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Jardins réels

jardin > giardino : étude étymologique, phonologique et psycho-systématique

Sophie Saffi
p. 17-38

Résumé

À la suite d’une étude étymologique qui nous apprend entre autres qu’orto et giardino ont la même origine indo-européenne, une étude phonologique de l’emprunt jardin>giardino retrace l’histoire mouvementée de l’affriquée dz. Une approche psycho-systématique propose une explication de sa disparition en français et de son maintien en italien.

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Mots-clés :

jardin, linguistique
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Texte intégral

  • 1  Encyclopaedia Universalis, entrée “jardin”, vol. 9.
  • 2  Giovanni Alessio, Carlo Battisti, Dizionario etimologico italiano, Firenze, G. Barbèra editore, 19 (...)

1Le jardin serait né en Mésopotamie, il y a environ cinq mille ans, quand l’acclimatation du palmier rendit possible la création d’oasis, c’est-à-dire de zones de végétation permettant de limiter l’évaporation et de maintenir l’humidité constante nécessaire à la survie de plantes fragiles. « Conformément à l’un des paradoxes constants de l’activité humaine, ces conquêtes techniques ne servirent pas d’abord, ni surtout, à la production de plantes destinées à la nourriture des hommes, mais au luxe et au plaisir, aux cultures gratuites des fleurs et des arbustes d’ornement. Mais ces cultures s’adressent moins aux humains qu’aux divinités »1. On comprend alors que l’effort n’a rien de gratuit : il faut apaiser les dieux en leur offrant la beauté. S’adjuger la faveur des dieux est une condition de survie dans un monde angoissant et imprévisible. Aujourd’hui, l’explication scientifique de la marche du monde a empiété sur cette fonction des religions. Derrière ce premier objectif du jardinier s’en cache un second, plus mégalomane : maîtriser la nature (ou prendre la place des dieux ?) qui reflète bien le caractère paradoxal des entreprises humaines. Le jardin a l’ambition d’être une image du monde ; étymologiquement, c’est un enclos, un endroit réservé par l’homme où la nature est disposée de façon à le servir. Le français paradis ou l’italien paradiso viennent du latin tardif paradi:sus “parc”, terme issu du grec parádeisos “jardin” venant de l’iranien ou perse pairi-dae:zaqui signifie “lieu clôturé”, le passage à la signification religieuse de “jardin d’éden, parc réservé aux bienheureux” s’étant effectué par le biais de l’hébreu parde:s. Le terme de l’ancien perse est composé à partir de la racine indo-européenne *dheig’h- “mur”2. L’accent est bien mis sur l’enceinte, l’isolement, la séparation d’avec la nature hostile et incontrôlable – le désert.

  • 3  Philip Ross, L’histoire du langage in AA.II., Les langues du monde, Pour la Science, 1999, p. 33.

2L’étymologie ne remonte pas plus loin car même si le nostratique comporte de nombreux noms de plantes, aucun ne désigne des espèces cultivées ou des techniques de culture. Les partisans du nostratique considèrent que cette langue-mère de l’indo-européen serait antérieure à l’agriculture et à la domestication des animaux3.

  • 4  Jean Bouffartigue, Anne-Marie Delrieu, Trésors des racines latines, Paris, Belin, 1981, p. 203.
  • 5  Henriette Walter, L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 8 (...)
  • 6  Helmut Lüdtke, Historia del léxico románico, Madrid, Editorial Gredos, Biblioteca Románica Hispáni (...)

3Une autre racine indo-européenne, *ghorto signifiant – il n’y a pas de hasard – “enclos”, sert de base de construction au latin hortus et au germanique *gard dont le sens est “jardin clos”. « De cette même base dépendent aussi le latin cohors, cohortis (co-hortis), “enclos, basse-cour”, qui a donné en français cour. Ô surprises de l’étymologie ! Voici que le côté cour et le côté jardin ne font plus qu’un. Dans le vocabulaire militaire, cohors signifiait “division du camp” puis “troupes cantonnées dans cette division” ; dans ce sens, il a donné cohorte »4. La forme germanique *gard se lit aujourd’hui dans l’allemand Garten et l’anglais garden. « La même racine indo-européenne *ghorto a abouti au russe gorod, avec le sens de “ville”, qui apparaît dans Novgorod “la ville neuve” et, sous une forme plus évoluée, dans Petrograd “la ville de Pierre” »5. La racine indo-européenne *ghorto a donné en slave gradina,terme repris par le roumain pour désigner le jardin6.

  • 7  Jean-Claude Bouvier, Ort et jardin dans la littérature médiévale d’oc in Espaces du langage, géoli (...)
  • 8  A. Rey, J. Rey-Debove, H. Cottez, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, (...)

4Revenons dans notre jardin : l’italien giardino est un emprunt au français datant du XIIe siècle. « La forme jardino se trouve déjà en Italie au Xe siècle dans des chartes latines de Gênes : il s’agit évidemment de la diffusion d’un type de latin carolingien, mais portant la marque d’un parler d’oïl. Au XIIe siècle giardino est plus fréquent en Italie : il pénètre les Pouilles, la Calabre, la Sicile »7. Le terme français vient du germanique *gard qui a évincé le hortus, horti latin du langage courant. Comme c’est souvent le cas en français, le radical latin se révèle plus fructueux dans la production d’une terminologie scientifique ou du moins de spécialité : en face du jardinier, l’horticulteur fait figure de spécialiste ; tout comme l’horticulture est le nom scientifique du jardinage. On trouve aussi l’hortillonnage qui renvoie à une réelle spécialisation : la culture de légumes dans des jardins conquis sur des marais en Picardie, dans le dialecte picard l’(h)ortillon désigne le jardinier, du verbe ortillier “jardiner”8. Le picard, sûrement du fait de sa proximité géographique avec les langues germaniques, a conservé tel un bastion l’hortus latin.

  • 9  Le potager est le “cuisinier” (fin XIVe), ce terme prendra son sens moderne au milieu du XVIe pour (...)
  • 10  Bruno Migliorini, Storia della lingua italiana, Firenze, Sansoni, 1987, p. 44.
  • 11  J. C. Bouvier, op. cit., p. 78. Et aussi : J. Corominas, Dicionario crìtico etimologico de la leng (...)

5Alors que chez les Romains, l’hortus était à la fois le lieu des cultures potagères9 et ornementales, l’italien a emprunté au français le mot jardin > giardino qui venait compléter le terme orto, réduit au seul signifié utilitaire10. Il n’est pas le seul : l’espagnol et le portugais, qui ont emprunté le mot français nettement plus tard, à l’époque classique (fin XVIe - début XVIIe en Espagne, dans Don Quichotte notamment), font la même dichotomie. « […] L’espagnol jardin et le portugais jardim signifient aujourd’hui : “jardin de fleurs, d’agrément”, tandis que huerto en espagnol, horto en portugais désignent le “jardin potager”»11. La même distribution se lit dans la littérature médiévale de langue d’oc :

  • 12  Ibidem. Voir aussi le mémoire de Maîtrise de Caroline Benoit, L’in-fluence de la langue d’oc dans (...)

Ainsi l’opposition entre ort d’une part et jardin, vergier d’autre part est-elle très marquée. C’est une opposition de valeurs sémantiques, plus que de sens, fondée sur une distinction de type social, que l’on constate assez souvent dans l’histoire des langues entre le mot autochtone et le mot emprunté.
Ort exprime dans la littérature médiévale d’oc des valeurs traditionnelles de ruralité, de labeur, de rudesse, d’attachement au terrain comme cela est net dans le cas de Gaucelm Faidit.
Jardin ou vergier incarnent des valeurs nouvelles de la vie courtoise, développées par la poésie des Troubadours : la beauté, le luxe, la joie d’aimer et de vivre…12

  • 13 J. C. Bouvier, op. cit., p. 71.
  • 14  L’équivalent italien de verger dans son acception moderne est frutteto (< latin tardif fructetu(m) (...)
  • 15  La seconde vague aura lieu au XVIe siècle, lors de l’avancée du français sur tout le territoire au (...)
  • 16  Manlio Cortelazzo, Paolo Zolli, op. cit.

6écrit Jean-Claude Bouvier. Il souligne dans son article que la compétition entre les types d’origine latine (ort et verger) d’une part, et le type emprunté d’origine germanique (jardin) verra la victoire en français du mot d’emprunt (jardin) sur le mot primitif (ort), complètement éliminé, et donnera lieu en langue d’oc moderne à une distribution géolinguistique.13 Après un dépouillement systématique de la littérature médiévale d’oc, l’auteur ne trouve d’exemples attestant une distinction moderne entre le vergier (terrain planté d’arbres fruitiers)14 et le jardin, qu’à partir du XIVe siècle. Or cela fait deux siècles que les troubadours connaissaient jardin de façon incontestable. En effet, la première vague de diffusion15 du type d’origine germanique jardin en pays d’oc se fait à partir de la langue d’oïl, à la naissance de la poésie des troubadours dans le haut Moyen Âge. Elle concerne les milieux lettrés. Et l’Italie – on l’a vu – connaît le même phénomène à la même époque. Ainsi, giardino, en Italie, dès le XIIe siècle signifie “terreno con colture erbacee e arboree di tipo ornamentale”16.

7Lors de l’emprunt au français par l’italien, le principal changement phonologique opéré concerne le traitement de la chuintante médio-palatale [z]à l’initiale de jardin qui devient une affriquée [dz] dans giardino. Après un bref panorama de l’histoire du mot, observons l’évolution de ce composant.

  • 17  Une consonne fricative (dite aussi “constrictive”, “chuintante”, “sifflante” ou “spirante”) est un (...)
  • 18  Michel Banniard, Du latin aux langues romanes, Paris, Nathan, 1997, p. 53.

8Dans le cadre de l’évolution du système phonologique latin qui a abouti aux divers systèmes phonologiques des langues romanes, un des principaux phénomènes concernant les consonnes est la palatalisation des occlusives [k], [g] devant [i], [j] (yod) ou [e], et [t], [d] devant [i] ou yod. Elle a sévi dans toute la Romania en latin parlé tardif (IIIe s. ap. J.-C.). Elle peut se résumer comme suit. L’articulation des voyelles palatales et de la semi-consonne fricative yod se renforce en syllabe accentuée suite à l’apparition de l’accent tonique (dit “d’intensité”). Elles exercent une force d’attraction sur les consonnes dentales [t], [d] dont le point d’articulation est déjà très proche du leur. Le locuteur renonce aux efforts articulatoires nécessaires à la protection des dentales qui se palatalisent, conservent leur attaque occlusive, mais leur tenue devient, par anticipation, fricative17. [ti/j] > [ts], [di/j ] > [dz]. La situation des consonnes vélaires [k], [g], est inverse mais conduira au même résultat : l’écart articulatoire entre les consonnes vélaires et les voyelles palatales est trop grand, le locuteur renonce à l’effort d’émission qui préserverait les consonnes vélaires et laisse leur point d’articulation se déplacer sous l’influence des voyelles palatales.18 [ki/j] > [ts], [ke] > [ts], [ge] > [dz]. Les consonnes affriquées sont nées : [ki/j] > [ts], [ke] > [ts], [ti/j] > [ts], [ge] > [dz], [di/j] > [dz].

  • 19  Op. cit., p. 54.

9Ces nouvelles consonnes affriquées se caractérisent par le fait qu’elles sont occlusives au début de leur émission et constrictives à la fin. L’italien, le roumain et certains dialectes occitans ont préservé la partie occlusive ([t], [d]) des affriquées jusqu’à l’époque moderne. L’espagnol et le français ont gardé la partie occlusive jusqu’au Moyen Âge. « Le principal changement consistera en l’abandon de la partie initiale du phonème (l’occlusive) aboutissant à la simplification de celui-ci : c’est le choix du français (qui renonce aussi à la même époque – XIIe-XIIIe – aux diphtongues issues de la diphtongaison du latin parlé tardif) »19.

  • 20  Gérard Genot, Manuel de linguistique de l’italien, approche diachronique, Paris, Ellipses, 1998, p (...)
  • 21 Op. cit., p. 51.

10La palatalisation a restructuré les systèmes phonologiques de toute la Romania, transformant les modes articulatoires et déplaçant les points d’articulation, aboutissant à la création de géminées, d’affriquées et de nouveaux phonèmes tels que [∫] (résultat de la palatalisation de [s] au contact de [y] : [sy] > [∫]), [ñ] (Hispania > Spagna, [ny] >[ñ]) et [] (familia > famiglia, ly > ). «[…] La majeure partie des innovations phonologiques de l’italien par rapport au latin sont des conséquences de la palatalisation»20. Bien qu’elle ait connu une fortune particulière en italien, elle n’y a pas donné naissance au phonème [z]. « L’évolution [sy] > [∫] est indigène, tandis que l’évolution [sy] > [zy] > [dz]est d’origine septentrionale. L’absence d’un phonème [z] dans le système italien est sans doute due au fait qu’il n’existait pas en latin de corrélation de sonorité [s]-[z] ; le phonème [z] est une innovation tardive »21.

  • 22 Op. cit., p. 48.
  • 23  Gerhard Rohlfs, Grammatica storica della lingua italiana e dei suoi dialetti (Fonetica), Torino, E (...)

11Dans les emprunts au français ou au provençal, le [z] français est traité en Toscane et dans le nord de l’Italie comme s’il s’agissait d’unyod latin, c’est-à-dire qu’il se renforce en l’affriquée [dz] à l’initiale (justitia > giustizia) et en affriquée géminée s’il est intervocalique (majore > maggiore)22. Gerhard Rohlfs illustre ce fait avec des exemples du toscan : giardino, gioia, giallo ; de l’ancien italien septentrional : çoia, çardino ; et du milanais : giardin, giald23. Ainsi, le système emprunteur – en l’occurrence l’italien – respectant sa propre systématique, nous assistons lors de l’emprunt à un rétablissement phonologique d’une situation française antérieure.

12Force est de constater que les deux langues sœurs ont des systèmes phonologiques différents auxquels elles sont très attachées, et qu’elles maintiennent ces différences malgré leur proximité et leurs échanges de mots. Pourquoi les affriquées ont-elles disparu en français et se sont-elles maintenues en italien ? Que représente cette différence de traitement phonologique ? Sa conservation malgré les emprunts correspond-elle à une exigence du système de la langue ? Et laquelle ?

  • 24  Albert Jacquard, La science à l’usage des non-scientifiques, Paris, Calmann-lévy/Le Livre de Poche (...)
  • 25  Ibidem.
  • 26  Ibidem.

13Plusieurs attitudes sont possibles quand nous cherchons à expliquer des événements. Albert Jacquard en distingue trois : « Nous pouvons admettre qu’ils sont la conséquence nécessaire de l’état du monde à l’instant où ils se produisent, état qui résulte de son histoire antérieure ; le présent est alors le produit du passé »24. C’est l’approche que nous avons adoptée jusqu’à présent avec une étude étymologique et de phonologie historique. « Nous pouvons aussi renoncer à chercher un rapport entre ces événements et les conditions de leur survenue ; le présent n’est alors que le produit sans cause de lui-même, l’œuvre du hasard »25. C’est la réponse de l’arbitraire du signe de Ferdinand de Saussure et de son corollaire, sa conception des rapports entre synchronie et diachronie qui maintient l’étude de la diachronie dans une situation positiviste et tend à faire de la synchronie une entité mythique révélant une structure de langue sans causalité et présentant une tendance naturelle à l’immuable. « Nous pouvons enfin admettre qu’ils ont lieu pour rendre possible un événement futur, qu’ils sont au service d’une fin ; le présent est alors le produit de l’avenir »26. Dans une perspective psycho-systématique, nous allons démontrer que les différences phonologiques observées sont intrinsèquement liées à l’évolution de la construction du mot dans les langues romanes, évolution que l’on peut décrire comme un lent mouvement, du latin aux langues romanes, d’antéposition de la morphologie. Le mot latin possédait une importante désinence morphologique, elle s’est réduite et une partie de l’information qu’elle contenait a été transportée dans les articles et les prépositions. Ainsi, le mot italien est précédé d’adaptateurs morphologiques mais possède encore une petite désinence morphologique finale. Le mot français est plus abouti sur ce mouvement évolutif et ne possède plus de désinence : lat. rosam/rosas ; it. larosa/lerose; fr. la rose/lesroses (prononcé dans les deux cas [Roz]).

  • 27  J. M. C. Thomas, L. Bouquiaux, F. Cloarec-Heiss, Initiation à la phonétique, Paris, P.U.F., 1976, (...)

14Nous avons remarqué précédemment qu’en français, la simplification des affriquées par abandon de la partie initiale occlusive du phonème coïncidait avec celui des diphtongues issues de la diphtongaison du latin parlé tardif. « Le français moderne, dont l’articulation est très tendue, ne connaît pas de diphtongues. Il n’en était pas de même dans l’ancien français qui a connu des diphtongues et même des triphtongues dont témoigne l’orthographe : ainsi mou, en français moderne mu, était prononcé mou en ancien français, c’est-à-dire comme une diphtongue fermante postérieure ; de même beau bo se prononçait beau soit comme une triphtongue ouvrante-fermante postérieure »27.

  • 28  En français, la seule survivance d’une géminée se vérifie dans le système verbal et distingue l’in (...)

15Dans les langues romanes, la fluctuation des diphtongues, comme celle des géminées, est liée à l’évolution de la construction du mot. Les diphtongues et les géminées représentent matériellement une séparation. Ce qui implique un rapport de cause à effet entre leur nature et leur fonction. Elles servent à séparer les différents constituants du mot. Ainsi, la diphtongue souligne dans uomo, uomini la séparation entre le radical et la désinence morphologique, dans lievitare la séparation entre le radical et le suffixe sémantique -it-. L’italien possède un mot hétérogène contenant à la fois une partie sémantique (préfixe + radical + suffixe diminutif, augmentatif, etc.) et une désinence morphologique (désinence adjectivale, verbale, etc. + marque du genre, du nombre ou de la personne). Le locuteur italien construit ses mots, il peut en inventer de nouveaux pour peu qu’il respecte les règles de construction (ex : un pidiessino). Le français possède un mot homogène qui ne contient plus que de l’information sémantique, la morphologie est entièrement antéposée et le mot est généralement invariable (ex : la maison, les maisons mzõ]; mais la casa, le case [kaza] ~ [kaze). Le locuteur français appréhende les mots comme des blocs dont il ne cherche plus à analyser la construction et qu’il ne construit plus. Seuls les enfants et les poètes osent le sacrilège de l’invention de mots nouveaux. Les diphtongues et les géminées ont donc perdu leur fonction et leur raison d’être dans ce système, d’où leur disparition28.

  • 29  « À l’intérieur du mot, l’italien élimine les diphtongues descendantes, soit en les déplaçant (ex  (...)

16L’italien a développé l’emploi de deux outils séparateurs : la géminée (ex : [atta])et la diphtongue (ex : [tya]). Sachant que la succession régulière de syllabes simples correspond à une suite d’ouvertures et de fermetures (tata = <><>), on conçoit que la géminée ([tatta] = <>><>), et la diphtongue ([tyata] = <<><>) sont des déstabilisateurs de la régularité syllabique. L’italien évite l’utilisation de la diphtongue décroissante à l’intérieur du mot car un groupe comme [ai] doublerait l’outil déjà existant qu’est la géminée ([taita] et [tatta] = <>><>). L’italien a progressivement éliminé toutes les diphtongues décroissantes à l’intérieur du mot29, et, dans le même temps, il les a utilisées à la fin du mot :

  • 30  Ibidem.

Les diphtongues décroissantes ne sont pas, en italien, des diphtongues spontanées […]. Aussi les diphtongues décroissantes sont-elles ressenties comme composées de deux éléments vocaliques n’appartenant pas à la même catégorie : alors qu’elles ne sont pas à leur place à l’intérieur du mot, elles sont au contraire recherchées quand il s’agit de signaler qu’un élément morphologique est venu s’ajouter au radical. On remarque en effet que, dans plusieurs cas, ce radical s’oppose, sous sa forme nue, à la forme en –i : tuo/tuoi, suo/suoi, ma/mai, ama/amai, etc.30

  • 31  André Meillet, Esquisse d’une histoire de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1966, p. 98.
  • 32  Op. cit., p. 129.
  • 33  Sophie Dubail-Saffi, La place et la fonction de l’accent en italien, Thèse de Doctorat, Université (...)
  • 34  Bertil Malmberg (La phonétique française, Malmö, Hermods, 1972, p. 87) cite les recherches de Marg (...)

17L’italien emploie les irrégularités de la structure syllabique pour séparer les constituants de ses mots, joue avec les nuances entre géminées, diphtongues croissantes et décroissantes, et pour ce faire protège la régularité de la structure syllabique. Les moindres bouleversements sont considérés comme porteurs d’information. Le locuteur italien a donc nécessairement une conscience fine du poids de chaque élément, consonantique et vocalique, qui intervient dans ces constructions, il a l’habitude – contrairement au locuteur français – de manipuler la durée de chaque son. Les géminées et les diphtongues représentent des bouleversements des quantités consonantique et vocalique, elles fabriquent de la durée car elles provoquent une rupture du rythme syllabique en prolongeant une des étapes de la construction de la syllabe. Il est intéressant de rappeler que les nombreuses diphtongues décroissantes de l’indo-européen se sont simplifiées en latin à l’époque républicaine pour donner des voyelles longues ([ei] > [i:] ou [e:] ; [ou] > [u:] ou [o:])31. D’autre part, dans la langue qui s’est fixée à Rome au IIIe s. av. J. C., le rythme quantitatif et l’accent mélodique sont liés, « l’accentus ne peut frapper la finale ; il frappe la syllabe pénultième si celle-ci est longue, l’antépénultième si elle est brève : [lege:mus], mais [legimus] »32. Ils sont devenus deux aspects du même phénomène rythmique et occupent la place du futur accent d’intensité des langues romanes33, ce même accent d’intensité dont nous avons vu précédemment qu’il était un des facteurs à l’origine de la création des affriquées. La durée n’est pas uniquement une modalité de l’intensité, mais un paramètre qui réapparaît avec l’emploi de tous les outils de démarcation : la géminée et la diphtongue séparant les constituants du mot, l’accent marquant la fin de l’apport sémantique, et même le ton descendant34 marquant la fin de phrase. Elle corrobore le marquage d’un contraste, qu’il soit consonantique, vocalique, accentuel ou tonal, car dans un système dynamique comme celui du langage parlé, le contraste par excellence est l’arrêt du mouvement. Lors d’une pause, par exemple. C’est ce que réalise aussi l’accroissement de durée avec la mise en suspens du mouvement d’alternance des phonèmes lors du prolongement sonore qu’elle représente.

18La présence des affriquées dans le système phonologique de l’italien serait-elle liée à cette capacité à jauger et à manipuler la durée et la quantité consonantique et vocalique, elles-mêmes associées à une information spécifique ? Si l’on poursuit le parallèle avec les diphtongues, les affriquéesauraient été éliminées du système phonologique français parce qu’elles avaient une fonction démarcative proche de celle des diphtongues et des géminées, qui, devenant caduque, aurait provoqué leur disparition. Ou bien leur présence est-elle conditionnée par des capacités distinctives que les locuteurs francophones auraient perdues à force de ne pas les employer ? Le mot français devenu homogène, la régularité syllabique a perdu de son intérêt : sa perception pourrait-elle être devenue moins fine ou même être passée du côté du subconscient ?

  • 35  Luigi Belgeri, Les affriquées en italien et dans les autres principales langues européennes. Étude (...)
  • 36  Op. cit., p. 44, puis pp. 58-59.
  • 37  Ibidem.

19Pour des raisons didactiques, afin de comprendre leur hétérogénéité et leur particularité, nous nous permettrons ici de scinder les affriquées, de transgresser leur loi d’indivisibilité.Nous n’en sommes pas moins convaincue qu’une affriquée n’est ni une somme, ni une simple transition, mais une fusion à la fois intime, imparfaite et instable35. Luigi Belgeri, dans son étude sur les affriquées, établit une différence entre l’affriquée chuintante, t∫ou dz,qu’il considère comme un phonème simple résultant d’une seule articulation, et l’affriquée sifflante, ts ou dz, qui, sans être une juxtaposition de deux éléments, n’en est pas moins un phonème complexe36. L’étude expérimentale révèle dans la prononciation de l’affriquée sifflante un glissement du point d’articulation qui n’apparaît pas dans la prononciation de l’affriquée chuintante. « […] Ce “glissement” de la partie articulante de la langue, qui est au fond un véritable (bien que fort léger) déplacement du point d’articulation, contribue à ôter à cette affriquée [sifflante] ce caractère de phonème parfaitement unique que l’affriquée chuintante a su mieux garder »37. Bien que nous ne remettions pas en cause l’unité de structure des affriquées, nous pensons que le locuteur italien perçoit leur mixité et, de ce fait, les distingue des consonnes simples.

20Voyons ce que représentent mentalement ces différences sémiologiques et quel est le pré-sémantisme lié à ces distinctions phonologiques.

  • 38  Alvaro Rocchetti, Sens et forme en linguistique italienne : études psycho-systématiques dans la pe (...)
  • 39  Ibidem, p. 51.

21Le son [s] représente une idée de dépassement. L’ancien français l’utilisait dans sa morphologie pour la marque du pluriel, cette seconde étape sur le temps opératif de la conception du nombre, que l’on atteint quand on a dépassé la première étape du singulier. L’italien l’utilise dans ses sémantèmes : suo, sino, persino, passare, sorpassare, etc. « s signale un mouvement continu de désignation qui inclut l’idée de dépassement »38.Le trait de sonorité en plus que possède le son [z] ([s] + sonorité > [z]), ajoute un mouvement de rétroversion à cette notion. Ainsi, le son [z] correspond à l’idée de dépassement envisagée de manière rétroversive. De ce fait, en français contemporain, bien que le [s] final ait disparu quand la morphologie du nom a été antéposée dans le déterminant, si le nom commence par une voyelle, une liaison fait réapparaître un [z] initial (ex : les amis [lzami]). La rétroversion permet de relier morphème et sémantème : tout se passe comme si le [s] final avait acquis un caractère rétroversif au moment de son antéposition.Le son [z] n’existe pas seul à l’initiale dans le système des sons de l’italien, car cette idée n’est jamais utilisée à l’état brut au début d’un mot. À l’initiale, elle apparaît en situation pour s’associer et transformer un mouvement / idée de base. « Ce caractère mi-constrictif […] se manifeste bien au cours de l’articulation du phonème dz. Ce n’est donc pas quelque chose qui s’“ajoute” au caractère fondamental mi-occlusif, c’est quelque chose qui s’y “superpose”. Ce n’est pas quelque chose qui se développe à ses côtés et en quelque sorte en dehors de lui, mais quelque chose de plus intime qui naît et se manifeste dans son sein même »39. En effet, l’idée de dépassement est en contradiction avec le mouvement rétroversif : dépasser en arrière est incongru. Par contre, la fonte de z et d, pour former dz, est le seul cas où il est possible de dépasser à reculons car le dépassement est alors assimilé au franchissement.

22La palatalisation et la labialisation rajoutent l’idée d’un obstacle. Soulignons la nuance qui distingue la limite et l’obstacle : la limite définit un territoire, pas l’obstacle. L’évocation d’une limite sous-tend celle d’un arrêt ; au contraire, l’évocation d’un obstacle perpétue l’idée de mouvement ; le mouvement est freiné mais il demeure.

23Lors de la prononciation de s, le dos de la langue est abaissé, on a une petite ouverture buccale et les lèvres sont en position neutre. De ce fait, un filet d’air comprimé s’échappe juste avant les dents (position alvéolaire). Quand ce flux d’air compacté passe les dents, on obtient la sensation du dépassement d’une limite.
Mais lors de la prononciation de [∫], le dos de la langue est relevé, et cette consonne est labialisée. Ainsi, la limite se transforme en obstacle. Obstacle concrétisé par la langue qu’un flux d’air dépasse pour aller s’éparpiller dans la cavité formée par les lèvres.

  • 40  Pierre Antonetti, Mario Rossi, Précis de phonétique italienne, synchronie et diachronie, Aix-en-Pr (...)

24Avec s, le locuteur sent l’air quand il dépasse les dents, quand il fuit (d’où l’idée de dépassement). Mais avec [∫], le locuteur sent l’air qui est comprimé pour passer le canal formé par sa langue et son palais, puis il sent l’air se décomprimer au niveau des lèvres. C’est la complétude, l’ensemble des sensations ressenties tout au long de ce parcours, qui amène l’idée de franchissement d’un obstacle. Lors de la prononciation du mot sciame, « […] la partie prédorsale de la langue se lève vers la région prépalatale pour y former une constriction, tandis que la partie médiodorsale de la langue s’élève vers le sommet de la voûte palatine »40. La forte palatalisation de cette consonne associée à une forte articulation, procure l’impression sensorielle d’un effort dû au passage d’un obstacle.

[s] + palatalisation + labialisation > [∫],
[∫] : idée de dépassement d’un obstacle.
[z] + palatalisation + labialisation > [z],
[z] : idée de dépassement d’un obstacle, envisagée de manière rétroversive.

25Le son [z] n’existe pas seul en italien car, à l’état brut, l’idée de l’obstacle suppose que l’on ait quelque chose qui bloque devant soi. On ne peut pas avoir un obstacle dans le dos car l’objet perd, de par sa position, sa qualité d’obstacle : l’obstacle franchi n’en est plus un. Mais dans le cas de la fusion avec [d] pour former [dz], on est dans une situation de retournement, la seule où l’on puisse avoir l’obstacle dans le dos. En effet, le son [d] représente un mouvement d’éloignement à partir d’une limite franchie de manière rétrospective. L’italien et le français l’utilisent dans leurs prépositions : it. di, da ou fr. de que Gustave Guillaume définit ainsi :

  • 41  Gustave Guillaume, Le problème de l’article et sa solution dans la langue française, Paris/Québec, (...)

La préposition de […] est linéaire. Le mouvement de pensée auquel elle correspond est assez complexe. Une direction prospective (d’origine vers le but) étant donnée, la pensée prend appui sur un instant de cette direction, et la remonte dans le sens rétrospectif jusqu’au point d’origine. Ex : Il vient de Paris, c’est-à-dire analytiquement : il va vers un but, et cette direction (prospective) prend son origine (direction mentalement rétrospective) au point Paris41.

26La limite dépassée suppose un premier temps où elle était devant nous et pendant lequel elle pouvait être identifiée comme un obstacle.

27L’accumulation de traits phonologiques permet l’accumulation d’idées premières pour la création d’une idée plus sophistiquée associée à un son que le locuteur construit en utilisant la hiérarchisation dynamique des traits distinctifs, hiérarchie motivée par les liens sensoriels qui établissent le contact entre son langage et sa pensée, autre lieu de construction dynamique. Partant de ce parallèle constructif entre la pensée et les sons, et du fait que, généralement, les sons s’associent pour former des monèmes permettant l’association de plusieurs idées premières pour la création d’une notion résultante plus fine, il nous semble tout à fait plausible que deux sons premiers fusionnent et permettent la fusion de deux idées premières pour déboucher sur une idée seconde plus spécialisée. Mais à ce stade de la construction, nous avons remarqué deux directions différentes, deux choix possibles de construction : d’une part, la fusion totale de deux idées, et d’autre part, la fusion partielle laissant encore apparaître son processus de construction, restant donc à mi-parcours entre la fusion totale et la juxtaposition, en d’autres termes, la transformation d’une première idée par l’évocation d’une seconde idée, avant que la première idée n’arrive à maturation.

28L’affriquée [ts] est un exemple de fusion partielle :

29[t] (terme sur lequel on vient buter) + [s] = idée de dépassement. L’apparition de la deuxième idée n’affecte pas la première dans son intégrité, elle transforme seulement le contexte par sa présence, ce qui correspond au déroulement normal de la construction sémantique. De même avec [dz] : [d] (mouvement d’éloignement à partir d’une limite) + [z] = idée de dépassement envisagé de manière rétroversive. La seconde idée ne change pas la première, au contraire, elle la confirme.

30Par contre, [t∫] illustre une fusion totale :

31[t] (terme sur lequel on vient buter) + [∫] = idée de dépassement d’un obstacle. La seconde idée nous amène à remplacer la limite évoquée dans la première idée, par un obstacle. Pour réussir cette fusion, les deux idées sont obligées d’entrer en symbiose, et c’est bien ce qui se reflète au niveau phonique (et phonétique) : cette affriquée est perçue comme un phonème simple. De même avec [dz] : [d] (mouvement d’éloignement à partir d’une limite franchie de manière rétroversive) + [z] = idée de dépassement d’un obstacle envisagé de manière rétroversive. La limite évoquée dans la première idée se spécialise et devient un obstacle avec la seconde idée.

  • 42  Durée moyenne de [t∫] = 25/100 s., durée de [ts] = 34/100 s., durée totale de [st] ([s] +[t] ) = 4 (...)

32Nous avons donc deux fusions de sons et de sens bien différentes : la fusion totale et la fusion partielle, représentées par deux types d’affriquées, les simples (chuintantes) et les complexes (sifflantes). Les couples [ts] et [dz], représentants phoniques d’une fusion partielle d’idées, ont une durée proche de celle des géminées ; alors que les couples [t∫] et [dz], représentants phoniques d’une fusion totale d’idées, ont une durée quasiment équivalente à celle d’une consonne simple42. Nous ne pouvons nous empêcher d’applaudir la finesse d’un tel moyen de marquage. En effet, nous n’avons pas dit « durée égale à… » mais « durée proche de… ». Ainsi, la fusion partielle de deux idées conservant chacune son intégrité est à rapprocher de la répétition d’une idée, ou de l’association de deux idées, mais sans faire un amalgame éhonté. De même, la fusion totale de deux idées pour la création d’une idée nouvelle est à rapprocher de l’évocation d’une idée simple, mais sans l’assimiler à cette dernière au risque de faire perdre à l’idée ainsi générée son caractère hétérogène. Ainsi s’affirme l’importance de la quantité consonantique et vocalique dans la construction du sens en italien.

33Le jardin est un lieu clôturé, qu’il soit d’agrément ou potager ; son étymologie en fait un descendant de l’enclos indo-européen :

indo-européen *ghorto > germanique *gard > français jardin > italien giardino

et parallèlement :

indo-européen *ghorto > latin hortus > italien orto

  • 43  Henriette Walter, op. cit., p. 89.
  • 44  « On retrouve bien l’idée de limite dans la haie faite de branchages ou d’arbustes pour servir de (...)

34Henriette Walter fait remarquer que les Germains « avaient à cœur de marquer leur territoire, comme on peut le constater par l’abondance du vocabulaire désignant des limites, même si aujourd’hui tous ces mots n’ont pas gardé leur signification première »43. On retrouve en effet une idée de limite dans la haie, la lice, la liste, le hallier, le jardin, la marche et le marquis, tous d’origine germanique44. Quand l’italien emprunte le jardin et lui rend son affriquée initiale, il respecte phonologiquement cette “signification première”. Nous avons vu que le système de langue italien exploite avec les affriquées un nuancier sur le franchissement de la limite ou de l’obstacle. Et ce, grâce à la capacité du locuteur italien à jauger la quantité consonantique.

  • 45  J. M. C. Thomas, L. Bouquiaux, F. Cloarec-Heiss, op. cit., p. 71.
  • 46  En italien, les seuls cas d’association affriquée + diphtongue sont : la forme littéraire et peu u (...)
  • 47  Sophie Dubail-Saffi, op. cit.,pp. 234-240.

35Si l’affriquée est un outil de marquage comme la diphtongue et la géminée, nous n’en avons pas encore cerné la fonction, ni ce qui la distingue des deux autres. De plus, l’affriquée est un phonème qui peut être géminé (tazza [taddza] ou, selon les régions, [tattsa] “tasse” ; maggio [maddzo] “mai” ; gentilezza [djentilettsa] “gentillesse” ; coccio [ktto “tesson”), même si le phénomène de gémination ne concerne que la partie occlusive car « dans la réalisation d’une affriquée, il n’est pas possible de prolonger le temps de relâchement de l’articulation où se produit la friction »45. On notera qu’en italien, la présence d’une affriquée exclut celle d’une diphtongue46. Sachant que l’affriquée peut se géminer et qu’elle a une durée légèrement supérieure à une consonne simple, cet état de fait nous apparaît la conséquence directe de l’exclusion mutuelle géminée/diphtongue observable dans tout système de langue romane47.

36Dans l’état de nos recherches, la seconde hypothèse a nos faveurs, à savoir que l’affriquée a une fonction phonématique mais pas mécanique. Elle n’est pas un outil démarcateur au même titre que la diphtongue et la géminée pour le système italien. Le lien historique de l’affriquée avec les diphtongues et les géminées découle, à notre avis, des compétences développées par les locuteurs dont le système de langue contient des géminées et des diphtongues : compétences concernant la gestion de la régularité syllabique et de la quantité consonantique et vocalique. La capacité à jauger la durée des consonnes est utile à l’exploitation du phénomène de gémination, elle est tout aussi indispensable à la production d’affriquées.

37Nous espérons avoir montré que la phonétique est asservie par le système de la langue, bien que l’inverse soit souvent soutenu. La durée est un trait que le locuteur et l’auditeur perçoivent et auquel doit être associé un rôle sémantique ou morphologique mettant en rapport le sens et la forme. La durée n’est que la conséquence phonétique de cette fonction, elle ne doit être prise en compte qu’en tant que moyen de transport de l’information, mais en aucun cas comme la cause directe d’un phénomène évolutif, sous peine de retomber dans le piège consistant à décrire et expliquer l’organisation sous-jacente du système en fonction de la phonétique qu’il crée pour “s’exprimer”.Comme Gustave Guillaume dont nous appliquons la méthodologie, nous cherchons la cohérence cachée sous le chaos de surface qu’est le discours, résultat d’une suite de combinaisons et de choix, nous tentons d’en retrouver la succession de causalités qui mènent de la langue au discours.

  • 48  Gustave Guillaume, Langage et science du langage, Paris/Québec, Nizet/PU Laval, 1984, pp. 158-159.

Pour acquérir une idée juste de ce qu’est un système construit, il faut savoir, dans l’analyse, substituer à la construction génétique opérée dans le temps la construction cinétique opérée dans l’instant, quand il est demandé au système d’organiser en lui ce que la langue a antécédemment, et donc historiquement, produit pour lui, afin qu’il en puisse intérieurement disposer selon sa propre visée constructive.48

38Gustave Guillaume souligne qu’il est nécessaire de distinguer la production historique de discriminants et la tension organisatrice de ces outils, qui sont consécutives et différentes : la première alimente la seconde mais elles ne sont pas de même essence et ne procèdent pas de la même visée.

  • 49 Ibidem.

Les faits de genèse historique visent à apporter au système de quoi se construire. Les faits de cinèse terminaux, à établir un juste rapport au sein de l’ouvrage construit entre les éléments constitutifs que la genèse historique lui a apportés, afin qu’il en dispose intérieurement sans autre obligation que de les faire servir à sa meilleure et plus cohérente définition.49

  • 50  Albert Jacquard, op. cit.,p. 139.

39Notre présentation du processus étudié comme tendant vers un certain objectif peut donner l’impression que nous suivons une démarche finaliste. La disparition en français des affriquées, des diphtongues, des géminées d’une part, l’apparition de l’accent d’intensité dans les langues romanes d’autre part : tout se passe comme si, parmi les multiples possibilités de changements qui s’offrent aux systèmes de langue, ces structures choisissaient une trajectoire prédéterminée, correspondant en l’occurrence à l’antéposition progressive de la morphologie. Une évolution observée du latin au français aboutissant à une inversion des éléments constitutifs du mot : lat. sémantème + morphème > fr. morphème + sémantème. L’introduction d’un choix dans le raisonnement peut laisser penser qu’il y a un objectif et que l’explication a recours à la finalité. C’est oublier le recul nécessairement pris pour l’exposé. On constate que tout se passe “comme si” le système avait un objectif, mais cette apparence n’est que le résultat de la multiplicité des causes en action. Nous ne confondons pas convergence et finalité. Ici, le mouvement évolutif observé est bien le résultat de l’addition de plusieurs phénomènes, de plusieurs options. C’est leur interaction qui est déterminante. Nous ne pensons pas que le système ou le locuteur qui le manipule aient conscience d’un objectif à atteindre. Et c’est le linguiste qui, grâce au recul historique, a connaissance de l’état futur et peut décrire une chaîne de causalités. Enfin, il faut ajouter par honnêteté que le “comme si” n’est pas uniquement une parabole didactique mais aussi « une incitation à poursuivre la recherche »50.

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Notes

1  Encyclopaedia Universalis, entrée “jardin”, vol. 9.

2  Giovanni Alessio, Carlo Battisti, Dizionario etimologico italiano, Firenze, G. Barbèra editore, 1968, vol. 3, p. 2766 ; Manlio Cortelazzo, Paolo Zolli, Dizionario etimologico della lingua italiana, Bologna, Zanichelli, 1980, prima ed. vol. 3, p. 876 ; Albert Dauzat, Jean Dubois, Henri Mitterand, Nouveau dictionnaire étymologique, Paris, Larousse, 1964.

3  Philip Ross, L’histoire du langage in AA.II., Les langues du monde, Pour la Science, 1999, p. 33.

4  Jean Bouffartigue, Anne-Marie Delrieu, Trésors des racines latines, Paris, Belin, 1981, p. 203.

5  Henriette Walter, L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 89.

6  Helmut Lüdtke, Historia del léxico románico, Madrid, Editorial Gredos, Biblioteca Románica Hispánica, 1974, p. 82.

7  Jean-Claude Bouvier, Ort et jardin dans la littérature médiévale d’oc in Espaces du langage, géolinguistique, toponymie, cultures de l’oral et de l’écrit, Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 72. L’auteur cite une étude de R. Bezzola, Abbozzo di una storia dei gallicismi italiani nei primi secoli – Saggio storico-linguistico, Heidelberg, 1925, pp. 195-196. Voir aussi : Manlio Cortelazzo, Paolo Zolli, op. cit.

8  A. Rey, J. Rey-Debove, H. Cottez, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Petit Robert.

9  Le potager est le “cuisinier” (fin XIVe), ce terme prendra son sens moderne au milieu du XVIe pour devenir le lieu des cultures du potage, c’est-à-dire “ce qui se met dans le pot” (milieu XIIIe), puis restreint à “bouillon, soupe” au XVIe. Potage et potager sont des dérivés de pot du latin populaire pottus (réduit à potus au Ve s.), probablement d’un radical préceltique pott- (Albert Dauzat, Jean Dubois, Henri Mitterand, op. cit.).

10  Bruno Migliorini, Storia della lingua italiana, Firenze, Sansoni, 1987, p. 44.

11  J. C. Bouvier, op. cit., p. 78. Et aussi : J. Corominas, Dicionario crìtico etimologico de la lengua castellana, Berne-Madrid, 1954-1937.

12  Ibidem. Voir aussi le mémoire de Maîtrise de Caroline Benoit, L’in-fluence de la langue d’oc dans le lexique italien, Université de Provence, Bibliothèque d’italien, 2003, 189 p.

13 J. C. Bouvier, op. cit., p. 71.

14  L’équivalent italien de verger dans son acception moderne est frutteto (< latin tardif fructetu(m) > radical fructus “fruit”). Le parcours de ce terme est totalement différent, il se construit sur le concept de fruit quand le terme français se construit sur celui de la couleur (verger < vergier < latin viridiarium < radical viridis “vert”).

15  La seconde vague aura lieu au XVIe siècle, lors de l’avancée du français sur tout le territoire aux dépens des langues régionales.

16  Manlio Cortelazzo, Paolo Zolli, op. cit.

17  Une consonne fricative (dite aussi “constrictive”, “chuintante”, “sifflante” ou “spirante”) est une consonne caractérisée par un resserrement du chenal buccal qui entraîne sur le plan auditif une impression de friction ou de sifflement due au passage difficile de l’air. Les fricatives du français sont : [f], [v], [z], [∫], [s], [z]. Celles de l’italien : [f], [v], [∫], [s], [z]. Celles du latin : [f], [s], [h] (vélaire que l’on trouve à l’initiale de house en anglais).

18  Michel Banniard, Du latin aux langues romanes, Paris, Nathan, 1997, p. 53.

19  Op. cit., p. 54.

20  Gérard Genot, Manuel de linguistique de l’italien, approche diachronique, Paris, Ellipses, 1998, p. 47.

21 Op. cit., p. 51.

22 Op. cit., p. 48.

23  Gerhard Rohlfs, Grammatica storica della lingua italiana e dei suoi dialetti (Fonetica), Torino, Einaudi, 1966, § 158 p. 215. Nous nous intéressons ici au toscan qui a enfanté l’italien standard contemporain ; mais Gerhard Rohlfs signale que dans le sud de l’Italie nous avons « lo stadio fonetico meridionale », ainsi en sicilien et en calabrais : jardinu, en salentin : sálinu “jaune”. Le napolitain présente une singularité avec : ciardino.

24  Albert Jacquard, La science à l’usage des non-scientifiques, Paris, Calmann-lévy/Le Livre de Poche, 2001, p. 133.

25  Ibidem.

26  Ibidem.

27  J. M. C. Thomas, L. Bouquiaux, F. Cloarec-Heiss, Initiation à la phonétique, Paris, P.U.F., 1976, pp. 82-83.

28  En français, la seule survivance d’une géminée se vérifie dans le système verbal et distingue l’indicatif présent du conditionnel des verbes courir et mourir : il courait ~ il courrait [ilkuR ~ ilkuRR, il mourait ~ il mourrait ilmuR ~ ilmuRR.

29  « À l’intérieur du mot, l’italien élimine les diphtongues descendantes, soit en les déplaçant (ex : magidam > *maidà >madia), soit en les supprimant (ex : vocitum > *voito > voto > vuoto ou fragilem > *fraile > frale) ». (Alvaro Rocchetti, Une interférence du sens et de la forme : le cas du -s latin passant à -i en italien et en roumain in Chroniques italiennes, n° 11/12, 1987, p. 224).

30  Ibidem.

31  André Meillet, Esquisse d’une histoire de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1966, p. 98.

32  Op. cit., p. 129.

33  Sophie Dubail-Saffi, La place et la fonction de l’accent en italien, Thèse de Doctorat, Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III, 1991, § IV, pp. 155-193.

34  Bertil Malmberg (La phonétique française, Malmö, Hermods, 1972, p. 87) cite les recherches de Marguerite Durand sur diverses langues, qui montrent que la durée subjective longue est souvent accompagnée d’une mélodie descendante.

35  Luigi Belgeri, Les affriquées en italien et dans les autres principales langues européennes. Étude de phonétique expérimentale, Grenoble, chez l’auteur, 1929, p. 63.

36  Op. cit., p. 44, puis pp. 58-59.

37  Ibidem.

38  Alvaro Rocchetti, Sens et forme en linguistique italienne : études psycho-systématiques dans la perspective romane, thèse de doctorat d’État, Paris III Sorbonne Nouvelle, 1982, p. 519.

39  Ibidem, p. 51.

40  Pierre Antonetti, Mario Rossi, Précis de phonétique italienne, synchronie et diachronie, Aix-en-Provence, La Pensée Universitaire, 1970, pp. 147-149.

41  Gustave Guillaume, Le problème de l’article et sa solution dans la langue française, Paris/Québec, Nizet/P.U. Laval, 1975, p. 261.

42  Durée moyenne de [t∫] = 25/100 s., durée de [ts] = 34/100 s., durée totale de [st] ([s] +[t] ) = 46/100 s. (L. Belgeri, op. cit., pp. 52-58).

43  Henriette Walter, op. cit., p. 89.

44  « On retrouve bien l’idée de limite dans la haie faite de branchages ou d’arbustes pour servir de clôture à un champ, mais cette idée est moins évidente dans lice, liste, hallier ou jardin. Or, si aujourd’hui on n’emploie plus le mot lice que dans l’expression entrer en lice (pour une compétition sportive, par exemple), le mot désignait bien au Moyen Âge la palissade qui délimitait le terrain où se déroulaient les tournois, et la liste était encore une bordure, une frange en ancien français ; le hallier était à l’origine un lieu entouré de noisetiers (cf. l’anglais hazel “noisetier”) et le jardin, tout simplement un enclos. » (Ibidem, pp. 89-90).

45  J. M. C. Thomas, L. Bouquiaux, F. Cloarec-Heiss, op. cit., p. 71.

46  En italien, les seuls cas d’association affriquée + diphtongue sont : la forme littéraire et peu usitée giuoco en face de la forme plus courante gioco ; et le terme très spécialisé zwinglismo construit à partir du nom propre H. Zwingli.

47  Sophie Dubail-Saffi, op. cit.,pp. 234-240.

48  Gustave Guillaume, Langage et science du langage, Paris/Québec, Nizet/PU Laval, 1984, pp. 158-159.

49 Ibidem.

50  Albert Jacquard, op. cit.,p. 139.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Saffi, « jardin > giardino : étude étymologique, phonologique et psycho-systématique »Italies, 8 | 2004, 17-38.

Référence électronique

Sophie Saffi, « jardin > giardino : étude étymologique, phonologique et psycho-systématique »Italies [En ligne], 8 | 2004, mis en ligne le 16 juillet 2009, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/italies/1990 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/italies.1990

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Auteur

Sophie Saffi

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