GORZ André, 2003, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée
Annie Lamanthe et Stéphanie Moullet (sous la direction), Vers de nouvelles figures du salariat. Entre trajectoires individuelles et contextes sociétaux. Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2016, 180 p.
Texte intégral
1L’ouvrage coordonné par A. Lamanthe et S. Moullet apporte sa pierre à l’édifice des analyses contemporaines du salariat. Les auteures tentent de caractériser les travailleurs éloignés d’une norme d’emploi fordiste en déshérence en s’interrogeant sur leur expérience sur le marché du travail et sur les enseignements à tirer quant aux dynamiques d’ensemble et à la segmentation du salariat.
2Trois postulats irriguent les différents textes. Prenant acte du délitement de la norme du CDI (Contrat à durée indéterminée) temps plein, les auteures choisissent tout d’abord de se focaliser sur « l’offre de travail émanant des personnes » (p. 6) en prenant au sérieux le degré de latitude de tout acteur même dans les situations les plus contraintes. Sur le marché du travail, les travailleurs vont à la fois faire preuve de capacités d’adaptation tout en étant parfois porteurs de nouvelles attentes et représentations qui contribueront à les faire évoluer. L’accent est donc mis sur leurs « trajectoires, parcours et mobilités » (p. 6), et l’on peut ainsi approcher au plus près leurs stratégies, opportunités et ressources – institutionnelles, familiales, locales – qu’ils parviennent à mobiliser. Un dernier aspect des textes est particulièrement instructif : s’intéresser à quatre pays – France, Italie, Mexique et Japon – permet de mettre en exergue l’influence des institutions nationales sur le marché du travail et les trajectoires : les « contextes sociétaux » (p. 7) sont tout autant des contraintes que le support d’actions, voire de transformations.
3L’ouvrage se divise en quatre parties correspondant aux figures de travailleurs présentées. La première traite des salariés des centres d’appels. H. Nohara et M. Nitta cherchent à comprendre les intentions de départ de salariés de call centers en France et au Japon via une étude comparative basée sur l’analyse quantitative d’un questionnaire. Si tous ont davantage l’intention de quitter leur entreprise lorsqu’ils s’estiment mal rémunérés ou trop stressés, les contextes sociétaux influencent leurs aspirations et leurs réactions aux stratégies des entreprises. M. Da Cruz s’intéresse quant à lui aux migrants mexicains de retour au pays après une période passée aux États-Unis ou au Canada : contre toute attente, et même s’ils préféreraient un autre type d’emploi, leur familiarité avec la langue et la culture américaines deviennent des compétences valorisées leur permettant de trouver un emploi qualifié et bien rémunéré dans les centres d’appels bilingues offshore.
4La deuxième partie, qui repose sur deux démarches comparatives entre la France et l’Italie, analyse les interactions entre travailleurs migrants et institutions nationales. S’appuyant sur des entretiens biographiques, A. Lendaro met en lumière la stratification de la citoyenneté opérée par les institutions de régularisation des travailleurs migrants voués à leur arrivée dans le pays d’accueil à l’informalité ou au segment secondaire du marché du travail. Dans le bâtiment et l’aide à domicile, ces derniers se servent de toutes les ressources disponibles pour accéder à une citoyenneté toujours plus compliquée à obtenir. Lors de permanences syndicales à Marseille et Bologne, C. Nizzoli compare le traitement réservé aux travailleurs migrants employés sous statut précaire par des sous-traitants du secteur de la propreté : la posture différente des syndicats influence les attentes de migrants peu informés de leurs droits et encore souvent mal perçus et mal reçus.
5La troisième partie s’appuie sur deux études longitudinales pour analyser l’entrée des jeunes générations sur le marché du travail français. A. Gilson combine les récits de vie d’étudiants préparant le métier de conseiller financier pour montrer qu’ils modifient leur rapport à la stabilité de l’emploi durant leur parcours : les jeunes au parcours linéaire souhaitent construire leur employabilité en acquérant de nouvelles compétences tandis que ceux au parcours plus heurté désirent avant tout un obtenir CDI. N. Moncel et V. Mora étudient les sept premières années de vie active de jeunes sortis en 1998 du système scolaire pour illustrer le creusement de l’écart à la norme d’emploi. Définissant celle-ci comme un CDI à temps choisi pour un salaire satisfaisant, les auteures montrent qu’un tiers des jeunes connaissent des situations durablement précaires, à mettre en lien avec le niveau de diplôme, le genre et le groupe ethnique.
6Plus théorique, la dernière partie éclaire les notions de précarité et d’informalité. Prenant le contre-pied des démarches habituelles, A. Lamanthe part du Mexique pour analyser les processus d’informalisation et de précarisation en France et en Europe du nord : entre travailleurs mexicains qualifiés choisissant l’informalité et dérogations au droit du travail en France, l’on constate que si les voies empruntées sont différentes, les mêmes processus partout à l’œuvre participent au délitement de la norme d’emploi. P. Bouffartigue synthétise quant à lui les résultats de deux recherches visant à définir plus précisément ces notions et propose des pistes de recherche permettant de dépasser leurs limites, à condition par exemple de prendre en considération les multiples trajectoires qui s’inscrivent entre formalité et informalité ou entre précarité et stabilité. Dans sa conclusion, J. Gautié insiste d’une part sur le poids toujours élevé de la norme de l’emploi stable en France et sur le rôle parfois ambigu du droit du travail, et d’autre part sur les capacités d’acteurs mobilisant leurs ressources sur le marché du travail pour écrire des trajectoires jamais figées.
7Tout comme les analyses en termes de « zones grises » de l’emploi, cet ouvrage didactique contribue à renouveler l’approche de ces travailleurs placés dans des situations d’entre-deux aux contours plus ou moins flous, en insistant sur les dynamiques et les processus, les opportunités et les stratégies. Mais s’il convient de s’éloigner de postures misérabilistes enlevant toute latitude à des travailleurs qui subiraient sans mot dire une conjoncture économique défavorable, mettre invariablement la focale sur leurs marges de manœuvre ne doit pas faire oublier la forte asymétrie de la relation d’emploi : dans bien des cas, les « acteurs » étudiés semblent choisir le moindre mal. Par ailleurs, étudier la jeunesse entrant sur le marché du travail devient tout à fait prioritaire : la redéfinition de leurs attentes et représentations ne tient-elle pas en partie à la promotion d’une antienne patronale – portant aux nues le capital humain, l’autoentrepreneuriat, l’esprit d’entreprise, etc. – qui désormais irrigue aussi bien mass media que manuels scolaires ? D’où la brûlante question du rôle de l’école : forger un « self-entrepreneur » (Gorz, 2003) employable ou un « honnête homme » capable d’esprit critique ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Florent Racine, « Annie Lamanthe et Stéphanie Moullet (sous la direction), Vers de nouvelles figures du salariat. Entre trajectoires individuelles et contextes sociétaux. Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2016, 180 p. », Revue Interventions économiques [En ligne], 58 | 2017, mis en ligne le 15 mai 2017, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/interventionseconomiques/3385 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/interventionseconomiques.3385
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