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La représentation : réalité, images,imaginaires

Cristina Trivulzio di Belgiojoso entre care, nursing et médecine

Anne Demorieux
p. 281-292

Résumés

L’article retrace d’abord la contribution historique de Cristina Trivulzio di Belgiojoso à l’histoire de l’assistance sanitaire lors de sa participation à la République Romaine de 1849, en tant que « directrice générale des postes de soins aux blessés ». Il souligne en particulier les rapports que ses innovations et ses idées entretiennent avec les principes du nursing établis par Florence Nightingale. Il examine ensuite les figures de soignantes présentes dans ses « écrits turcs », afin de mettre en évidence quelle en est l’image que la Princesse veut inscrire dans les représentations symboliques de la nouvelle société occidentale. Il s’en dégage l’idée de femmes naturellement portées vers le care dans sa double acception de soins au malade et de souci d’autrui, auxquelles la société devrait accorder l’importance et la place qu’elles méritent.

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Texte intégral

1Née en 1808 à Milan au sein d’une vieille famille aristocratique, riche héritière mariée en 1824, selon sa propre volonté, au prince Emilio di Belgiojoso dont elle se sépare quelques années plus tard, patriote libérale convaincue, Cristina Trivulzio est l’une des femmes les plus célèbres du Risorgimento. Non seulement elle soutint financièrement ses compatriotes contraints comme elle à l’exil et elle n’eut de cesse de plaider la cause de l’Italie auprès des Français, mais encore intervint-elle directement dans les luttes révolutionnaires en organisant et conduisant à Milan un corps de volontaires napolitains en 1848, puis en prenant en charge l’organisation des soins aux blessés, lors du conflit opposant la République romaine aux troupes françaises en 1849. Cette dernière expérience, au cours de laquelle elle assista personnellement les malades, lui donna également l’occasion de réfléchir à une réorganisation de l’assistance sanitaire à Rome. À ce titre, Cristina Trivulzio di Belgiojoso est l’une de ces femmes engagées qui appartiennent à l’histoire des infirmières, à laquelle nous nous proposons de retracer ici sa contribution.

  • 1 Cecilia Sironi, L’infermiere in Italia: storia di una professione, Roma, Carocci, 2012, p. 13-21.
  • 2 Florence Nightingale (1820-1910) est considérée comme la fondatrice de la profession d’infirmière (...)
  • 3 Ibidem, p. 110.

2Comme elle le rappelle dans l’Introduction de la seconde édition de son livre, L’infermiere in Italia : storia di una professione, Cecilia Sironi, entend contribuer à une réappropriation de la part des infirmiers italiens de l’histoire de leur profession, en montrant que ses origines sont profondément ancrées dans l’histoire culturelle et philosophique de l’Italie1. Ce faisant, elle entend expliquer comment cette culture italienne de l’assistance a pu entrer en concurrence avec le modèle professionnel créé au milieu du XIXe siècle par Florence Nightingale2, qui devint la référence dans les pays anglo-saxons. Dans le chapitre consacré à l’assistance sanitaire au cours de ce siècle, Cecilia Sironi explique en effet que les nobles italiennes qui s’intéressèrent à l’assistance sanitaire n’eurent pas assez d’influence pour contrecarrer le poids des médecins, qui constituaient une part non négligeable de la classe politique de l’époque, quant à la nécessité d’une solide formation professionnelle des infirmières3. L’autrice ne mentionne parmi ces dames que Cristina Trivulzio di Belgiojoso, qui se distingue par son action de secours aux blessés, inscrivant la princesse dans l’histoire des infirmiers en Italie.

  • 4 Ibidem, p. 111. Les « ambulanze » correspondent à « veri e propri ospedaletti mobili che dovevano (...)

In particolare Cristina di Belgiojoso è ricordata per la sua nomina, durante l’insurrezione del 23 febbraio 1849 a Roma, a direttrice generale delle ambulanze militari. Organizzò con « grandissimo buonsenso e praticità » un « servizio che non aveva precedenti », ma la sua attività pare da ascrivere ai contributi di una donna che lotta per l’emancipazione femminile e gli ideali patriottici, e quindi in modo funzionale al suo ideale politico piuttosto che a quelli di una riformatrice dell’assistenza negli ospedali4.

3Le jugement de Cecilia Sironi est fondé sur la Préface de Sandro Bortone à la réédition du texte de Cristina di Belgiojoso, Il 1848 a Milano e a Venezia (Feltrinelli, 1977). Depuis, de nouvelles études ont paru et ont permis d’éclairer de manière significative sa contribution à la République romaine, ce qui permet à Karoline Rörig d’affirmer que :

  • 5 Karoline Rörig, Cristina Trivulzio di Belgiojoso. Storiografia e politica nel Risorgimento, Milan (...)

Sull’esempio del celebre Hôtel-Dieu di Parigi, Belgiojoso istituisce un servizio di assistenza infermieristica, spesso elogiato come precursore e modello ispiratore della Croce rossa di Florence Nightingale. Sviluppa ad esempio un piano di coordinamento del personale e di lavoro per gli ospedali e si adopera per garantire che gli infermieri ricevano una formazione professionale di base5.

  • 6 Mario Massani, op. cit., p. 231 et p. 233. Ces Directrices rappellent la figure de la « matron » (...)

4Mario Massani nous fournit des détails sur l’organisation centralisée mise en place par Cristina, qui était la Directrice générale, chargée de coordonner et superviser les différentes initiatives, et d’indiquer le fonctionnement et l’emploi des douze unités de soin créées. Celles-ci étaient placées chacune sous la responsabilité d’une Directrice qui avait la tâche de la faire fonctionner, en recrutant le personnel nécessaire et en gérant le matériel6.

  • 7 Edoardo Manzoni, « “Una buona e ordinaria infermiera avrebbe salvato Cavour”. Florence e l’Italia (...)
  • 8 Ibidem, p. 90.

5Quant à Edoardo Manzoni, qui s’interroge sur les éventuels contacts entre Florence Nightingale et les dames italiennes œuvrant dans le domaine de l’assistance, il établit que celle-ci avait au moins entendu parler de la princesse de Belgiojoso dans une lettre de Mary-Elizabeth Mohl, une amie commune7. En outre, après avoir évoqué l’importance du texte de Nightingale, Notes on Nursing, et la pensée philosophique qui le sous-tend, il conclut que la plupart du contenu avait déjà été exposé entre autres par Cristina Trivulzio Belgiojoso8.

  • 9 Rosanna De Longis, « Patriote e infermiere », in Lauro Rossi (a cura di), Fondare la Nazione. I R (...)

6Rosanna De Longis rappelle que la princesse ne s’est pas contentée d’organiser des secours provisoires afin de répondre aux circonstances historiques, mais que sa connaissance des conditions de l’assistance sanitaire à Rome l’amena à concevoir un projet global de réorganisation, qu’elle exposa en mai 1849 au triumvirat dirigeant la République9. Le manuscrit détaillant ce projet a été examiné par Marisa Siccardi :

  • 10 Marisa Siccardi, « Non solo Nightingale. Le altre donne dell’Ottocento », in Florence Nightingale (...)

In questo documento autografo, indirizzato al Governo della Repubblica, [Cristina] denuncia le condizioni di degrado degli ospedali romani con preciso riferimento all’igiene, al microclima, all’etica, all’assenza di istruzione professionale, alla competenza dei sanitari e all’assistenza infermieristica nel suo complesso, e formula un progetto di formazione e di organizzazione infermieristica e ospedaliera, nel quale si evidenziano i principali punti fermi che verranno richiesti qualche anno dopo dalla Nightingale10.

  • 11 Simona Bertozzi, Stefania Di Mauro, Edoardo Manzoni, « Ricerca storica sul contributo di Cristina (...)
  • 12 Marisa Siccardi, art. cit., p. 110.
  • 13 « […] una delle sue collaboratrici, Enrica Filopanti […] sottolinea come con “uguale zelo” vengan (...)
  • 14 Simona Bertozzi, Stefania Di Mauro, Edoardo Manzoni, art. cit., p. 31 et p. 33.

7Enfin, en analysant d’autres documents d’archives, Simona Bertozzi, Stefania Di Mauro et Edoardo Manzoni ont, eux aussi, montré l’indéniable contribution de Cristina Trivulzio à la définition de l’assistance offerte par les infirmières, dont le but premier devait être le bien-être et l’intérêt des blessés11. Leur étude signale la modernité de ses critiques et de ses propositions au sujet de l’organisation (médecins pas toujours présents, décisions prises le matin sans possibilité d’être adaptées à l’évolution du patient, nécessité d’un personnel d’encadrement qualifié), de la propreté et de l’hygiène (Marisa Siccardi estime que, si Rome fut épargnée par l’épidémie de choléra qui sévissait alors en Italie, c’est grâce à l’hygiène rigoureuse qu’elle imposa12), de la formation (qui devait comprendre un stage pratique), de la nécessité de la reconnaissance sociale des infirmières et de leur rémunération, des droits des malades à être soignés quelle que soit leur nationalité13 – anticipant le principe de « neutralité des blessés » de la Convention de Genève (1864) –, à ne pas souffrir, et à participer activement au parcours de soins, selon l’actuel principe « d’auto-détermination14 ».

  • 15 Voir Rosanna De Longis, art. cit., p. 103-104 ; Marisa Siccardi, art. cit., p. 112-118.

8Les conceptions de Cristina di Belgioioso correspondent donc indéniablement aux principes du « nursing » édictés par Nightingale. Grâce à ses observations et à son expérience, le gouvernement disposait de tous les éléments pour réaliser une réforme salutaire du système sanitaire à Rome. Les circonstances politiques – défaite de la République romaine et exil des patriotes, puis unification dans une monarchie dirigée par la maison de Savoie – contribuèrent indubitablement à enterrer le projet dans les archives romaines. Toutefois, les analyses au prisme du genre permettent d’avancer une autre explication à l’oubli historique de Cristina Trivulzio di Belgiojoso et de son rôle dans l’assistance sanitaire, à savoir la menace qu’elle constituait pour l’hégémonie masculine. On peut en trouver la preuve dans les nombreuses controverses suscitées par l’action du Comité de secours aux blessés et notamment au sujet des femmes qu’il enrôla, dont la moralité est mise en cause par les ennemis de la République, lesquels les dénigrent impitoyablement15. Comme le rappelle Rosanna De Longis :

  • 16 Rosanna De Longis, art. cit., p. 104-105.

[a]nche i medici non mostrano di apprezzare l’ingresso di queste figure irregolari nell’ambiente sanitario, sia pure in situazione d’emergenza, e molti di loro protestano contro « l’invasione muliebre » e « il dispotismo delle femmine16 ».

  • 17 Pier Luigi Vercesi rapporte cette phrase de Mazzini : « A Roma, la Belgioioso m’era di tormento p (...)

9Simona Bertozzi, Stefania Di Mauro et Edoardo Manzoni soulignent les compétences scientifiques acquises par Cristina Trivulzio di Belgiojoso dans le domaine médical et son esprit critique vis-à-vis des médecins17. On peut dès lors imaginer qu’elle apparaissait à leurs yeux comme une rivale gênante. Aussi, comme nous l’avons rappelé plus haut, purent-ils, en Italie, entraver la création d’une catégorie d’infirmières hautement qualifiées, contrairement à ce qui se passa en Angleterre où Florence Nightingale reçut l’appui de la classe politique. Dans son essai Della presente condizione delle donne e del loro avvenire (1866), la princesse aborde le sujet de la différence entre les deux pays :

  • 18 Cristina di Belgiojoso, « Della presente condizione delle donne e del loro avvenire », Appendice (...)

Poche settimane sono in Inghilterra non fu forse addottorata in medicina una donna che certamente aveva compito gli studi, e sostenuto con lode gli esami stessi che sono imposti agli studenti prima di conseguire il diploma di medico? Qui non mi si dirà che i pregiudizi popolari renderanno il diploma della donna inglese inutile, e si opporranno all’esercizio della sua professione; poiché è noto a tutti che le donne, anco le più ignoranti, mostrano sovente una strana rivalità verso i medici, sono molte volte a loro preferite dai malati, ed i suggerimenti di essi divotamente seguiti a malgrado della energica opposizione del medico legittimo18.

  • 19 Karoline Rörig, op. cit., p. 234.
  • 20 Voir Marchesa Cristina Trivulzio Principessa di Belgiojoso, Diario d’Oriente. Testamento di Crist (...)

10C’est en Orient, où la conduisit un nouvel exil, que Cristina Trivulzio di Belgiojoso obtint la reconnaissance de ses compétences de soignante. Le 31 juillet 1849, menacée d’arrestation pour « sentiments irréligieux », elle fuit Rome et l’Italie pour gagner l’Empire turc, où elle acquiert une propriété agricole à Çakmakoğlu, dans une vallée isolée de l’Anatolie. Elle s’y installe en octobre 1850 et y restera jusqu’en 1855, lorsque l’Autriche l’autorisera à regagner sa propriété lombarde de Locate. Karoline Rörig nous informe que « la gente del posto pian piano inizia a fidarsi della strana europea che si prende cura dei suoi pazienti con grande abilità e presto comincia a essere venerata come una misteriosa guaritrice19 ». Le journal qu’elle tient lors de son installation à Çakmakoğlu et de son voyage à Jérusalem rend compte de sa réputation de soignante ; en effet, entre le 21 octobre et le 28 novembre 1850, on trouve à treize dates différentes la mention de malades qui viennent la consulter ou auprès desquels elle se rend, accompagnée de la description des plaies et symptômes, des diagnostics qu’elle a établis et des soins qu’elle a prescrits20. Voici quelques exemples confirmant qu’elle a acquis d’indéniables compétences médicales :

  • 21 Ibidem, p. 32.
  • 22 Ibidem, p. 35.
  • 23 Ibidem, p. 28.

La madre è tormentata dalle febbri. La figlia da un ingorgo al fegato proveniente da cessate febbri. Ordino all’una il chinino, all’altra un legger purgante21.
Soffre di un dolore (sembra reumatico) alla coscia, e di un ingorgo glandolare all’inguine dello stesso lato. Il dolore può essere cagionato dall’ingorgo. Raccomando delle unzioni di olio, e impiastri di linosa, gli pongo un vescicante alla parte interna della coscia, e gli lascio un po’ d’acetato di morfina per medicarlo22.
Mi consultano pure due vecchi. L’uno per uno sforzo alla gamba di poca entità. L’altro per una palpitazione alla bocca dello stomaco, la quale potrebbe dipendere da un aneurisma della vena aorta23.

11Dans les écrits qui relatent son voyage en Asie Mineure et en Syrie, ainsi que dans ses récits turcs, d’abord publiés dans la Revue des Deux Mondes en 1856, puis parus en volumes, Cristina Trivulzio accorde une certaine importance aux femmes soignantes, qui, même si elles sont loin d’en constituer l’objet principal, s’insèrent dans un discours plus général sur la condition des femmes orientales. Aussi est-il intéressant d’examiner quelle image de femme soignante présentent ces textes qui, destinés à la parution, deviennent parole publique, porteuse d’un ordre symbolique destiné à accompagner et orienter les transformations sociétales en cours.

12La principale figure appartenant à cette catégorie est celle de la narratrice à la première personne, bien évidemment omniprésente dans les textes qui composent le recueil Asie Mineure et Syrie. Souvenirs de voyage. Elle y évoque, dans une moindre mesure que dans le journal, le rôle de médecin qu’elle est invitée à tenir auprès de différents personnages rencontrés. Le premier est le muphti d’Angora :

  • 24 Mme la Princesse de Belgiojoso, Asie Mineure et Syrie. Souvenirs de voyage, Paris, Michel Lévy Fr (...)

Ce digne homme avait perdu la vue depuis quelques années et les docteurs qu’il avait consultés avaient prononcé le mot de cataracte. Il voulut savoir ce que j’en pensais, car ma réputation en fait de science médicale est aussi bien établie en Asie que celle de M. Andral l’est à Paris. Je crus pouvoir lui donner quelque espoir, car je n’aperçus point de véritable cataracte, et je lui conseillai un traitement auquel il s’assujettit sans hésiter, et qui, dès les premiers jours, lui procura quelque soulagement24.

13La narratrice souligne, grâce à une comparaison hyperbolique avec le médecin pathologiste Gabriel Andral (1797-1876), pionnier de l’hématologie, sa « réputation en fait de science médicale », et elle se valorise grâce à l’emploi du terme « science », alors presque exclusivement associé au genre masculin. Cette réputation est ensuite confirmée par la confiance aveugle que lui fait le muphti qui « s’assujettit sans hésiter » au traitement préconisé par une femme. Le choix du verbe « assujettir » est particulièrement fort lorsque l’on sait que les textes orientaux de Cristina n’ont de cesse de dénoncer la condition d’assujettissement des femmes dans les harems turcs, où les épouses sont séquestrées et traitées comme les esclaves achetées pour le plaisir du maître de maison. Si, dans un pays où les femmes n’ont aucune liberté, on est capable de reconnaître les compétences médicales d’une femme, que devrait-il en être dans les pays occidentaux considérés comme plus civilisés ? Enfin, sa réputation est justifiée par l’efficacité du traitement.

  • 25 Ibidem, p. 44.
  • 26 Ibidem, p. 47.
  • 27 Sandra Laugier et Patricia Paperman, « La voix différente et les éthiques du care », in Caroll Gi (...)

14Cet extrait montre aussi l’éthique de la narratrice vis-à-vis de son patient, car elle fait preuve de prudence sans toutefois lui refuser l’espoir d’une amélioration. Cette sollicitude bienveillante se manifeste également lorsqu’elle est amenée à « remplir l’office de médecin auprès d’une jeune fille malade depuis un an et que son père, surmontant son aversion pour les chrétiens, [l’]avait priée de visiter25 ». Après avoir établi que la jeune fille souffrait d’une « affection du cœur », la narratrice, convaincue que celle-ci est causée par quelque chagrin, interroge la malade pour découvrir l’origine du mal. Elle apprend alors qu’il est dû à une rencontre nocturne avec un chat noir, animal de mauvais augure. Incapable de la convaincre qu’elle a pu se tromper, elle conclut : « quelqu’absurde qu’en fût la cause, le mal n’en existait pas moins. Je pratiquai une saignée, je recommandai la distraction, l’exercice26 […] ». Ainsi la narratrice considère-t-elle la malade dans son intégralité physique et morale ; elle comprend qu’il faut prendre en charge sa souffrance, même si elle n’est causée par aucune pathologie reconnue ; la saignée qu’elle pratique est en fait un acte placebo destiné à montrer à sa patiente son souci de la soigner. Or ce « souci fondamental du bien-être d’autrui27 » correspond à la définition du « care » établie par Carol Gilligan. La prise en compte du bien-être de l’autre dans les choix qui impactent nos vies, que la psychologue américaine considère comme caractéristique de la morale féminine, se retrouve chez Habibé, l’une des protagonistes du récit Un prince kurde.

  • 28 Mme la Princesse de Belgiojoso, Scènes de la vie turque, Paris, Michel Lévy Frères, 1858, p. 276.
  • 29 Voir Cecilia Sironi, op. cit., p. 60.

15Habibé est l’une des femmes du kurde Méhémed, qui l’a sauvée de la captivité alors qu’elle avait été enlevée par des Bohémiens et l’a épousée. Celle qui est en réalité la fille du consul du Danemark ne supporte pas cette situation et n’a de cesse de faire avertir son père pour qu’il vienne la libérer. Cependant, au moment même où elle pourrait recouvrer la liberté, elle préfère suivre son époux dans la captivité parce qu’elle se soucie de son sort (she cares about). Il est fort symbolique qu’après la mort de ce dernier, Habibé choisisse « de se retirer dans un couvent des sœurs hospitalières de Saint-Vincent-de-Paul établi en Palestine28 ». En effet, Saint Vincent est une figure importante dans l’histoire des infirmières, comme le rappelle Cecilia Sironi, qui considère que, confiant aux religieuses un rôle public d’assistance, il contribua à créer les prémices nécessaires à l’œuvre de Florence Nightingale29.

16Dans ce même récit, la narratrice apparaît brièvement comme protagoniste et, tout comme dans Asie Mineure et Syrie, elle se présente à nous en tant que médecin :

  • 30 Mme la Princesse de Belgiojoso, Scènes de la vie turque, op. cit., p. 172.

Ces visiteurs venaient de l’Occident : c’étaient des Francs, et trois femmes se trouvaient parmi eux, une petite fille, sa mère et la camériste. On se disait tout bas que l’une des femmes connaissait la médecine, que partout sur son passage les boiteux devenaient ingambes, et les aveugles clairvoyants. L’une des épouses du maître de la maison se souvint qu’elle était fort malade depuis quelques années : elle voulut consulter la dame franque, qui n’était autre que moi-même. Je fis ma visite de médecin en conscience30.

17La situation énoncée correspond à celle de Cristina lors de son voyage à Jérusalem, ce qui nous permet d’identifier la narratrice comme un alter ego de l’autrice. Comme dans le texte précédemment évoqué, la réputation de soignante de la femme étrangère est soulignée grâce à une hyperbole créée, cette fois, par le registre miraculeux, exprimé grâce à des antithèses. En effet, il se dit d’elle qu’elle rend les boiteux « ingambes » et les aveugles « clairvoyants », de même que dans l’Évangile, après que les infirmes se sont approchés de Jésus, la foule constate que « les boiteux marchaient, que les aveugles voyaient » (Matthieu 15 : 31).

18Dans le récit intitulé Emina, nous retrouvons également une narratrice médecin, une occasion pour l’autrice de commenter la banalité de la situation en Orient :

  • 31 Ibidem, p. 128.

Oh, fit-elle, docteur !… – Le lecteur peut rire et je l’y autorise de grand cœur ; mais rien ne prête moins à la plaisanterie en Orient qu’une femme exerçant la médecine, et dans les villes de l’intérieur ce sont toujours des femmes grecques ou arméniennes qui ont la clientèle des harems. À Constantinople aussi, dans le palais même du sultan, et malgré ses docteurs attitrés, ce fut une femme médecin comme moi, et peut-être un peu moins que moi, qui eut naguère l’insigne honneur d’arracher la sultane à une mort qui paraissait inévitable31.

19Adoptant cette fois le ton léger de la plaisanterie, la narratrice dénonce ainsi avec ironie l’absence de reconnaissance des femmes médecins en Occident et souligne ses propres compétences médicales.

20Une autre figure de soignante apparaît dans ce texte, il s’agit de la protagoniste éponyme qui, contrairement aux autres protagonistes des récits turcs, ne grandit pas dans un harem mais connaît une enfance libre, au contact de la nature, puisqu’elle est bergère.

  • 32 Ibidem, p. 11.

Si elle fût demeurée dans l’étroite enceinte de la maison paternelle, enchaînée aux soins accablants d’un pauvre ménage, les dons naturels qu’elle avait reçus de Dieu se seraient desséchés et flétris faute d’aliments et de culture. Livrée à elle-même, soutenue par la contemplation des œuvres immortelles et divines, elle devint une petite personne fort différente des êtres qui l’entouraient ; elle acquit un peu de science, exerça son esprit et éleva son cœur à la source du beau et du vrai32.

21Observatrice attentive du monde qui l’entoure, convaincue que tant de beauté doit avoir son utilité, l’enfant acquiert une connaissance empirique des vertus pharmaceutiques des plantes et utilise sa « science » pour soigner les autres.

  • 33 Ibidem, p. 10.

Emina songea bientôt à se faire de petites provisions de ces drogues, qu’elle enferma dans des boîtes en papier, et elle se composa en peu de temps une espèce de pharmacie qui n’était pas sans valeur. Une fois convaincue que ces plantes faisaient autant de bien aux créatures humaines qu’aux animaux, elle les administra à quelques enfants malades qu’elle rencontra dans la montagne, et elle devint ainsi un petit docteur, tout empirique à la vérité, mais dont le traitement n’en avait pas moins de succès33.

  • 34 En effet, rien dans les biographies consultées ne laisse supposer un intérêt pour l’étude de la m (...)
  • 35 Pour l’autrice, profondément croyante, il ne peut s’agir que du Dieu chrétien ; Emina se converti (...)

22Cristina Trivulzio crée son personnage sur l’archétype féminin de la guérisseuse, figure à laquelle elle rend sa dignité en employant les termes de « science », « pharmacie » – qui est d’abord la « science des remèdes et des médicaments » (Paré, 1575) –, et de « docteur » ; et même si cette science est « tout empirique », rappelons que les racines de la médecine plongent dans l’empirisme, et que les connaissances de l’autrice dans le domaine médical semblent ressortir à l’observation et à l’expérience34. Malgré le milieu sauvage et isolé dans lequel elle grandit, Emina est aux antipodes de la sorcière de Michelet, car c’est de Dieu35 qu’elle tient ses dons et son seul but est de faire le bien. C’est pourtant pour une « sorcière » pratiquant l’art des poisons que veut la faire passer sa rivale, lorsqu’Emina tente de soigner leur mari, gravement blessé et délirant, avec un de ses remèdes, alors que l’autre épouse n’hésite pas à recourir à un imam exorciste, dont on apprendra qu’il est un simple bouvier.

  • 36 Mme la Princesse de Belgiojoso, Scènes de la vie turque, op. cit., p. 172.

Cette première tentative ne réussissant pas, Ansha proposait déjà de défaire les bandages, qui, selon elle, gênaient la circulation du sang, et d’envoyer quérir certain iman bien connu pour plusieurs cures miraculeuses, lorsque la grand’mère, s’opposant à ces mesures, déclara qu’Emina s’y connaissait en médecine beaucoup mieux que l’iman, et qu’il fallait s’en rapporter à elle36.

23Cette phrase montre la sottise d’Ansha, qui veut défaire les bandages entourant les blessures (causées par des coups de poignard), destinés à contenir la perte de sang, et, par l’expression « cures miraculeuses », dénonce ses croyances superstitieuses. Au contraire, le savoir d’Emina est reconnu par la grand-mère, incarnation de l’autorité conférée par la sagesse.

  • 37 Ibidem, p. 89.
  • 38 Ibidem, p. 99.

24Emina est également une figure de dévouement et d’abnégation : elle reste au chevet du malade pendant quinze jours, se privant de sommeil pour ne pas le quitter, car seule sa présence l’apaise et elle seule semble capable de soulager ses douleurs. Cette sollicitude bienveillante est emphatisée par l’attitude de l’imam, dont la narratrice dresse un portrait dépréciatif et ironique que l’on peut résumer en ces termes : « imposture, hypocrisie, fourberie » et « gourmandise37 ». Ce dernier, après avoir pratiqué un rituel de sorcellerie au cours duquel il fait égorger un coq noir et « [marmotte] des formules mystérieuses38 » :

  • 39 Ibidem, p. 101.

[prépare] un charme salutaire, et le [laisse] comme auxiliaire auprès du malade, absolument comme nos grands médecins d’Europe laissent auprès de leur malade de distinction un aide-médecin chargé de veiller à l’administration des médicaments et de combattre les crises imprévues39.

  • 40 « Cristina […] constata personalmente la rete infinita degli abusi perpetrati negli ospedali, den (...)

25Tout en critiquant ce personnage typiquement oriental, la narratrice, par le biais de la comparaison établie, lance une pique contre les médecins européens auxquels elle reproche de confier les malades aux soins de soignants – dont le genre masculin est clairement indiqué – aussi inutiles qu’un « charme salutaire », à cause de leur incompétence40 et de leur indifférence envers les patients. Rappelons ce que Cristina écrivit dans une lettre ouverte à M. Pages, nouvel intendant des hôpitaux romains, publiée dans le journal turinois La Concordia le 21 septembre 1849 :

Sotto pretesto di economia, voi avete privati [i feriti] delle cure alle quali erano accostumati, e che avevan loro conservata la vita. Si sa, anche in Roma, che le donne soltanto sanno raddolcire i patimenti degli infermi e dei morenti […].

26Effectivement, seuls les soins dévoués d’Emina sauvent son époux.

27Cristina Trivulzio di Belgiojoso est incontestablement précurseur du nursing tel que le définit Florence Nightingale. De par ses observations et son expérience, elle est consciente que les infirmières constituent un corps à part, complémentaire de celui des médecins et indispensable à la prise en charge des malades. Dans ses textes sur l’Orient, elle s’attache à conférer une dignité aux femmes soignantes, grâce à la démonstration de leurs compétences, lesquelles sortent du domaine purement médical et technique pour prendre en compte le bien-être global du malade. Cette compétence, héritée de la caritas chrétienne, s’inscrit dans l’éthique du care, qui, appliquée ici dans le domaine médical, se propose de revaloriser la prise en compte des relations humaines.

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Notes

1 Cecilia Sironi, L’infermiere in Italia: storia di una professione, Roma, Carocci, 2012, p. 13-21.

2 Florence Nightingale (1820-1910) est considérée comme la fondatrice de la profession d’infirmière moderne. Après avoir soigné les soldats blessés lors de la guerre de Crimée (1854-1856), elle fut chargée de réformer l’administration sanitaire de l’armée anglaise, puis elle s’intéressa aux hôpitaux civils. Elle se rendit compte de l’importance de former un personnel soignant de qualité et fonda la première école d’infirmières à Londres. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le célèbre Notes on nursing (1860) qui eut un succès immédiat et international. Voir Cecilia Sironi, op. cit., p. 26-40.

3 Ibidem, p. 110.

4 Ibidem, p. 111. Les « ambulanze » correspondent à « veri e propri ospedaletti mobili che dovevano spostarsi secondo le necessità da un punto ad un altro, sistemarsi a prossimità dei luoghi dei combattimenti, integrarsi a vicenda, prestare le cure ai combattenti, organizzare il trasporto dei feriti gravi ». Mario Massani, « L’opera di Cristina Trivulzio Belgioioso e delle donne romane durante la Repubblica romana del 1849 », Giornale di Medicina Militare, fasc. 3, maggio-giugno 1984, p. 230.

5 Karoline Rörig, Cristina Trivulzio di Belgiojoso. Storiografia e politica nel Risorgimento, Milano, Scalpendi editore, 2021, p. 222-223. Si l’autrice fait une confusion entre le système organisationnel mis en place par Florence Nightingale et la fondation de la Croix Rouge en 1864 par Henri Dunant (après qu’il eut constaté les dégâts humains provoqués par la bataille de Solferino en 1859), la nécessité de former et de coordonner les infirmières sont bien deux principes établis par la première.

6 Mario Massani, op. cit., p. 231 et p. 233. Ces Directrices rappellent la figure de la « matron » du système Nightingale.

7 Edoardo Manzoni, « “Una buona e ordinaria infermiera avrebbe salvato Cavour”. Florence e l’Italia », in Florence Nightingale e l’Italia. Due secoli di arte e scienza infermieristica, Roma, Federazione Nazionale Ordini e Professioni Infermieristiche, 2021, p. 78-79.

8 Ibidem, p. 90.

9 Rosanna De Longis, « Patriote e infermiere », in Lauro Rossi (a cura di), Fondare la Nazione. I Repubblicani del 1849 e la difesa del Gianicolo, Roma, Fratelli Palombi Editori, 2001, p. 105.

10 Marisa Siccardi, « Non solo Nightingale. Le altre donne dell’Ottocento », in Florence Nightingale e l’Italia, op. cit., p. 110.

11 Simona Bertozzi, Stefania Di Mauro, Edoardo Manzoni, « Ricerca storica sul contributo di Cristina Trivulzio di Belgiojoso all’assistenza infermieristica », Professioni Infermieristiche, no 69 (1), 2016, p. 31.

12 Marisa Siccardi, art. cit., p. 110.

13 « […] una delle sue collaboratrici, Enrica Filopanti […] sottolinea come con “uguale zelo” vengano accolti e curati nelle ambulanze tutti i feriti, sia italiani sia francesi ». Rosanna De Longis, art. cit., p. 103.

14 Simona Bertozzi, Stefania Di Mauro, Edoardo Manzoni, art. cit., p. 31 et p. 33.

15 Voir Rosanna De Longis, art. cit., p. 103-104 ; Marisa Siccardi, art. cit., p. 112-118.

16 Rosanna De Longis, art. cit., p. 104-105.

17 Pier Luigi Vercesi rapporte cette phrase de Mazzini : « A Roma, la Belgioioso m’era di tormento pel continuo litigare che faceva con chirurghi, medici e infermieri ». Pier Luigi Vercesi, La donna che decise il suo destino. Vita controcorrente di Cristina di Belgioioso, Vicenza, Neri Pozza, 2021, p. 238.

18 Cristina di Belgiojoso, « Della presente condizione delle donne e del loro avvenire », Appendice in Il 1848 a Milano e a Venezia, Milano, Feltrinelli, 2011, p. 180-181.

19 Karoline Rörig, op. cit., p. 234.

20 Voir Marchesa Cristina Trivulzio Principessa di Belgiojoso, Diario d’Oriente. Testamento di Cristina. Lettere a François Mignet, a cura di Mino Rossi, Brescia, Marco Serra Tarantola Editore, 2021, p. 30-43.

21 Ibidem, p. 32.

22 Ibidem, p. 35.

23 Ibidem, p. 28.

24 Mme la Princesse de Belgiojoso, Asie Mineure et Syrie. Souvenirs de voyage, Paris, Michel Lévy Frères, 1858, p. 28.

25 Ibidem, p. 44.

26 Ibidem, p. 47.

27 Sandra Laugier et Patricia Paperman, « La voix différente et les éthiques du care », in Caroll Gilligan, Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe?, Paris, Flammarion, 2019, p. XI.

28 Mme la Princesse de Belgiojoso, Scènes de la vie turque, Paris, Michel Lévy Frères, 1858, p. 276.

29 Voir Cecilia Sironi, op. cit., p. 60.

30 Mme la Princesse de Belgiojoso, Scènes de la vie turque, op. cit., p. 172.

31 Ibidem, p. 128.

32 Ibidem, p. 11.

33 Ibidem, p. 10.

34 En effet, rien dans les biographies consultées ne laisse supposer un intérêt pour l’étude de la médecine ni même la lecture d’ouvrages scientifiques médicaux. Marisa Siccardi en revanche rappelle que « nei dieci anni trascorsi a Parigi, oltre alla frequentazione di medici, le era nota l’attività e l’organizzazione delle Figlie della Carità di San Vincenzo, che personalmente aveva già riprodotto in Locate ». Marisa Siccardi, art. cit., p. 112.

35 Pour l’autrice, profondément croyante, il ne peut s’agir que du Dieu chrétien ; Emina se convertit d’ailleurs au christianisme.

36 Mme la Princesse de Belgiojoso, Scènes de la vie turque, op. cit., p. 172.

37 Ibidem, p. 89.

38 Ibidem, p. 99.

39 Ibidem, p. 101.

40 « Cristina […] constata personalmente la rete infinita degli abusi perpetrati negli ospedali, denunciando innanzi tutto la pessima qualità dell’assistenza infermieristica, affidata a “uomini ineducati e rozzi, ruvidi, e sovente ubriachi” ». Maria Grosso, Loredana Rotondo, « “Sempre tornerò a prendere cura del mio paese e a rivedere te”. Cristina Trivulzio di Belgiojoso », in Donne del Risorgimento, Bologna, Il Mulino, 2011, p. 87.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Demorieux, « Cristina Trivulzio di Belgiojoso entre care, nursing et médecine »Italies, 27 | 2023, 281-292.

Référence électronique

Anne Demorieux, « Cristina Trivulzio di Belgiojoso entre care, nursing et médecine »Italies [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 12 juillet 2024, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/italies/12431 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12a4o

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