Henri Garric, Portraits de villes – Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains
Henri Garric, Portraits de villes – Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains, Paris, Champion, 2007, 571 pages.
Texte intégral
1La représentation de la ville en tant que livre remonte au xixe siècle. Cette assimilation entre deux réalités encourage une lecture de la ville comme système de signes à l’origine d’un imaginaire et d’un « mythe littéraire » qui trouvent à s’employer en particulier dans le roman. Les signes urbains sont mixtes, à la fois texte et image, et participent de la lisibilité de la ville dans la mesure où celle-ci peut être représentée par une carte. Cet essai volumineux tente de cerner la nature de l’objet problématique qu’est la ville quand c’est la littérature qui l’énonce, alors qu’il relève du fantasme, de la connaissance scientifique, mais aussi d’une pratique quotidienne. Comment affronter à partir d’une épistémologie de la ville en littérature la diversité de sa représentation ?
2Un des partis pris de cet essai est l’importance accordée à l’étude iconographique, en particulier celle de la carte dans la constitution de la ville, comme si cette puissante image déterminait la forme même des discours produits sur la ville, et en particulier le discours littéraire. À partir de là, c’est la fonction même du texte littéraire qui est en jeu, soit l’invention d’un domaine autonome par rapport aux règles qui régissent la représentation iconographique de la ville. Ce domaine se développerait à partir de la réalité du monde extérieur, définie comme un ensemble de préreprésentations urbaines régies par des normes sociales, culturelles et historiques. Sur ces représentations viendrait s’articuler le vécu urbain. Marcel Roncayolo évoque quant à lui une diversité de traditions, où « l’espace » s’oppose au « lieu » (Michel de Certeau) réinventé par la pratique quotidienne des habitants et des marcheurs. L’espace se fragmente. Il devient discontinu dans le privilège accordé à « l’endroit », siège d’une expérience d’ordre vital. Le « lieu » est vécu dans l’articulation à sa représentation, notamment par le toponyme, lequel contient en puissance un récit, et l’exercice d’une mémoire.
- 1 Anne Cauquelin, L’Invention du paysage, Paris, PUF, 2000.
3Deux dimensions interviennent dans l’expérience vécue de la ville : la « marche » et la « carte », de façon synthétique, dans l’articulation de la pratique et de la représentation urbaine. Divers aspects s’opposent comme autant de médiations dans l’histoire de notre regard sur la ville : on l’a vu, la ville où l’on marche entre en conflit avec la ville représentée (comme le « parcours » s’oppose à « l’image fixe »). La « synthèse » (ou tableau) s’affronte à la fragmentation moderne du discours. La « veduta », qui utilise les techniques de la vue aérienne et de la perspective, implique une maîtrise et une volonté d’inscrire l’objet dans un « cadre ». Pourtant, et c’est là l’une des difficultés de cette théorisation de l’objet urbain, il n’existe pas pour la ville d’équivalent du concept de « paysage1 ». Le « point de vue » synthétique se divise en « parcours » référentiels qui induisent une logique dynamique et une force d’organisation syntagmatique, tandis que la « carte » (fragment) suit la logique statique de l’image et constitue une vision globale organisée. Certains dispositifs visuels comme la vue cavalière ou l’itinéraire font entrer le parcours dans la carte, avec le risque d’une déconstruction. Le « parcours », lorsqu’il pénètre dans la ville, favorise une reconstruction de l’espace urbain, et la construction du sujet moderne, au sens où le regard porté sur la ville s’individualise en une conscience de l’espace singulière.
4Lorsque la synthèse s’opère entre vue frontale et perspectives intérieures, le « portrait de ville » est atteint. Si la carte est la réalité de la ville donnée à voir en une image, par sa vertu spatialisante, le parcours est à la fois un principe dynamique du récit et une pratique de l’espace indépendante du texte. Le « parcours » permet de tracer la limite extérieure de la ville et de suivre la césure intérieure que représente la rue. Le récit devient mimétique du parcours, tandis que la description constitue un équivalent textuel de la carte par la mise en ordre spatial qu’elle opère. Et le croisement entre axe paradigmatique (carte) et syntagmatique (parcours) est au fondement de l’organisation textuelle. À partir de ces principes généraux, le texte urbain devient autonome. En fait, le « portrait de ville » pictural trouve un équivalent écrit dès le xviie siècle avec notamment le catalogue des rues, l’amplification ou le résumé. La réalité urbaine s’intègre au roman par le biais d’un « parcours-récit » généralisé au xixe siècle. Celui-ci ne se réduit plus au résumé d’un mouvement entre un point de départ et un point d’arrivée, mais multiplie les toponymes, et intègre la notion de mémoire personnelle, soit le lieu passé dans le lieu présent. La ville devient le lieu possible de la rencontre et du spectacle : autant de risques de fragmentation qui viennent fragiliser l’effet synthétique de la « vue urbaine ».
5Le « portrait de ville », par souci d’avérer une référentialité, donne une grande importance à la description des lieux communs, qui permettent la (re)connaissance d’une ville déjà écrite. Les chapitres s’ordonnent en fonction de différents quartiers juxtaposés d’une ville saturée par la rue. À cet égard, le « portrait de ville » sélectionne un récit dans une potentialité narrative inscrite dès le toponyme, et s’abstient de développer tel ou tel aspect, ou le réduit à l’allusion. Le sujet dans le portrait de ville se donne à lire de façon réflexive, depuis la maîtrise presque totale du discours jusqu’à la déconstruction, sans se confondre avec la fonction cognitive de la monographie urbaine. En effet, la monographie urbaine vise à déterminer la spécificité de l’objet d’étude quand le portrait de ville combine le particulier au général.
6Ce genre de récit urbain associe de façon inconsciente une modélisation (centre-ville / périphérie) et une carte, qui organisent un récit à travers les toponymes, autrement dit les traces des parcours effectués sur cette carte. La notion de « point de vue », commune au portrait de ville littéraire et pictural, était traditionnellement associée à « l’entrée dans la ville ». Si la « carte » organise les lieux en vue du récit, le parcours met en place le « récit de la ville », par l’animation et la liaison de lieux juxtaposés.
7Après une minutieuse mise en place théorique, l’auteur aborde certaines particularités du récit de ville et de la monographie urbaine, notamment la façon dont la ville participe à la construction du roman contemporain. Les exemples des romans d’Albany de William Kennedy, de certains récits de Juan Goytisolo ou de François Bon offrent des points d’application, mais entrent également en contradiction avec les théories énoncées. Le propre d’un certain nombre de récits sera la mise en scène de la « carte » et du « parcours », mais aussi leur déconstruction. Chaque roman choisi par l’auteur articule différents destins de personnages et différentes représentations urbaines. Il existe en général un personnage focal qui a charge de voir la ville et de la parcourir. La ville est représentée à travers les figures de la synecdoque et de l’asyndète, tandis que la priorité est donnée à l’action et au parcours, quitte à multiplier les déplacements jusqu’à saturation de l’espace urbain. Le parcours devient expression du destin personnel en cours d’accomplissement, par l’accès permis ou non à certains lieux. Ce parcours intègre des lieux symboliques et rend problématique le rapport d’un individu avec une ville, entre désir d’enracinement et désir de fuite. À cet égard, le parcours reflète exactement la biographie et l’itinéraire spirituel du personnage. En l’absence d’identification de l’individu, l’enracinement urbain ne se produit pas. La parole du personnage désigne la mémoire des lieux et celle de leur dispersion. En fait, l’unité du personnage et sa relation à la ville se constituent par l’écriture. L’exemple de la « marche dans Tanger » de Juan Goytisolo est particulièrement probant : la marche s’y transforme en pur exercice de liberté. Le récit se présente alors comme suite de parcours, récits démultipliés, où la rue se caractérise par sa théâtralité. L’essai propose alors l’analyse de deux parcours de ville en miniature : Istanbul et Fès. L’un de ces portraits est peut-être plus synthétique, dans une représentation de la carte (Istanbul), ou bien plus orienté vers le « parcours » (Fès). À l’inverse de l’itinéraire obligé proposé par le guide touristique, la marche sans repères privilégie la désorientation et le lecteur se déplace dans la ville, comme il lit le livre, suivant le mode d’organisation privilégié, conformément à la métaphore même du récit et de la lecture.
Pour citer cet article
Référence papier
Marc Kober, « Henri Garric, Portraits de villes – Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains », Itinéraires, 2012-3 | 2013, 173-176.
Référence électronique
Marc Kober, « Henri Garric, Portraits de villes – Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains », Itinéraires [En ligne], 2012-3 | 2013, mis en ligne le 01 décembre 2012, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/1026 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.1026
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page