Navigation – Plan du site

AccueilNuméros15Écrivains du XIXe siècleLes fondements sociaux des vision...

Écrivains du XIXe siècle

Les fondements sociaux des visions critiques du Risorgimento. Le cas de Federico de Roberto

Michela Toppano
p. 81-94

Résumé

L’écrivain sicilien Federico De Roberto (1861-1927) a largement contribué à réduire l’histoire de l’unification nationale à une forme de répétition de figures immuables. Cette interprétation a connu une large fortune dans la littérature sicilienne et italienne postérieure. Nous nous proposons ici d’examiner les ressorts et les modalités de cette relecture critique du Risorgimento. En nous appuyant sur I Vicerè (1894) et sur L’Imperio (publication posthume de 1929) nous nous appliquons à montrer tout que cette représentation doit à deux éléments complémentaires. D’une part, elle relève d’une matrice catholique sécularisée. En effet, malgré l’anticléricalisme affiché par l’auteur, la conception et l’interprétation de l’histoire de De Roberto apparaissent profondément marquées par des motifs catholiques tels que la présence d’un péché originel qui condamne l’individu, l’impossibilité de prouver et de gagner son salut sur terre, la représentation cyclique du temps comme une succession de renaissances illusoires et de chutes inéluctables. D’autre part, l’interprétation critique du Risorgimento apparaît liée à la trajectoire sociale propre à l’auteur. En effet, le processus d’unification nationale a entraîné le déclassement social de la famille de l’auteur et un important malaise familial qui se reflète dans ses œuvres. Dans ce contexte, la vision d’inspiration catholique permet à Federico De Roberto de rationaliser ces échecs et ces déceptions.

Haut de page

Texte intégral

  • 1  Gaetano Trombatore, “I Viceré”, dans Gaetano Trombatore, Riflessi letterari del Risorgimento in Si (...)
  • 2  Vittorio Spinazzola, Il romanzo antistorico, Roma, Editori Riuniti, 1990.

1L’écrivain sicilien Federico De Roberto (1861-1927) a été considéré par plusieurs chercheurs, tels Gaetano Trombatore ou Mario Pomilio1, comme l’un des auteurs qui ont grandement pris part à l’élaboration d’une critique sévère du Risorgimento. Il a notamment contribué à représenter l’histoire de l’unification nationale comme une forme de répétition de figures immuables. Cette interprétation a connu une large fortune dans la littérature sicilienne et italienne postérieure. I Viceré, notamment, constituerait, selon Vittorio Spinazzola, l’archétype du roman anti-historique auquel se réfèrent I vecchi e i giovani de Luigi Pirandello et Il Gattopardo de Tomasi de Lampedusa2.

2En nous appuyant principalement sur I Viceré (1894) et sur L’Imperio (roman publié posthume en 1929) nous nous appliquerons à montrer tout ce que cette représentation du Risorgimento doit à deux éléments complémentaires. D’une part, une matrice catholique sécularisée, largement répandue au sein de la société italienne, d’autre part la trajectoire familiale et sociale propre à l’auteur. Cette analyse nous conduira à nuancer le concept de « critique » souvent utilisé pour désigner le registre du discours de De Roberto. En outre, elle nous permettra d’aller au-delà de la simple description de la rhétorique employée par l’auteur,pour nous interroger sur les ressorts mêmes de son écriture.

  • 3  Federico De Roberto, I Viceré, dans Carlo Alberto Madrignani, Romanzi, novelle, saggi, Milano, Mon (...)

3La vision du Risorgimento se manifeste avec netteté chez De Roberto surtout dans les romans I Viceré et L’Imperio, dans lesquels le Risorgimento est présenté comme l’épisode raté d’une histoire imparfaite. Le processus d’unification nationale est caractérisé par plusieurs éléments qui semblent exclure une évolution progressiste ou positive de l’histoire. Dans I Viceré, la continuité du pouvoir des aristocrates Uzeda, malgré l’avènement du régime constitutionnel, confirme la permanence des mêmes rapports de domination traditionnels et injustes. Le commentaire du prince Giacomo Uzeda, le chef de la famille, à propos de l’élection au Parlement de son oncle, le duc d’Oragua, paraît extrêmement significatif. Giacomo explique à son fils Consalvo, encore enfant : « E vedi come lo zio fa onore alla famiglia : quando c’erano i Viceré, i nostri erano Viceré ; adesso che abbiamo il Parlamento, lo zio è deputato !... »3.

  • 4  Ibidem, p. 532.

4Bien plus encore, l’unification nationale a permis le maintien au pouvoir des représentants les moins vertueux de l’ancien système. En effet, à plusieurs reprises, le narrateur définit comme “dégénérée” la lignée des Uzeda. Ils sont mus par des instincts ataviques blâmables et par leur intérêt individuel. Le narrateur les décrit comme des êtres « duri et violenti »4. En revanche, les plus vertueux n’ont pas bénéficié du changement, comme le montre la trajectoire du père de Federico Ranaldi, protagoniste de L’Imperio et alter ego de De Roberto. Dans ce roman, le narrateur nous informe que le père de Ranaldi a subi un déclassement après avoir intégré l’administration du nouvel État italien, alors que d’autres individus, par le passé fidèles au Bourbons, mais opportunistes et malhonnêtes, ont su exploiter les occasions offertes par le nouveau régime.

5Enfin, le processus risorgimental est caractérisé par l’absence d’un conflit majeur de nature idéologique, d’une bataille militaire fondatrice ou, plus généralement, d’un affrontement décisif permettant de distinguer le camp des héros de la patrie de celui de ses ennemis. En effet, face aux réactionnaires, les représentants des luttes libérales sont présentés de la façon la plus ambiguë. Le duc d’Oragua, pendant les troubles de 1848, balance entre libéraux et réactionnaires selon les rapports de forces du moment et selon ses convenances personnelles :

  • 5  Ibidem, pp. 520-521.

Il duca aveva dato ascolto alle lusinghe dei rivoluzionari [...]. Allo scoppio della rivoluzione, la paura fu più forte ; dichiarando ai suoi nuovi amici che il moto era impreparato, inopportuno, destinato immancabilmente a fallire, mentre la gente s’armava e si batteva, egli se la batté in campagna, e fece sapere ai capi del partito regio che s’aspettava la fine di quella “carnevalata”. Però la “carnevalata” promise di durare ; i soldati napoletani sgombrarono la Sicilia e quantunque ne annunziassero ogni giorno il ritorno, non se n’ebbe più né nuova né vecchia e il Governo provvisorio si venne ordinando. Il duca, visto che non ne andava la pelle, tornò in città, porse orecchio alle lusinghe del partito trionfante che, per averlo dalla sua, gli prometteva tutto quello che desiderava. [...]. Corto di vista e presuntuoso per giunta [...] egli giudicò di potersi ormai gettare in braccio ai liberali. Stava già per abbruciare i suoi vascelli e già assaporava i frutti del favor popolare, quando un bel giorno il principe di Satriano sbarcò a Messina con dodicimila uomini per rimettere le cose al posto di prima. Il duca si stimò perduto, e la nuova, più grande tremarella gli fe’ commettere uno sproposito [...] : mentre la città s’apparecchiava alla resistenza, egli firmò con altri borbonici fedeli e liberali traditori una carta in cui s’invocava la pronta restaurazione del potere legittimo.5

6De même, l’avocat libéral Benedetto Giulente, qui a accompagné Garibaldi dans ses expéditions, finit par participer au maintien du statu quo et devient un allié objectif des anciens dominateurs. Les distinctions idéologiques s’estompent face à la suprématie de l’intérêt personnel. Les luttes en faveur de principes supérieurs et collectifs se transforment en vains agissements destinés à l’échec, à l’instrumentalisation ou à la perversion.

  • 6  Ibidem, p. 665.
  • 7  Ibidem.

7Par ailleurs, la mythologie risorgimentale et ses héros se présentent sous un jour peu reluisant. Les figures des pères de la patrie, Giuseppe Garibaldi et son fils Menotti, sont décrits dans l’enceinte pacifique du monastère des Bénédictins, San Nicola, dans une attitude de délaissement ou d’attente qui conforte mal le mythe d’une épopée garibaldienne héroïque et vaillante. Menotti Garibaldi se promène dans la Flora, le jardin du monastère, où il passait ses « momenti d’ozio, coltivando rose »6 ; Giuseppe Garibaldi, pour sa part, est peint tandis que « dall’alto della cupola di San Nicola, scrutava spesso la linea dell’orizzonte, col cannocchiale spianato [...] »7.

8Tous ces éléments contribuent à présenter le Risorgimento comme une révolution manquée, caractérisée par la permanence des relations de pouvoir et des injustices de toujours, malgré les changements apparents. Or, cette situation n’est pas critiquée par rapport à un système de valeurs alternatives, qui aurait pu aboutir à un ordre social plus juste, mais est présentée comme inéluctable. D’où vient cette image fatalement négative de l’histoire du Risorgimento ? Nous avançons ici l’hypothèse qu’elle est redevable, d’une part, à certains éléments de l’imaginaire catholique, d’autre part, à la trajectoire familiale et sociale de l’auteur.

9Ce tableau irrémédiablement négatif du Risorgimento apparaît profondément marqué par des motifs catholiques sécularisés tels que l’imperfectibilité de l’homme suite au péché originel, l’impossibilité de gagner son salut sur terre, la représentation cyclique du temps comme une succession de renaissances illusoires et de chutes inéluctables. Bien entendu, cela ne signifie pas que De Roberto adhère au catholicisme en tant qu’institution, comme le montre l’anticléricalisme qu’il affiche dans I Viceré. Cependant, il est indéniable que l’imaginaire catholique façonne certaines manières d’appréhender l’histoire nationale, personnelle et familiale.

  • 8  Jean Borie, Mythologie de l’hérédité au XIXe siècle, Paris, Galilée, 1981.
  • 9  Cf. Evelyne Pewzner, L’homme coupable. La folie et la faute en Occident,Paris, Odile Jacob, 1996, (...)

10Le premier motif catholique qui fournit une clef d’interprétation de l’histoire et du comportement de l’individu à De Roberto est le mythe du péché originel, auquel nul homme ne pourrait se soustraire. Ce motif apparaît sous la forme sécularisée de la théorie de l’hérédité. En effet, des chercheurs, tel Jean Borie8, soulignent que les théories positivistes de l’hérédité, et notamment celles de la dégénérescence, ne sont que les retranscriptions laïcisées et biologisées du mythe de la Chute9. Ainsi, les fatalités du corps marquent le destin de déchéance et de malheur de l’homme et remplacent, avec le support du discours scientifique de l’époque, le mythe chrétien de la Chute.

  • 10  Federico De Roberto, I Viceré, cit., p. 502.

11Federico De Roberto s’approprie ces théories pour les appliquer aux trajectoires narratives des membres de la famille Uzeda. En effet, les Uzeda sont menacés par une dégénérescence liée au sang de leur lignée, vieux et corrompu. Le narrateur saisit cette dégradation progressive dans les portraits de famille. Alors que les ancêtres les plus éloignés présentaient une « mescolanza di forza e di grazia »10, parmi les Uzeda des dernières générations les signes de la décadence se multiplient : une masculinité disgracieuse déforme les femmes, une maigreur ou, au contraire, une obésité obscène accable les hommes.

12Le sang de la famille apparaît comme la métaphore biologique de la tare véritable qui frappe les Uzeda : un amour de soi effréné qui n’est rien d’autre que la manifestation plus moderne et “civilisée” du désir de prévarication, de la soif de sang et de l’avidité de territoire des ancêtres. Cette “tare” d’origine se décline de façons diverses chez les différents personnages : l’amour de soi se présente comme de la cupidité chez donna Ferdinanda et chez le prince Giacomo, comme vanité et désir de richesse chez le duc d’Oragua, comme désir de plaisirs grossiers et immédiats chez don Blasco, comme désir de pouvoir chez Consalvo, etc.

13Par ailleurs, cette tare d’origine apparaît ambiguë. D’une part, elle mine de façon sournoise certains des membres de la famille. Ainsi, le prince Giacomo et son frère cadet Ferdinando meurent à cause de leur sang corrompu, atteints l’un de tumeur, l’autre de folie. D’autre part, elle permet à certains membres de la famille, comme Consalvo, de survivre et même de s’affirmer grâce à cette même hérédité. Cependant, le résultat final est le même. Dans le tableau brossé par De Roberto, l’homme est toujours marqué par un péché d’origine qui attend son châtiment. C’est pourquoi l’œuvre terrestre de l’individu ne peut être que négative. Ou bien l’homme est inéluctablement mené à sa perte (c’est le cas de Ferdinando, de Giacomo ou de don Eugenio), ou bien, s’il réussit sur terre, son œuvre ne peut qu’être perverse. C’est pourquoi, Consalvo, même à la veille de l’élection qui le propulsera au Parlement national, craint de devoir payer un jour son succès. Regardant l’agonie de son père, il est saisi par la peur :

  • 11 Ibidem, p. 1039.

Consalvo non diceva nulla. Pensava, con paura, a quel male terribile che un giorno avrebbe potuto rodere, distruggere il suo proprio corpo in quel momento pieno di vita. [...] Sarebbe anch’egli morto prima del tempo, prima di conseguire il trionfo, ucciso da quei mali terribili che ammazzavano gli Uzeda giovani ancora ? [...] Che avrebbe dato egli stesso perché nelle proprie vene scorresse il sangue vivido e sano di un popolano ?... “Niente !...” Il sangue povero e corrotto della vecchia razza lo faceva quel che era : Consalvo Uzeda, principino di Mirabella oggi, domani principe di Francalanza. A quello storico nome, a quei titoli sonori egli sentiva di dovere il posto guadagnato nel mondo, la facilità con cui le vie maestre gli s’aprivano innanzi. “Tutto si paga !...” pensava [...].11

14La négativité inéluctable de toute entreprise terrestre permet de comprendre pourquoi les évolutions entraînées par l’Unification et l’avènement de l’État libéral sont décrites sous le signe de la monstruosité. Elles n’ont pas empêché la permanence au pouvoir d’une même classe dominante féodale, en la personne de Consalvo, et la reproduction des injustices et des abus de toujours.

15Cette vision de la dégradation progressive, si nous la considérons selon l’optique culturelle que nous avons privilégiée, n’apparaît pas incompatible avec une vision cyclique, bien présente dans le roman. Cette vision cyclique se rapporte au modèle de la confession catholique, qui permet une rémission des péchés commis. Ces péchés, inévitables étant donné la nature humaine, seront réitérés, quitte à être encore rachetés par la confession.

  • 12  Federico De Roberto, L’Imperio, dans Carlo Alberto Madrignani, Romanzi, novelle, saggi, Milano, Mo (...)

16Ce modèle pèse sur la représentation désenchantée de l’histoire italienne et du Risorgimento, car ce processus n’est qu’un épisode particulier d’une histoire dont les évènements sont présentés comme une suite répétée de renaissances illusoires et de chutes inéluctables. Dans LImperio, l’Italie apparaît comme une nation à sauver pour être perdue à nouveau, puis sauvée et encore perdue et ainsi de suite : « L’Italia, e come ogni altro paese del mondo, e il mondo intero, erano stati salvati e perduti, e risalvati e riperduti, per fatalità inevitabili, secondo leggi ignote. Né l’apparente salvazione era realmente uno stato prospero e felice, né quella che si giudicava rovina era veramente tale »12. Le vocabulaire utilisé (« salvare », « riperdere ») pour désigner ces retours appartient très clairement au registre religieux catholique.

  • 13  Ibidem, p. 1078.
  • 14  Ibidem.

17Cette alternance de progrès apparents et de régressions marque constamment les pages des Viceré. Le symbole le plus parlant de ces fausses renaissances est le monastère des Bénédictins, lors du discours électoral de Consalvo. Par le passé collège de la noblesse sicilienne, il a été transformé en Institut technique, destiné à la formation d’un public plus populaire. Ce même lieu, autrefois symbole de la reproduction de la domination sociale de type féodal, devient arène pour la campagne électorale de Consalvo. Cependant, ce dernier ne croit pas aux valeurs du discours libéral qu’il va prononcer. Le caractère illusoire des transformations transparaît dans la description de Baldassare, l’ancien maître de maison, qui aide Consalvo à organiser le meeting politique. À présent, Baldassarre, dans son esprit, n’est plus un serviteur des Uzeda, mais un « libero cittadino che partecipava a un meetingo democratico »13. Cependant, le narrateur, en se détachant du point de vue du personnage, remarque qu’il « andava e veniva, sudato, sbuffante, come ventotto anni addietro, quando ordinava l’aristocratico cerimoniale dei funerali della vecchia principessa »14. L’histoire ne peut s’élever que pour retomber plus bas encore. La correspondance instaurée par l’auteur entre les élections du duc d’Oragua et la naissance du fils monstrueux de Chiara Uzeda en est une autre illustration.

  • 15 Ibidem, p. 1100.

18Ce n’est pas un hasard si cette conception cyclique de l’histoire est ouvertement théorisée par Consalvo à la fin du roman, lors d’une conversation privée – avec donna Ferdinanda – qui ressemble à une confession en bonne et due forme. L’esprit de ce discours est complètement opposé à celui que Consalvo a tenu en public et révèle ses véritables intentions. Bien entendu, donna Ferdinanda se montrera un confesseur des plus indulgents et lui pardonnera ses péchés le plus facilement du monde. Elle ne sera pas mécontente, en effet, d’entendre que « La storia è una monotona ripetizione »15, et que le pouvoir despotique et arbitraire des Uzeda, bien que sous des formes différentes, est toujours intact.

19La prégnance de ce modèle est telle que celui-ci apparaît comme schéma narratif également dans le roman L’Illusione. Dans ce roman, Teresa Uzeda cède aux leurres de l’amour, pour se repentir et puis céder à nouveau. Après chaque chute, Teresa se livre à de longues autoanalyses, bien mises en scène par la narration focalisée sur le personnage. Ces autoanalyses tiennent place et lieu de confessions. Elles permettent à la femme qui a péché de se racheter provisoirement pour une rémission temporaire. Cependant, Teresa est inévitablement destinée à une nouvelle chute en raison de l’inéluctable faiblesse humaine.

  • 16  Alberto Mario Banti, Il Risorgimento italiano, Bari, Laterza, 2004, pp. 59-61.

20Si, d’après Alberto Mario Banti16, la puissance émotive de nombreux ouvrages romantiques exaltant la nation italienne réside dans le recours à des figures tirées de l’imaginaire catholique, De Roberto brosse une fresque négative de l’unification de la nation à l’intérieur du même cadre culturel.

  • 17  Cf. Antonio Di Grado, op. cit., pp. 38-39. Cet écrit présente la trame de la vie d’un officier qui (...)

21La matrice culturelle catholique ne constitue pas le seul ressort de cette sombre fresque historique. Une telle vision du Risorgimento découle également de la trajectoire familiale et personnelle de l’auteur, notamment à travers la figure du père, Federico De Roberto senior. Ce dernier apparaît comme le protagoniste d’un écrit de jeunesse17, et comme personnage dans le roman L’Imperio. Ces sources, ainsi que d’autres documents officiels attestant des vicissitudes professionnelles de De Roberto senior, nous permettent de reconstruire la trajectoire du père et la manière dont elle a affecté le fils.

  • 18  Cf. Federico De Roberto, « Gli amati sovrani », pp. 71-73 et « È morto Garibaldi », pp. 174-175, d (...)

22Federico De Roberto junior, comme bon nombre d’individus nés autour des années soixante du XIXe siècle, a été éduqué au culte de la nation et aux valeurs de l’Italie risorgimentale. Dans L’Imperio, le narrateur nous montre la manière dont l’école éveille le sentiment national de Ranaldi et provoque son adhésion aux valeurs du Risorgimento : la primauté d’une Italie unie et libre, l’héroïsme des pères de la patrie, l’équité et la perfection du système constitutionnel. Cet attachement est témoigné par Federico De Roberto lui-même en tant que journaliste. Dans certains des articles qu’il écrit pour le Fanfulla, il fait l’éloge sincère de Garibaldi et de la monarchie18.

23Mais cette adhésion apparaît d’autant plus problématique que l’histoire familiale de De Roberto est marquée par l’expérience complexe et tourmentée du père. En effet, Federico De Roberto senior a été officier dans l’armée des Bourbons, puis il s’est enrôlé dans l’armée garibaldienne pendant la dictature de Garibaldi en Sicile pour passer ensuite dans l’armée du nouveau Royaume d’Italie après l’Unification. D’après les éléments autobiographiques présents dans L’Imperio, nous savons que ce père n’avait jamais vraiment adhéré sans réserves au nouvel État, mais avait gardé une certaine fidélité à l’ancien régime qu’il avait servi. En outre, le processus d’unification nationale a entraîné une déchéance dans la carrière du père et un important malaise personnel et familial. En effet, Federico De Roberto senior est intégré dans l’armée de Savoie avec un grade plus bas que celui qu’il avait lorsqu’il servait dans l’armée garibaldienne. L’adhésion au nouvel État n’a donc pas été récompensée. En outre, il est contraint d’errer dans toute l’Italie du Sud, avec sa famille, au gré des différentes affectations. Tous ces éléments réapparaissent dans L’Imperio à la seule différence près que le père de Ranaldi était un fonctionnaire de l’administration bourbonienne et non pas un militaire.

  • 19  Cf. Gianni Grana, « De Roberto aristocratico-borghese », dans Sarah Zappulla Muscarà, De Roberto, (...)
  • 20  Antonino di San Giuliano a effectivement joué un rôle de premier plan dans l’histoire italienne. I (...)

24Enfin, ce déclassement social relatif apparaît d’autant plus insupportable que De Roberto, par l’intermédiaire de sa mère, donna Maria degli Asmundo, a toujours cultivé un fantasme de noblesse. En effet, donna Marianna appartenait à la branche secondaire d’une famille aristocratique, la famille Asmundo, qui, d’après les recherches de Gianni Grana, avait fourni au XVe siècle les Présidents du Royaume en Sicile, bien avant les Vice-rois. En outre, la famille était apparentée à l’une des autres grandes familles de l’île, la famille Paternò19. Cette dernière a fourni, en la personne d’Antonino de San Giuliano20, le modèle du personnage de Consalvo Uzeda.

  • 21  Cf. Federico De Roberto, Lettere a Donna Marianna degli Asmundo, sous la direction de Sarah Zappul (...)
  • 22  Cf. ibidem, p. 263. Sarah Zappulla Muscarà reproduit deux de ces emblèmes.
  • 23  Les expressions d’amertume concernant son rôle d’écrivain et d’intellectuel s’accentuent au fur et (...)

25Federico De Roberto semblait obsédé par la volonté d’afficher les signes d’une distinction qui remonterait au passé de sa famille, alors même que son train de vie, de par ses conditions professionnelles et matérielles, le rattachait plutôt à la bourgeoisie. De Roberto adressait ses lettres à sa mère en soulignant son statut social supérieur avec la formule : « Alla Nobile signora Mariannina De Roberto »21. En outre, comme en témoignent Sarah Zappulla Muscarà et Gianni Grana, De Roberto utilisait du papier à lettres orné de blasons patriciens lors qu’il envoyait des lettres officielles à leurs destinataires22. Tous ces indices nous incitent à penser que le rapport de De Roberto à la noblesse était complexe. Il se plaisait à alimenter un fantasme de noblesse en raison du passé et de la généalogie de sa famille. Cependant, ce sentiment d’appartenir à une classe privilégiée n’était conforté ni par son train de vie ni par une quelconque reconnaissance sociale jugée satisfaisante23. En outre, tout en étant attaché à l’aristocratie comme signe de distinction et de différenciation, De Roberto se voulait critique des pratiques féodales sur lesquelles s’appuyait encore l’aristocratie au pouvoir pour peser sur la société sicilienne en général, et notamment celle de Catane.

  • 24  Federico De Roberto, I Viceré, cit., p. 855.
  • 25  Federico De Roberto, « Pietro Kropotkine », Nuova Antologia,1er août 1905.

26Ce rapport ambivalent à l’aristocratie transparaît bien dans les pages de I Viceré ainsi que dans la correspondance privée de l’auteur. À y regarder de près, De Roberto, dans le roman, ne critique pas l’aristocratie au nom de la supériorité d’un principe démocratique ou égalitaire. Ce principe apparaît inapplicable en raison de la servilité et de la dépendance des classes inférieures par rapport aux seigneurs, caractéristiques qui sont présentées comme une sorte de seconde nature. Le petit peuple considère de façon positive la prodigalité de Consalvo, pourtant manifestation d’une inacceptable différence sociale : « Senza quei nobili l’operaio come avrebbe fatto ? Il loro lusso, i loro piaceri, le loro stesse pazzie erano altrettante occasioni perché la gente minuta lavorasse e buscasse qualcosa ! »24. Par ailleurs, l’égalitarisme apparaît comme une utopie naïve, compte tenu de la diversité naturelle de tous les hommes. Cet argument est défendu par l’auteur lui-même dans un article qu’il a publié dans L’Antologia25. Enfin, l’attitude élitiste de l’auteur est exprimée sans les détours d’une écriture littéraire dans les lettres à sa mère, comme en témoigne ce passage à propos de l’éducation des filles de son frère Diego :

  • 26  Federico De Roberto, Lettere a donna Marianna degli Asmundo, cit., p. 96.

Ti dissi mille volte, l’anno scorso, nei giorni in cui non parlavo con lui, che non volevo che le bambine andassero alle scuole comunali, con le figlie dei ciabattini e dei macellai. […] Ora ti ripeto che non voglio che le bambine vadano a quelle scuole, che è pericoloso per la loro salute e per la loro educazione (non dico istruzione), che è compromettente per la dignità della casa, che non è giusto, e che insomma se fossero figlie mie, non vi andrebbero.26

27Loin de s’opposer à l’existence d’une hiérarchie de classe, De Roberto critique plutôt une aristocratie dégénérée, à laquelle le Risorgimento, malgré les bouleversements apparents, a permis de rester au pouvoir au détriment de cette vraie noblesse à laquelle De Roberto se sent appartenir par le biais de sa mère.

28La projection fictionnelle de cette élite est incarnée, dans I Viceré, par le personnage de Giovannino Radalì-Uzeda, auquel De Roberto s’identifie sans doute. En effet, Giovannino appartient lui aussi à une branche secondaire de la famille Uzeda. Il symbolise l’aristocratie idéale des origines combinée avec certaines caractéristiques idéologiques qui lui permettent d’être compatible avec les évolutions historiques et culturelles intervenues au XIXe siècle. Giovannino est libéral par conviction depuis son enfance, il est beau et généreux. Contrairement à la plupart des Uzeda, il ne porte pas les traces physiques de la corruption de la lignée. Cependant, tout comme la famille De Roberto-Asmundo, il est lui aussi la victime des normes héritées par la tradition et perpétuées par une élite dominante injuste. Épris de Teresa, la sœur de Consalvo, aimé en retour, il doit se plier aux logiques matrimoniales qui veulent que Teresa épouse l’aîné des deux frères, Michele Radalì. Il finira par se suicider.

29La représentation inéluctablement négative du processus d’unification nationale, chez Federico De Roberto, résulte ainsi d’un ensemble complexe de déceptions et de frustrations. L’auteur sicilien les a rationalisées à travers la représentation d’une histoire inéluctablement régressive. Au cours de notre analyse, il a été possible de mettre en lumière les ressorts individuels de la représentation négative du Risorgimento chez Federico De Roberto. Cette représentation ne relève pas forcément d’un positionnement politique clair et univoque. Par ailleurs, il serait réducteur de l’attribuer simplement à un motif dans l’air du temps. Certes, elle est commune à d’autres auteurs de la même époque. Cependant, le résultat discursif final n’implique pas que les ressorts du discours soient les mêmes pour tous les auteurs. Cette représentation doit être reliée, chez De Roberto, d’une part, à une trajectoire personnelle spécifique, d’autre part, à un imaginaire reconnaissable et socialement partagé, notamment dans un pays comme l’Italie, profondément catholique. Les éléments biographiques et culturels se renforcent mutuellement. Leur prise en compte dans notre analyse permet de saisir la spécificité du cheminement qu’a emprunté Federico De Roberto pour aboutir à une représentation de l’histoire de l’Italie – et notamment de cet épisode fondamental qu’est le Risorgimento – qui sera bientôt relayée par d’autres auteurs et même employée comme une clef d’interprétation universelle de l’histoire.

Haut de page

Notes

1  Gaetano Trombatore, “I Viceré”, dans Gaetano Trombatore, Riflessi letterari del Risorgimento in Sicilia, Palermo, Manfredi, 1960, pp. 30-43 ; Mario Pomilio, L’antirisorgimento di De Roberto, “Le ragioni narrative”, novembre 1960, pp. 156-174.

2  Vittorio Spinazzola, Il romanzo antistorico, Roma, Editori Riuniti, 1990.

3  Federico De Roberto, I Viceré, dans Carlo Alberto Madrignani, Romanzi, novelle, saggi, Milano, Mondadori, 1994, p. 697.

4  Ibidem, p. 532.

5  Ibidem, pp. 520-521.

6  Ibidem, p. 665.

7  Ibidem.

8  Jean Borie, Mythologie de l’hérédité au XIXe siècle, Paris, Galilée, 1981.

9  Cf. Evelyne Pewzner, L’homme coupable. La folie et la faute en Occident,Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 59-61 et 70-77.

10  Federico De Roberto, I Viceré, cit., p. 502.

11 Ibidem, p. 1039.

12  Federico De Roberto, L’Imperio, dans Carlo Alberto Madrignani, Romanzi, novelle, saggi, Milano, Mondadori, 1994, p. 1346.

13  Ibidem, p. 1078.

14  Ibidem.

15 Ibidem, p. 1100.

16  Alberto Mario Banti, Il Risorgimento italiano, Bari, Laterza, 2004, pp. 59-61.

17  Cf. Antonio Di Grado, op. cit., pp. 38-39. Cet écrit présente la trame de la vie d’un officier qui correspond parfaitement à la trajectoire de Federico De Roberto senior.

18  Cf. Federico De Roberto, « Gli amati sovrani », pp. 71-73 et « È morto Garibaldi », pp. 174-175, dans Federico De Roberto, Cronache per il Fanfulla, Milano, Quaderni dell’Osservatore, 1973.

19  Cf. Gianni Grana, « De Roberto aristocratico-borghese », dans Sarah Zappulla Muscarà, De Roberto, Palermo, Palumbo, 1984, pp. 27-35.

20  Antonino di San Giuliano a effectivement joué un rôle de premier plan dans l’histoire italienne. Il a été, notamment, Ministre des Affaires Étrangères pendant l’époque giolittiana.

21  Cf. Federico De Roberto, Lettere a Donna Marianna degli Asmundo, sous la direction de Sarah Zappulla Muscarà, Catania, Tringale Editore, 1979.

22  Cf. ibidem, p. 263. Sarah Zappulla Muscarà reproduit deux de ces emblèmes.

23  Les expressions d’amertume concernant son rôle d’écrivain et d’intellectuel s’accentuent au fur et à mesure que la carrière littéraire de De Roberto avance sans qu’il en tire les gratifications espérées, comme en témoigne cette lettre qu’il écrit en 1924 à Ferdinando De Giorgi : « Ti giuro – e tu mi devi credere – che se avessi saputo e potuto, se mi avessero preso, avrei fatto il contabile, il magazziniere, lo scaricatore, il lustrascarpe (guadagnano 40 lire quotidiane) ; per forza di cose dovetti, invece di bruciare le edizioni invendute, accettare che si ristampassero quelle esaurite da venti e trent’anni, e ricominciare a metter nero su bianco. È la sola cosa ch’io sappia e possa fare, e dalla quale riesca a cavare qualche poco di denaro ». Federico De Roberto, Lettere a Ferdinando De Giorgi, « L’Osservatore politico-letterario », ottobre 1963, p. 78. En ce qui concerne la marginalité de la figure de l’intellectuel chez De Roberto, notamment en comparaison avec la figure de l’intellectuel chez Zola, je me permets de renvoyer à Michela Toppano, « Federico De Roberto, Émile Zola e il romanzo politico », in Le forme del romanzo e le letterature occidentali, ETS, Pisa, 2010.

24  Federico De Roberto, I Viceré, cit., p. 855.

25  Federico De Roberto, « Pietro Kropotkine », Nuova Antologia,1er août 1905.

26  Federico De Roberto, Lettere a donna Marianna degli Asmundo, cit., p. 96.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Michela Toppano, « Les fondements sociaux des visions critiques du Risorgimento. Le cas de Federico de Roberto »Italies, 15 | 2011, 81-94.

Référence électronique

Michela Toppano, « Les fondements sociaux des visions critiques du Risorgimento. Le cas de Federico de Roberto »Italies [En ligne], 15 | 2011, mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/italies/3050 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/italies.3050

Haut de page

Auteur

Michela Toppano

Aix-Marseille Université

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search