- 1 “Matter, How Man regards and makes use of Woman and Nature.” Les versions originales sont données (...)
1Le recueil Reclaim, conçu par Émilie Hache, rassemble des extraits de textes écoféministes, à la fois théoriques et poétiques, qui permettent de comprendre la naissance et la diversité de ce mouvement. Woman and Nature de Susan Griffin, publié en 1978, fait partie des textes marquant la naissance de l’écoféminisme aux Etats-Unis, et trouve donc sa place dans le recueil d’Émilie Hache. L’extrait de Woman and Nature choisi dans le recueil Reclaim reprend le début du premier livre composant Woman and Nature, intitulé « Matière », et sous-titré « comment l’homme considère et utilise la femme et la nature1 ».
2Je voudrais ici m’intéresser à la façon dont l’usage de la parodie permet à Susan Griffin à la fois de condamner le discours patriarcal et d’affirmer une pratique écoféministe de la langue.
Je montrerai dans une première partie comment Susan Griffin moque le discours patriarcal par l’emploi des formes impersonnelles, par la mise en évidence de l’arbitraire des affirmations pseudo-scientifiques ou religieuses, et par la présentation d’un Dieu ridicule, atrophié car privé de corps.
3Je soulignerai ensuite le principe ludique contenu dans ce travail de parodie. Susan Griffin fait en effet un usage poétique et ludique de la langue, laissant libre cours à son imagination, notamment lors de la description des prétendus sabbats féminins, et surtout à travers le soin apporté au style lors de la reformulation des citations patriarcales. Ce ludisme s’oppose à la glorification des mathématiques et au mépris de la matière qui anime le discours patriarcal tel qu’il est présenté par Susan Griffin.
4Enfin, je comprendrai la parodie comme un moyen d’étoffer la « polyphonie » (Lauwer 2019 : 174) du texte, en donnant corps à une langue duplice et ambiguë. D’abord, apparaît dans ce texte une forme de retournement du stigmate : Susan Griffin accepte l’association femme/nature imposée par le discours patriarcal mais avec un certain recul ironique, puisque le texte ne cesse de démontrer que cette association n’a rien de naturel, qu’elle est socialement construite. L’ambiguïté consiste alors à dénoncer un discours tout en se l’appropriant. De même, elle s’approprie la figure de la sorcière pour en faire une revendication de puissance, allant jusqu’à se réclamer des pouvoirs magiques qui leur sont attribués : on peut ici encore se demander s’il n’y a pas un double jeu ironique, proche de la stratégie de retournement du stigmate. Enfin, la dimension polyphonique du texte elle-même sera lue comme une façon d’ouvrir le sens, d’accepter le jeu des mélanges et la confrontation des discours, dans une sorte de sabbat linguistique qui laisse s’exprimer la puissance de la langue.
- 2 « Ce mouvement est exempt de toute orthodoxie ou de ligne de parti » (Ynestra King dans Hache [éd. (...)
- 3 On pense par exemple au célèbre « on ne naît pas femme, on le devient », de Simone de Beauvoir, qu (...)
5Woman and Nature: the Roaring Inside Her de Susan Griffin, écrit en 1978, est considéré comme l’un des textes fondateurs de l’écoféminisme. Il assume dès le titre l’idée que l’oppression des femmes et de la nature vont de pair. En effet, si l’écoféminisme est caractérisé par une grande diversité d’approches2, de méthodologie, voire sur des oppositions théoriques fortes entre celles qui s’en réclament, « le postulat écoféministe de base selon lequel l’oppression des femmes et l’oppression de la nature sont les manifestations entremêlées du même cadre culturel oppressif » (Cook dans Hache [éd.] 2016 : 287) donne un fondement commun à ces pensées. Là où d’autres formes de féminismes3 se sont attachées à défaire cette association des femmes et de la nature, le geste écoféministe consiste alors en une revalorisation (“reclaim”, en anglais, qui donne son titre à l’anthologie dirigée par Émilie Hache) de la nature et des femmes, l’une par l’autre, dans une dynamique nécessairement réciproque.
6Woman and Nature met en œuvre, par sa forme, une utilisation ludique de la langue qui donne à ces remises en question leur puissance. C’est à ce dernier point que je souhaite m’intéresser, pour montrer comment dans ce texte la critique du système patriarcal prend forme, c’est-à-dire passe avant tout par un travail de la forme, de la langue, réalisant ainsi l’une des caractéristiques de l’écoféminisme tel que l’a défini Ynestra King : « Il s’agit d’une politique non seulement critique mais aussi exemplaire (ibid. : 105) ». La critique contenue par Woman and Nature se fait aussi exemple à suivre d’une pratique du langage et de la pensée : la parodie permet à Susan Griffin à la fois de condamner le discours patriarcal et d’affirmer une pratique écoféministe de la langue. J’appellerai « pratique écoféministe de la langue » une approche ludique, poétique, attentive aux formes, fonctionnant par le jeu des implicites ou des allusions. En effet, l’écoféminisme comporte une « dimension expérimentale et créative » (ibid. : 16) qui amène Émilie Hache à écrire dans son introduction :
Ces mêmes femmes qui ont inventé des formes politiques inédites faisant place aux corps, à l’imagination, à l’esthétique, aux émotions comme encore à la magie, rompant avec les codes traditionnels des manifestations, ont également attaché une attention particulière à la forme donnée à leur propos afin de les exprimer dans des termes différents de ceux que favorise la culture de la mise à distance qu’elles critiquent. (ibid.)
7Woman and Nature entrecroise deux voix, l’une étant celle du patriarcat cherchant à construire et à justifier la domination des femmes par les hommes, et l’autre, en italique, celles des femmes qui trouvent peu à peu dans leur association avec la nature les outils de leur résistance. L’extrait choisi par Émilie Hache est tiré du livre intitulé « Matière », comme je l’ai dit. Remarquons que le mot anglais, “Matter”, peut aussi être traduit par « le sujet », « la question » ou même « le problème », ce qui crée un jeu de mot que la traduction ne peut pas rendre.
- 4 Julie Cook affirme ainsi : « L’identité du maître est l’identité colonisatrice endosse par ceux qu (...)
- 5 On renvoie ici à un autre texte fondateur de l’écoféminisme, Carolyn Merchant, The Death of Nature (...)
8Je montrerai dans une première partie que la parodie de textes philosophiques ou religieux patriarcaux permet à Susan Griffin d’inverser une hiérarchie selon laquelle l’esprit serait supérieur au corps, et la rationalité supérieure à la poésie : la remise en question de ces dualismes hiérarchiques est au cœur des enjeux écoféministes (1992)4, puisque la condamnation du corps dévalorise à la fois les femmes, jugées trop charnelles et enclines à la poésie, et la nature, les deux catégories étant considérées comme un corps que l’esprit doit dominer5.
- 6 Ynestra King en appelle ainsi à une politique « libidinale » : « C’est la raison pour laquelle j’e (...)
9Enfin, je comprendrai la parodie comme un moyen d’étoffer la « polyphonie (Lauwer 2019 : 174) » et la polysémie du texte, en donnant corps à une voix des femmes qui s’affirme pour contredire celle du patriarcat et se réapproprier la figure de la sorcière, figure majeure pour de nombreuses écoféministes6.
10Je vais étudier ici la façon dont la voix patriarcale (nous nommons ainsi la partie du texte écrit en romain, qui affirme l’infériorité des femmes et de la nature par comparaison aux hommes et à la culture) est une parodie de discours savants qui permet de dénoncer le dualisme hiérarchique de l’esprit et de la matière.
11L’extrait choisi par Émilie Hache se divise en deux parties, la première caractérisée par une anaphore qui fait revenir des formes impersonnelles, et la seconde se présentant comme une chronologie, énonçant des années et des événements. Je m’intéresserai ici à la première partie. Les paragraphes commencent par “It is decided/argued/stated/asked/observed” traduits par « Il est décidé que, il est dit que, il est avancé que, il est constaté que, il est demandé si, il est observé que ». À ces formes s’ajoutent de multiples ellipses qui font commencer les autres phrases par la proposition complétive introduite par « que ».
12Ces formes impersonnelles permettent d’abord de dénoncer la façon dont des discours situés, attribuables à un homme en particulier, deviennent une forme de doxa impersonnelle, dont on ne peut plus contester l’objectivité puisqu’elle semble émaner de nulle part et donc être totalement impartiale. Cette interprétation est confirmée par le fait que cette invisibilisation du nom de l’auteur du propos n’est que provisoire : la fin du texte conçu par Griffin donne en effet en note les références de chacun des propos qu’elle retranscrit. Griffin met ainsi l’accent sur le fait que les hommes écrivains, philosophes et penseurs qui ont forgé le patriarcat ont fait oublier leur corps, leur subjectivité.
Cet effacement du corps répond à ce que leurs théories énoncent, par exemple ici dans une reprise de Démocrite :
- 7 “It is put forward that science might be able to prolong life for longer periods than might be acc (...)
Et il apparaît que les sens sont trompeurs. Et les textes anciens révèlent qu’il y a deux catégories de compréhension : l’une authentique et l’autre illégitime, et que la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher sont tous des compréhensions illégitimes7. (éd. cit. : 69)
- 8 Voir note 11. Les dualismes hiérarchiques, d’après cette autrice, permettent de discriminer une pa (...)
On repère bien ici la mise en évidence par la parodie de la création de dualisme hiérarchique, caractéristique de la pensée patriarcale pour Julie Cook8, avec l’énonciation des « deux catégories de compréhension », que fait advenir le magique « il y a », et l’opposition binaire « l’une authentique et l’autre illégitime ».
- 9 “It is decided that matter is passive and inert, and that all motion originates from outside matte (...)
- 10 “It is observed that women are closer to the earth” (7).
13Cette infériorisation de la matière permet celle des femmes, grâce à l’association des femmes et de la matière. Celle-ci est préparée par la rencontre, à quelques phrases d’intervalle, de ces deux assertions : « Il est décidé que la matière est passive et inerte, et que le mouvement trouve son origine en dehors de la matière » ; « Il est décidé que la nature de la femme est passive, qu’elle est un réceptacle attendant d’être rempli9 » (60). Ces phrases attribuent à la femme des qualités qui sont celles de la matière : « passive » est répété, et « inerte » est repris par la chosification de la femme en « réceptacle. » Plus subtilement, femme et nature qui se trouvent associées dans l’expression « la nature de la femme », sans que cela soit interrogé. Nous verrons que Griffin mime ainsi souvent les mécanismes du discours patriarcal, qui crée des associations sans les interroger, comme si elles étaient évidentes, afin d’interdire leur remise en question. Plus loin, on trouve une autre affirmation arbitraire qui permet l’association des femmes et de la matière/nature : « Il est observé que les femmes sont plus proches de la terre10 » (62), phrase qui parodie la pensée de Saint Augustin
14Réassigner une doxa misogyne à leur auteur permet de lutter contre l’essentialisation des femmes considérées comme plus naturelles : Griffin montre comment cette opinion a été forgée à un moment précis, par des personnes en particulier qui y trouvaient un intérêt, ce qui en souligne la contingence.
- 11 “It is put forward that science might be able to prolong life for longer periods than might be acc (...)
15Ce déni du corps et mépris de la matière/nature a pour pendant la valorisation excessive de la science, de l’abstraction et des mathématiques, conçues comme absolument différentes et séparées de la matière/nature : « Il est avancé que la science pourrait être en mesure de prolonger la vie au-delà de ce que peut accomplir la nature11 » (61). Cet extrait est une parodie de Francis Bacon, qui est la cible principale de la critique de Carolyn Merchant : elle montre dans The Death of Nature, Women, Ecology and Scientific Revolution, la façon dont Francis Bacon propose une vision de la nature comme un corps féminin à dominer, à dresser par la science. Cet intertexte, sans doute connu d’un bon nombre de lectrices de Griffin, aide à sentir l’ironie de l’autrice. Cette phrase pose comme une évidence l’opposition science/nature, comme si ces éléments étaient tout à fait distincts. On voit ici la façon dont la langue de Griffin mime les lacunes logiques des discours qu’elle dénonce.
16La glorification excessive des mathématiques dans la voix patriarcale s’incarne dans la répétition du terme, comme par exemple dans cet extrait, qui fait entendre trois fois en trois lignes le mot « mathématiques », que sa longueur rend particulièrement sensible à l’oreille :
- 12 “‘He who does not know mathematics cannot know any of the other sciences,’ it is said again, and i (...)
« Celui qui ne connaît pas les mathématiques ne peut connaître aucune des autres sciences » est-il dit encore, et il est décidé que toute vérité réside dans les mathématiques, que la véritable explication est mathématique et les faits un simple témoignage12. (61)
- 13 “And of the difference of women from men it is said that women are more sensual than they” (12).
17Ce mépris des connaissances sensibles permet le mépris des femmes, à condition d’une affirmation arbitraire de plus. On lit : « Et concernant la différence des femmes et des hommes, il est dit que les femmes sont plus sensuelles qu’eux13 » (68). “Sensual”, en anglais, indique la recherche des plaisirs érotiques, mais fait aussi entendre la racine « sens », qui permet de faire le lien avec les perceptions sensibles. Les femmes sont assignées du côté du corps, quand les hommes se réservent l’esprit.
18Cette focalisation sur les mathématiques se révèle peu à peu comme une imposture. Elle n’est pas motivée par un désir de découverte et de vérité, mais par une volonté de simplification, et d’exclusion de tout ce qui ne peut être maîtrisé et compris. Les progrès scientifiques et technologiques sont présentés comme des volontés de maîtrise de la matière par simplification :
- 14 Nous reproduisons pour tous les extraits la ponctuation du texte paru en 2016 aux éditions Cambour (...)
- 15 “A compass is devised and a set of rules drawn for reducing the irregular to the regular and for s (...)
Une boussole est conçue et un ensemble de règles établies pour réduire l’irrégularité au régulier et pour simplifier une combinaison de formes régulières en une figure unique.
Il est défendu que le système héliocentrique, puisqu’il ne nécessite que 34 épicycles (par opposition aux 80 requis par le système géocentrique), est plus simple et que par conséquent il doit être vrai.
Il est dit que « la Nature ne passe pas par plusieurs chemins lorsqu’elle peut n’en pratiquer qu’un seul. »14
Que « La Nature n’est pas redondante. »
Que « La nature est satisfaite par la simplicité et n’affectionne pas le faste des causes superflues. »
« Faste inutile et gloire de ce monde, je vous hais », est-il dit15. (66)
19Remarquons les formes passives d’« Une boussole est conçue et un ensemble de règles établies », qui permettent encore une fois de faire disparaître l’agent de ces inventions. La préposition « pour » montre que la science et la technologie répondent à des intérêts philosophiques masculins, caractérisés par la régularité et la simplification, et ne sont en rien une approche désintéressée de la réalité de la Nature. Cette idée est explicitée ensuite, dans le choix du système héliocentrique plutôt que géocentrique. L’énonciation des chiffres, 34 et 80, la locution « par conséquent », miment le discours scientifique et sa prétendue objectivité pour le parodier. Il faut noter que, si Griffin joue parfois à rapporter des conceptions scientifiques qui ne sont plus reconnues comme vraies à son époque (par exemple lorsqu’elle cite la théogonie de Platon dans Timée, qui énonce le système géocentrique), elle s’attaque ici à un système toujours valide, celui du système héliocentrique. On peut penser qu’elle a préparé cette attaque en parodiant des systèmes dont l’absurdité est admise par l’ensemble de ses contemporains, pour ensuite proposer une remise en question générale du savoir scientifique et de ses motivations phallocratiques.
- 16 “It is decided that that which cannot be measured and reduced to number is not real” (11).
- 17 “And it is said that nature can be understood only by reduction, that only by reducing her to numb (...)
- 18 “That color is not real. Odor is not real. Dreams not real. Pleasure and pain not real. Nor nightm (...)
20À la suite de l’extrait que je viens de citer, l’autrice remonte à ce qui apparaît comme l’axiome des théories scientifiques masculines : « Il est décidé que ce qui ne peut être mesuré et réduit à un nombre n’est pas réel16 » (67). L’application de cet axiome à la nature fait ressortir l’association Nature/femme en anglais, car la nature est reprise par le pronom “she” et non “it” : sa personnification est ainsi assumée : « Et il est dit que la nature ne peut être comprise que par réduction, que c’est uniquement en la réduisant [reducing her] à des nombres qu’elle [she] peut devenir intelligible17 » (67). De cet axiome, elle tire un raisonnement par l’absurde, en allant au bout de ses implications logiques : « Que la couleur n’est pas réelle. L’odeur n’est pas réelle. Les rêves ne sont pas réels. Le plaisir et la peine ne sont pas réels. Ni les cauchemars. Ni la musique de chambre18 » (68). L’accumulation a ici une force argumentative : si la dimension ironique de « la couleur n’est pas réelle » est facile à percevoir pour chacun, elle l’est moins pour « Les rêves ne sont pas réels » ou « Ni les cauchemars ». Rêves et cauchemars sont effectivement communément reconnus comme irréels : le fait de les mettre sur le même plan que les couleurs et les odeurs, ou la musique de chambre, évoque peut-être déjà en creux la sorcellerie et à la divination, dont nous parlerons plus tard, qui considèrent les rêves comme un mode de lecture du réel ou de l’avenir.
21Griffin, par son écriture, met à mal un autre dualisme hiérarchique, qui est justement celui dénoncé par Julie Cook au sein même de l’écoféminisme : celui qui oppose le discours philosophique, clair, logique, à un discours poétique, intuitif, sensible. Julie Cook montre dans son article que l’accusation d’essentialisme, souvent essuyée par Susan Griffin, sert à disqualifier une pratique discursive « intuiti[ve]s et spirituel[e]s » au profit d’une autre, plus académique, que Julie Cook considère comme « matérialiste » :
Interroger l’usage du qualificatif « essentialiste » dans l’écoféminisme montre qu’il participe d’une bataille au sein de l’écoféminisme pour maintenir les pratiques discursives hégémoniques en privilégiant les régimes de connaissance matérialistes plutôt qu’intuitifs et spirituels. (éd. cit. : 339)
22Je vais analyser la façon dont Susan Griffin montre que ces deux types de discours se mêlent, qu’on ne peut pas les opposer et qu’au contraire, ils forment un tout.
- 19 “And it is written in the bestiary that the cubs of the Lioness are born dead but on the third day (...)
23D’abord, le jeu des formes impersonnelles permet des collages très rapides de textes émanant des sphères philosophiques ou scientifiques mais aussi poétiques et littéraires. Par exemple, Susan Griffin accole une parodie de la Bible, qui est un discours religieux, à un extrait de bestiaire dont la dimension fictionnelle est évidente : « Et il est écrit dans le bestiaire que les petits de la Lionne sont morts nés mais qu’au troisième jour, le Lion souffla entre leurs yeux et ils s’éveillèrent à la vie19 » (éd. cit. : 63). De même, les parodies de Shakespeare côtoient celles d’Aristote (63).
24De plus, par sa parodie, Griffin insiste sur la dimension poétique et fictionnelle des textes philosophiques ou scientifiques. En parodiant Francis Bacon, elle met en œuvre un paysage dystopique qu’on peut considérer comme une hypotypose :
- 20 “And it is predicted:
that machines for navigation can
be made without rowers so that the
largest (...)
Et il est prédit :
Que les machines dédiées à la navigation peuvent
Être dénuées de rameurs de sorte que
Les plus grands navires sur les rivières ou les mers seront
Propulsés par un seul homme à
Une vitesse plus grande que s’ils étaient
Emplis d’hommes
Que les voitures peuvent être conçues pour se déplacer
Sans l’aide d’animaux à une
Vitesse incroyable
Que des machines volantes peuvent être
Construites
Que de telles choses peuvent être
Produites sans limite20. (61)
25Ce qui, chez Francis Bacon, devait être un tableau à la gloire de la mécanisation du monde, devient ici le portrait d’un monde mort, vidé de sa vie animale et humaine. La forme versifiée ainsi que le discours imagé place cette reprise de Francis Bacon du côté de la poésie.
26De la même façon, la reprise du mythe de la caverne de Platon, qui ouvre ce livre, insiste sur le réseau métaphorique qu’il convoque :
- 21 “It is decided that matter is transitory and illusory like the shadows on a wall cast by firelight (...)
Il est décidé que la matière est transitoire et illusoire comme les ombres sur un mur projetées par la lueur du feu ; que nous habitons dans une caverne, dans la caverne de notre chair, qui est également matière, également illusoire ; il est décidé que ce qui est réel se situe en dehors de la caverne, dans une lumière plus brillante que ce que nous pouvons imaginer, que la matière nous piège dans les ténèbres. Que l’idée de la matière existait avant la matière et est plus parfaite qu’elle, idéale21. (59)
27Susan Griffin met l’accent sur la dégradation de la matière, à travers la double métaphore qui oppose la caverne, associée à la matière et à la chair, au sombre et à une prison, et la lumière, associée aux idées abstraites et à la libération. La parodie repose ici sur la façon dont Griffin décharge le discours de Platon de toutes articulations logiques, pour privilégier des méthodes d’écriture associées à la poésie : comparaison (« comme les ombres sur un mur projetées par la lueur du feu »), métaphore (« la caverne de notre chair »), répétitions incantatoires et rythme binaire de « transitoire et illusoire » en « également matière, également illusoire », qui évoquent les liturgies chrétiennes, ce qui prépare l’enchaînement de cet extrait avec des parodies de discours religieux. De plus, les références à la « lumière » et aux « ténèbres » évoquent le discours religieux, voire mystique. Ainsi, la prétendue rationalité de la philosophie grecque représentée ici par Platon est mise à mal, et le dualisme entre poésie et philosophie, rationalisme et spiritualité, avec lui.
28L’écriture par association et par collage se déploie ensuite dans la chronologie qui compose la deuxième partie de l’extrait choisi par Émilie Hache. Griffin y fait des listes de dates associées à des événements, sans expliciter le lien entre ces événements. Par exemple :
- 22 “1638 Galileo publishes Two New Sciences.
1640 Carbon dioxide obtained by Helmont.
1644 Descartes (...)
1638 Galilée publie Discours sur deux sciences nouvelles.
1640 Le dioxyde de carbone est obtenu par Helmont.
1644 Descartes publie Principes de la philosophie.
1670 Procès de sorcières à Rouen.
1687 Newton publie Principes mathématiques de la philosophie naturelle22. (74)
29Les dates semblent faire étalage des publications et découvertes scientifiques et philosophiques, mais entre elles s’invitent les « Procès de sorcières à Rouen ». L’accusation est implicite : Griffin invite sa·on lecteur·rice, par le collage, à comprendre le lien entre le système de pensée forgé par Galilée, Descartes et Newton, la volonté de disséquer la Nature qui sous-tend la découverte d’Helmont, et la mort des sorcières. Griffin assume donc une écriture allusive, qui met à l’œuvre une pensée fonctionnant par métaphore et par association, sans avoir recours à une parole logique, dont elle a montré qu’elle avait été l’outil du patriarcat.
30L’usage de la parodie permet donc l’écriture d’un texte polyphonique, qui fait entendre à la fois le discours patriarcal et sa critique, dans une logique qui s’apparente à celle du retournement du stigmate : la parodie et l’ironie dénoncent l’association femme/Nature en montrant qu’elle est socialement et historiquement construite. Cependant, Griffin ne rejette pas cette association, elle en tire au contraire une forme de puissance féminine qui s’exprime dans l’écriture, ce que je vais étudier maintenant.
31Même si ce premier livre de Woman and Nature fait très majoritairement entendre la voix patriarcale, celle-ci prépare en son sein une voix féminine et féministe, par un jeu de polyphonie et de polysémie.
32Certains extraits du texte s’appuient sur des portraits misogynes pour en tirer une forme de puissance :
- 23 “It is observed that women are closer to the earth.
That women lead to man's corruption. Women are (...)
Il est observé que les femmes sont plus proches de la terre.
Que les femmes conduisent à la corruption de l’humanité. Les femmes sont « la porte du Diable », est-il dit.
Que, en ce qui concerne la compréhension des choses spirituelles, il est observé que les femmes ont une nature différente de celle des hommes, et il est affirmé qu’elles sont « intellectuellement semblables aux enfants ». Les femmes sont plus chétives de corps et d’esprit que les hommes, est-il dit. « Fragilité, ton nom est femme. »
Et il est précisé que « le mot femme est utilisé pour signifier la convoitise de la chair. »
Que les hommes sont attirés vers la convoitise charnelle lorsqu’ils entendent ou voient une femme, dont le visage est un vent brûlant, dont la voix est un serpent qui siffle23. (62-63)
33Tout le début de la citation dresse un tableau misogyne explicite : fragilité, faiblesse de corps et d’esprit, corruption servent à caractériser les femmes. À ces éléments clairement misogynes, se mêlent d’autres au statut plus ambigu, comme le « plus proche de la terre », qui peut soit renvoyer à la taille statistiquement moins importante des femmes (leur tête est alors, très concrètement plus proche de la terre) ou à une proximité affective et intellectuelle. De même, la « spiritualité » « différente » des femmes et des hommes n’est pas explicitement une infériorité féminine. Même le rapprochement avec les enfants peut se lire de façon positive, comme une façon de valoriser une approche affective du monde. C’est surtout la fin de la citation, « le visage est un vent brûlant », « la voix est un serpent qui siffle », reprise du Malleus Maleficarum, un traité des dominicains Heinrich Kramer Institoris et Jacob Sprenger utilisé pendant la chasse aux sorcières, qui prépare le mieux ce retournement du stigmate. Si les dominicains dressaient un portrait répugnant et effrayant des sorcières afin de justifier leur persécution, dans sa version parodique on peut y lire aussi l’affirmation d’une puissance, et la réappropriation de la figure de la sorcière. Un peu plus loin, on lit :
- 24 “And we are reminded that we have brought death into the world” (11).
Et on nous rappelle que nous avons apporté la mort dans le monde24. (67)
34Les italiques ainsi que le « nous » qui renvoient aux femmes montrent qu’ici, c’est la voix des femmes qui se fait entendre. Cette phrase offre des possibilités d’interprétation très diverses : peut-être témoigne-t-elle de la lassitude des femmes face aux accusations de la voix patriarcale, notamment avec le verbe « rappelle », qui met l’accent sur le caractère redondant de ces critiques, ou peut-être qu’elle se réapproprie ce pouvoir de mort dont la voix patriarcale a tenté de l’accabler.
35L’usage des parenthèses, très présentes dans le texte, permet aussi de laisser poindre une voix féminine :
- 25 “1585 Witch burnings in two villages leave one female inhabitant each.
1589 Francis Bacon is made (...)
1585 Les brûlages de sorcières dans deux villages ne laissent qu’une habitante dans chacun d’eux.
1589 Francis Bacon est nommé greffier de la Chambre étoilée.
(Il dit que la nature elle-même doit être interrogée.)
1581-1591 900 sorcières sont brûlées en Lorraine.
(Que la nature doit être mise en servitude, convint-il)25. (72-73)
36Le lien entre les persécutions des prétendues sorcières et les travaux de Francis Bacon sont au cœur de l’ouvrage de Carolyn Merchant déjà cité : cependant ici, ils ne sont pas explicités. Seule la voix entre parenthèses permet de faire un lien, en dénonçant la violence du texte de Bacon à l’égard de la terre. L’usage des parenthèses souligne l’aspect polyphonique de l’écriture de Griffin, qui donne l’impression qu’une deuxième voix vient commenter le discours de la voix patriarcale.
37De la même manière, le discours théologique est contrecarré par une voix entre parenthèses, qui fait entendre un rapport sensible au monde et au corps :
- 26 “Yet it is finally agreed that God does not speak to us. (God has no mouth.) That God does not res (...)
Pourtant, il est finalement convenu que Dieu ne nous parle pas. (Dieu n’a pas de bouche.) Que Dieu ne répond pas à nos prières. (Il n’a pas d’oreilles.) Que Dieu sait tout, mais qu’Il choisit de ne pas répondre26. (77)
On voit ici que la voix féminine ramène les caractéristiques de Dieu à son absence de corps, laquelle apparaît alors comme un manque et en fait une figure ridicule, atrophiée. À la fin de la citation, la voix féminine sort de la parenthèse pour s’opposer à la voix patriarcale par le biais de la conjonction de coordination « mais ».
L’affirmation d’une voix féminine va de pair avec la revendication de la figure de la sorcière.
38La figure de la sorcière a été un point charnière dans la représentation de la détestation de groupes de femmes qui a été mise en place par le patriarcat à travers les âges. On peut penser notamment à la façon dont l’accusation de sorcellerie a servi à faire taire les femmes au moment des révolutions scientifiques ; les alchimistes récupérèrent alors les connaissances des plantes qui appartiennent traditionnellement au domaine des femmes soigneuses, puis, plus tard, les médecins firent de même avec les connaissances du corps féminin, et notamment des accouchements. Cette histoire des dominations explique pourquoi cette figure de la sorcière a été particulièrement réinvestie dans les manifestations écoféministes des débuts aux USA, la sorcière se faisant alors figure parodique et ludique de force et de contestation. Le texte de Susan Griffin participe de cette réhabilitation. La réappropriation de la figure de la sorcière se fait progressivement :
- 27 “‘That women under the power of the devil meet with him secretly, in the woods (in the wilderness) (...)
Et les femmes sous influence du diable le rencontrent en secret, dans les bois (dans les contrées sauvages), la nuit. Qu’elles embrassent son anus. Qu’elles lui offrent des bougies noires qu’il allume avec un pet. Qu’elles s’oignent de son urine. Qu’ils dansent dos à dos et se régalent de nourriture qui donneraient la nausée « au plus affamé des estomacs ». Qu’une messe est célébrée, avec le corps d’une femme nue pour autel, fèces, urine et sang menstruel sur son cul. Que le diable copule avec toutes les femmes de cette orgie, de ce rituel.
Que ces femmes sont des sorcières27. (65)
39Le discours patriarcal parodié est à l’évidence un texte à charge contre les prétendues sorcières. Cependant, l’accumulation et l’anaphore en « que/that » donne à ce passage une valeur rythmique, presque musicale, qui témoigne d’une écriture parodique ludique. Le passage à la ligne avec « Que les femmes sont des sorcières » met en valeur cette assertion : on peut faire l’hypothèse qu’elle est ainsi discrètement assumée par Griffin.
- 28 William Shakespeare, As You Like It, acte ii, scene 1.
40De même, la grâce de certaines citations reprises à Shakespeare, comme celle ci-dessous qui reprend le célèbre “And this, our life, exempt from public haunt, finds tongues in trees, books in the running brooks, sermons in stones, and good in everything. I would not change it28” fait penser que, si parodie il y a toujours, celle-ci n’est plus ironique, mais plutôt hommage et éloge :
- 29 “And it is said that there are certain woods which exist free from the ‘penalty of Adam’ where the (...)
Et il est dit qu’il existe certains bois préservés de toute « punition d’Adam », où il y a « des paroles dans les arbres, des livres dans le courant des ruisseaux, des sermons dans les pierres et du bien en toutes choses29. (65)
41L’expression « punition d’Adam » fait passer la culpabilité de la femme vers l’homme, suggérant ainsi, en lien avec d’autres allusions du texte que j’ai déjà explicitées, notamment à travers la parodie du discours de Francis Bacon, que la détérioration de la Nature est le fait des hommes et non des femmes. La reprise de Shakespeare, presque à l’identique, dépeint alors une façon d’inscrire l’activité humaine et créative dans une nature édénique. L’effacement de “exempt from public haunt” est peut-être à restituer par la·e lecteur·rice cultivé·e et attentif·ve, pour imaginer cet espace naturel et culturel préservé qui s’invite et s’invente dans la langue de Susan Griffin.
42L’affirmation de sorcellerie la plus claire de ce livre vient en soutien à Jeanne d’Arc, sommée de se dénoncer alors qu’elle est en train de brûler vive :
- 30 “(She confesses she passed through the keyhole of a door. That she became a cat and then a horse. (...)
(Elle confesse qu’elle est passée par le trou de la serrure d’une porte. Qu’elle s’est transformée en chat puis en cheval. Elle confesse qu’elle a conclu un pacte avec le diable, qu’elle lui a demandé son aide.)
(Nous confessons que nous avons été transportées dans les airs à un moment)30. (75)
43Ici encore, la polysémie du texte est complexe : le contexte nous pousse à douter de la sincérité de Jeanne d’Arc, qui est torturée. De même, la phrase de la voix féminine, en italique et avec le même « nous » que dans l’assertion précédemment commentée (« Et on nous rappelle que nous avons apporté la mort sur le monde »), peut sembler une parole de soutien, de solidarité avec les femmes brûlées. Il y a aussi une part d’ironie dans cette phrase parce que ce n’est pas un aveu franc de sorcellerie : le « à un moment » relativise l’aveu, qui peut tout aussi bien recouvrir un voyage en avion.
- 31 Cette critique s’inscrit dans une vaste remise en question de l’écoféminisme dans les années 1990, (...)
- 32 Julie Cook, éd. cit., p. 328 : « Le texte de Griffin ne pourrait-il pas être interprété comme un e (...)
44L’écriture de Susan Griffin est caractérisée par un jeu sur la polysémie, un travail de la polyphonie et le choix d’une organisation des idées par allusion plutôt que par lien logique. Elle a été, pour cela, accusée de pratiquer une écriture « féminine » et d’essentialiser la femme31, comme le rapporte Julie Cook, qui la présente comme l’une des représentantes d’un « écoféminisme culturel », décrié par les « écoféministes sociales et socialistes », avant de montrer comment constructivisme et essentialisme se mêle dans ce texte, et de suggérer que l’essentialisme de Griffin est peut-être un « essentialisme stratégique32 ».
- 33 On peut faire le lien ici avec l’écopoétique, et notamment à l’article de Sara Buekens (2019), qui (...)
45J’espère avoir montré dans cet article que l’écriture poétique et parodique de Susan Griffin lui permet de montrer un écoféminisme qui se nourrit des discours patriarcaux et qui parvient à trouver dans les condamnations des femmes, et particulièrement des sorcières, les outils d’un empowerment. Il en ressort que la mise à mal du dualisme hiérarchique entre le discours philosophique, logique, monosémique, et le discours poétique, allusif, polysémique est lié, dans la pensée de Susan Griffin, à la mise à mal du dualisme hiérarchique entre homme et femme, culture et nature. L’écoféminisme est, chez elle, une poétique33.