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Comptes rendus

Anne Robin, À la recherche de l’équilibre. De la maladie à la santé: l’histoire de la lieta brigata du Décaméron

Ravenna, Longo Editore, 2022, 162 pages
Ettore Maria Grandoni
p. 381-384
Référence(s) :

Anne Robin, À la recherche de l’équilibre. De la maladie à la santé : l’histoire de la lieta brigata du Décaméron

Texte intégral

Fugga chi sa dove non regni morte,
e non si fugga chi aspetta soccorso,
po’ che la morte sì ’l mondo spaventa.
O turba umana, è nova questa sorte?

1Dans une chanson écrite à l’occasion de la peste qui s’abattit sur Florence en 1374, le poète Franco Sacchetti mettait en garde ses contemporains en rappelant que nul ne saurait échapper à la mort, ni par la ruse de l’intellect ni par le secours des richesses mondaines (F. Sacchetti, Il libro delle rime, a cura di A. Chiari, Bari, Laterza, 1936, p. 172-176). Il s’agit de vers qui siéent bien en exergue d’un compte rendu du bel ouvrage d’Anne Robin, un livre capable de jeter une lumière nouvelle sur les vicissitudes de la brigata décaméronienne : les jeunes Florentins qui, face à l’épidémie de peste de 1348, se retirèrent à la campagne loin de leur ville natale, lieu où ils assistaient non seulement à la mort de tant de proches et d’amis, mais aussi à un délitement social que Boccace ne manque pas de décrire au début du Décaméron (p. 64). Paru en 2022 et publié chez l’éditeur Longo de Ravenne, le livre d’Anne Robin vient enfin déconstruire un vieux paradigme épistémologique bien ancré dans la critique selon laquelle le choix de la brigata se résumerait en une simple fuite du danger de mort occasionnée par la peste (p. 19). L’auteure montre au contraire qu’il s’agit, certes, d’une retraite loin de Florence, mais surtout de la volonté des jeunes gens de conjurer un autre péril tout aussi important, voire davantage étant donné l’inexorabilité de la maladie, à savoir celui de la mélancolie. Aussi l’auteure touche-t-elle à la fonction même de la brigata au sein de la structure du Décaméron, s’intéressant à la fois au rôle qu’elle joue à l’intérieur de la diégèse et aux éléments qui caractérisent ses règles, ses principes ou, comme le dit Anne Robin, son ordre de vie (p. 66-68).

2À juste titre, et en prenant à contre-pied un autre lieu commun de la critique, l’auteure montre admirablement que les vicissitudes de la brigata ne sauraient se borner au simple rôle d’une « cornice », d’un récit-cadre tout au plus accessoire qui encadrerait les nouvelles enchâssées ; elles formeraient, bien au contraire, une histoire d’une importance capitale qui, grâce à une mise en abyme savamment orchestrée, donnerait jour à un formidable jeu de regards entre les lectrices auxquelles Boccace adresse son livre et les protagonistes mêmes du Décaméron (p. 133-135). Tout comme les dames solitaires doivent veiller à chasser la mélancolie qui, dans une société où l’hylémorphisme est l’un des fondements de la conception de la personne humaine (cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia, q. 75 et 76), représente un danger aussi bien pour le corps que pour l’âme, les jeunes gens choisissent délibérément de s’éloigner de Florence pour combattre la mélancolie, passion à l’affût dans une ville ravagée par la peste. L’introduction du Décaméron, par la description des effets de l’épidémie que Boccace esquisse en s’inspirant aussi de l’Histoire des Lombards de Paul Diacre (p. 16), montre en effet que la mort que les jeunes gens fuient n’est pas à strictement parler la corporelle, mais celle guettant l’âme qui peut être affectée par ce que les médecins appelaient « accidents » et les philosophes moraux « passions » (p. 10). Étant donnée l’union indissoluble de la matière et de l’âme dans la scolastique médiévale – justement l’hylémorphisme aristotélicien – cette « mort » de l’âme, la gagnant par des passions nuisibles comme la tristesse et la crainte – les « res non naturales » des médecins, – présente des effets immédiats sur le corps (p. 26). La peste étant irrésistible, et l’homme n’ayant pas véritablement les moyens de la contrer, ce qui reste à faire pour les jeunes Florentins n’est pas une fuite aveugle de la ville – tout comme l’avaient envisagée d’aucuns qui, sous l’emprise de la peur, quittaient même les proches nécessitant du secours, attitude dénoncée à la fois par Boccace dans son introduction (p. 15) et par Sacchetti dans les vers précédemment cités – mais une retraite qui préserverait la santé de l’âme et par conséquent celle du corps en s’éloignant de la peur et de la tristesse (p. 24-25). En effet, comme l’écrivaient Albert Le Grand et Théodore d’Antioche, ces deux passions représentaient un véritable danger pour l’homme car elles altéraient irrémédiablement sa santé corporelle (p. 27).

3Ainsi, cette interprétation du choix de la brigata rattache le Décaméron au savoir médical circulant à l’époque de Boccace, où la préservation de la santé, que ce soit corporelle ou psychique, s’effectuait principalement par le maintien de l’équilibre humoral et par la quête de la letizia (p. 25). Comme le rappelle Anne Robin, ce savoir provenait essentiellement de l’Antiquité et s’appuyait sur le corpus hippocratique revisité par Galien au IIe siècle (p. 24). Traduit en Italie et en Espagne au XIe siècle à partir de sources écrites en arabe, il est dans un premier temps diffusé par le biais de l’école de Salerne et ensuite par les médecins des différentes universités occidentales à partir du XIIIe siècle. Grâce aux regimina sanitatis et aux consilia, respectivement des encyclopédies médicales et des prescriptions adressées avant tout à des particuliers (p. 72-73), les médecins médiévaux trouvent des oreilles attentives auprès du public profane, que ce soit des souverains, comme le roi Jacques II d’Aragon auquel Arnaud de Villeneuve écrit son Regimen sanitatis ad regem Aragonum (p. 82), ou des élites politico-économiques des communes italiennes (p. 80-81). L’objectif de ces textes, parfois anonymes, très souvent des volgarizzamenti florentins d’œuvres bien plus anciennes comme le Secretum Secretorum (p. 29) – faussement attribué à Aristote et diffusé en Occident grâce à l’« édition » du franciscain Roger Bacon (Ibidem, n. 17) – est la préservation de l’ordre, d’un équilibre que l’homme, créature rationnelle, doit à tout prix s’efforcer de maintenir pour faire preuve de vertu.

4Pour appuyer son hypothèse de lecture, soit l’éloignement de Florence des jeunes gens pour veiller au maintien de l’équilibre et de la santé du corps, tâche que Dioneo semble avoir à cœur plus que tout autre (p. 121-122), Anne Robin rappelle justement l’importance capitale de la notion d’ordre dans la pensée médiévale (p. 63-66). En effet, selon la cosmologie scolastique, chaque être, matériellement séparé de ses semblables et possédant des puissances (potentiae) actives et passives qui lui sont connaturelles, est appelé à réaliser la fin ultime de son espèce par l’emploi correct (scil. « ordonné ») de ses énergies natives (cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia-IIae, q. 1). Aussi, dans le sillage de la philosophie augustinienne, l’homme est dans l’ordre quand il vit raisonnablement, car la vie conforme à la raison est sa fin ultime, le plus grand accomplissement et la plénitude de son être (cf. Traité du libre arbitre, I, VIII). Néanmoins, cet ordre ne porte pas préjudice à la laetitia, mais doit au contraire la favoriser, car la joie est une passion qui préserve la vie et l’équilibre, – tandis que des accidents comme la peur et la tristesse la corrompent, – à condition qu’elle demeure, en toute circonstance, honnête (p. 30).

5Parmi les « honesta solatia » pratiqués par les jeunes Florentins Anne Robin dénombre les chants, les mets et les odeurs agréables (p. 103 et 127-128) et, bien sûr, l’art de raconter des nouvelles, des activités qui ne sont cependant pas « désordonnées », recherchées confusément selon le bon vouloir de tout un chacun, mais savamment confiées à des personnes ayant la charge de les « ordonner », de les agencer les unes aux autres pour « rythmer » la vie de la brigata : c’est le cas des rois et des reines pour les nouvelles et du majordome – homme très sage (« discretissimo ») comme le rappelle à juste titre Boccace – pour le choix des mets (p. 101-102). Sans compter le cadre idyllique choisi par la brigata, un lieu qui n’est pas seulement un locus amœnus, mais semble évoquer, dans la description de ses merveilles naturelles, les éléments qui étaient aptes, selon le savoir médical du XIVe siècle, à chasser les passions nuisibles (p. 82-85). Aussi, par l’accomplissement individuel de la charge qui revient à tout un chacun, au beau milieu d’un cadre naturel favorable, tout membre de la brigata concourt à la préservation de l’ordre de leur petite société, un ordre di vie qui est à la fois moral et socio-politique, mais surtout « raisonnable » en ce qu’il s’oppose au délitement social qui affecte Florence en temps de peste (p. 64).

6Par la notion d’ordre, A. Robin parvient ainsi à mettre en valeur ce lien intime, essentiel, de l’homme médiéval à sa communauté (p. 63-68), car dans ce monde, de la santé des uns dépend celle des autres et de celle du régime politique celle du corps social. L’homme médiéval n’est jamais seul, mais vit et œuvre en même temps pour soi et pour l’ensemble de la civitas. L’auteure le montre bien quand elle rappelle que les textes à l’origine de certains choix et comportements de la brigata, les regimina sanitatis des médecins médiévaux, avaient une fonction « civilisatrice » en ce qu’ils se donnaient l’objectif de rétablir de l’ordre là où les hommes avaient pris coutume de vivre à l’instar des bêtes (p. 79-80). Par exemple, cela est également visible chez Dante, dans un autre contexte qui demeure cependant tout aussi proche en raison de la porosité des savoirs médiévaux (p. 78). En effet, le poète explique dans son Convivio (IV, I, 1-10) qu’il s’était décidé à prendre la plume pour combattre certaines erreurs philosophiques, tout en attribuant aux médecins, aux légistes et aux philosophes (Ibidem, IV, XXVII 7-9) – à savoir ceux qui ont atteint une plénitude intellective les rendant aptes à œuvrer pour le bien du monde, – la tâche de remettre de l’ordre dans l’ensemble de la communauté. Le savoir des regimina sanitatis était sans aucun doute bien présent à l’esprit de Boccace, qui non seulement pouvait y avoir eu accès lors de son séjour napolitain, – les médecins de l’université étant des dignitaires à la cour de Robert d’Anjou (p. 76-77) – mais aussi grâce aux nombreuses œuvres écrites ou traduites en toscan, comme le régime de santé adressé à Corso Donati par le médecin Taddeo Alderotti, le Libellus conservande sanitatis (p. 81).

7Par une approche originale et une méthode d’investigation rigoureuse, le livre d’Anne Robin devient un instrument de travail intéressant pour tout chercheur aux prises avec les œuvres de Boccace dans leurs rapports avec le savoir médical de l’époque. Un domaine des plus importants, comme le sait bien tout médiéviste, si l’on songe à la place de l’amour dans la littérature des XIIIe et XIVe siècles et aux nombreuses interprétations médicales de cette passio, preuve en est le fameux commentaire de Dino del Garbo à la chanson de Guido Cavalcanti Donna me prega.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ettore Maria Grandoni, « Anne Robin, À la recherche de l’équilibre. De la maladie à la santé: l’histoire de la lieta brigata du Décaméron »Italies, 27 | 2023, 381-384.

Référence électronique

Ettore Maria Grandoni, « Anne Robin, À la recherche de l’équilibre. De la maladie à la santé: l’histoire de la lieta brigata du Décaméron »Italies [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 12 juillet 2024, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/italies/12679 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12a4t

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Auteur

Ettore Maria Grandoni

Aix Marseille Université, CAER, Aix-en-Provence, France / Université Sorbonne Nouvelle, LACEMO

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