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Comptes rendus

Monica Biasiolo, Antonella Mauri, Laura Nieddu (a cura di), «Meretrici sumptuose», sante, venturiere e cortigiane. Studi sulla rappresentazione della prostituzione dal Medioevo all’età contemporanea

Zürich, LIT, 2019, 316 pages
Chiara Ruffinengo
p. 408-414
Référence(s) :

Monica Biasiolo, Antonella Mauri, Laura Nieddu (a cura di), «Meretrici sumptuose», sante, venturiere e cortigiane. Studi sulla rappresentazione della prostituzione dal Medioevo all’età contemporanea, Zürich, LIT, 2019, 316 pages

Texte intégral

1L’ouvrage « Meretrici sumptuose », sante, venturiere e cortigiane, issu du colloque international AATI organisé en 2017 à l’Université de Palerme par Monica Biasiolo, Antonella Mauri et Laura Nieddu, éditrices du volume, regroupe, comme le précise le sous-titre, une « série d’études sur la représentation de la prostitution en Italie, du Moyen Age à l’âge contemporain ». Bien que l’ensemble de ces contributions analysent le sujet « de manière kaléidoscopique », les quatre appellations du titre ont la particularité d’évoquer exclusivement l’image la plus littéraire, noble et élevée de la « prostituta », alors que la sémantique renvoie surtout à une terminologie péjorative, discriminatoire, vulgaire.

2Le choix d’écarter du titre toute allusion à une catégorisation sociale du monde prostitutionnel, et d’éliminer aussi des jeux d’oppositions typiques, à l’instar de « La Maman et la Putain », ou de « le donne per bene e le puttane » (p. vi), permet de mettre en avant les visions les moins familières du sujet, et d’orienter ainsi l’esprit de cette recherche dans une trame complexe de significations, où les connotations négatives ne sont jamais considérées comme acquises.

  • 1 Françoise Gil, « De la prostitution… », Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropol (...)

3« La prostitution dérange, inquiète, choque ou fascine, elle ne laisse jamais indifférent », affirme la sociologue Françoise Gil1. Alors que les sciences humaines ou le droit l’abordent en tant que problème social, légal, la littérature et les arts créent des représentations de ce monde combinant la réalité du vécu à des projections émotionnelles, inconscientes. Ainsi, l’étude de l’image de la prostituée dans les romans, la poésie, le théâtre, l’opéra, la chanson, le cinéma, permet d’explorer tous ces liens moins visibles que l’univers prostitutionnel tisse avec la réalité sociale, à travers le sexe, le pouvoir, l’argent, la norme, la morale, et d’appréhender ainsi les mécanismes d’élaboration de cet imaginaire, collectif et individuel.

4Après la préface des éditrices et l’introduction historico-littéraire de Monica Biasiolo, le premier chapitre au titre pirandellien Una, nessuna, centomila, constitue une entrée en matière avec deux textes qui répertorient le vocabulaire du monde prostitutionnel. Termes, synonymes, variations littéraires et proverbes italiens et dialectaux, qu’Antonella Mauri et Laura Nieddu passent en revue, composent un catalogue riche et varié, qui va du terme régional (Latium) « mignotta », dont l’étymologie complexe renvoie, entre autres, au français « mignonne », jusqu’à des néologismes récents, comme ceux de l’époque berlusconienne (« olgettine », « grazioline »), qui réinventent, dans une version médiatique, le vieux stéréotype de la fille séduite par un homme riche et puissant (p. 2-4).

5Même si, comme en témoigne cette inventivité lexicale, l’image de la prostituée est multiple et dépend d’une époque historique et d’une situation socio-économique précises, ces diverses représentations ont toutes un point en commun : ces femmes ne jouent pas le rôle, typiquement féminin, de régulatrice, de garante de l’ordre et des valeurs morales de la famille mais, au contraire, elles restent à l’écart des règles de la tradition et de la norme.

6L’article de Chiara Cretella le confirme : il puise dans un corpus littéraire européen, chronologiquement très large, des récits de prostituées aux destins pluriels, et non seulement dégradants. À côté de l’image commune des prostituées « parias » de la société, elle cite la prostitution sacrée dans l’Antiquité et propose pour d’autres époques des exemples littéraires de liberté et d’émancipation. Ainsi, par exemple, dans la vague de la nouvelle culture marchande du XVIIIe siècle en Angleterre, les personnages des romans de Daniel Defoe, Moll Flanders et Lady Roxana, mènent une vie indépendante et itinérante en tant qu’« entrepreneuses de la séduction » et, grâce au travail, cet « idéal de la nouvelle bourgeoisie en plein essor », elles renversent les clichés sur la femme et le mariage qui, d’après cette nouvelle optique, correspond à la véritable prostitution (p. 25-27).

  • 2 Cf. Stéphanie Budin, Le mythe de la prostitution sacrée dans l’Antiquité, Cambridge, Cambridge Un (...)

7Dans le chapitre II, intitulé Volti: la prostituta, la santa e la cortigiana, on revient sur la prostituée sacrée, que l’on évoque ici à propos de plusieurs civilisations du monde antique, grec ou babylonien, par exemple, même s’il faut préciser que l’existence d’une caste de prêtresses exerçant leur sexualité dans le cadre d’un culte a été récemment remise en question par certains chercheurs, qui donnent une interprétation mythique du phénomène2. Toutefois, le sens profond de ces figures, nées du binôme apparemment contradictoire « érotisme/spiritualité », demeure ailleurs, car il concerne des niveaux qui échappent à la réalité démonstrative et vérifiable.

8L’union apparemment inconciliable de la prostituée et de la sainte (p. 46) a produit d’autres modèles féminins, comme les femmes transgressives d’origine biblique, « les saintes du scandale », ainsi que les « pécheresses pénitentes ». Maurizio Virdis analyse la légende agiographique de l’une d’entre elles, Marie l’Égyptienne, en précisant que c’est par l’intermédiaire du corps, où « se magnifient souillure et sainteté » (p. 35), que cette femme réalise l’expérience double de la prostitution et de l’ascèse mystique. Face à la pluralité des visages, en effet, le corps s’avère au contraire un réceptacle unique, capable d’intégrer la souillure et le désordre liés à la sexualité, et de se métamorphoser par la suite, grâce à la spiritualité.

9Si, dans le cas de Marie l’Égyptienne, son corps de prostituée atteint l’ascèse mystique et s’annule jusqu’à la lévitation, l’union du sacré et du profane a produit aussi des personnages antinomiques, au caractère érotique, comique, blasphématoire, comme c’est le cas pour la sainte et prostituée Nafissa, dont les origines restent obscures. Anna Lisa Somma répertorie sa présence dans la poésie satirique du Cinquecento, notamment à Rome, où l’institution religieuse pouvait inspirer des expériences à la fois de sainteté et de dévotion, ainsi que de péché et de luxure.

10En dehors de ces associations extrêmes entre Éros et Église qui se rattachent à la ville de Rome, une tradition poétique « antiputtanesca » se développe à la même époque à Venise, une ville qui voit en particulier le triomphe de la courtisane, dont les marques distinctives, pour certaines d’entre elles, dépassent largement le statut de prostituée. À côté des ordinaires « cortigiane da lume », qui exerçaient leur profession la nuit, il y avait en effet les « cortigiane oneste », c’est-à-dire la classe supérieure des prostituées intellectuelles (p. 64).

11Dans les textes étudiés par Fabien Coletti, et notamment les trente-trois sonnets inédits du Canzoniere della Marciana (1573), la personnalité émancipée de ces « cortigiane oneste » se dessine de manière indirecte, grâce à la juxtaposition avec Salvago, un pédant ridicule à cause de sa culture passéiste, donc inutile, et de sa virilité défaillante. L’image sexualisée de ces femmes licencieuses devient dans ce cas un outil efficace pour déconstruire une identité masculine en crise (p. 62) et, par conséquent, pour célébrer la force et le pouvoir de ces femmes, dont Veronica Franco fut la plus célèbre.

12L’étude d’Erminio Morenghi explore le destin exceptionnel de cette courtisane de haut rang, à la fémininité très complexe : mère, cultivée, belle, assoiffée de connaissance, aventurière, esprit libre, poétesse (une pétrarquiste), influente au niveau politique. Veronica Franco fait ses premiers pas vers une émancipation féminine qui est encore loin à venir. De plus, dans une société sexiste et misogyne, elle a aussi l’audace de ne pas désavouer son métier, voire de s’engager en faveur des prostituées, et ce n’est pas un hasard si Dacia Maraini la prendra comme modèle, pour son caractère moderne et précurseur, dans la pièce théâtrale de 1991, Veronica, meretrice e scrittora (p. 219-222).

13Cela dit, à la Renaissance et, plus généralement, à l’Époque moderne, ces exemples illustres restent des exceptions, et il faudra encore attendre des siècles pour que les femmes de toutes les classes sociales perçoivent de véritables changements de situation.

14Les chapitres suivants du volume examinent ce long processus vers l’émancipation, qui va de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, où des femmes, toujours plus nombreuses, luttent pour s’affranchir de l’exploitation qui pèse sur leurs vies et de leur condition d’infériorité vis-à-vis des hommes. Cela dit, cette prise de conscience ne concerne au début que les femmes instruites, d’une classe sociale élevée, c’est-à dire un nombre restreint de la population.

15La prise de conscience à l’intérieur des différentes classes sociales est donc lente, mais progressive : même parmi les filles de joie, il y en a certaines qui parviennent à atteindre une condition moins dégradée, un statut plus élevé, et que souvent la littérature place dans un contexte isolé.

16La poésie licencieuse du Sicilien Domenico Tempio (1750-1821), analysée par Chiel Monzone, fait apparaître, parmi des femmes de petite vertu, « la Sciancata », qui nourrit l’illusion de posséder des origines aristocratiques (p. 87), et dont l’infirmité ne constitue pas une marque d’infériorité, mais, au contraire, le signe gagnant d’un charme particulier.

17Par rapport aux prostituées ordinaires, il s’agit donc de prostituées, pour ainsi dire, hors-catégorie. D’ailleurs, dans certains textes, les catégories du réel se révèlent insuffisantes à représenter ce nouveau genre de femmes bannies de la société bien-pensante de l’époque, car elles dépassent des limites et se permettent des excès. La littérature recourt alors à des figures extrêmes, chimériques, comme la version féminine du vampire, à la composante démoniaque, sexualisée, animale, que Claudio Pinna étudie notamment dans les œuvres de Giovanni Verga et de Camillo Boito. Très souvent associées à des prostituées, ces vampiresses possèdent une nature totalement inversée, par rapport aux autres femmes. En effet, elles ne sont ni victimes, ni soumises aux hommes ; elles reproduisent, sur le mode allégorique, les conditions de ces femmes qui, dans l’Italie de l’Ottocento, commencent à ressentir les courants d’émancipation qui traversent le reste de l’Europe et inspirent de nouvelles identités. Ainsi, certains vieux stéréotypes liés à une sexualisation dégradante sont remplacés par des images plus avantageuses et inédites, comme les femmes fatales.

18D’ailleurs, les actrices de l’Ottocento, étudiées par Luciana Pasquini, voient diminuer leur mauvaise réputation, attestée en littérature, grâce au modèle positif introduit par la génération des « grand’attrici ». En effet, même si des jeunes filles naïves et démunies sont parfois obligées de se prostituer pour démarrer une carrière théâtrale, les grandes actrices affichent, au contraire, des valeurs morales, ce qui leur donne le pouvoir de faire vaciller, voire de renverser, les clichés stigmatisants attribués à leur profession. La loge de théâtre, considérée depuis toujours comme un lieu de perdition autant que le bordel, devient, grâce à leur présence, un lieu de réception, fréquenté par des lettrés et des intellectuels.

19À la fin du XIXe siècle, le long processus de valorisation de l’image de la femme commence à se diffuser dans les différentes couches de la société, et la situation de certaines prostituées enregistre parfois des sauts qualitatifs, dont la création artistique nous a fourni un exemple emblématique à partir de Marie Duplessis, une « lorette » qui a réellement existé. Comme le précise Mirco Michelon, elle devient d’abord Marguerite Gautier, puis Violetta Valery : ces passages par la littérature et la musique produisent chez elle une véritable « transsubstantiation ». Sa nature de prostituée ne disparaît pas, mais elle se débarrasse de tout le côté immoral, remplacé par la noblesse des sentiments.

20Dans l’image paradoxale d’une prostitution ennoblie, converge aussi la figure de la geisha, et en particulier le personnage de Madame Butterfly et son histoire déchirante qui, entre la fin de l’Ottocento et le début du Novecento, inspire plusieurs écrivains et compositeurs, dont Giacomo Puccini. Comme le démontre Moonjung Park, cette geisha littéraire et musicale ne correspond pas à la véritable entraîneuse cultivée de la société japonaise, mais à un personnage façonné à partir d’une série de malentendus et de méprises, dictés par la mode de l’orientalisme et du japonisme, qui fait fureur à l’époque. Dans le même esprit, les décorations des bordels et des maisons closes de l’époque s’inspiraient d’un Orient de pacotille, capable de transformer un lieu sordide en un espace exotique, imaginaire, de « rêve interdit » (p. 133). De ce monde fondé sur des constructions fictionnelles, habité par des prostituées et imaginé pour des hommes, les femmes « perbene » sont complètement exclues, voire plus : elles n’osent même pas s’exprimer sur le sujet, qui pour elles reste tabou. Et pourtant, au-delà de la répression sociale qui leur imposait ce silence, que pensaient-elles, au plus profond d’elles-mêmes, sur ce monde caché, sur les cocottes, les « rovina-famiglia », sur ces femmes autres ?

21Même s’il est impossible de répondre à cette question, Antonella Mauri suit une piste intéressante, en explorant, du côté du faux, tous ces mémoires, correspondances ou journaux intimes de prostituées, écrits par des hommes qui signent avec des pseudonymes féminins. Ainsi, derrière Maria Tegami, l’autrice de Intima, se cache Trilussa. Le roman Quelle signore, de Umberto Notari, contient le (faux) journal intime de la prostituée Marchetta. Evidemment, ce « ventriloquisme masculin » (p. 135), n’arrive pas à restituer pleinement l’authenticité d’un vécu ressenti du côté féminin, tout simplement parce que l’expérience du corps de l’autre est physiologiquement et psychologiquement inatteignable.

22À l’aube du Novecento, alors que les femmes qui écrivent sur ces sujets sont très rares et se situent, en tout cas, en dehors du standard normatif de l’époque (p. 132), cet effort d’identification masculine avec le versant féminin pourrait-il être un signe qui, au-delà de la simple curiosité, enregistre des remises en question qui traversent, consciemment ou non, la société italienne ?

23Cela dit, ces prétendus changements s’avèrent très limités. Dans la mentalité de l’époque, la femme reste encore inférieure à l’homme, emprisonnée dans les catégories rigides promulguées par la bourgeoisie, dont le livre de Cesare Lombroso et de Guglielmo Ferrero La donna delinquente, la prostituta e la donna normale (1893), propose un modèle flagrant. La femme y est classée par son appartenance à trois groupes même si, plus subtilement, la « femme normale » (épouse et mère) y est opposée aux deux autres.

24L’écriture « utopique/dystopique », étudiée par Monica Biasiolo, confirme cette répartition et, en même temps, laisse apparaître des personnages féminins – des êtres élus –, qui enfreignent cette classification rigide et manifestent, grâce à la porosité extrême de ses frontières, une identité symboliquement plurielle. Dans le drame de Luigi Pirandello La nuova colonia (1928), on suit, par exemple, les fluctuations de La Spera, qui abandonne sa vie de prostituée en devenant mère et en partageant une expérience de communauté utopiste dans une île. Mais, une fois l’équilibre social perdu, elle rebascule dans sa vie précédente, jusqu’au moment final, où un tremblement de terre s’abat sur l’île, comme venu d’une justice divine. Les seuls rescapés de la catastrophe sont l’enfant et sa mère-prostituée : cette dernière, affirme Pirandello dans une interview, est finalement « érigée à une hauteur de sainte » (p. 154).

25Pour une certaine littérature, l’affranchissement de la condition de « prostituta » (au sens lombrosien du terme) passe donc par le mythe, comme dans les modèles sacrés du monde antique. Au début du Novecento, deux célèbres prostituées du théâtre de Gabriele d’Annunzio suivent le même chemin : la première est Mila, la protagoniste de La figlia di Iorio (1904) qui, comme l’affirme Mario Cimini, « revêt une physionomie mythico-légendaire », allant bien au-delà des éléments folkloriques présents sur scène. La seconde est Pantea, que l’article de Stefania La Vaccara met en relation avec des personnages bibliques, comme Salomé et Marie Madeleine. L’expérience sacrée, ou magique, confère à toutes ces femmes un statut social supérieur, mais elle les emmène aussi, encore une fois, en dehors de la société. Par rapport aux « femmes normales », n’occupent-elles pas, que ce soit du côté inférieur (sub-humain) ou supérieur (sur-humain), un espace situé aux marges, excédentaire ?

26La notion de marges, au XXe siècle, renvoie souvent au milieu urbain en pleine transformation, sociale et économique, aux quartiers populaires des villes et à ses périphéries, décrits dans beaucoup de romans de l’époque.

27Don Giovanni in Sicilia, de Vitaliano Brancati, nous emmène dans la Catane conformiste du début du Novecento, où les hommes séducteurs, les « galli », côtoient aussi les femmes prostituées des quartiers mal famés. De la part de l’auteur, il n’y a à leur égard aucune condamnation, d’autant plus qu’elles jouaient un rôle fondamental dans une collectivité qui ne tolérait pas l’adultère (p. 203-204). (Rosaria Stuppia nous rappelle, à ce propos, que le crime d’honneur ne sera abrogé en Italie qu’en 1981).

28Avec l’article de Diego Varini on se déplace à Naples, où une « promiscuité généralisée […] réunit prostitution, criminalité et population honnête » (p. 229). Le roman de Tullio Pironti, Il paradiso al primo piano, ainsi que d’autres romans « napolitains » (parmi eux : La Pelle, de Curzio Malaparte) met en évidence le rapport étroit entre ville et prostitution, et confirme que la marginalité urbaine et la condition féminine font partie de la même métaphore.

29Dans la seconde partie du Novecento, suite aux transformations sociales déclenchées par les luttes féministes, la révolution sexuelle, ainsi que les nouveautés juridiques de la « Legge Merlin » (1958) la prostitution devient, pour certains auteurs, un sujet plus polémique, une source de débats sur l’exploitation sexuelle de la femme.

30Tel est le cas pour Dacia Maraini, dont l’écriture littéraire prend aussi une valeur de document sociologique, politique, féministe. La prostituée qui ressort de quatorze de ses œuvres, analysées par Thomas Stauder, possède une identité plurielle tirée de la réalité sociale de l’époque : elle peut aussi être libre de ses choix, devenir provocatrice face aux hommes, comme dans Dialogo di una prostituta con un suo cliente (1973). Ses textes dénoncent ainsi toutes sortes de stéréotypes et de préjugés ; ils s’efforcent de changer de perspective, de renverser les rôles, dans le but de lutter contre tout ce qui offense la dignité de la femme, comme le sexe payant.

31Le riche parcours du volume se complète, au dernier chapitre, par des recherches menées dans le domaine de la musique et du cinéma. L’article de Laura Nieddu explore le monde éclectique de la chanson italienne (notamment la « canzone d’autore »), qui va des années 1920 au début du XXIe siècle. De nombreux sujets y sont évoqués : les milieux sordides ou dangereux, les plaisirs sexuels transfigurés en poésie, une gamme diversifiée de sentiments, ressentis de l’intérieur ou de l’extérieur, comme la compassion, la provocation… On remarque également que, sur les quarante-six chansons analysées, seulement cinq sont interprétées par des femmes. Comment doit-on lire ce déséquilibre, tout en sachant que trois de ces cinq morceaux sont sortis dans les années 1976-1981, et donc à une période cruciale de l’émancipation de la femme en Italie ?

32À ce questionnement font écho, en conclusion du volume, trois articles consacrés à la représentation de la prostitution dans le cinéma contemporain, mettant en lumière d’autres figures, traditionnellement plus rares et souvent reléguées en arrière-plan.

33Alors que, depuis des siècles, on affirme que « la prostituée est femme » (p. v), l’article de Maria Luisa Terrizzi analyse l’image du prostitué homme dans les comédies italiennes des années 1960-1980 et dans les films d’enquête des années 2000. De la même manière, le film étudié par Riccardo Plaisant, Le Buttane (1994), présente l’histoire parallèle de sept prostitués, dont un transsexuel et un homosexuel, qui mènent leur vie précaire et vulnérable avec beaucoup de dignité.

  • 3 Lilian Mathieu, « La prostitution, zone de vulnérabilité sociale », in Nouvelles Questions Fém (...)

34Grâce à un matériau très riche, divers et étendu chronologiquement, cet ouvrage compose une représentation complexe de la prostituée à travers la littérature, la musique et le cinéma. À côté des images dégradées, déviantes, stéréotypées, émergent aussi des images « honnêtes », élevées, allégoriques des prostituées, qui témoignent aussi de la quête, des attentes, des progrès et des conquêtes vécues par toutes les femmes. Ce processus d’émancipation est loin d’être terminé : dans beaucoup de milieux, en effet, la femme n’est pas encore égale à l’homme. En ce qui concerne la prostitution, les opinions actuelles divergent : certains la considèrent « comme une forme moderne d’esclavage », alors que d’autres, au contraire, la définissent, « à condition d’être “librement” choisie et exercée – “comme un métier à part entière”, exigeant sa dé-stigmatisation et sa pleine reconnaissance3 ».

35Ce qui semble révélateur, c’est que la représentation contemporaine de la prostituée des derniers articles du volume ne contient plus d’exceptions « sublimes » (comme évoqué dans le titre). La problématique sous-jacente semble avoir remplacé l’opposition, toute féminine, « figure marginale/figure de haut rang », par la dichotomie « homme/femme », qui déplace le point focal de l’analyse à partir d’une série de questionnements.

  • 4 Ibidem, p. 56.

36Quels facteurs, et avec quelles implications, pourrait-on se demander, conduisent des hommes (garçons de passe, travestis et transsexuels) à se prostituer ? Au-delà des facteurs de précarité économique, le choix de la prostitution, chez les hommes, n’est pas « sans lien – affirme la sociologue Lilian Mathieu – avec le fait qu’ils présentent, à des degrés divers, une discordance entre le sexe et le genre », et que cette discordance « tend à les rapprocher du genre féminin et de l’homosexualité4 ».

37Les représentations des prostitués hommes, ainsi que les différences avec celles des femmes renvoient à la problématique très actuelle et délicate de la construction des rapports de genre, et il serait intéressant de poursuivre cette étude de la représentation des prostitués dans un cadre exclusivement contemporain, qui pourrait fournir des données précieuses sur les raisons inconscientes, les ambivalences, les perceptions intériorisées qui orientent l’univers « fluide » de la prostitution d’aujourd’hui.

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Notes

1 Françoise Gil, « De la prostitution… », Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, no 33, « Femmes violentées, femmes violentes », 2003, p. 110-118, ici p. 112.

2 Cf. Stéphanie Budin, Le mythe de la prostitution sacrée dans l’Antiquité, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.

3 Lilian Mathieu, « La prostitution, zone de vulnérabilité sociale », in Nouvelles Questions Féministes, Lausanne, Éditions Antipodes, 2002/2 (V. 21), p. 55-75, ici p. 55.

4 Ibidem, p. 56.

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Pour citer cet article

Référence papier

Chiara Ruffinengo, « Monica Biasiolo, Antonella Mauri, Laura Nieddu (a cura di), «Meretrici sumptuose», sante, venturiere e cortigiane. Studi sulla rappresentazione della prostituzione dal Medioevo all’età contemporanea »Italies, 27 | 2023, 408-414.

Référence électronique

Chiara Ruffinengo, « Monica Biasiolo, Antonella Mauri, Laura Nieddu (a cura di), «Meretrici sumptuose», sante, venturiere e cortigiane. Studi sulla rappresentazione della prostituzione dal Medioevo all’età contemporanea »Italies [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 12 juillet 2024, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/italies/12759 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12a53

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Auteur

Chiara Ruffinengo

Université de Lille

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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