donc mémoire13 et ne bâtit pas son œuvre sur la tabula rasa ni ne pratique la politique de la terre brûlée. Elle sait que ses connaissances n’existent qu’en rapport à ce monde, elle est pétrie de la chair de la Terre, comme tous les terrestres et de tout ce qui l’a précédé. Elle se rappelle aussi que la proximité des femmes et des animaux a servi d’argument pour les inculper collégialement de sorcellerie, le temps des bûchers n’est pas terminé, il s’agit donc de déterrer une histoire féministe et de « continuer à découvrir notre passé et les chemins qui mènent à notre [un] avenir » (Daly 1978 : 222). Le feu n’est plus ici que rite destructeur, il est aussi celui qui brûle en chaque personne, en chaque sur-vivant·e et in-dompté·e.
- 14 Le chimiste et médecin James Lovelock et la microbiologiste Lynn Margulis inventent la théorie Gaï (...)
12Puis, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, à Prypiat en Ukraine (avril 1986), donne naissance à Was Black (1986). L’œuvre fut produite en studio avec superpositions d’images et effets visuels. Le titre est une traduction littérale et absurde du russe « cherno », signifiant « noir » (“black”) et « byl » ou « était » (“was”). L’atmosphère, sombre, tendue, laisse apparaître une Rosenthal toute de noir vêtue, à la face blanche, évoquant le mime, ou encore le butō, pratique dansée créée au Japon dans les années 1950 et influencée par le bouddhisme et le shintoïsme. Crâne glabre, comme le globe terrestre, elle incarne avec force expressivité la reine des dieux, celle qui émerge du chaos et consacre toute son énergie à « réussir à maintenir la vie » (Gaïa, mon amour 1983) ainsi que son immense colère face à l’hubris humaine évoluant négligemment sur son corps délicat, la minorant et agissant à la rendre stérile. L’artiste se projette dans la Terre, meurtrie en surface, bouillonnante et toujours extrêmement intense en profondeur, Magna Mater devenue MAgMA Mater, un volcan enragé, animale éruptant, lorsqu’elle hurle recroquevillée (dans Soldier of fortune, 1981). Idem dans Gaïa, mon amour, elle rugit, souffle, s’insurge : « la terre avec un petit “t” ? Moi, première et plus puissante de tous les dieux ! » Son corps, sa conscience, font partie d’un corps plus grand : « Parce que nous vivons dans le corps. Pas sur le corps, mais dans le corps. Et ce que nous faisons à la Terre, nous le faisons à nous-mêmes » (Raine 1988). En 1979, James Lovelock et Lynn Margulis14 ont recours à Gaïa, cette déesse primordiale de la mythologie grecque, pour nommer et théoriser l’hypothèse d’une planète organisme vivant s’autorégulant et se maintenant, dont tous les éléments sont interconnectés et interdépendants : la « communauté écologique » pour Margulis. Depuis, la figurante Gaïa est devenue une actrice incontournable de l’échiquier politico-artistique. L’artiste Crone expérimentée voit ainsi dans le temps qui passe un allié, plutôt qu’un ennemi, elle essaie de penser à hauteur de l’âge de la Déesse tellurique, d’un temps long, de façon transtemporelle. Ses productions accouchent d’autres choses que d’images autoréflexives d’un humain seul toujours au présent ou désolidarisé du reste du monde, passé et futur.
13Pour Rosenthal, la rupture ontologique remonte à ladite « révolution agricole du Néolithique », à l’appropriation de la terre, d’une certaine nourriture, autre qu’opportuniste qui prévalait partout jusque lors, à la domestication des animaux et des plantes :
Je pense que tout le problème a commencé il y a 10 000 ans, lorsque nous nous sommes éloigné·e·s de la nature et des animaux par le développement de l'agriculture et de l'élevage. […] En faisant cela, nous avons établi le modèle, le plan, pour la domination des femmes, pour la domination des autres tribus et peuples, pour la domination des animaux, pour la domination de la nature, et pour le rabaissement, le dénigrement et le mépris de tout cela, ainsi que pour notre propre corps. Tout ce qui s'apparente à la nature ou aux animaux est inférieur et doit être rabaissé. 10 000 ans, c'est très peu de temps dans l'ensemble, mais cette idéologie a été fortement renforcée dans ce court laps de temps par la théologie, la philosophie, le langage, etc. Nous sommes tellement imprégné·e·s de ce point de vue, toute notre civilisation a été construite sur lui, les guerres, l'esclavage, la misogynie et toutes sortes d'oppressions, tout cela vient de là. Nous sommes toujours complètement marqué·e·s par cette vision du monde. Tant que cela ne changera pas, je ne pense pas que beaucoup de choses puissent changer. (Neri 1995 : 9-10)
- 15 Cette approche est intéressante, notamment pour son aspect transhistorique et pour les nuances qu’ (...)
14De par ses déclarations et ses références aux déesses et temps archaïques, il nous apparaît notable que l’artiste baigne dans une culture matriarcale et celle, féministe, de la Déesse, particulièrement développée aux États-Unis. L’écoféminisme spirituel semble clairement l’inspirer. Les années 1970-1990 sont en effet un moment propice pour ces recherches. Par exemple, écrivant en 1979 à partir de l’anthropologie féministe notamment, l’autrice étatsunienne Elizabeth Fisher, faisait déjà remonter la grande césure à la période entre le Paléolithique et le Néolithique, le moment présumé selon elle du renversement du matriarcat par le patriarcat, le passage du nomadisme flexible à la sédentarité agricole accumulative, à la concentration d’animaux, au regroupement dans des cités (à la densité favorable aux pandémies). D’après Fisher, la domestication des animaux a servi de base aux autres asservissements, suivis par celui des femmes (Fisher 1979 : 190). Réduits à leur fonctionnalité et utilité, leur être à de la matière, ils sont une des premières formes de propriété privée (des « biens meubles », contrairement à la propriété foncière), y voyant le modèle de toutes les dominations et différences de classes, le point de départ des guerres. Françoise d’Eaubonne écrit quant à elle dès 1976 sur le sujet. Selon l’autrice, l’agriculture des hommes – faite à la charrue suivant un principe d’exploitation, par exemple en inventant l’irrigation planifiée : la terre n’est plus qu’une matière à labourer, à exploiter, dont il faut tirer profit – a succédé à celle des femmes, de type « quiétiste », à la houe, dans laquelle la fertilisation se faisait de façon naturelle et sacrée (d’Eaubonne 1976 : 46). Dans son magnum opus sur le sujet, Heide Goettner-Abendroth en parle comme de « la révolution fondamentale dans l’histoire de l’humanité » (Goettner-Abendroth 2019 : 43). Elle décrit les recherches matriarcales modernes et autochtones : « nouvelle science socioculturelle, une science qui intègre un nouveau paradigme » (70) comme transculturelles et s’intéressant aux sociétés dans leur diversité et globalité (y compris non humaine), pas uniquement occidentale, eurocentrée et urbaine15. Les sociétés matriarcales seraient donc basées sur les femmes, les mères, la vie (il ne s’agit pas d’un patriarcat inversé ou renversé, soit la domination des femmes sur les hommes qu’elle nomme gynocratie), une économie de partage, elles formeraient ainsi des « sociétés horizontales et non hiérarchisées de parenté matrilinéaire », des « sociétés égalitaires fondées sur le consensus » (20) et une économie de partage.
- 16 Selon d’Eaubonne (1976), il n’y a pas d’opposition à faire entre féminin et masculin, ni-même entr (...)
- 17 Née en Lituanie en 1921 et ayant fait sa carrière aux États-Unis (où elle meurt en 1994), Marija G (...)
- 18 Les fourmis ont inventé l’agriculture il y a 30 millions d’années, soit bien avant les humains. El (...)
- 19 Elizabeth Fisher avance sa théorie de l’évolution grâce au panier (The carrier bag theory of evolu (...)
- 20 De nombreuses (éco)féministes, queer notamment, fustigent la féminisation de « Mère Nature » où “M (...)
15Le matriarcat (ou la gynocratie, terme également préféré par d’Eaubonne qui n’y donne pas non plus le sens de domination par les femmes16) se constitue en « sociétés sacrées et des cultures de la Divinité féminine » (Goettner-Abendroth 2019 : 20). Ayant une véritable portée en Amérique du Nord, de surcroît dans certains milieux féministes, notamment de la côte ouest, l’archéologue Marija Gimbutas17 met à jour ce qu’elle nomme « culture préhistorique de la Déesse », à partir du Paléolithique et durant 40 000 ans. Les recherches de la scientifique menées sur plus de 3 000 sites et plus de 30 000 sculptures féminines, la conduisent à penser qu’à la Préhistoire de la « vieille Europe », des sociétés de culture « matristique » [son terme], pacifiques étaient généralisées. Ces communautés seraient à la base de découvertes telles que l’agriculture18 (d’abord la culture des céréales – évoquée par Rosenthal dans Gaïa, mon amour), le tissage, la vannerie19, la poterie, le feu, le pain, le vin et la bière, bref, de la culture au sens large, comme l’explique Fisher. L’archéologue définit ainsi trois fonctions majeures à la Grande Déesse : vie, mort, régénération (Gimbutas 2005). En résumé, pour Rosenthal, l’hypothèse Gaïa est donc aussi bien une façon de redécouvrir les mythologies féministes et la tradition matriarcale à laquelle elle semble tout à fait adhérer, de retricoter des narrations alternatives à celles dominantes, qu’une manière de nommer et d’appréhender plus intimement la Terre comme mère originelle, déesse mère (“Mother Goddess”), Grande Mère (“Great Mother”), Terre Mère (“Mother Earth”) ou Mère Nature (“Mother Nature”20).
16Les cultes mystiques (la Kabbale par exemple) inspirent également l’artiste. Dans The Others (1984), Quetzalcóatl, le serpent à plumes mésoaméricain, est associé au caducée gréco-romain et à Kundalini, point de yoga tantrique relatif à l’énergie féminine qui circule en spirale dans le corps, à la base de la colonne vertébrale (Cihuacoatl – ou « femme serpent » en Nahuatl – est la déesse de la Terre). Il symbolise l’éveil des consciences et la synergie avec le monde. Pendant la performance, Rosenthal danse tout en reproduisant les orbes du serpent et commente :
- 21 Ida, pingala et sushumna sont des nadis en yoga, les principaux canaux énergétiques.
- 22 Satori désigne l’éveil spirituel dans le bouddhisme zen.
Où en sommes-nous ?
À mi-chemin entre le rampant et le planant.
Le serpent et l'oiseau. La magie androgyne. La déesse phallique à col de cygne et à tête d'oiseau.
La luxure de la Terre. La puissance du ciel. Le serpent s'élève. L'oiseau glisse vers le bas.
La colonne vertébrale s'étend dans les deux sens. Le caducée avec ses deux canaux nerveux, l’« ida » et le « pingala », s'enroulant autour du passage central, le « sushumna »21 de la colonne vertébrale, la colonne d'Osiris. Deux serpents. La force chthonienne. Et l'oiseau, perché au sommet, le royaume supérieur de la conscience, libéré de la Terre, le troisième œil, le super-cerveau.
Le caducée est la polarisation des deux énergies. Le Quetzalcóatl est la concentration des énergies fusionnées ou satori22.
Le serpent et l'oiseau. Un raccourci vers l'illumination !
- 23 An (sumérien), divinité du ciel en Mésopotamie, était féminine et masculine. De même, Nout, la dée (...)
- 24 Incessant massacre des serpents, que laisse entrevoir le film Deadly charm of snakes (2020, 18 min (...)
17Tel que décrit par d’Eaubonne (1976), le serpent est l’emblème des cultures lunaires, passé de féminin à masculin lors du « grand renversement », de même que le Ciel (tandis que la Terre, perçue comme masculine, est devenue féminine23). L’animal sacré a culturellement évolué de consubstantiel et transcendance lunaire, à symbole de la « domination phallique » ou du Mal (46). Le recours régulier à l’ophidien chez Rosenthal, évoque les premières cultures féminines (tel l’Échidna grecque, la Mélusine médiévale, le serpent arc-en-ciel du panthéon Aborigène, lié à l’eau et la vie, la nure-onna japonaise, « femme humide », ou plus récemment la Mami Wata africaine), en aucun cas il ne faut y voir une référence à l’histoire de la haine du reptile24. L’artiste procède plutôt à la réhabilitation de l’animal rampant métaphore de la sagesse tellurique, de la régénération, de la réincarnation, du temps cyclique et continu, de la vie à la mort et vice versa – mère, matrice, tombe – invoquant la dyade mère-fille de Déméter (Cérès chez les Romains) et Perséphone (ou Coré, Proserpine en latin). Dans ses performances, les figures récurrentes du cercle, du tourbillon, du motif de la spirale et des formes sinusoïdales, participent de cette iconographie, comme plus tard l’ouroboros ou le signe infini, représentant la forme de l’univers (tore) où tout circule en continu.
- 25 Système philosophique antique dans lequel matière et vie sont liées et possèdent une âme.
18Parfois New Age, panthéiste, vitaliste, hylozoïste25, divinisant la Nature, aussi bien qu’animiste et totémiste, Rosenthal ne s’inscrit ni dans la tradition athée de l’art contemporain, ni dans celle des religions révélées de la transcendance, ayant formé des sociétés et des individus hétéronomes. Elle ne souscrit pas à l’arrogance des dieux du ciel – à la différence des entités du sol et opère ainsi un retour à la Terre dans son œuvre. À l’inverse du dieu masculin monothéiste exclusif et pénétrant, créateur de la nature, « grand architecte », « grand ordonnateur », extérieur à, la Déesse est immanente, elle est partout et en soi : ciel, terre, monde souterrain, elle ne sépare pas in et out, esprit et corps, ne divise pas sacré et profane. Polythéiste, prenant toutes les formes (animale, végétale, minérale, etc.), elle a tous les âges : jeune fille, mère, vieille femme (“Maiden, Mother, Crone”), trinité originelle de la Triple Déesse ou multiple divinité. Pour la critique de théâtre Alisa Solomon, l’artiste-médium passant entre les mondes, conductrice d’autres voix, de messages de l’au-delà, est d’ailleurs « Plus chamane qu’artiste de performance, Rosenthal est une Cassandre contemporaine, une prophétesse de la Terre, envoyée pour dramatiser notre destin tragique » (Solomon 1992). Notons toutefois que ladite princesse de Troie disait avant tout la vérité (elle est alèthomantis, prophétesse véridique), mais, maudite par Apollon à qui elle refusa ses faveurs, personne, malheureusement, ne la croirait jamais.
19En quasi-transe dans ses performances, Rosenthal semble ainsi devenir la messagère de Gaïa et des autres qu’humains. Una Chaudhuri (2001 : 229) évoque chez Rosenthal la « participation mystique » développée par l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl (1922) et reprise par Carl Gustav Jung pour définir l’identification à une entité archaïque et extérieure. Starhawk explique quant à elle que la transe n’est jamais figée, mais une manière ouverte de circuler :
Aujourd’hui, je ne vois plus la « transe » comme un état particulier, mais comme une multiplicité fluide d’états de conscience. Je sais que les êtres humains ne cessent d’entrer et sortir de ces états de manière naturelle et que ces états ont été connus et utilisés consciemment par les magiciens, les artistes et les guérisseurs pendant des millénaires. (Starhawk 2015 : 343-344)
20En bref, l’art de Rosenthal abonde en mythes et superstitions, en références aux diverses civilisations, au prémoderne, à la préhistoire, à ce qui est hors du temps ainsi qu’à la cosmologie. Pour elle, tout le merveilleux, l’inconnu de l’univers ne peut s’expliquer par le « rationalisme ». Les artistes font partie des personnes qui voient venir quelque chose auquel personne ne prend (suffisamment) garde, agissant comme des vigiles, possédant le troisième œil, l’œil intérieur, celui des sorcières, miresses et autres devineresses. Ainsi, l’art recèle chez Rosenthal un aspect prémonitoire, prophétique et divinatoire. Les cérémonies et rites artistiques recréés de toutes pièces, sont d’ordre mimétique, probablement aussi prophylactique (empêchant le mal) et apotropaïque (le détournant), mais assurément non sacrificiel. Pour l’heure, espérons que l’œuvre clairvoyante et clairconnaissante qui en résulte assume la fonction de talisman, protégeant de la perte de l’enchantement du monde voire de son anéantissement.
21De façon significative, d’innombrables artistes entrent aujourd’hui en résonance avec les thèmes abordés ici, renouvelés de multiples manières. Une filiation ou une sensibilité commune (éco)féministe est à envisager, sans avoir toutes les connaissances sur ces théories ou sur le travail visionnaire de Rosenthal (peu diffusé et quasiment inaccessible, comme nous l’avons mentionné). Au travers des quelques exemples de performances cités, nous avons ainsi montré l’ampleur des directions écoféministes prises par l’œuvre, tout comme la forte implication émotionnelle et physique de l’artiste, au centre de la création artistique, envisagée comme rite archaïque et sacré, redécouverte ou retissage d’une culture autre que patriarcale. Ainsi, Rosenthal démythifie autant qu’elle remythifie. Pour se distinguer des mythes phallocrates, de nouveaux mythes sont produits à partir des systèmes de significations des femmes : une mythopoésie dérivant de l’écoféminisme culturel. Cette opération passe par la redéfinition d’idées, de mots, de formes, une reconstitution de l’art. Transdisciplinaire, l’artiste s’est incarnée comme une figure majeure de son époque, ayant joué un rôle influent dans le développement de la performance, notamment grâce aux artistes féministes. Très tôt, elle a ouvert son travail au domaine du plus qu’humain, notamment grâce à des recherches interspécifiques ou en positionnant ses intérêts non pas sur le mondain de l'art, mais véritablement sur le monde, la Terre, voire le Cosmos. S’il nous semble primordial d’approfondir nos connaissances historiques de l’écoféminisme, étatsunien notamment mais pas seulement, et de ses vastes influences (anciennes, autochtones, païennes, etc.), redonner vie à ce mouvement, à son cœur même, soit l’amour du monde, opérer des rapprochements, susciter des collectifs au-delà des champs d’expertises catégoriels, nous paraît également des plus importants. L’art, domaine de toutes les déterritorialisations et des transitions, peut être un de ces espaces de rencontre, de mise en commun, de réflexion et d’expérimentation.
22Récemment, la personnification de la Terre a aussi été réinventée par Wangechi Mutu (née en 1972) dans le film d’animation The End of Eating Everything (2013, 8 min). Dans ce premier « collage devenu vivant » (Bech Dyg 2014), l’artiste kenyane a collaboré avec la chanteuse afro-étatsunienne Santigold, transformée en créature aux crocs acérés qui essaie de mordre des oiseaux-silhouettes noires, rappelant parfois Foodchain (1985) de Rosenthal, œuvre dans laquelle des gens se dévorent, eux-mêmes avalés par d’autres. Santigold évoque une déesse à la peau noire de l’Égypte ancienne, notamment grâce au maquillage de ses yeux (idem pour Rosenthal dans Gaïa, mon amour). Sa chevelure, méchée et animée, remémore celle de Méduse ou de la déesse inuit Nuliajuk. De nombreuses divinités et entités féminines semblent convoquées. Audre Lorde a montré (Lorde 1978 ; 1982) que ces idées sont aussi héritières des femmes et féministes autres qu’occidentales. Elle-même convoquait fréquemment Afrékété. Dans l’œuvre de Mutu, s’agit-il d’Isis l’Égyptienne ? De Nana Buruku, la combattante qui prend les vies ou des orishas Ochun, Oya, Yemaya, chez les Yorubas ? De Moomb, déesse créatrice des Kikuyu ? Ou encore de Minona, la gardienne des femmes chez les Fons du Bénin ? Le corps du personnage est une forme qui s’apparente à une masse, découvrant progressivement son territoire en mouvement : en fait une protubérance malade, chaotique et sombre, faite des corps humains et des rejets du capitalisme, son cancer. La Déesse est ici celle de la destruction, engloutissant ses ouailles.
- 26 filename: FUTURFAX a été commissionné par le Whitney Museum puis joué au Cleveland Performance Fes (...)
- 27 La mule est la femelle du mulet, animale domestiquée hybride et stérile, née d’un âne et d’une jum (...)
23Le climat du film est apocalyptique, la biosphère/écosphère menace, gangrénée par l’avidité, la cruauté, la stupidité de certains êtres humains. La protagoniste (Santigold) crache du sang et son corps finit par exploser. Plutôt que réflexion eschatologique sur l’Apocalypse et la fin du monde, l’œuvre semble s’intéresser à la perte annoncée et peut-être, à la fin d’un système autodestructeur qui s’apprête à laisser place à autre chose. En effet, une lueur d’espoir persiste, manifeste dans les petites cellules femmes-femelles, libérées lors de la conflagration/déflagration terminale ; un possible avenir afro-futuriste, voire éco et transféministe ? De même, Rosenthal, conclut dans The Others (1984) : « Nous revivifier est le seul espoir de notre espèce », espérant de tous ses vœux un profond changement pour le millénaire débutant. Il ne s’agit pas ici de résurrection ou de renaissance, mais de transformation. Dans filename: FUTURFAX26 (1992), Rosenthal reçoit un fax du futur lui annonçant qu’à force d’intoxications chimiques, il n’y a plus d’art et plus que des femmes incapables de reproduire l’espèce (appelées « mules27 »). Homo sapiens va inévitablement s’éteindre. « Vivant ou mort, c'est du pareil au même pour moi » dit Gaïa (L.O.W. in Gaia, 1986). Au niveau de l’univers, plausiblement habité, il semble bien que la disparition d’une espèce terrestre parmi d’autres soit anecdotique. L’artiste tombe raide morte à la fin de la lecture du sinistre présage, tuée par des hooligans venus lui dérober les trois carottes qu’elle avait eu tant de mal à se procurer. Fin de la représentation, réintégration d’une autre échelle, retour à l’ici et maintenant.