Héloïse Moschetto, Et dans l’air immobile tonnent les météores. Poétique des signes dans l’œuvre de Salvatore Quasimodo
Héloïse Moschetto, Et dans l’air immobile tonnent les météores. Poétique des signes dans l’œuvre de Salvatore Quasimodo, Paris, L’Harmattan, 2020, 427 pages
Texte intégral
1Avant d’énoncer son objet d’étude, c’est-à-dire la poétique des signes chez le poète italien Salvatore Quasimodo, le titre de cet ouvrage nous mène directement au cœur de l’œuvre quasimodienne, à savoir la frontière, franchie ou à franchir, entre le visible et l’invisible, ainsi que cet instant prodigieux de contact. Il s’agit du dernier vers du poème Insonnia (Necropoli di Pantàlica), du recueil Èrato e Apòllion (« nell’aria immota tuonano meteore »), un vers qui incarne de manière exemplaire le fil rouge interprétatif à travers lequel Heloïse Moschetto, agrégée et jeune docteure en Études italiennes, et spécialiste de Quasimodo, construit son parcours biographique dans l’œuvre du poète. L’image de couverture – une illustration de l’artiste napolitain Vincenzo del Vecchio – représente Quasimodo à moitié immergé dans l’eau, entouré d’un paysage lunaire et enveloppé d’un tourbillon de nuages qui s’élève jusqu’au ciel : une correspondance visuelle parfaite avec l’atmosphère évoqué par le vers du titre. Certes, l’ouvrage, paru aux édition L’Harmattan, dans la collection consacrée aux sciences humaines « Histoire, Textes, Sociétés », a une vocation scientifique, cependant, il ne renonce pas à plonger le lecteur, dès le début, dans l’imaginaire créatif du poète.
2Cette vocation scientifique est confirmée par la structure du livre, solide et rigoureuse : l’ouvrage est articulé en six chapitres, encadrés par une introduction et une conclusion ; il est enrichi par des témoignages photographiques et par nombreuses reproductions documentaires. L’introduction établit clairement les bases de la recherche qui sera menée : si la critique italienne s’est concentrée jusqu’à présent sur la période hermétique de la poésie quasimodienne, ou bien sur son tournant néoréaliste, l’enjeu de Moschetto est de considérer l’œuvre du poète dans son ensemble et de l’analyser dans une perspective diachronique. L’auteure nous donne ainsi les repères de son cadre interprétatif ; la clé de lecture unitaire adoptée est la quête des « signes », c’est-à-dire le parcours spirituel de Quasimodo. Selon l’auteure, le poète se sert de la poésie pour interroger ce qu’il appelle l’« invisible » (la transcendance) à travers ses signes perceptibles dans le « sensible » (l’immanence). Le corpus qui sera pris en examen est constitué de l’œuvre poétique de Quasimodo et de sources biographiques, notamment les correspondances quasimodiennes et les témoignages de ses proches.
3Ainsi, les six chapitres suivent-ils l’évolution de la poétique quasimodienne au fil des années, de ses débuts jusqu’à son dernier recueil. L’analyse s’appuie à chaque fois sur des sources documentaires contemporaines des périodes de création, afin d’éclairer les vers du poète et de les mettre en relation avec la quête des signes et la perception spirituelle, le cadre émotif et créatif dans lequel Quasimodo écrit.
4Le premier chapitre porte sur la jeunesse de Quasimodo et sur ses premiers livres. Plutôt que de les encadrer dans le courant de l’hermétisme italien, Moschetto interprète l’œuvre en vers et le paratexte biographique afin de tracer un portrait psychologique et spirituel du poète. Elle identifie des évènements marquants pour Quasimodo : l’émigration, la précarité financière et les sensations de déracinement, d’abandon, d’isolement qui dérivent de ces conditions difficiles. Le deuxième chapitre présente les acquis documentaires les plus innovants de l’ouvrage. Des extraits de la relation épistolaire entre Quasimodo et son ami de jeunesse, le dominicain Giorgio La Pira, éclairent le rapport profond entre le poète et la mystique et la spiritualité chrétiennes. Moschetto relit donc plusieurs poèmes quasimodiens au prisme de ce rapport, qui constitue la véritable source d’inspiration des interrogations religieuses disséminées dans l’œuvre poétique de Quasimodo. Le troisième chapitre se concentre sur la poétique des signes de Salvatore Quasimodo. Moschetto y définit la « poétique du signe », déjà évoquée dans l’Introduction ; la notion est développée grâce aux définitions d’Eco, de Bachelard, de Merleau-Ponty et de Bergson. La poétique quasimodienne du signe est comparée à celle de Philippe Jaccottet, de Gustave Roud et d’Elio Filippo Accrocca. Enfin les signes quasimodiens, les messagers de l’invisible dans le sensible, sont répertoriés : l’origine superstitieuse, l’origine païenne ou bien chrétienne, la dérivation du paysage, des animaux, des couleurs et leur fonction régénératrice. Le quatrième chapitre s’intéresse à la phase la plus délicate de la poésie quasimodienne : le tournant néoréaliste, après la Seconde Guerre mondiale. Dans son analyse, Moschetto met en relief la continuité entre la poétique quasimodienne précédente et la nouvelle forme néoréaliste. À travers la consultation des sources biographiques, elle analyse l’engagement du poète en tant que développement des prémisses humanistes déjà présentes dans son œuvre. Selon Moschetto, le passage de la poésie « pura » (absolue, désengagée) à la poésie engagée est sincère et témoigne d’un changement du positionnement du poète dans sa quête des signes ; l’être humain devient le centre, et le monde sensible son contexte. Les deux derniers chapitres couvrent la période moins connue de la vie et de l’œuvre de Salvatore Quasimodo : des années 1950 à sa mort en 1968. Dans le cinquième chapitre, Moschetto décrit la crise profonde que le poète vit à partir des années 1950, malgré la prestigieuse attribution du prix Nobel pour la littérature en 1959. Il s’agit d’une période sombre : le poète perd son élan néoréaliste vers le sensible ainsi que sa confiance en l’être humain et en Dieu. Ce repli et cette perte d’espoir sont confirmés par ses lettres et ses poèmes : le paysage change, les couleurs deviennent sombres, les formes dissonantes et la géométrie asymétrique et difforme. Quasimodo se réfugie dans la traduction et s’éloigne du champ littéraire : l’attribution du prix Nobel, dont la légitimité ne fait pas l’unanimité parmi les intellectuels, ne lui attire pas la sympathie de ses collègues. Le sixième chapitre clôt ce parcours biographique et poétique sur l’œuvre quasimodienne. D’abord, l’auteure analyse les derniers recueils de Quasimodo au prisme de sa quête des signes, qui s’achève dans les derniers livres du poète. Moschetto constate que les derniers vers de Quasimodo expriment son apaisement vis-à-vis du sensible : à travers l’observation du paysage le poète franchit enfin la frontière entre sensible et invisible et se positionne sur ce seuil spirituel, entre monde physique et métaphysique. Il semble que Quasimodo ait atteint un niveau de conscience supérieur et que sa quête ait enfin abouti sur la résolution de toutes les tensions cumulées au cours des années. Toutefois, les derniers paragraphes du sixième chapitre révèlent que cet apaisement et cette palingenèse n’étaient qu’une construction poétique, une tentative de sublimation à travers l’écriture. En effet, les sources documentaires analysées pas Moschetto dévoilent que les angoisses et les troubles de Quasimodo touchent véritablement leur apogée pendant la vieillesse du poète. Ses lettres témoignent de ses pulsions érotiques exaspérées par la crainte de mourir, de sa solitude, de sa victimisation et de sa superstition. Le sujet lyrique de ces derniers vers représente plutôt ce que Quasimodo voudrait être et que finalement il ne parvient pas à être. Puis, la conclusion de l’ouvrage récapitule les acquis principaux de ce parcours exégétique et identifie quatre phases de la poétique des signes ; cette répartition se détache de la division en deux parties de la poétique de Quasimodo, la plus courante dans les études sur le poète. Moschetto encourage alors les chercheurs à relire l’œuvre du poète au prisme de ces données biographiques, qui modifient l’interprétation globale de la poésie de Quasimodo et sa place au sein de l’histoire littéraire italienne du XXe siècle.
5Cet ouvrage prend donc en examen l’œuvre poétique de Salvatore Quasimodo dans sa totalité, dont Moschetto offre une lecture globale, cohérente et innovante. La répartition en chapitres et paragraphes bien structurés facilite la lecture et aide à l’assimilation des concepts. La richesse documentaire est l’un des points fort de cet ouvrage. Une écriture très pédagogique et – en quelque sorte – passionnée prend le lecteur par la main. Le lecteur ne se perd jamais dans cette richesse car les prémisses et les conclusions du raisonnement restent toujours claires. Cet ouvrage offre également un bon exemple du lien fructueux entre les études biographiques et la réinterprétation critique de la poésie. Comme dans une mosaïque, chaque pièce est nécessaire pour l’interprétation globale, aucun détail n’est donné pour le simple goût de l’érudition et l’interprétation ne force pas les données. Certes, la critique italienne contemporaine privilégie les études critiques et biographiques sur d’autres poètes de la même époque, dont l’expérience poétique serait considérée comme étant plus brillante et plus influente pour les générations suivantes, par rapport à celle de Quasimodo. Toutefois, cela ne veut pas dire que l’œuvre quasimodienne ne mérite pas une relecture hors des deux courants que constituent l’appartenance à l’hermétisme et le tournant néoréaliste. Le livre de Moschetto parie sur la possibilité d’encadrer différemment l’œuvre de Quasimodo et sur l’importance des données biographiques pour dépasser certaines idées reçues sur ce poète. L’essai est particulièrement centré sur l’expérience poétique quasimodienne, afin de déconstruire des clichés et de proposer une nouvelle lecture. Ainsi, pourrait-il être intéressant de situer ce « nouveau » Quasimodo dans son contexte littéraire, afin de redessiner un paysage poétique des années 1930-1960 en Italie.
Pour citer cet article
Référence papier
Andrea Bongiorno, « Héloïse Moschetto, Et dans l’air immobile tonnent les météores. Poétique des signes dans l’œuvre de Salvatore Quasimodo », Italies, 25 | 2021, 423-426.
Référence électronique
Andrea Bongiorno, « Héloïse Moschetto, Et dans l’air immobile tonnent les météores. Poétique des signes dans l’œuvre de Salvatore Quasimodo », Italies [En ligne], 25 | 2021, mis en ligne le 04 mars 2022, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/italies/9709 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/italies.9709
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