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Chanter l’écologisme dans le Japon de l’après-Fukushima : l’ambivalence de la musique écoféministe chez UA

Singing Ecology in Post-Fukushima Japan: The Ambivalence of UA’s Ecofeminist Music
Chiharu Chujo

Résumés

Au Japon, l’écoféminisme s’est vu longtemps dénigré par les milieux féministes. Depuis les années 1980, nombre de critiques japonais·es ont reproché à l’écoféminisme de partir de fondements essentialistes. Mais depuis la catastrophe de Fukushima, les féministes ont entrepris de le reconsidérer du point de vue de l’éthique du care. Par ailleurs, des témoignages des musiciens opposés au nucléaire ou aux politiques menées par le Japon, ont conduit des chercheurs à mettre en lumière le rôle prépondérant de la musique dans les mouvements sociaux du Japon post-Fukushima. Cet article présente l’une des musiciennes japonaises engagées, UA (1972-), célèbre chanteuse électro-pop, pour son combat antinucléaire et écologiste dans le Japon contemporain. Si l’image d’UA dans les mouvements écologistes et pacifistes demeure vivace, la musicienne se montre ambivalente : celle-ci semble reprendre à son compte les aspects les plus essentialistes et polémiques du discours écoféministe. La chanteuse estime que la conscience écologique des femmes est directement liée à leur corps (à leur utérus), lui-même connecté à la terre, sans élaboration plus précise. En analysant les performances d’UA au prisme du débat autour de la conception écoféministe, nous évaluerons si l’aspiration éco-féministe émane spontanément de la musicienne, ou si une certaine forme de négociation avec le scepticisme vis-à-vis de l’écoféminisme se dissimule au contraire dans sa posture.

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Texte intégral

Notes sur la translittération

Les mots japonais sont transcrits dans le système Hepburn modifié :

e se prononce [e] (fermé)
u se prononce [u] comme le « ou » en français (chou, genou…) etc.
g se prononce [g] comme dans guitare, guérison, gamme etc.
h est toujours aspiré
• le r est proche du « l » français
• les voyelles longues sont rendues par un accent circonflexe, ex : Tôkyô
• la nasale ん/ン est transcrit par un n, éventuellement séparé par un point si elle est suivie d’une voyelle
• les consonnes géminées sont indiquées par le doublement de la consonne, ex : gakkô
• Pour les noms japonais, le patronyme précède toujours le prénom conformément à l’usage local, ex : Imawano Kiyoshirô

Introduction

  • 1 Certains apports théoriques, comme ceux de Val Plumwood ou de Karen Warren, soutiennent ainsi que (...)

1Si l’écoféminisme a essuyé dans les années 1980 le feu des critiques de certaines féministes, il semble aujourd’hui ré-émerger. À travers les discussions sur son ambiguïté tant dans la définition que le positionnement (voir par ex. Birkeland 1993 ; Leahy 2003 ; Larrère 2012 ; Benquet et Pruvost 2019), ce mouvement, qui pointe la responsabilité paradigmatique de la domination exercée à l’échelle mondiale sur la condition féminine, tend à élaborer une perspective alternative orientée vers une libération grâce à la force de toutes les femmes1. Par ailleurs, on observe depuis plusieurs années des tentatives de reconsidération de l’aspect « spirituel »affirmant que la Terre est vivante, qu'elle est Gaïa, et que les êtres vivants y constituent une communauté interdépendante. Cet écoféminisme est tantôt associé à un écoféminisme « culturel », lequel valorise l'intuition et les interrelations entre les êtres vivants et la nature « à travers la renaissance de rituels anciens centrés sur le culte des déesses, de la lune, des animaux et du système reproductif féminin » (Merchant 2005 : 202 [traduit par l'auteure]).

  • 2 Au début du XXe siècle, la question de la maternité se trouvait au centre des débats féministes ja (...)
  • 3 En 1918, Yosano Akiko (1878-1942), célèbre poétesse et écrivaine, s’opposa au concept de « bonne é (...)
  • 4 Pour l’exemple, le Congrès de mères fut créé, en juin 1955, sous la houlette des féministes comme (...)

2Dans le cas du Japon, un nombre conséquent de femmes ont montré une sensibilisation politique à la question environnementale, notamment au sujet de l’industrialisation, de la production ou de l’énergie nucléaire, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (Gonon 2015 : 154). Pour autant, l’alliance entre écologisme et féminisme ne semble avoir porté aucun fruit dans ce pays aujourd’hui considéré comme l’un des plus industrialisés et économiquement puissants dans le monde. Le Japon, de plus, est régulièrement pointé du doigt pour sa vision conservatrice de la femme : en 2020, il est classé 121e sur 153 pays (la France est 15e) dans le rapport annuel du Forum économique mondial (WEF) sur les inégalités entre hommes et femmes. Par ailleurs dans une société imprégnée par conception animiste, le corps féminin et la Nature sont reliés par le culte de la maternité (Maruyama 2000) qui s’appuie sur une notion holistique selon laquelle la Terre mère « transcende, subsume et génère à la fois mâle/masculinité et femelle/féminité » (Hagiwara 2014 : 123-124). Bien qu’on observe de telles conceptions dans d’autres cultures (voir par ex. Waters 1963), elle contribue, au Japon, à donner une place singulière à la maternité dans l’écologisme2. Malgré l’existence d’un débat sur l’essentialisation du corps féminin à travers la maternité3 et du féminisme sur le territoire japonais depuis plus d’un siècle (Véra 2003 ; Shigematsu 2012 ; Lévy 2014), la naturalisation et l’objectification du corps féminin, à ce point ancrées dans la société, consolident depuis des décennies les normes de genre dans le monde du travail, des médias et de la politique. La division sexuée des rôles sociaux est toujours considérée comme légitime (Nishimura 2016) et la maternité devient un facteur dans l’engagement politique, notamment pour ce qui concerne l’aspect écologique chez de nombreuses Japonaises4.

  • 5 Aoki formule une critique de la société industrielle à l’aune d’une ontologie des femmes fondée su (...)
  • 6 Pour ce philosophe autrichien, la notion de genre se distingue de celle suggérée par les féministe (...)

3Dans ce contexte social, l’écoféminisme, introduit par la critique littéraire Aoki Yayoi dans les années 1970, se voit dénigré depuis les années 1980 par certain·es féministes japonais·es5. Aoki Yayoi se réfère à la théorie critique du philosophe autrichien Ivan Illich qui dénonce la destruction des différences de genres, car selon lui complémentaires et représentant le rapport de « dualité » des deux sexes d’une culture concrète dans une communauté donnée6. Ce positionnement d’Aoki suscita une forte opposition de la part des féministes japonais·es – progressivement gagné·es par le féminisme radical, marxiste ou libéral – qui critiquèrent son dualisme Nature/Civilisation, renvoyant finalement la position des femmes à la dichotomie traditionnelle des sphères privée et publique (Yokoyama 2007 : 26-27).

4Si le débat qui eut lieu au Japon à cette époque ne porta pas tant sur le rapprochement esquissé par l’écoféminisme entre la condition féminine et celle d’êtres vivants non humains, c’est à partir des années 2000 que les milieux académiques commencèrent à aborder non seulement cette question, mais aussi le débat sur le positionnement des différents courants écoféministes (Yokoyama op. cit.). Certains travaux (Maruyama op. cit. ; Gonon 2015) signalent la nécessité d’examiner l’applicabilité théorique du courant écoféministe au cas du Japon, où la croyance animiste aurait généré une notion holistique sur le lien entre le corps féminin et la nature sans réduire celui-ci à l’essentialisation. D’autres travaux, comme l'article de Maedomari-Tokuyama et Tokuyama (2013), l’appliquent à la situation sociale du Japon des années 2010, et plus particulièrement depuis le 11 mars 2011, quand une partie de la population japonaise – majoritairement féminine et mères de famille – prit conscience du danger atomique découlant de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi (ou F1) (Ida 2016). Ils suggèrent que la théorie écoféministe (socialiste) pourrait contribuer à la formation d’une perspective critique face au développementalisme patriarcal, dont découle l’accident de F1. Or, conscient·es d’un édifice social hypernormé quant à la place des femmes au Japon, certains chercheur·es comme Kimura et Takano (2014 : 112) ou féministes académiques, notamment libérales/aux, comme l’éminente sociologue Ueno Chizuko, se sont montré·es réservé·es à propos de la théorie écoféministe, et plus particulièrement de l’écoféminisme culturel, au point de soulever un débat avec les militantes écologistes (Yokoyama op. cit.).

Les musiciennes et l’écologie 

  • 7 Exceptée Katô Tokiko (1943-), musicienne engagée faisant partie de la génération des années 1960, (...)

5Dans l’univers de la musique, ce sont davantage les musiciens qui, depuis la catastrophe de Fukushima, portent haut la bannière pour la cause écologique (Manabe 2015). En effet, il existe dans les milieux des artistes engagés, une sorte d’exclusivisme fondé sur l’entre-soi de genre, compte tenu de la présence marginale des femmes en ce domaine. Ainsi, certaines musiciennes écologistes, si peu nombreuses qu’elles soient, semblent de leur côté s’appuyer souvent sur un aspect spirituel, mentionné supra, voire animiste7. De ce fait, contester le nucléaire en tant que femme artiste est souvent – et d’autant plus que les mères se sont engagées dans la voie de l’écologisme – apparenté à une « apolitisation des femmes » (Biehl 1991) : en s’appuyant sur une maternité qui prônerait la spiritualité animiste ou le mysticisme, ce positionnement est considéré comme un moyen d’éloigner les femmes de la sphère politique.

  • 8 Pour ne mentionner que quelques artistes jugées écoféministes : Ann Rosenthall, Agnes Denes, Nancy (...)

6Or, les revendications écologiques des musiciennes ne sauraient se réduire à une essentialisation du corps féminin. Ces dernières décennies, les pratiques culturelles, voire artistiques8, occupent une place importante dans la conscience écologique et féministe (Orenstein 2003 ; Wildy 2011), si bien qu’elles pourraient devenir une contre-culture en porte-à-faux avec les pratiques culturelles oppressives s’exerçant sur les femmes d’une « façon hégémonique » (Carlassare 2000 : 100), et servir d’intermédiaire entre plusieurs « sous-courants » souvent considérés comme incompatibles, tels que l’écoféminisme socialiste ou l’écoféminisme culturel. Nous avons à cet égard choisi de nous intéresser aux formes d’expression d’UA (1972-), auteure-compositrice-interprète célèbre au Japon, à propos du rapport entre femmes et écologisme. Alors que cette musicienne s’exprime publiquement à propos de son engagement écologique, on ne constate jusqu’à présent aucune réaction, fussent-elles négative ou positive, de la part des écoféministes et des féministes au Japon. Cet état de fait confirmerait l’ancrage opiniâtre d’un regard sceptique – si ce n’est d’un certain mépris – de la part d’une majorité de féministes japonais·es envers l’écoféminisme, même près de dix ans après la catastrophe de Fukushima, et ce malgré l’engagement à grande échelle des mères japonaises. L’objectif de notre contribution consiste ainsi à mettre en lumière le versant culturel de l’écoféminisme au Japon et, en examinant les postures qui s’y expriment, à remettre en perspective l’écoféminisme d’aujourd’hui. En analysant dans un premier temps ses œuvres et son discours au prisme du débat autour de la conception écoféministe, puis en les situant dans la théorie de l’éthique du care, nous évaluerons quel potentiel de négociation (ou de remise en cause), son positionnement recèle par rapport au regard négatif porté au Japon sur l’écoféminisme.

1. L’écologisme poétique chez UA

  • 9 En swahili, le substantif ua signifie à la fois « fleur » et « mort ».
  • 10 Son premier album se hissa dès 1996 au troisième rang des meilleures ventes annuelles de disques, (...)
  • 11 Selon Shimao, l’archipel du Japon se situerait sur la même lignée d’archipels de l’océan Pacifique (...)

7UA a débuté sa carrière de musicienne dans les années 1990. Mélangeant R'n’B, électro et pop, cette artiste au nom insolite9 a rapidement attiré l’attention du public au Japon10. Toutefois, malgré sa popularité, elle a toujours soigneusement tenu à conserver ses distances avec l’industrie du disque. En tant que fille d’une Japonaise d’Ôshima – île principale de l’archipel d’Amami, entre les côtes du département de Kagoshima et l’archipel d’Okinawa –, la chanteuse est animée par la question de l’insularité, soit la « configuration, [l’]état d’un pays composé d’une ou de plusieurs îles » (Pelletier 1992 : 29-32 ; 1997 ; 2011 : 59) – ou, selon l’écrivain Shimao Toshio (1917-1986), le rassemblement d’une multitude de communautés pour se libérer de « l’uniformité ferme » (katai kakuitsusei) incarnée par la notion d’État11.

  • 12 UA fait notamment partie de l’« Association pour la défense de l’article 9 de la Constitution » (K (...)

8En 2002, au tout début de la guerre d’Irak, l’artiste sortit un album conceptuel intitulé Dorobô [Voleur], pétri de colère et d’indignation. En 2004, elle commença à écrire de la musique « pour les autres » avec l’album SUN, avant de s’engager dans l’exploration des problématiques écologiques avec son septième album, Golden Green (2007), qui traite de la situation de Tuvalu, une île polynésienne menacée par la montée des eaux et vouée à disparaître dans les décennies à venir. L’artiste se fit également connaître pour son engagement politique dans de nombreuses activités antinucléaires et antimilitaristes12.

  • 13 Le poète Roumi, ou Djalāl ad-Dīn Muḥammad Balkhi (1207-1273), fut également un juriste et un théol (...)
  • 14 L’artiste travaille sur cet album avec un groupe composé de musiciens balinais.

9Son style musical, notamment à partir de SUN, gagne petit à petit en ethnomusicalité par un recours abondant à des instruments venus du monde entier, accentuant sa singularité sonore dans l’univers de la musique R'n’B et pop. Sa rencontre avec la poésie du lettré perse Roumi13, dont la conception de la vie l’a profondément inspirée, aurait beaucoup joué dans l’esthétique de cet album. Celui-ci se démarque de ses précédents répertoires par l’usage d’une grande variété d’instruments musicaux : outre les instruments « classiques » (piano, guitare, batterie), UA introduit des sons de sitar, de gamelan14, qu’elle mélange avec des instruments électriques. Nous ne nous attarderons pas sur l’ethnomusicalité développée dans cet album, mais soulignerons néanmoins que le gamelan, instrument caractéristique de la musique javanaise et balinaise, symbolise dans la culture de Bali l’univers tel qu’il a été conçu. L’artiste utilise par conséquent ces instruments, culturellement « situés » et d’une grande richesse symbolique, pour donner corps aux forces et concepts abstraits, comme la nature (UA et Kawaguchi 2007 : 33). En accordant une place conséquente (un tiers des pistes de l’album) à cette instrumentation particulière, qu’elle accompagne de voix imitant des cris d’animaux, UA se livre à une célébration poétique de l’univers qui n’est pas sans rappeler la démarche de Björk dans son album Biophilia (2011), où l’artiste se réfère notamment aux « histoires anciennes », aux « mythes », aux récits traditionnels ancrés dans les cultures humaines. La scène est un autre terrain sur lequel s’exprime l’originalité artistique d’UA, laquelle n’hésite pas à imiter des cris d’animaux et à se déguiser en personnages fantastiques, en écho aux paroles métaphoriques de ses chansons.

  • 15 Dans ce même entretien, UA explique qu’elle faisait déjà partie d’une association luttant contre l (...)
  • 16 Le reportage à propos de ce concert mis en ligne le 23 octobre 2012 (Okamoto 2012). Le clip de cet (...)
  • 17 Imawano avait alors tenté de sortir un album de reprises pour protester contre le nucléaire, leque (...)

10Son engagement écologique ne s’est pas arrêté à la célébration de la nature ; il s’est ensuite dirigé contre le nucléaire. Après le tremblement de terre et le tsunami qui dévasta les côtes orientales de la région Nord de l’archipel le 11 mars 2011, UA ne tarda pas à comprendre les risques sécuritaires pesant sur la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Consciente des possibilités d’irradiation, elle quitta Tôkyô sans délai avec sa famille pour gagner dès le lendemain – jour de l’explosion du premier réacteur – la ville de Nagoya, dans la partie centrale de l’archipel (UA 2016). Elle s’installa par la suite au nord-ouest de l’île principale du département d’Okinawa, le plus méridional du Japon15, et bien connu pour la richesse de sa biodiversité. Avant de finalement déménager au Canada : aujourd’hui, elle et sa famille habitent une « petite île » de ce pays. En 2012, la musicienne présenta dans un festival musical une reprise de Love Me Tender16, l’une des plus célèbres chansons d’Elvis Presley (Okamoto 2012). Il s’agissait plus précisément d’une reprise déjà existante, que l’excentrique et célèbre musicien rock Imawano Kiyoshirô (1951-2009) avait arrangée en 1988, juste après l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl17. Cette version, dont Imawano avait totalement changé les paroles, attira par sa causticité l’attention du public sur les risques du nucléaire. Le refrain “Love me tender” fut en effet transformé en « Nani itten dâ » [Mais qu’est-ce que vous nous chantez, là ?], tout en restant fidèle au rythme syllabique, que nous reproduisons ici en alphabet latin pour faciliter la comparaison avec la reprise d’UA.

Nani ittendâ
Fuzakenjanê
Kaku nado iranê
Nani ittendâ, yoseyo
Damaseya shinê
Nani ittendâ
Yametokina
Ikura rikutsu wo konetemo
Honno sukoshi kangaerya
Ore nimo wakarusa
Hôshanô wa iranê
Gyûnyû nomitê
Nani ittendâ
Kane kaese
Me wo samashina
Takumi na kotoba de ippanshomin wo
Damasôto shitemo
Honno sukoshi bareteru
Sono kuroi hara

Mais qu’est-ce que vous nous chantez, là ?
Vous vous foutez de nos gueules ?
On n’a pas besoin du nucléaire
Mais qu’est-ce que vous nous chantez, là ? Ça suffit !
On n’est pas dupes !
Mais qu’est-ce que vous nous chantez, là ?
Mieux vaut arrêter tout ça !
Vous avez beau jouer aux experts
Y m’suffit de réfléchir deux secondes
pour piger
On n’a pas besoin de radiations
Moi, j’veux boire du lait.
Mais qu’est-ce que vous nous chantez, là ?
Rendez-nous nos impôts !
Réveillez-vous !
Même si vous cherchez à rouler le petit peuple dans la farine avec vos boniments
On a quand même un peu grillé
Votre sournoiserie
Love Me Tender (reprise), Imawano Kiyoshirô, 1989

UA, déjà très proche d’Imawano avant la catastrophe de Fukushima, apporta à sa version quelques modifications de circonstance :

Nani ittenno
Fuzakenaide
Kaku nado iranai
Nani ittenno, yoshite
Damaseya shinai
Takumi na kotoba de ippan shomin wo damasôto shitemo
Kondo no koto de barechatta
Sono kuroi hara

Mais qu’est-ce que vous nous chantez ?
Vous vous fichez de nous ?
On n’a pas besoin du nucléaire
Mais qu’est-ce que vous nous chantez ?
Ça suffit ! On n’est pas dupes !
Même si vous cherchez à rouler le petit peuple dans la farine
Avec vos boniments
Ce qui s’est passé a bien fini par révéler
Toute votre sournoiserie
Love Me Tender (reprise no 2), UA, 2012

  • 18 Cela ne signifie bien évidemment pas que cet individu s’assimile complètement au genre représenté (...)
  • 19 Plus précisément à Takae, une ville située au nord du département d’Okinawa, où le gouvernement ja (...)

11La langue japonaise s’attache encore aujourd’hui très fortement aux marqueurs genrés, notamment dans le langage écrit : les désinences verbales indiquent par exemple directement le genre du locuteur18. Tout en demeurant fidèle à la reprise d’Imawano, UA féminise le ton de la chanson en changeant la forme du langage : aussi « nani itten  » devient-il « nani itten no », tandis que « yose yo » se transforme en « yoshite ». Cette volonté de féminiser le discours peut être interprétée comme une intention de traduire l’engagement croissant des « mères » dans les mouvements antinucléaires observés depuis le 11 mars 2011, et évoqués en introduction. Le clip de cette reprise nous conforte dans cette interprétation : UA y implique de nombreuses femmes (dont une majorité de mères établies à Okinawa19) qu’elle laisse chanter, et auxquelles elle accorde le plus de visibilité possible pour exprimer leur contestation.

12D’autres différences distinguent sa reprise de celle d’Imawano. Le dernier vers du premier couplet, « ce qui s’est passé », évoque bien évidemment l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi et ses conséquences. Là où Imawano s’est contenté d’ironiser sur le consensus existant autour d’une énergie nucléaire « sans danger » – car entendue comme « une utilisation pacifique de l’atome » –, UA dénonce le nucléaire en changeant radicalement les paroles du deuxième couplet.

Nani ittenda
'zakenjanaiwayo
Kaku nanka irande
Honno sukoshi kangaetara
Mama nimo wakannen

Mais qu’est-ce que vous nous chantez ?
Vous rigolez, ou quoi ?
On n’a pas besoin du nucléaire !
Il suffit d’réfléchir deux secondes
Même maman comprend !

13De plus, UA anime la chanson en durcissant le ton dans le deuxième couplet, et en basculant dans des reproches presque insultants (« mais vous rigolez, ou quoi ? » / vous rigolez, ou quoi ? »). Le langage argotique sert ici à exprimer le plus fidèlement possible un ressentiment populaire, en l’occurrence celui des femmes. Le deuxième vers montre que ces contestations sont celles des mères, qui s’inquiètent des risques d’irradiation. Il revêt une double connotation : la désignation péjorative « les mamans aussi » exprime à demi-mot le mépris social à l’encontre des mères, cataloguées comme ignorantes, et de fait, exclues de la sphère politique. UA utilise cette expression à la manière d’une antiphrase dont l’ironie sous-jacente permet de porter la voix indignée de toutes ces mères bien conscientes de la volonté politique d’étouffer leur indignation.

14C’est précisément sur ce point que cette reprise d’UA se démarque de la majorité des chansons protestataires ayant vu le jour au Japon depuis 2011 : elle porte réellement la voix de toutes ces mères soucieuses et ignorées par le pouvoir politique. On pourrait se contenter d’une analyse très simpliste liant cette contestation au statut maternel de ces femmes préoccupées, ce qui les réduirait à un rôle de procréatrices inquiètes pour leur descendance. Or, UA nous explique sa conception personnelle de la maternité, et la raison pour laquelle elle a voulu l’intégrer dans son engagement social et politique :

  • 20 UA, dans son entretien avec Amritara, op. cit.

C’est de manière inconsciente, toujours, que je cherche ce que la maternité signifie pour moi. […] C’est à mon avis davantage une question d’attitude, que l’on adopte dans sa quête d’un idéal. Pour moi, la maternité n’est pas simplement passive ; c’est la recherche d’un idéal, c’est un travail plein de dignité, tourné vers une vision harmonieuse des choses. Et je trouve que ceux qui ont cette dignité sont de très belles personnes20.

15Nous pouvons constater qu’UA se détache d’une conception monolithique de la maternité « passive » ; pour elle, la maternité n’est pas une essence, une chose nécessaire pour combler un manque et s’approprier l’Autre, ou s’intégrer à la société. Il s’agirait plutôt d’un élément du sujet, d’un processus permettant de développer sa propre subjectivité, « l’effort de transformation d’une situation vécue en action libre », si nous empruntons l’idée d’Alain Touraine (1994 : 23).

16Cette posture holistique d’UA, dans le lien qu’elle tisse entre l’univers et le corps féminin, s’apparente en effet à celle de nombreuses femmes engagées politiquement contre le nucléaire au Japon. Nous nous attarderons dans la partie suivante sur cet enjeu de la maternisation de l’engagement, et sur la posture d’UA par rapport à ce débat.

2. Le débat sur l’engagement des mères dans les mouvements antinucléaires et le défi d’UA

  • 21 Le terme hibakusha désigne les survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki en (...)

17Après la catastrophe de Fukushima, on a pu constater que les mères détenaient souvent les rôles décisionnels dans une majorité d’associations de soutien aux déplacés et dans les collectifs de plaignants à l’origine d’actions en justice relatives à des questions d’indemnisation (McCurdy 2012). À ce sujet, l’historienne et hibakusha21 Kanô Mikiyo signale que le statut de « mère » est toujours revendiqué par les femmes impliquées en politique (2013). Pour que leur action et leur engagement soient reconnus dans la société civile japonaise, il faut en effet qu’elles justifient leurs actes par leur maternité, qui leur procure e une légitimité en tant que garante des intérêts et de la protection de leurs descendants.

18Si les mères déplacées ou autoévacuées du secteur contaminé font souvent l’objet d’articles dans les médias de masse – qui leur apposent invariablement l’étiquette de « mères victimes » –, celles qui sont restées à l’intérieur de cette zone sont quant à elles souvent condamnées par l’opinion publique pour avoir exposé leurs enfants à la radioactivité (Ôhashi 2012 : 144). Cet opprobre s’explique par le lien systématiquement établi entre la notion de « protection de la vie » et l’image de la mère supposée se dédier à la protection de ses enfants, comme l’évoque Kanô. La chercheuse souligne ainsi que ce discours, s’il permet à certaines femmes de s’intégrer dans la société civile, exclut dans le même temps toutes celles qui ne font pas partie de la catégorie des « mères ». Notons que ce genre de critiques furent déjà observées après les événements de Hiroshima et Nagasaki : depuis la bombe atomique, féminisme et mobilisation antinucléaire des femmes ne semblent pas constituer une seule et même lutte. Après Hiroshima et Nagasaki, certain·es féministes japonais·es comme Kanô se montrèrent réticent·es à l’idée que la maternité soit directement liée à l’idée de « protection de la vie ». Pour la majorité des féministes, revendiquer le droit à la sécurité au nom des mères induit de fait une essentialisation de la maternité – un discours qui persiste encore à l’heure actuelle. La critique et spécialiste des études de genre Matsumoto Mari note à cet égard l’attitude sceptique des féministes vis-à-vis des mouvements antinucléaires de mères. Selon cette dernière, « les féministes japonaises se méfiaient particulièrement des femmes ordinaires qui manifestaient et s’engageaient dans la politique en tant que “mères” » (2011).

19La spécialiste en sciences de la vie et féministe Ôhashi Yukako défend pour sa part l’idée que les mouvements féminins de l’après-Fukushima seraient bien plus riches que ce que laissent entendre les propos rapportés par les médias ou personnes extérieures à ces mouvements. Les femmes engagées ne partagent effectivement pas toutes la perspective « maternaliste » imposée par la société. Ôhashi relève également que ces femmes, soit parce qu’elles n’ont pas pu avoir d’enfants, soit parce qu’elles n’ont pas voulu en avoir, semblent se montrer quelque peu distantes et circonspectes à l’égard de celles qui sont mères, estimant ne pouvoir partager les mêmes revendications. Bien évidemment, il se trouve également des mères rejetant l’idée que l’engagement antinucléaire soit fondé sur la maternité. En tenant compte de la diversité des postures chez les femmes impliquées dans ces mouvements, Ôhashi suggère l’existence de multiples identités – même chez les mères, dont le statut social est souvent réduit au discours uniformisant des autorités ou de la société.

  • 22 UA évoque également sa grossesse comme raison supplémentaire à la longue « gestation » de cet albu (...)
  • 23 Le terme « Japonésie », selon Philippe Pelletier, renvoie par ailleurs à « un ensemble archipélagi (...)

20Aussi scandalisée qu’inspirée par la catastrophe de Fukushima, UA mit six ans à créer un disque faisant la part belle à la connexion entre femme et nature, œuvre qu’elle intitula JaPo22 (2016). Ce dernier terme s’inspire du mot « Japonésie » (Japonesia) inventé par Shimao Toshio pour désigner l’archipel du Japon23. Originaire de l’archipel d’Amami et sensible aux problématiques des îles d’Okinawa, UA trouve dans la question de la délocalisation une source d’inspiration artistique :

[Je cherchais] un mot qui ne désignerait pas cet État qu’est le Japon, mais cet archipel constitué d’une myriade d’îles. Un mot qui donnerait une image de la manière dont les multiples cultures locales se reconnaissent toutes les unes les autres, et forment un superbe arc. Aujourd’hui, le capitalisme accélère la mondialisation, et brise l’unicité de ces régions. J’ai donc voulu mettre en exergue leurs richesses. (2016)

  • 24 UA avait déjà utilisé le dialecte d’Amami dans les textes de son album Golden Green (2007).

21Son attachement au Japon « local », et notamment aux communautés insulaires des archipels méridionaux, s’incarne dans la langue qu’elle invente à cette « Japonésie », où le dialecte d’Amami24 se mélange à l’anglais. En déclarant que « le capitalisme accélère la mondialisation », UA prend également parti contre le néolibéralisme. Après être passée d’une forme d’engagement diffus à un militantisme assumé, l’artiste a pris conscience du lien étroit entre économie de marché et crise climatique, transformant sa musique en moyen d’engagement concret (ibid.).

  • 25 La chanteuse explique employer la langue du Hotsuma Tsutae, un poème épique en jindai moji (écritu (...)

22La première piste de l’album, AUWA, symbolise cette implication de l’artiste. Avec une musique polyphonique, très énigmatique, mais légèrement mélancolique, UA témoigne de son engagement. La chanson ne fait pas explicitement référence à l’écologie ou au capitalisme, mais UA met en avant trois thématiques majeures, à commencer par les langues anciennes ou locales. Attirée par l’« impact illogique » (UA op. cit.) que l’ancienne langue du Japon préhistorique exerce sur son corps, UA insère en effet dans son texte des yamato kotoba25. Les strophes en langue ancienne ne sont pas structurées syntaxiquement, mais composées de mots juxtaposés dont la sonorité renvoie à l’idée centrale de l’œuvre, l’auwa, ou « centre de l’univers » en yamato kotoba. Selon l’artiste, l’effet sonore et rythmique produit par cette langue ancienne et par les dialectes symboliserait l’héritage des populations d’avant l’histoire. Par ses chansons, la musicienne se pose comme le « médium » d’un « grand écoulement du temps » ; pour elle, chanter dans ces langues lui permet de transcender la temporalité (ibid.).

  • 26 Une invocation plus perceptible encore dans le titre JAPONESIA, dont les strophes en anglais compo (...)
  • 27 L’artiste insère également dans la strophe un jeu de mots avec ai, « l’amour », dont elle emploie (...)
  • 28 UA introduit pour la première fois dans le clip de Golden Green cette chorégraphie composée, entre (...)

23L’attrait d’UA pour cette langue ancienne renvoie en deuxième lieu à sa vision du monde animiste. Les termes employés dans la partie en yamato kotoba, tout comme sa façon de scander ces strophes, évoquent et invoquent les divinités de la nature26, symbolisées par diverses couleurs (bleu, blanc et arc-en-ciel27), liées à la réfraction de la lumière qui trouve son incarnation physique dans notre « corps ». Ce qu’illustre la chorégraphie de l’artiste dans le vidéo-clip du titre : vêtue de vert, UA accomplit un mouvement ondulatoire avant de brusquement s’immobiliser. Le fort contraste entre ces mouvements énergiques de funambule et l’immobilité de l’arrière-plan semble renvoyer à une forme végétale, et amener le spectateur à repenser sa conception de l’univers et son rapport au divin. On peut voir, à travers ces formes d’expression corporelle entremêlées d’effets visuels terrestres et cosmiques, une célébration de la Terre et de sa biodiversité – un cadeau dont l’humanité est certes dépendante, mais qui semble n’être qu’un jouet entre les mains des hommes28.

24La troisième idée de la chanson est celle de l’amour inconditionnel et universel, l’agapè grecque. Dans la strophe suivante, UA montre explicitement quelle importance revêt cette notion dans sa conception de l’univers :

Love is a thing we can see reflecting
Our body is an expression of light You’re free to be anywhere in the universe
The place you lay your head down is where you’ll be

L’amour est une chose que nous pouvons voir se réfléchir
Notre corps est une expression de la lumière
Tu es libre d’aller partout dans l’univers
L’endroit où tu poses ta tête sera le lieu où tu te trouveras

  • 29 Le storgisme, provenant du terme grecque strogê (στοργή, tendresse paternelle ou filiale), est la (...)

25Pour UA, une vision élargie de l’amour amène un individu à « écouter le monde », c’est-à-dire à prendre conscience des besoins de la Terre : c’est au travers de l’amour que « nous pourrons mener une réflexion » sur la situation environnementale. Mais l’artiste conçoit également l’amour dans sa dimension storgique29, c’est-à-dire celui de l’amour familial, qu’évoquent les quatrième et cinquième chansons de JaPo, dédiées à l’amour qu’un être peut éprouver pour ses enfants. Ces deux aspects de l’amour que sont agapè et storgê forment indubitablement pour UA une continuité. Qu’il soit agapique ou storgique, seuls l’amour et son abstraction permettent à UA d’incarner sa « prière » et d’appeler à une société moins dégradante que celle qu’elle perçoit (UA op. cit.). Enceinte de son troisième enfant au moment de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, sa volonté de protection des générations futures constitue l’une des motivations centrales de son engagement écologique, à l’instar d’une grande partie des mères engagées en politique après la catastrophe de Fukushima. Pour la musicienne, une telle prise de conscience est « inhérente » au corps féminin, littéralement porteur de vie :

Je me suis demandé si la maternité, finalement, n’était pas plus importante que jamais à notre époque. Puisqu’elles possèdent un utérus, les femmes portent instinctivement en elles l’univers. Même si une personne mène une mauvaise vie sur le plan alimentaire, elle se confronte tout de même à la vie en accouchant. (2013)

  • 30 Située au nord de la principale île d’Okinawa. Le déménagement de cette base vers Henoko, une quar (...)

26L’artiste semble reprendre à son compte les aspects les plus essentialistes qui font polémiques dans le discours écoféministe : comme nous l’avons relevé dans les pages précédentes, la chanteuse estime que la conscience écologique des femmes est directement liée à leur corps (à leur utérus), lui-même connecté à la Nature, sans plus d’élaboration. Il importe toutefois de noter que son engagement écologique s’est davantage construit en rapport avec une remise en question du système capitaliste néolibéral, qu’avec la maternité. Sa vision semble sur ce point plutôt s’apparenter à la conception de « mère » développée par exemple par Hélène Cixous, selon laquelle la maternité est une posture contre « l’empire du propre », se fondant sur la possession, la domination, le propre, et impose une économie rationnelle visant à la défense de sa propriété (1993). L’artiste ne s’est par ailleurs jamais formé une image normée des mères, comme celle assignée par le patriarcat. De fait, après avoir participé aux mouvements sociaux contre la base américaine de Futenma30, l’artiste témoigna comme suit de sa nouvelle vision :

  • 31 L’ospray est un appareil de transport américain hybride, croisement entre un avion militaire et un (...)

Vous savez, des osprays31 volent partout au-dessus d’Okinawa. J’ai toujours été contre, et j’ai exprimé ma colère avec une centaine de milliers d’autres personnes du département qui s’étaient rassemblées pour manifester, mais cette action n’a été relayée dans le reste du Japon que par de minces entrefilets. Le problème est que déverser sa haine sur les avions passant au-dessus de nos têtes ne fait que créer de nouveaux microconflits. L’Homme est toujours à l’origine de conflits ; la question est donc de savoir comment admettre. Ce n’est pas une mince affaire, mais il faut savoir reconnaître, et s’excuser. (2013)

27Pour UA, qui vit son militantisme en tant qu’artiste, manifester pleinement son hostilité envers les bases américaines ne servirait qu’à engendrer de nouveaux conflits. « Reconnaître et s’excuser » signifie assumer individuellement sa part de responsabilité pour la situation actuelle du monde, une situation dont chaque être humain est directement ou indirectement l’instigateur. Cette attitude implique de s’excuser auprès des victimes – humaines et non humaines – de l’égoïsme humain, tout en prenant la mesure des conséquences sociales de la croissance économique, de la souveraineté du politique et de la quête sans fin du progrès. La notion de maternité, cette mère de quatre enfants l’entend comme une responsabilité fondamentale à l’égard des plus vulnérables, et c’est à ce titre qu’elle demeure attachée au concept d’agapè, d’amour universel.

28Ce positionnement en défense de l’écologisme fondé sur la maternité pourrait s’adosser aux théories éthiques du care, aujourd’hui devenues une des clés de l’écoféminisme en ce qu’elles placent « la vulnérabilité au cœur même de la morale – en lieu et place de ses valeurs jusqu’ici essentielles comme l’autonomie, l’impartialité, l’équité » (Laugier et al. 2015 : 4). Dans la dernière partie de cet article, nous nous pencherons sur le lien entre maternité et écoféminisme sous l’angle de la question des éthiques du care et de la responsabilité, empruntant pour ce faire aux travaux d’Okano Yayo, célèbre politologue et féministe japonaise qui a proposé l’éthique du care comme une forme de responsabilité politique.

3. Le positionnement d’UA du point de vue du care et de la responsabilité

29Dans son livre Féminizumu no seijigaku (« Politologie du féminisme »), Okano Yayo (2012) relève que l’amour, sur le plan historique, a toujours été exclu du politique. Elle reprend l’idée d’Hannah Arendt (1994) qui met en garde contre le fait que la Nature et la fatalité, toutes deux supposées selon elle relever de la sphère privée, se voient intégrées à la sphère publique à l’époque moderne, en faveur de la politique de la dictature. Selon la philosophe allemande, lorsque « l’amour » ou « la morale » sont assujettis et instrumentalisés par le politique, ils sont susceptibles d’entraîner une « grande terreur » dès lors qu’ils sont posés en dogmes et forcent à l’obéissance de tous. Il y a une incompatibilité intrinsèque puisqu’il n’est pas possible de trouver un motif à l’amour ou à la morale de chacun dans la sphère publique. « Autrement dit, du fait que la singularité de l’amour réside dans l’acte de faire le bien sans attendre une récompense, voire faire du bien pour du bien, il [l’amour] ne peut jamais exister dans la sphère publique, où on attend toujours d’être vu, écouté, et parlé » (Okano 2012 : 190). Okano rejoint en ceci Arendt, pour qui l’amour se veut un acte de bien, sans attente de jugement extérieur. La sphère publique, où les individus sont amenés à juger, semble ainsi inadaptée à toute prise en considération de l’amour. Ce postulat trouve son fondement dans l’antagonisme entre les notions du « soi » et de « l’amour (fusionnel) mère-enfant » dans la pensée moderne, et qu’il existe une inadéquation fondamentale de la relation mère-enfant à la sphère publique. Okano déplore en l’occurrence le fait que cette conception renvoie à l’idée de domination du sujet autonome : dans ce cadre, la relation d’amour mère-enfant ne peut s’inscrire que comme une sorte d’utopie dans la sphère publique, car cette dernière reste un espace du conflit d’un soi « hostile aux autres ». Dans une telle vision, l’amour ne trouverait finalement sa place qu’« à l’intérieur du sujet autonome », dans « l’instant », ou « la nature ». Cette vision pourrait d’ailleurs corroborer l’idée que les discours d’UA seraient essentialistes, d’autant plus que la musicienne défend l'importance de la continuité entre agapè (l’amour universel) et strogê (l’amour familial). Mais l’amour présent dans une relation mère-enfant est-il vraiment tenu à l’écart d’autrui ? L’interdépendance des sujets a-t-elle vraiment besoin de l’intervention d’un sujet autonome pour que ces sujets développent une sociabilité ? À travers les recherches de Ruddick Sara (1995) sur le lien entre éthique du care et irénologie (science de la paix), Okano analyse cette question en remettant en cause le lien entre la notion de responsabilité et les rôles dévolus à la mère, articulation que l’on représente souvent comme « la maternité ». La notion de maternité favorise pour le féminisme japonais une notion dichotomique de sphères publique et privée, cantonnant les femmes à des rôles secondaires censés servir les intérêts de la sphère publique (Ueno 2012). Pour cette raison, certain-e-s féministes critiquent l’éthique du care, axée sur l’idée de « s’occuper des autres réels, des proches » : selon elles/eux, celle-ci pourrait consolider une division genrée des rôles sociaux qui enfermerait davantage encore les femmes dans la sphère privée (Okano 2012 : 163). À quoi Okano répond en contestant cette critique fondée sur l’idée que la sphère privée exclurait de fait toute personne ne se trouvant pas en capacité physique de donner la vie. Selon elle, s’imposerait ici une conception plus globale de la maternité, telle que proposée par Ruddick, car cette sphère, loin d’être exclusive, constituerait au contraire un espace où restaurer la notion de responsabilité à travers les relations spécifiques. Elle signale en outre que la notion de sphères privée/publique est un concept ambigu, qui risque de confisquer les lieux de discussion sur la possible capacité d’action (agency) de ces personnes, et de celles présentant le statut de mère.

30De fait, la politologue nous invite à remettre en cause les attributs de la sphère privée, sphère à laquelle les mères sont souvent supposées être cantonnées. Selon cette dernière, les mères sont constamment « en conflit », contraintes d’assumer la responsabilité de la vie de leur progéniture tout en cherchant à poser des limites à leur intervention – et à ne pas les franchir si elles envisagent pleinement leur enfant comme un « individu autonome ». Okano souligne que l’amour d’une mère ne suppose pas d’être en symbiose avec son enfant, ni « de désirer l’être » (ibid. : 213), comme le suggère Axel Honneth (2013). Les mères, à travers leur pratique, apprennent « l’humilité » devant le monde, une humilité que Ruddick définit comme une « [profonde prise de] conscience de la limite de ses pratiques et de l’imprévisibilité des conséquences de ses tâches » (1995 : 72). Selon cette dernière, ces rôles consistent principalement à protéger (protect), prendre soin (nurture) et former (train). Le premier implique la protection de la vie des enfants, le deuxième désigne l’ensemble des actes favorisant leur croissance, le troisième vise à leur sociabilisation. Les bonnes pratiques ne sont pas pour autant nécessairement au rendez-vous, les mères n'étant pas toujours capables de remplir ces rôles, ou ne pouvant pas toujours répondre aux demandes et attentes de leurs enfants. Elle indique ainsi :

Certaines mères luttent pour créer des façons de vivre sans violence avec, et parmi les enfants. Elles se forcent à renoncer à des stratégies de contrôle par la violence et à résister à la violence des autres malgré la provocation, l'épuisement et les nombreuses tentations d’attaque et de passivité. […] Certaines mères s'efforcent de créer une réponse accueillante à la vie corporelle malgré́ l’entêtement, la différence, la fragilité et l'indigence inquiétantes du corps vulnérable sous leur responsabilité. (ibid. : xix [traduit par l'auteure])

Être mère revient en effet à lutter – que ce soit contre ses enfants (les autres « réels »), ou contre le monde extérieur (les autres « généraux ») – pour établir une vie « non-violente », libérée de la domination. Ainsi, pour Ruddick, la maternité est « une pensée qui voit le jour quand on construit une relation avec les autres, qui sont divers et différents ».

31Cette vision d’Okano nous permet de comprendre sur quoi repose, après la catastrophe de Fukushima, l’engagement politique d’UA et des mères japonaises que défend l’artiste, dont le positionnement a été condamné par certain·es féministes qui y perçurent une essentialisation du corps féminin. Dans l’objectif d’assurer un avenir à leurs enfants, ces mères affrontent un ennemi public (le gouvernement ou Tepco) non sans soulever plusieurs contradictions par leur posture : la transgression de leurs prérogatives de mères japonaises, la sous-estimation communément admise du risque nucléaire. Afin de juguler ces dissonances intérieures, elles apprennent à consolider leurs défenses et à asseoir leurs positions. Un positionnement qui trouverait en outre son fondement dans leur place sociale, longtemps soumise à la domination masculine et au discours dualiste opposant la sphère publique à son pendant privé. Par leurs modes de lutte, elles cherchent, en somme, à éviter de retourner vers un système de domination, ou de se soumettre à leur rapport de force. Cette conception de la responsabilité se retrouve au cœur du positionnement social d’UA. À cet égard, sa posture et ses performances sont révélatrices d’une certaine idée de la responsabilité qu’elle ressent envers les plus « vulnérables ». Il n’est pas question de s’indigner de leur état de vulnérabilité, mais plutôt d’en révéler les logiques sociales sous-jacentes et, ultimement, de proposer d’autres manières de penser. Chez UA, chanter l’interdépendance des plus vulnérables, évoquer la relation entre le moi et les autres réels – deux actes systématiquement liés à la dimension du privé et envisagés comme notions personnelles, sinon exclusives – sont, en effet, bien plus inclusifs qu’il n’y paraît.

Réflexions

32Bien que son clip ait cumulé de nombreuses vues sur YouTube, l’engagement d’UA a rarement été valorisé, ni même simplement considéré dans les milieux de l’activisme antinucléaire et du féminisme, où elle demeure avant tout perçue comme une musicienne de J-pop à succès. Faute de pouvoir mener une analyse approfondie de sa réception en quelques pages, nous nous contenterons d’évoquer trois pistes pour expliquer ce manque de reconnaissance de l’artiste par la société civile japonaise. Tout d’abord, le débat sur la légitimité de l’écoféminisme et de son alliance avec le féminisme libéral, dont les retombées sont, comme nous l’avons vu, encore faibles au Japon. Cela rend la position d’UA obscure, du moins pour le public, peu habitué à ce terme. Deuxièmement, son discours engagé n’est pas très visible dans les médias de masse. Il procède en effet de plusieurs décennies de désengagement politique de la part des milieux artistiques : depuis l’échec des mouvements estudiantins à la fin des années 1960, la réception des œuvres contestataires dans la société japonaise n’a cessé d’être tiède (Miyairi 2016). Cette culture du désengagement contraint donc les artistes à prendre leurs distances avec la question politique – ou à s’affirmer de manière détournée.

33Outre cet environnement, il convient de noter que le discours féministe, quelle que soit son obédience, a longtemps été marginalisé dans les sphères culturelle et artistique, notamment musicale (Chûjô et Aizawa 2020). Le retour de bâton qu’a connu le féminisme au début des années 1990 a joué un rôle crucial dans son exclusion de la sphère artistique (Utsumi 2021) : la vision féministe, qui commençait alors à se répandre dans l’archipel, a d’abord fait l’objet de critiques de la part des conservateurs du monde politique, puis de l’éducation. Cette campagne de dénigrement menée sur un double front, par des personnalités aussi bien politiques qu’académiques, a ensuite généré une réception très réticente – si ce n’est un rejet – des concepts féministes chez de nombreux artistes et leurs audiences. Ainsi, jusqu’à une période récente, caractérisée par l’avancée du féminisme populaire à travers les mouvements #MeToo, entre autres, la société japonaise refusait de faire place à la pensée féministe dans le secteur culturel. Ces facteurs sociohistoriques pourraient donc avoir contribué à occulter le positionnement de l’artiste d’une part, tout en l’impactant intrinsèquement, ce qui pourrait suggérer une forme d’autocensure.

Conclusion

34UA, en tentant de déconstruire la notion de maternité à travers sa poésie écologique et sa reprise provocatrice de Love me Tender, semble ainsi vaciller entre deux identités en conflit, celles de l’écoféminisme culturel et de l’écoféminisme socialiste. Sont-elles, pour autant, nécessairement incompatibles ? Elizabeth Carlassare souligne l’importance de tolérer, à des fins de lutte et d’alliance, « l’incohérence » entre les écoféministes culturalistes (ou spirituels) et ceux/celles d’obédience socialiste (ou matérialiste). Cette incohérence présenterait, selon cette dernière, la potentialité d’une « politique libératrice sans ligne de parti » (liberatory politics without party line), aujourd’hui requise dans des proportions accrues – non seulement pour l’écoféminisme, mais également le féminisme (2000 : 101). La posture écologiste de cette musicienne, pour incohérente qu’elle puisse paraître d’un point de vue féministe, incarnerait – sinon un tel potentiel – du moins un espace ouvert de réflexion. Dans le contexte de la société japonaise, la méconnaissance de ce positionnement ambivalent sur lequel s’appuient les (éco)féministes constitue probablement un exemple du manque d’intérêt qu’ont les féministes japonaises à intégrer la vision de l’écoféminisme au féminisme libéral, et à débattre de la cohérence de deux courants de l’écoféminisme. Sur le plan international, cet espace ouvert créé par l’œuvre d’UA illustrerait intrinsèquement la nécessité d’une alliance entre l’écoféminisme spirituel et l’écoféminisme socialiste.

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Discographie

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UA, 2004, SUN, Victor Entertainment.

UA, 2002, Dorobô, Victor Entertainment.

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Notes

1 Certains apports théoriques, comme ceux de Val Plumwood ou de Karen Warren, soutiennent ainsi que l’essentiel du concept écoféministe ne saurait se limiter au rejet pur et simple de la rationalité ; l’intérêt de cette théorie résiderait plutôt dans une méthode heuristique visant à se libérer d’un système oppositionnel et dualiste. Ces théoriciennes suggèrent de placer la relation intrinsèque entre tous les êtres vivants (ainsi l’interdépendance, ce que Maruyama nomme un « écoféminisme déconstructif ») au cœur de la réflexion sur la connectivité entre femmes et Nature (Plumwood 2015 : 40 ; Warren 1997 ; Maruyama 2000).

2 Au début du XXe siècle, la question de la maternité se trouvait au centre des débats féministes japonais. Durant la la Guerre Asie-Pacifique et la Seconde Guerre mondiale (1937-1945), certaines féministes japonaises comme la militante Ichikawa Fusae (1893-1981) encouragèrent les femmes à participer plus activement à la politique de l’État, en défendant le concept de « front domestique » (jûgo), faisant du rôle de « soutien », le rôle féminin majeur en ces temps de crise. La célèbre écrivaine et féminise éminente Hiratsuka Raichô (1886-1971), s’inspirant de la pensée bouddhique et zen, fit alors de la maternité le point d’ancrage des femmes dans ce conflit ; elle suggéra la contribution de la femme, par son pouvoir de reproduction dans l’effort de guerre. La place sociale des femmes serait ainsi assurée par leur contribution primordiale à l’État et à l’intérêt général en tant que mères, dans un contexte historique d’exclusion de la femme de cet espace public (Ueno 1998).

3 En 1918, Yosano Akiko (1878-1942), célèbre poétesse et écrivaine, s’opposa au concept de « bonne épouse et mère avisée » (ryôsai kenbo), entretenu par ce lien indéfectible à la maternité, et rendant les femmes « esclaves » de la famille (Dodane 2000).

4 Pour l’exemple, le Congrès de mères fut créé, en juin 1955, sous la houlette des féministes comme Hiratsuka, en vue de protéger la vie de leurs enfants contre le danger de guerre atomique.

5 Aoki formule une critique de la société industrielle à l’aune d’une ontologie des femmes fondée sur l’essentialisme des sexes. Elle cite en exemple les représentations des hommes et des femmes dans la société pré-moderne (zen-kindai) pour souligner que le genre n’était à l’origine rien d’autre qu’un symbole dans la cosmologie. La crise environnementale découlant de la société industrielle contemporaine, incarnée par les dangers du nucléaire, serait pour cette dernière une ignorance et un écrasement d’un « principe féminin » qui s’opposerait à la rationalité moderne telle que théorisée par le cartésianisme, voire la manifestation même de l’oppression et de la domination du corps féminin. Cette essentialisation du féminin est opérée pour mieux révéler la similarité des rapports de force s’appliquant aussi bien à la Nature qu’au genre féminin par le biais d’un rationalisme moderne dominant. Ainsi, par la valorisation de la « féminité » à travers l’écologisme, une sortie de crise serait possible (Yokoyama op. cit. ; Ibuki 2016 ; Paquot 2012).

6 Pour ce philosophe autrichien, la notion de genre se distingue de celle suggérée par les féministes postmodernes. Le genre chez Illich est « vernaculaire », c’est-à-dire qu’il représente le rapport entre la « dualité » des deux sexes d’une culture concrète, dans une communauté́ donnée. En s’appuyant sur son concept de contre-productivité́, Illich a critiqué les féministes libérales qui revendiquaient l’égalité́ des sexes fondée sur la parité. À l’époque moderne, l’établissement de la notion d’État-Nation et l’industrialisation de produits, voire le capitalisme, ont selon lui détruit le genre vernaculaire. Ce dernier concept se substitue au « sexe économique », lui-même « dualité́ qui tend vers le but illusoire de l'égalité́ économique entre hommes et femmes ».

7 Exceptée Katô Tokiko (1943-), musicienne engagée faisant partie de la génération des années 1960, nous pouvons citer des musiciennes écologistes présentant cet aspect telles que Cocco (1977-), PIKA (de AFRIRAMPO 2002-), et UA.

8 Pour ne mentionner que quelques artistes jugées écoféministes : Ann Rosenthall, Agnes Denes, Nancy Halt (Wildy 2001).

9 En swahili, le substantif ua signifie à la fois « fleur » et « mort ».

10 Son premier album se hissa dès 1996 au troisième rang des meilleures ventes annuelles de disques, selon le classement établi par Oricon. UA a également composé de nombreuses bandes-son pour le cinéma, dont celle du film de Naomi Kawase, Sharashôju, sorti en 2003.

11 Selon Shimao, l’archipel du Japon se situerait sur la même lignée d’archipels de l’océan Pacifique que la Polynésie, la Micronésie, la Mélanésie ou l’Indonésie. Après un séjour dans plusieurs îles méridionales du Japon, l’écrivain développa un désaccord sur la prétendue idée d’« unicité » de la société japonaise, dans une vision renvoyant à la conception de (sur)insularité.

12 UA fait notamment partie de l’« Association pour la défense de l’article 9 de la Constitution » (Kenpô kyûjô wo mamoru kai), qui se bat contre la volonté du second gouvernement ultranationaliste d’Abe Shinzô de supprimer l’article prohibant l’établissement au Japon de forces militaires offensives.

13 Le poète Roumi, ou Djalāl ad-Dīn Muḥammad Balkhi (1207-1273), fut également un juriste et un théologien soufi dont la pensée a influencé plusieurs pays musulmans, ainsi que la Grèce. Ses œuvres sont aujourd’hui traduites dans le monde entier.

14 L’artiste travaille sur cet album avec un groupe composé de musiciens balinais.

15 Dans ce même entretien, UA explique qu’elle faisait déjà partie d’une association luttant contre la construction d’un héliport à Takae, au nord-ouest de l’île.

16 Le reportage à propos de ce concert mis en ligne le 23 octobre 2012 (Okamoto 2012). Le clip de cette reprise a franchi le nombre de 100 000 vues sur YouTube.

17 Imawano avait alors tenté de sortir un album de reprises pour protester contre le nucléaire, lequel fut « refusé » par Toshiba EMI, un grand label japonais. Aucune explication à cette « censure » n’a été officiellement fournie, quoique le lien entre Toshiba EMI et l’industrie nucléaire pourrait bien en être la cause (Kondô 2011).

18 Cela ne signifie bien évidemment pas que cet individu s’assimile complètement au genre représenté par son langage, et il existe à l’heure actuelle tout un débat autour des langages dits « féminin » et « masculin », que nous laisserons cependant de côté ici. Par ailleurs, ce registre est en train de changer : un nombre croissant de personnes ont tendance à utiliser tous les registres confondus.

19 Plus précisément à Takae, une ville située au nord du département d’Okinawa, où le gouvernement japonais a concédé des héliports à l’armée américaine. Okinawa est le seul département du pays à avoir connu des affrontements terrestres avec les troupes américaines pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, cette île accueille 70 % des bases militaires américaines installées au Japon. La pollution de l’environnement maritime due à la construction de ces bases et les crimes commis par les militaires américains suscitent une forte opposition des habitant·es, militant·es écologistes et pacifistes.

20 UA, dans son entretien avec Amritara, op. cit.

21 Le terme hibakusha désigne les survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki en 1945.

22 UA évoque également sa grossesse comme raison supplémentaire à la longue « gestation » de cet album.

23 Le terme « Japonésie », selon Philippe Pelletier, renvoie par ailleurs à « un ensemble archipélagique, socio-culturel et économique » (1997 : 141).

24 UA avait déjà utilisé le dialecte d’Amami dans les textes de son album Golden Green (2007).

25 La chanteuse explique employer la langue du Hotsuma Tsutae, un poème épique en jindai moji (écriture de « l’ère des dieux » de la mythologie japonaise), une écriture du Japon ancien.

26 Une invocation plus perceptible encore dans le titre JAPONESIA, dont les strophes en anglais comportent le terme « Terra », lequel personnifie la Terre sous forme de déesse primordiale, à l’instar de Gaïa, dans la mythologie grecque.

27 L’artiste insère également dans la strophe un jeu de mots avec ai, « l’amour », dont elle emploie dans d’autres chansons l’homophone ai, « indigo ».

28 UA introduit pour la première fois dans le clip de Golden Green cette chorégraphie composée, entre autres, de gestes rudimentaires et ancestraux – se lever, marcher dans la forêt, y ramasser de la nourriture. La musicienne ondule, entourée d’images de fleurs tropicales.

29 Le storgisme, provenant du terme grecque strogê (στοργή, tendresse paternelle ou filiale), est la philosophie accordant la priorité à l'amour protecteur des siens, qui consiste à prendre soin de ses semblables et à se mettre en danger si nécessaire pour les défendre.

30 Située au nord de la principale île d’Okinawa. Le déménagement de cette base vers Henoko, une quarantaine de kilomètres plus au nord, a été fortement contesté par la majorité des Okinawais.

31 L’ospray est un appareil de transport américain hybride, croisement entre un avion militaire et un hélicoptère. Quelques appareils sont aujourd’hui utilisés sur les bases américaines d’Okinawa. À cause de son instabilité et de sa difficulté de pilotage, cet appareil est fortement critiqué par les habitants d’Okinawa pour d’évidentes raisons sécuritaires.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Chiharu Chujo, « Chanter l’écologisme dans le Japon de l’après-Fukushima : l’ambivalence de la musique écoféministe chez UA »Itinéraires [En ligne], 2021-1 | 2022, mis en ligne le 07 avril 2022, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/10300 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.10300

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Auteur

Chiharu Chujo

Université Jean Moulin-Lyon III

INALCO

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Droits d’auteur

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