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AccueilNuméros2012-3L’univers sonore d’Ángel Vázquez

Résumés

Zone internationale durant une trentaine d’années, Tanger présente alors une société scindée. Aux Occidentaux attirés par son statut et sa permissivité, fait face une population quasiment autochtone – les communautés maure, espagnole et juive sépharade – dotée de langages complexes. Aux côtés du sabir issu du dialecte arabe local et du castillan, fleurit la hakitia : langue sonore et inventive, branche du ladino. Si certains écrivains sont restés extérieurs à Tanger, d’autres, comme Ángel Vázquez, ont recréé la complexité linguistique et humaine de la ville.

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Notes de la rédaction

Selim Cherief, Tangérois natif, amoureux et fin connaisseur de sa ville, nous a fait le plaisir d’écrire un texte sur l’univers sonore dans lequel baigne l’œuvre d’Ángel Vázquez. Il y livre sa perception de Tanger issue de lectures savantes et populaires, de souvenirs accumulés, d’écoutes attentives des sonorités : autant de savoirs très justement revendiqués comme exogènes et subjectifs. Le traducteur en français d’une partie de l’œuvre du grand écrivain hispanophone révèle ici une certaine manière d’entendre Tanger.

Texte intégral

1L’attrait le plus immédiat de Tanger naît avant tout de la beauté de son site, et c’est à sa situation géographique de passage obligé, clef, porte, seuil, carrefour, qu’elle doit d’avoir été si souvent décrite ou citée. En revanche, pour ce qui est de sa spécificité ou de sa légende, il me semble qu’elles sont doubles, parallèles, simultanées, et que le mystère ne tient qu’à l’ignorance de ce dualisme, alors que, comme le choc de deux noyaux de matière, la tension bipolaire qui en découle constitue le vrai moteur de son dynamisme.

  • 1  Emilio Sanz de Soto, préface au recueil d’Ángel Vázquez, L’homme qui avait été amoureux de Bette D (...)
  • 2  Ángel Vázquez, Se enciende y se apaga una luz, Barcelone, Planeta, 1962, p. 109.
  • 3  Isaac Chocrón, Rompase en caso de incendio, Caracas, Monte Avile Editores, 1975, p. 183.

2Rarement une ville aussi célébrée (et qui mieux que toute autre aura mérité d’être qualifiée d’« auberge espagnole ») a été aussi mal connue. C’est d’ailleurs l’un des sens de l’expression « un délicieux mensonge1 » d’Emilio Sanz de Soto – qui l’a vue vivre pendant un demi-siècle. Pour tenter, plus prosaïquement, une définition, je la qualifierai de « ville de tolérance ». En effet, elle a accueilli bien des voyageurs dont le dessein n’était pas de découvrir la ville par eux-mêmes mais simplement de suivre l’exemple de visiteurs précédents : Français partis sur les traces de Delacroix ou de Victor Hugo, Anglais désirant voir le figuier sous lequel Samuel Pepys aurait rédigé ses mémoires, Italiens ayant appris que Garibaldi y avait longtemps séjourné… Nombre de résidents étaient venus pour des motifs purement égoïstes, y vivre dans leur cocon, tels « […] ces vieux Anglais, anciens militaires, qui vivent sur la Vieille Montagne et se moquent pas mal de passer leur retraite là, à Bombay ou ailleurs2 ». L’écrivain vénézuélien Isaac Chocron, découvrant cette posture autiste d’une certaine partie des visiteurs la fustigera en lui collant le sobriquet de « Légion étrangère3 ».

3Entrent déjà dans cette catégorie tous ceux que les seuls avantages dus au statut international de la cité avaient attirés ; ceux qui pensaient profiter d’un climat bénéfique pour les hypertendus ; d’autres, après avoir peut-être consulté le Guide des bordels du Maroc, et y avoir appris qu’à Tanger on ne trouve que des « maricónes », pouvaient penser que c’était le terrain idéal pour tenter une expérience « immoraliste ». Ainsi, à partir de 1930, ils ont pu être ravis d’apprendre que la mafia italienne avait fait de la ville un relais sur les routes de la traite des blanches. Quant aux fonctionnaires, personnel d’hôpitaux ou d’ambassades et autres institutions, le désengagement vis-à-vis de leur poste est, somme toute, normal – seul le contraire est un hasard. Nul ne songe à leur en faire reproche, pas plus qu’aux différentes vagues de réfugiés ou d’accidentés de la vie, désireux d’avoir une seconde chance, un nouveau départ…

4La spécificité de Tanger apparaîtra sans doute plus clairement si on la compare à ces deux métropoles, également ports méditerranéens, croisée des chemins entre deux continents, places de commerce, de représentations consulaires, résidences de voyageurs-écrivains, polyglottes, cosmopolites que sont Alexandrie et Istanbul/Constantinople. Tanger était beaucoup plus petite, ne comptant en 1950 que cent mille habitants environ : une petite ville, très andalouse avec son animation incessante, vivant pour l’essentiel sa petite histoire en vase clos. En outre, son histoire avait été amputée d’un tronçon de sa continuité par l’occupation anglaise, qui en avait expulsé toute la population musulmane. À l’aube du xviie siècle, sous le sultanat de Moulay Ismail, les Arabo-berbères musulmans, les Maures, récupèrent le lieu où n’étaient restés, d’avant leur éviction, que les Juifs et la communauté hispano-portugaise (dont la présence est attestée dès 1480).

5On conçoit que le premier souci des habitants du lieu ait été de trouver un modus vivendi intercommunautaire. Mais, avant même le début du xixe siècle, commence une floraison de légations et d’ambassades, totalement disproportionnée par rapport à la taille réelle de la ville ; comme le Maroc est le premier à reconnaître la jeune république des États-Unis, Tanger devient le siège d’une légation située dans l’enceinte de la vieille médina ; et n’oublions pas que le Café Fuentes fut le consulat de l’empire allemand (c’est là que se rend le Kaiser Guillaume II en 1905).

6En 1805, quelques Français, rescapés de la bataille de Trafalgar, arrivent en canot de sauvetage et s’installent au Marshan. Tout le xixe siècle verra se succéder des visiteurs illustres. C’est dire que le noyau stable de la population – essentiellement les communautés maure, espagnole et juive séfarade – a été confronté à ce brassage, qu’elle n’avait peut-être pas appelé de ses vœux, dans le temps même où elle cherchait son équilibre. D’où une tendance à profiter parfois des chances offertes, mais sans se détourner des occupations les plus urgentes. Or, on est d’autant plus ouvert qu’on se sent fort ; Tanger accomplissait les gestes de l’hospitalité, certes, mais s’intéressait avant tout à elle-même et la curiosité des hôtes était déjà prise, en circuit fermé, situation interne à laquelle les étrangers ne s’intéresseraient guère. D’ailleurs, les habitants de Tanger voyaient ces nouveaux arrivés soit comme d’éventuels employeurs, des « pigeons » à plumer, ou encore comme une sorte d’animation municipale, un défilé de gens bizarres ne soulevant qu’un intérêt blasé : « Les monstres, encore les monstres… », réplique Alain Cuny à Arletty, au début du film de Marcel Carné Les Visiteurs du Soir.

7Il est important de mesurer l’ampleur de l’écart entre, d’une part, les positions bien tranchées d’un Gérard de Nerval, Français vivant seul au Caire au sein d’une société presque homogène, comme Kipling aux Indes ou Orwell en Birmanie et, d’autre part, la situation d’écrivains de nationalités diverses qui trouvaient à Tanger une société scindée en deux groupes tout aussi hétéroclites l’un que l’autre, et dont le plus stable, sans être entièrement autochtone pour autant, avait un système de communication ressemblant étrangement à un langage crypté.

Population, communautés, langues en usage

8Le seul fond de population authentiquement autochtone est, à Tanger comme dans toute l’Afrique du Nord, berbère et historiquement divisé en trois branches :

  • Les Berbères berbérophones, dont la langue originale est le tamazight (du groupe des langues hamitiques), qui a évolué localement en dialectes distincts, mais jamais au point d’être inintelligibles.

  • Les Berbères arabophones, arabisés, soit dès l’arrivée des premiers conquérants musulmans, soit plus tard, au xe siècle, avec la venue des tribus hilaliennes, ce qui fut le cas pour la plupart des J’bala, voisins immédiats de Tanger et fraction importante de son peuplement.

  • Les Berbères israélites. Leur proportion a évidemment beaucoup baissé lors de la vague de conversions à l’islam au viie siècle ; et, dans le Nord du pays au moins, du fait de leur petit nombre, ils furent noyés sans distinction dans la communauté de leurs coreligionnaires, tandis que dans le Sud, ils restèrent regroupés en tribus jusqu’au début du xxe siècle.

9L’usage de la langue amazigh est, jusqu’en 2001, resté confidentiel, familial. C’est, qu’on le veuille ou non, une langue de « vaincus » et, sauf à naître ou habiter dans un des fiefs exclusivement berbérophones, il est inutile de la connaître. En outre, elle était suspectée de symboliser la collaboration avec les autorités du Protectorat, à partir de 1930, quand celles-ci, avec la « politique des Dahirs berbères », tenta de s’en servir pour diviser le pays, afin bien sûr d’y mieux régner. Les milieux indépendantistes et nationalistes allèrent jusqu’à l’interdire ; elle ne fut réhabilitée et amnistiée, qu’en 2001.

10Il devient dès lors fort important d’acquérir une langue de remplacement et même, bien souvent, plusieurs : l’arabe et le français ou l’espagnol, suivant la zone du Protectorat où se trouvait leur territoire. Le multilinguisme est rendu indispensable.

11Les musulmans arabophones sont les descendants des premiers conquérants venus du Nejd et du Cha’m, mélangés aux Berbères, aux Ibères et aux Wisigoths ; la conversion prime incontestablement sur l’ethnie. En revanche, la spécificité linguistique a résisté à tout amalgame.

L’arabe est scindé en dialectes, plus ou moins différents et mutuellement intelligibles :

  • L’arabe, dit ensuite classique était, à l’origine, le dialecte de Qoraysh, la tribu du Prophète ; c’est le fait d’avoir été la langue de la révélation du Coran qui a assuré son prestige et son extension géographique. Trait commun aux civilisations sémitiques, le sens et le son du véhicule de la parole sacrée sont, pour elles, indissociables.

  • Les dialectes constituent la forme que prend l’arabe dans la vie quotidienne sans toutefois être un abâtardissement de la langue. Ils existaient avant l’islam et, s’étant maintenus, sont à l’origine de bien des variantes régionales.

12À Tanger, on rencontre principalement trois dialectes : le vieux parler citadin (utilisé également à Tétouan) issu des dialectes moyen-orientaux (remplacement du -qaf par un hamza, affaiblissement du -jim en -zin et du -chin en -sin), l’arabe dialectal des J’bala, hilalien, le dialecte de la voisine Tétouan, mélangé d’emprunts au berbère rifain.

13Les Espagnols représentaient la communauté européenne de loin la plus nombreuse et la plus anciennement établie, grossie par les immigrés fuyant le marasme économique de la Péninsule au xixe siècle (parmi eux, la grand-mère de Vázquez), puis par les réfugiés de la guerre civile qui s’y trouvèrent pris au piège et, finalement, par accroissement des contingents de fonctionnaires et d’employés d’institutions ou de firmes espagnoles. Une société complète, qui constituait entre 40 et 50 % de la population urbaine globale, c’est-à-dire équivalant à peu près à la population marocaine. Nombre d’entre eux, surtout ceux résidant près du port, dans le quartier de Dar Baroud, dans l’enceinte de la vieille médina, parlaient couramment l’arabe dialectal ; ils étaient les seuls Européens dans ce cas.

14Les Juifs séfarades constituent la plus ancienne communauté, étrangère à l’origine, installée au Maroc. Les premiers Hébreux sont arrivés sur les bateaux des Phéniciens, des noms grecs ont survécu ne laissant aucun doute à ce propos : Foinquino, stricte transposition du grec « phoïnikos », ou Ouahnon, qui évoque la figure du navigateur Hannoun. La façon dont le peuplement s’est accru préfigure l’expansion de l’islam : séduits par le judaïsme, les autochtones – Berbères – se convertirent et associèrent leur langue à leur ajout. Dès lors, commencent des va-et-vient entre la Palestine et ces nouveaux établissements occidentaux. Comme tous les autres Berbères du pays (Juifs, Chrétiens et Musulmans), ils suivirent la conquête de l’Espagne ou y participèrent. Et comme tous les « infidèles », ils en furent expulsés (sauf en cas de conversion) lors de la Reconquista.

15Le fait fondamental pour leur culture de groupe est qu’en quittant l’Espagne ils gardèrent sa langue qu’ils s’approprièrent tout comme sa littérature, particulièrement les « romances » ; ces poèmes en musique devinrent leur folklore particulier, et il n’est pas étonnant de voir Juanita et son amie Esther chanter « Esta Rahel lastimosa ». Par ailleurs – et de la même façon que les Berbères –, ils vivaient unis dans le plurilinguisme. À l’instar du Coran et pour les mêmes raisons, les textes sacrés ne pouvaient être consultés qu’en version originale, d’où la nécessité d’apprendre l’hébreu. L’un des points fondamentaux de la cérémonie des Tefilines est une lecture publique, à la synagogue, d’un passage de la Torah ; cette cérémonie marque l’entrée de l’enfant dans le monde des adultes. La vie domestique se déroulait soit en espagnol, soit en hakitia, langue très nettement hispanique elle aussi sur laquelle je reviendrai, la vie publique et professionnelle, en arabe, éventuellement en berbère, suivant les régions. Durant des siècles, la communauté séfarade a été la principale pépinière de traducteurs officiels du Maroc.

16Dans un tel contexte, Anglais, Français ou Italiens pouvaient certes constituer une élite minoritaire, mais coupée de l’essentiel de la vie locale. En outre, le prestige de l’anglais et du français poussait la plupart des gens à tenter d’apprendre ces langues, et à laisser autant que possible ceux qui les connaissaient parler et faire office de professeurs gratuits. De toute façon, à part les Espagnols, les Européens qui arrivaient à Tanger étaient souvent des fonctionnaires, non des résidents de longue durée, destinés à être mutés ailleurs par la suite. Mention doit être faite du cas spécial de l’Italie qui, tout en ne comptant qu’un nombre confidentiel de ressortissants, a néanmoins offert à la ville un hôpital, une cathédrale et un lycée, la Scuola Italiana, qui forma un noyau italophone local.

De la théorie à la pratique

17Tanger, minuscule capitale, vase clos dans une enclave fermée par des frontières, bénéficiait d’une situation factice, sans doute, mais qui pour une fois donnait des résultats concrets puisque les espoirs de promotion sociale faisaient défaut ailleurs, sur les deux rives du détroit. Le colonialisme y arborait son déguisement le plus benoît ; l’étendue de la zone internationale, par rapport au nombre de ses habitants, créait pour chacun l’impression qu’il trouverait aisément sa place, puisque la densité de peuplement était si faible. En résultait un certain enthousiasme diffus, le sentiment d’être protégé.

18En outre, sur le plan linguistique, qui nous intéresse plus particulièrement, l’analyse des « forces en présence » ne doit pas faire oublier que, lorsque se côtoient des individus de toutes origines, de tous âges, les disparités accumulées finissent par peser très lourd. Sous-jacents à ce bel optimisme, deux pôles de tension agissaient de manière notable sur la vie quotidienne en obligeant à des choix. Les questions, liées par un enchaînement logique, pouvaient être ainsi formulées : Quelle langue adopter quand plusieurs sont envisageables ? Quelle communauté est la plus importante de la ville ?

19Afin d’apporter des éléments de réponse, il faut rappeler que la première question s’adressait aux étrangers et aux nouveaux arrivants, l’autre aux Tangérois de souche – autochtones ou simplement établis depuis assez longtemps pour avoir tissé une histoire personnelle, familiale et professionnelle dans la ville, et ce qui est capital, n’ayant ni possibilité ni désir de la quitter.

20Numériquement, les populations marocaine et espagnole étaient plutôt équilibrées, environ 40 % chacune de la population totale. Les étrangers avaient le choix d’apprendre l’arabe, sous n’importe laquelle de ses formes, c’est-à-dire investir des années de leur vie dans cette étude ou de se contenter d’apprendre plus ou moins sérieusement l’espagnol. Ils optaient généralement pour la seconde possibilité. Mais pour les communautés en présence, le même choix se posait parallèlement, du point de vue cette fois de leur prépondérance sur les autres groupes en présence. En effet, un contentieux ancien et historique les opposait. Par exemple, les Marocains, qui se considéraient non sans quelques raisons comme les héritiers des califes de Cordoue, ressentaient de l’amertume à se voir colonisés par leurs anciens sujets. Certes, on retrouvait dans leurs relations le lien qui unit de vieux ménages, certains Espagnols ayant le bon goût de parler parfaitement l’arabe et, de toute façon, le capital de vocabulaire commun aux deux langues, immédiatement reconnaissable, facilitait le rapprochement. En effet, les Marocains hispanophones de Tanger, Tétouan et leurs régions, lorsqu’ils savaient bien la langue de Cervantès, atteignaient à une correction et une élégance remarquables. Ces mêmes évidences, vues au filtre de la rancœur, les conduisaient à déplorer d’avoir à subir la domination de gens dont ils considéraient qu’ils ne valaient pas mieux qu’eux.

Le plus petit dénominateur commun

  • 4  Chanson populaire à forte connotation raciste.

21Confrontés aux deux interrogations posées précédemment, tous s’accordèrent à reprendre le système ayant déjà donné le fameux « trabadja, la moukhère, trabadja bono4 » à cette nuance près qu’à Tanger, la jota était trop courante pour être transformée, surtout en « dj », car prononcer ainsi le « j » est exclusivement algérien. De fait, la lingua franca locale ne fut qu’un sabir qui reprenait les règles élémentaires du genre. Les verbes sont soit laissés à l’infinitif, soit fixés à la troisième personne de l’indicatif ; le déterminant de personne étant le seul pronom. Pour marquer le futur, il suffit alors d’antéposer « va » (troisième personne du singulier du verbe « ir », aller, morphologiquement identique à l’équivalent français) entre pronom et verbe. Le passé, auquel profitait la similitude des première et troisième personnes de l’imparfait dans certains groupes de verbes, utilisait une seule forme : yo, tu, el/ella, etc. savia (de « savoir ») ou trabajada (de « travailler »). En ce qui concerne le vocabulaire, on constate trois phénomènes simples :

  • Un certain flottement du genre des mots, lesquels tendaient à s’aligner sur l’exemple de l’arabe chaque fois qu’il y avait divergence : agua (« eau »), féminin en espagnol mais masculin en arabe.

  • L’introduction du concept de « nom collectif » ou « générique », inspiré également de l’usage en arabe ; le nom particulier s’obtient en ajoutant un « -a » final, désinence féminine marquant le cas d’espèce. « Papier », par exemple, en espagnol papél, devient la papela (« un papier »), il s’agit en fait d’un barbarisme. Mais c’est ainsi que Juanita demande à sa bonne Amrouche l’annuaire du téléphone : « la papela del telefono ». On observera que l’usage des articles est totalement opposé aux règles en usage en français, différent sur de nombreux points de celui qui prévaut en espagnol et qui finit par se rapprocher de l’exemple de l’anglais. Ceci provient de l’absence en arabe de véritable article partitif, sauf en dialecte mais il y reste étranger à l’esprit de la langue.

  • L’application directe à un mot espagnol (ou français) des règles sémitiques, très vivantes, du « pluriel interne » est sans conteste l’un des usages les plus déroutants ; le mot devient méconnaissable. Plaza (« place ») se transforme suivant le modèle « mafa’il-ou » en pla’iss ; « gendarme » en jnadir, bien souvent en jnadir-iya, avec le suffixe collectif – équivalent au français « -esque » tel que dans « soldat / soldatesque », sans la nuance.

22Paradoxalement, les écarts les plus grands entre ce sabir et la langue qui servait de modèle, l’espagnol, intervenaient dans les sons, la valeur des lettres, ce qui semblait pourtant le plus simple à respecter. Par exemple, que le mot electricidad soit devenu trinsiti est admissible ; les langues romanes ont évolué ainsi à partir du latin : elles ont été remâchées par des sujets qui gardaient en bouche l’habitude physique d’une autre réalité. La fréquente transformation de « c » et « s » en « sch » ainsi que le durcissement ou l’emphase de certaines consonnes, phénomènes qui existent en arabe, sont également des phénomènes universels. Bicicleta devient bechkleta et, dans la zone du protectorat français, « essence » est transformé en sanassenss.

23Ce sabir était très commode : il permettait de se faire comprendre, au-delà de Tanger, dans toute la zone espagnole du protectorat. Il était standardisé et – chose plus curieuse – revendiqué tel quel, avec sa différence et ses imperfections. On se souviendra peut-être du vieux Chinois d’East of Eden, fin lettré mais qui, sauf avec des amis proches, faisait accroire qu’il ne connaissait que le pidgin parce que c’était ce que les gens attendaient de lui.

24Dans le cas qui nous intéresse ici, cette langue déformée, ce dont les locuteurs avaient conscience, était considérée par ces derniers comme la seule authentique et correcte. Aussi font-ils la sourde oreille devant ceux qui ne déformaient pas les mots selon la « norme » en vigueur ; il était donc inutile d’espérer faire réparer un pneu crevé si l’on apportait sa bicicleta et non sa bechkleta. De plus, les déformations étaient soigneusement respectées lors du passage à l’écrit. Je citerai ce que j’ai pu voir de plus extravagant : « Pintorra frishka ischar lojo » ; « Kolobrusle » ; « èchate et vendre » (au Grand Socco) ; « Duch l’hom, duch la fem » (Balneario Recreativo). L’espagnol venu d’outre-Atlantique recevait cependant un traitement différent. En effet, Tanger était un paradis pour les cinéphiles : le prix des places y était ridiculement bas, surtout dans les salles de « seconde exclusivité » : Alcazar, Capitol, Americano, Cervantès. La programmation y était extrêmement variée puisque tous les circuits de distribution s’y croisaient : Inde, Moyen-Orient, Europe, Hollywood et Amérique Latine, notamment le Mexique. Un comique mexicain suscitait alors la ferveur du public : Mario Moreno, plus connu sous le nom de Cantiflàs. Comme souvent, à force de voir et revoir les mêmes films inlassablement, les gens savaient tous les dialogues par cœur et miraculeusement leur accent avait disparu !

Une création autochtone

25Si cet indispensable sabir n’était qu’une approximation marquant une régression vis-à-vis de l’original, il existait, à Tanger et dans la plupart des villes du protectorat espagnol, Tétouan, Larache, Chaouen, Arcila, Alcazarquivir, un mélange hybride méritant le nom de langue authentique : la hakitia ; ce terme vient d’une racine arabe « h-k-y » qui s’emploie au sens de raconter ou converser pour tout propos n’ayant pas trait au domaine religieux. Créer des idiomes spécifiques à une situation donnée semble bien être une constante du « génie juif ». La hakitia est en fait une branche nord-africaine du ladino, terme qui recouvre l’ensemble des dialectes nés après l’expulsion des Juifs d’Espagne vers d’autres régions méditerranéennes, jusqu’à la Turquie. Leur trait commun est d’être basé sur le castillan de l’époque de la Reconquista ; de la même manière que, dans le monde ashkénaze, le yiddish emprunte au russe et à l’allemand. La grande force de la hakitia vient de son système quasiment inépuisable de fabrication de néologismes : essentiellement des verbes et leurs dérivés (participes, instrumentaux, formes verbales dérivées : factitif, pronominal, etc.). Les bases en sont l’espagnol, l’arabe et l’hébreu ; cette dernière langue n’apparaît que pour traiter d’idées ou d’objets en corrélation étroite avec la religion. L’espagnol est celui du xve-xvie siècles qui reste infiniment mieux compris de nos jours que, par exemple, le français de Rabelais ou l’anglais de Chaucer ; la proportion d’archaïsmes n’y est ni plus élevée ni plus déroutante que dans les variantes sud-américaines de la langue (Argentine exceptée, où la question est autre).

26Mais un capital conservé essentiellement par nostalgie risque aussi bien de se momifier que de ne pas suffire à l’expression. Pour remédier à tout manque de vocables, l’habitude fut prise de puiser dans d’autres langues, principalement l’arabe bien évidemment. Mais, et c’est là le point fondamental, il ne s’est jamais agi d’emprunter un mot tel quel sans l’avoir remodelé. Or cette variation, destinée à fabriquer de l’espagnol à base d’arabe, suivait une logique purement sémitique. De là son opacité pour les non-initiés et sa vivacité, car les langues sémitiques prévoient et encouragent la création de néologismes à laquelle les langues indo-européennes sont beaucoup plus réticentes.

27En schématisant un peu, disons que les langues indo-européennes respectent rigoureusement la racine d’un mot et établissent ses variantes (verbe, substantif, participes, etc.) par le jeu de la préfixation et de la suffixation. Elles encouragent ainsi une mentalité de grammairien. Les langues sémitiques, en revanche, sont le fief de linguistes un peu mathématiciens ; il est d’ailleurs intéressant de noter qu’Umberto Eco, dans son livre sur les langues fabriquées, déclare forfait devant l’arabe et choisit de ne pas en parler. Tout est basé sur la racine, idéalement trilitère (ne comptent que les consonnes et les semi-consonnes), que l’on transforme par le jeu d’allongement de certaines voyelles, le redoublement de la consonne médiane, l’adjonction ou l’introduction de consonnes supplémentaires qui ressemblent à des préfixes mais n’en sont pas car elles sont toujours incluses dans le noyau radical invariable. Ainsi se créent participes, noms de lieu et les nuances verbales : factitif, conatif, pronominal, réciproque, etc. Un exemple : la racine arabe « q-d-y », à la forme « t/q-D-D-y », donne en hakitia le verbe caddearse avec le même sens, « se terminer », qu’en arabe. Comme, en plus, les Juifs parlaient généralement le vieux dialecte préhilalien, où le – q (qaf) s’amenuise en simple attaque vocalique, on entendait à la place de « c’est fini » : « se addeó », totalement incompréhensible pour qui ne connaît pas et l’espagnol, l’arabe et l’astuce ! Outre son infinie commodité, cette langue originale offrait un aspect d’argot d’initié non négligeable.

28Pour les profanes, la hakitia était nécessairement repérable par son côté sonore : un authentique exotisme verbal qui parvenait à incorporer dans une langue européenne connue toute la richesse de la sphère sémitique : l’aspect emphatique, les gutturales, etc. De nos jours, la hakitia est malheureusement en passe de devenir une langue morte, conservée avec nostalgie et que l’on a plus de chance d’entendre au Canada, au Venezuela, éventuellement à Madrid, qu’au Maroc. Mais déjà à Tanger, cette facilité à emprunter des mots conduisait à remplacer des termes arabes par ceux puisés dans d’autres langues, en particulier le français et l’anglais, perçues comme plus distinguées. Dans les années 1960, la proportion de mots arabes dans la hakitia pratiquée à Larache ou à Alcazarquivir (El Ksar al Kébir), était bien plus élevée. Juanita Narboni parle de « cristal empañado » (« verre voilé », ou « embué ») ; à Larache, elle aurait utilisé enchagüehadomchawwech.

29Il est dommage que la hakitia ait été frappée de discrédit par toute une partie de la société juive tangéroise parce qu’à ses yeux elle était synonyme de langue des pauvres, perçue comme passéiste à l’heure où le statut international avait hissé Tanger au rang d’égale des grandes capitales, d’où une certaine tendance à y trouver des influences anglaises, aussi fausses que prétentieuses quand on considère que les rares emprunts à l’anglais – tous via Gibraltar, qui n’a jamais été Oxford – sont particulièrement estropiés : marbles (« billes ») devant marliss ou mabliss et tea-pot, tipad. Cette réalité est à déplorer car le creuset semblait être forgé pour une langue locale pluricommunautaire (si, évidemment, le statut international n’avait pas été abrogé), dans le genre du lumfardo argentin. Je le dis parce que l’arabe dialectal tangérois a, lui aussi, spontanément utilisé la même technique : à partir de l’adjectif seguro (« sûr, certain »), donc sur une racine hypothétique « s-g-r », est créé le verbe sawgger, deuxième forme factitive, dont le sens est certifier, assurer et, concrètement, fixer, arrimer.

Le facteur humain

30Jusqu’ici, j’ai tenté d’établir un état des lieux objectif et, je l’espère, complet, mais reste à envisager tout ce qui ne relève pas de facteurs ­linguistiques et, avant tout, la question à laquelle on ne peut s’empêcher de parvenir : une réalité aussi complexe et confuse était-elle déchiffrable ?

31Certes oui, tout le monde se comprenait, malgré l’incorrection ou la bizarrerie du discours, et c’est bien là l’indispensable condition de l’existence même de ce babélisme impénitent. Sans doute parce que l’entraînement était quotidien, continu, la population enracinée dans la ville montrait une sagacité assez extraordinaire, tant pour communiquer entre elle que pour communiquer avec n’importe quel arrivant. On peut même voir cela comme un sport local (conséquence de la présence d’un port, donc d’un afflux régulier de sujets à examiner), l’idéal étant de deviner au premier coup d’œil l’origine, la personnalité et la situation de tout inconnu débarqué à l’instant. Une telle aptitude n’étonne guère quand on la rencontre dans une grande ville portuaire ; c’est la raison pour laquelle j’ai qualifié Tanger de mini-capitale.

32La quasi-certitude d’être compris quoi qu’il arrive, n’est-ce pas la porte ouverte à la paresse et à la négligence ? Et comment résister à l’envie d’étaler, par prétention ou par coquetterie, les trois mots que l’on connaît dans une langue prestigieuse – anglais ou français –, inlassablement, uniquement afin d’être vu publiquement les parler ? Je garde le souvenir d’un dimanche après-midi, dans les années 1950, où le hasard m’avait mis derrière deux jeunes femmes, espagnoles ou italiennes (et tangéroises) qui faisaient le Boulevard (Pasteur) en serinant comme des disques rayés le dialogue suivant :

— il est sale…
— il faut le laver…

33Par ailleurs, si l’on étudie avec un peu d’esprit critique la façon de parler de Juanita Narboni, on ne peut qu’admirer les trésors de perspicacité auxquels devaient avoir recours ceux qui déchiffrent son arabe. Elle n’hésite pas non plus à mettre à mal l’espagnol. Lorsqu’elle traite son fiancé de « tàviro », elle emploie un mot qui tel quel n’existe pas ; c’est en fait tàbido, figé (sacralisé) sous cette forme estropiée par les mauvaises habitudes tangéroises. Il ne faut pas plus s’en étonner que de voir les topinambours remplacés par les petinamba ou, en hakitia, le mot arabe foul (« les fèves ») se muer en fororo. N’oublions pas que les barbarismes n’interviennent généralement que dans la proportion d’un pour six ou sept solécismes, lesquels – omniprésents – sont trop anecdotiques pour qu’on s’y attarde. En revanche, la redondance par doublement d’un mot par sa version dans une autre langue, la traduction littérale et l’envahissement d’une langue par une autre (ou plusieurs) constituaient des tics d’expression courants et se retrouvent dans La Vida perra de Juanita Narboni.

  • 5  Ángel Vázquez, La Chienne de vie de Juanita Narboni [La Vida perra de Juanita Narboni, 1976], Lyon (...)

34« J’irai acheter des beignets […] Je vais te payer mi bueno. Tu me prends pour une surraqa ? Hshuma ! Tu n’as pas honte5 ? » Tout est là, en une ligne. Juanita emploie un mot arabe parce qu’elle craint de ne pas être comprise – c’est un envahissement et elle crie son indignation en version bilingue – là, elle sacrifie à la coutume tangéroise qui veut que toute exclamation et toute insulte soient ainsi répétées, pour mieux atteindre l’interlocuteur, mais aussi pour les oreilles des badauds indiscrets (le cœur antique d’une petite ville de province méditerranéenne) afin de les prendre à témoin. La traduction littérale, livrée sans souci d’élégance, est aussi présente : que Juanita (qui par ailleurs démontre qu’elle est parfaitement capable de parler un français correct) rende « I just don’t know what to do with myself » par un « C’est trop difficile pour moi savoir quoi faire de moi », montre bien la béate tranquillité avec laquelle chacun s’en remettait à la sagacité de l’auditeur pour le déchiffrage. Ce qui peut paraître pour le moins curieux pour un lecteur non averti n’est jamais qu’une incongruité fort timide dans une ville où, tous les matins, les marchands de poisson ambulants criaient ce véritable monstre linguistique qu’est le mot ripishkade le « rouget » (car en arabe il est appelé soultan et hout, « roi des poissons », donc rey de los pescados, et, passé à la moulinette de la prononciation « normale » de la lingua franca : ripishkade). L’envahissement d’une langue par d’autres idiomes n’est pas le produit de la négligence, mais plutôt d’un cas de force majeur ou de choix spontanés, parfois inconscients. Vázquez nous en donne un bel exemple tout le long du chapitre où Juanita et son amie Esther se retrouvent seules : tout naturellement, la hakitia vient affleurer dans les propos, mais cette deuxième langue voit à son tour ses mots redoublés par leurs équivalents français, par une sorte d’effet gigogne.

35Ce phénomène touchait toutes les langues. Il était par exemple impossible, et cela n’a que peu changé depuis, d’imaginer une conversation en arabe avec un garagiste au sein de laquelle le vocabulaire technique ne soit pas prononcé en espagnol, dans une structure de phrase en arabe dialectal. Je veux citer la définition et l’exemple de ces envahissements que donne Georges du Maurier dans Peter Ibbetson ; leur intérêt tient au fait qu’ils montrent parfaitement que ces victoires étaient réversibles, et à leur exact recoupement avec les témoignages en français à contenu espagnol – ou l’inverse – trouvés dans le courrier des lecteurs de quelques revues confidentielles d’anciens élèves des différentes écoles de Tanger. Les personnages de Georges de Maurier, Mimsey et Gogo, sont des enfants de parents anglais, résidant à Paris. Ils s’expriment ainsi :

  • 6  Georges du Maurier, Peter Ibbetson [1891], Londres, The Echo Press, 2007, p. 38.

In this time we made a kind of ingenious compromise ; for Mimsey, who was full of ressource, invented a new language, or rather two, which we called Frankingle and Inglefrank, respectively. They consisted in ­anglicizing french nouns and verbs an then conjugating and pronouncing them inglinshly, or vice-versa.
For instance, it was very cold, and the school-room window was open, so she could say un frankingle :
“Dispeach yourself to ferm the feneter, Gogo. It geals to pier-fend. We shall be inrhumed.” Or else, if I failed to immediately understand : “Gogo, il frise à splitter les stonne. Maque aste et chute le vindeau. Mais chute-le donc vite, je snize déjà”, which was inglefrank6.

36Tout à la fois, parce qu’une légende hypertrophiée couvrait d’un écran la réalité, parce qu’étaler un secret au grand jour peut être une façon d’en détourner l’attention des curieux, ou simplement parce que ceux qui étaient venus voir n’ont vu et écouté qu’eux-mêmes et les amis qu’ils connaissaient déjà d’ailleurs, le fait demeure, paradoxal, à de très rares exceptions près, que la ville telle que nous la décrit la littérature est vide de population, un décor désert et silencieux, bref, une carte postale.

On lit, certes, sous la plume de François de Pierrefeu, en 1930 :

  • 7  François de Pierrefeu, Les Confessions de Tatibouët, Paris, Plon, 1939, p. 1-2.

[…] cette étrange foule cosmopolite de Tanger, qui mêle familièrement et à doses à peu près égales, des races qui ne passent pas pour s’être entr’aimées, la maure, la juive et l’andalouse7.

37Malheureusement, Les Confessions de Tatibouët ne font que brièvement allusion à Tanger puisque le livre raconte essentiellement le périple d’Éric de Bishop et de son second, Joseph Tatibouët, dans l’océan Pacifique ; Tanger n’y apparaît que comme escale. Après cette seule phrase, intéressante car l’auteur montre qu’il a saisi la dynamique qui anime la cité, il nous laisse sur notre faim.

  • 8  Jack Kerouac, Desolation Angels [1965], Londres, Mayflower Books, 1968.

38Que dire d’un roman intitulé Romanesque Tanger qui ne cite pas une seule fois la ville (sauf dans le titre), puisque toute l’action se déroule entre Gibraltar et la voisine San Roque ? La première page nous présente les personnages à bord d’un ferry-boat quittant la rade de Tanger – qui n’est, là, pas même nommée – pour n’y plus revenir de toute la suite. Ne serait-ce pas parce que de la seule mention du nom magique sont escomptés des bénéfices commerciaux ? Aux antipodes de la posture légèrement suspecte de Joseph Peyré, celle de Tennessee Williams vient nous rappeler que les bonnes intuitions, tout comme les bonnes intentions, ne suffisent pas. Williams avait tout pour comprendre Tanger puisqu’il connaissait l’espagnol et, de fait, il cite dans la préface de Camino Real quelques villes possédant une atmosphère remarquable et parmi elles Tanger (avec Macao, La Havane, etc.). Mais la pièce – dont il avait pourtant conçu la première version pour être jouée au Socco Chico – est l’une des plus faibles de son œuvre théâtrale : on y chercherait vainement un écho de la réalité du lieu et elle ne recèle pas davantage une thématique qui la transcenderait, surréaliste, fantastique ou autre. Hispanophones eux aussi – toujours grâce à leur expérience du Mexique et de l’Amérique centrale –, Jack Kerouac et William Burroughs, s’ils ont séjourné dans la ville, n’ont pas un instant essayé d’y rentrer ni même de la comprendre. Kerouac ne cache pas qu’il s’y sent mal à l’aise (Desolation Angels8), Burroughs ne semble sensible qu’à ce qui l’y gêne. Son attitude a néanmoins le mérite d’être cohérente puisque son œuvre traite essentiellement d’univers parallèles ; c’est quasiment une science-fiction.

  • 9  Paul Bowles, Let it come down [1952], Santa Barbara, Black Sparrow Press, 1980.

39Il existe peut-être un critère permettant de reconnaître d’emblée les écrivains qui ont réellement tenté de rencontrer la ville : il faut rechercher dans leurs écrits les allusions à leur propre perception du regard de la ville et de ses habitants sur eux ; on ne retiendra guère que Paul Bowles, Isaac Chocron et Ángel Vázquez. Sachant l’arabe, le français et l’espagnol, Paul Bowles semblait le mieux armé pour saisir la complexité particulière de Tanger. Mais son roman le plus marocain, celui où il réussit le miex à se couler dans la vie du pays du point de vue de ses habitants légitimes, et à une époque historiquement et politiquement conflictuelle, celle des désordres de Fès, ne se déroule pas à Tanger mais, justement, à Fès. La vie du pays est au centre de cette œuvre. En revanche, bien que son roman tangérois, Let it come down9, dresse un intéressant et véridique tableau de la ville, il reste centré sur l’intrigue qui n’est menée que par des Européens et ne concerne quasiment qu’eux, sauf indirectement, ce qui laisserait penser que Bowles, à Tanger, n’avait pas le sentiment d’être dans le vrai Maroc.

  • 10  Isaac Chocron, op. cit.

40Le livre d’Isaac Chocron, Rompase en caso de incendio10, qui se déroule à Madrid, Melilla et Tanger, est malheureusement inconnu en Europe. Il apporte pourtant la preuve vivante qu’avec de la sagacité, c’est-à-dire à armes égales avec ses naturels, on peut en quelques semaines (la durée des deux séjours de Chocron) saisir tous les mécanismes du microcosme local, découvrir ses codes et ses secrets et, surtout, faire la juste part entre ce qui est quotidien prosaïque ou légende, fantasmée ou fondée, et en conclure que l’aspect le plus fascinant n’est pas celui qu’on retient d’habitude. Le fait est que Chocron, inconsciemment, applique la technique définie par Vázquez lui-même dans Fiesta para una mujer Sola :

  • 11  Ángel Vázquez, Se enciende y se apaga una luz [1962], Barcelone, Planeta, 1964, p. 109.

[…] cette capacité de diversité constituait une des curiosités les plus frappantes de la ville… Toutes trois, aussi parfaitement tangéroises l’une que l’autre, fréquentaient, sans se limiter à aucun, tous les milieux des différentes communautés de la place […]11.

41On comprend qu’il s’agit là de la méthode personnelle de l’auteur, que c’est ainsi qu’il a évité le piège de la « petite ville de province » qu’est aussi Tanger. Il donne à chacun de ses personnages sa voix juste, parce qu’il a su aller les écouter partout. Le trait n’est jamais celui de la caricature ; Vázquez procède par touches légères, parfois minimalistes. Rien ne semble inventé, La Chienne de vie de Juanita Narboni est presque un guide-plan de la ville. Vázquez, avec son chef-d’œuvre, atteint l’échelon où hyperfiction et hyperréalisme peuvent être re-création.

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Notes

1  Emilio Sanz de Soto, préface au recueil d’Ángel Vázquez, L’homme qui avait été amoureux de Bette Davis, Lyon, Rouge Inside, 2011, p. 105.

2  Ángel Vázquez, Se enciende y se apaga una luz, Barcelone, Planeta, 1962, p. 109.

3  Isaac Chocrón, Rompase en caso de incendio, Caracas, Monte Avile Editores, 1975, p. 183.

4  Chanson populaire à forte connotation raciste.

5  Ángel Vázquez, La Chienne de vie de Juanita Narboni [La Vida perra de Juanita Narboni, 1976], Lyon, Rouge Inside, 2009, p. 164.

6  Georges du Maurier, Peter Ibbetson [1891], Londres, The Echo Press, 2007, p. 38.

7  François de Pierrefeu, Les Confessions de Tatibouët, Paris, Plon, 1939, p. 1-2.

8  Jack Kerouac, Desolation Angels [1965], Londres, Mayflower Books, 1968.

9  Paul Bowles, Let it come down [1952], Santa Barbara, Black Sparrow Press, 1980.

10  Isaac Chocron, op. cit.

11  Ángel Vázquez, Se enciende y se apaga una luz [1962], Barcelone, Planeta, 1964, p. 109.

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Pour citer cet article

Référence papier

Selim Cherief, « L’univers sonore d’Ángel Vázquez »Itinéraires, 2012-3 | 2013, 137-151.

Référence électronique

Selim Cherief, « L’univers sonore d’Ángel Vázquez »Itinéraires [En ligne], 2012-3 | 2013, mis en ligne le 01 décembre 2012, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itineraires/1002 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itineraires.1002

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Auteur

Selim Cherief

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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