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Comptes rendus

Les professionnels du patrimoine à l’épreuve du tournant patrimonial

Voisenat Claudie & Hottin Christian (dir.), Le Tournant patrimonial. Mutations contemporaines des métiers du patrimoine, Paris, Éditions de la MSH, 2016
Léonie Hénaut
Référence(s) :

Voisenat Claudie & Hottin Christian (dir.), Le Tournant patrimonial. Mutations contemporaines des métiers du patrimoine, Paris, Éditions de la MSH, coll. « Cahiers d’ethnologie de la France », 2016, 330 p.

Texte intégral

Le Tournant patrimonial.

Le Tournant patrimonial.

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

1L’ouvrage dirigé par Claudie Voisenat et Christian Hottin est le produit réussi d’un pari, celui de faire changer de perspective et de sujet d’étude des chercheurs dont la plupart sont surtout connus pour leur contribution majeure à l’analyse du « tournant patrimonial » – la montée en puissance des communautés et l’appropriation ou réappropriation du patrimoine par le public depuis les années 1970 – en les invitant à s’intéresser cette fois aux professionnels du patrimoine.

2Les trois premiers chapitres, signés Claudie Voisenat, Daniel Fabre et Christian Hottin, reviennent sur le concept de tournant patrimonial et sa genèse. Les suivants, que nous évoquerons dans la suite du texte, sont issus d’enquêtes empiriques pour la plupart inédites, réalisées avec le soutien du département du Pilotage de la recherche et de la Politique scientifique (direction générale des Patrimoines) du ministère de la Culture. Au fil des chapitres, les auteurs font pénétrer le lecteur au cœur de l’activité des archivistes, des conservateurs de musée, des régisseurs, des agents de sécurité, des restaurateurs ou encore des médiateurs culturels. Ils font preuve d’une bienveillance à l’égard des enquêtés tout à fait bienvenue puisqu’il s’agit de comprendre leur rapport au métier, aux objets, à leur environnement de travail et son évolution. Or, force est de constater que les professionnels chargés de la conservation et de la valorisation du patrimoine, presque tous des agents de la fonction publique, se sentent aujourd’hui doublement mis à l’épreuve. D’un côté, ces professionnels, et plus généralement l’État, tendent à voir leur rôle minoré par l’essor des communautés qui aspirent à s’en occuper. Ils sont parfois désemparés car ils n’ont pas été formés en conséquence. De l’autre, ils subissent des injonctions managériales multiples et parfois contradictoires en provenance de leur direction ou des tutelles, et souffrent d’une perte d’autonomie dans leur travail quotidien.

3De façon inédite, l’ouvrage invite à réfléchir à l’articulation de ces deux épreuves : les politiques néo-managériales viennent-elles renforcer les efforts d’appropriation du patrimoine par le public, assiste-t-on à l’avènement d’un nouveau (ou second) tournant patrimonial, ou à une recomposition des métiers et des relations entre professionnels et communautés ? Nous alimenterons ce débat après avoir pointé les apports de l’ouvrage à l’analyse des activités de travail des professionnels du patrimoine, puis à celle de leur malaise dans le contexte de rationalisation des services publics.

Attachement et prudence : les ingrédients du professionnalisme

4Anthropologues ou ethnologues pour la plupart, les auteurs offrent une contribution substantielle à la connaissance des activités de travail des professionnels du patrimoine, un domaine investigué jusqu’à présent principalement par des sociologues plus intéressés par les dynamiques de professionnalisation, et marqué par un « tropisme muséal », comme le pointe Christian Hottin dans son chapitre. Grâce à son approche transversale des différents domaines patrimoniaux – musées, archives, monuments historiques – et à la qualité de l’écriture souvent remarquable des auteurs, l’ouvrage met en évidence deux dimensions centrales de l’activité des professionnels du patrimoine : l’attachement et la prudence.

  • 1 Actuel musée national de l’Histoire de l’immigration.

5L’attachement de ces derniers aux collections patrimoniales et à leurs lieux de travail, l’émotion qu’ils éprouvent au quotidien, la passion qui les anime, ressortent très fortement des récits d’enquête, comme le relève d’ailleurs Nathalie Heinich dans sa postface. Les gardiens de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI)1 récemment installé au Palais de la Porte Dorée où il a succédé au musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO), « font corps » avec le lieu, remarque Anne Monjaret. Ils aiment à en être les maîtres, du sous-sol aux toits, au sens propre comme au figuré. À Carcassonne, les chargés d’action culturelle (CAC) suivis par Sylvie Sagnes ont « une connaissance intime du monument » qu’ils font visiter, et un amour de son histoire. Les « entrepreneurs du patrimoine » de Véronique Dassié, conservateurs de musées ethnologiques à la recherche d’objets ordinaires, font quant à eux preuve d’un « engagement physique » et d’une grande « implication » dans leur activité. Dans les ateliers de restauration de la Bibliothèque nationale étudiés par Anne Both, « le parchemin décide ». Dans un au-delà de l’attachement, les professionnels apparaissent ici comme agissant sous l’emprise des objets – emprise poussée à l’extrême dans les livres de fiction analysés par Véronique Moulinié, où l’amour des œuvres conduit les gardiens à la folie ou au meurtre.

6Les mêmes professionnels qui éprouvent beaucoup d’émotion et d’attachement font aussi preuve d’une grande réflexivité sur leurs pratiques de travail. C’est ce dont témoignent notamment les archivistes étudiés par Richard Lauraire, lorsqu’ils font part de l’injonction qui leur est faite de ne plus lire les archives, trop nombreuses, qu’ils ont à traiter : ils doivent « avoir du recul », « se brider », apprendre à « supporter la frustration ». De la même façon, les CAC de Carcassonne doivent « accepter de ne pas tout dire » et ne pas se laisser aller à trop de détails ou de détours sous peine de perdre le visiteur. Les restauratrices d’Anne Both savent que le traitement proposé ne durera qu’un temps, que sa « réversibilité » est plus un idéal à atteindre qu’une vérité pratique, et qu’une meilleure solution peut être trouvée à tout moment. Au quotidien, elles pratiquent le doute, remettent en question leur jugement. La réflexivité est le propre de l’acte expert pour bon nombre d’auteurs de sociologie des professions. Ils parlent d’inférence ou de prudence pour désigner la dimension intellectuelle de l’activité de travail. L’archiviste qui trie un fond, le conservateur qui identifie un objet, le gardien qui repère une situation anormale lors de sa ronde de nuit : tous font preuve de prudence au sens où ils exercent leur jugement sur la base d’indices toujours incomplets et prennent par conséquent des décisions en faisant un pari.

7L’un des mérites de l’ouvrage est de montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre attachement et réflexivité. Les deux éléments sont présents chez tous les travailleurs dans tous les domaines d’activités même si c’est à des degrés divers. Plusieurs chapitres montrent même que ce sont deux ingrédients du professionnalisme : les conservateurs comme les gardiens ne peuvent exercer convenablement leur métier sans passion. Comme le remarque Véronique Dassié, les conservateurs de musées d’ethnologie ne peuvent pas collecter les objets ni les documenter suffisamment sans conclure un « pacte affectif » avec le donateur. L’opposition entre l’émotion et la neutralité scientifique ne résiste pas à l’analyse des pratiques. C’est d’ailleurs aussi pour cela que les professionnels du patrimoine sont affectés par les transformations managériales qui, d’une façon ou d’une autre, tendent à limiter leur attachement aux lieux et aux objets, et l’exercice de leur subjectivité.

La nouvelle gestion publique : une remise en cause de l’autonomie professionnelle

8Sans que ce soit l’objectif premier de leur recherche, les auteurs de l’ouvrage ont tous été amenés à s’intéresser aux mutations du travail des professionnels du patrimoine liées aux réformes couramment regroupées sous l’appellation de « nouvelle gestion publique » car elles étaient au cœur des préoccupations des enquêtés. Dans les organisations culturelles comme ailleurs, les réformes se manifestent de travers façon : la réduction des effectifs ; l’externalisation de certains services et l’introduction de dispositifs de mise en concurrence comme les appels d’offre pour recourir à des prestataires extérieurs ; le développement des fonctions de coordination comme la régie ; la rationalisation des activités avec notamment l’informatisation de certaines tâches ou le recours à des plateformes électroniques de partage de données ; la multiplication des injonctions à coopérer davantage y compris avec le public, à décloisonner les activités, mais aussi à les planifier et à en rendre compte dans des rapports ou des tableaux de bord. Ces mutations, qui apparaissent au fil de l’ouvrage, sont à l’origine d’un malaise généralisé chez les professionnels, quels que soient leur poste et leur niveau de qualification.

9Dans le chapitre de Christophe Apprill et Aurélien Djakouane, il est fait état des tiraillements et des tensions dues aux pressions managériales que subissent les professionnels du patrimoine car ils doivent répondre à des injonctions contradictoires. Alors que la recherche est une dimension de leur activité qui est centrale dans les discours et pèse dans leur évolution de carrière, ils ne « font de la recherche » qu’en dehors de leur temps de travail, et ne rendent souvent pas visible le fruit de leurs efforts, ce qui crée de la frustration et de l’anxiété. Les chapitres de Mélanie Roustan et Anne Monjaret sur les anciens conservateurs et gardiens du MAAO sont particulièrement révélateurs des mutations de l’organisation du travail listées plus haut. Les anciens conservateurs aujourd’hui en poste au musée du quai Branly ou au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM), ont le sentiment de ne plus pouvoir faire leur travail parce qu’il n’ont plus accès aux réserves et que ces dernières sont organisées, à des fins de conservation préventive et d’accessibilité, en fonction des caractéristiques physiques des objets et non plus de leur appartenance à une aire culturelle ou à une spécialité. Dans le chapitre d’Anne Monjaret, les anciens gardiens du MAAO en poste au CNHI déclarent eux aussi que leurs missions et leurs prérogatives ont diminué. Ils ont un sentiment de « double perte » : perte de contrôle du territoire – ils n’ont plus les clés du Palais – et perte du contact avec les visiteurs, désormais pris en charge par des médiateurs professionnels nouvellement embauchés.

10Si le malaise des professionnels du patrimoine décrit dans l’ouvrage est bien réel et directement lié à l’introduction de principes et d’outils de gestion visant à rationaliser les services publics, la dénonciation qui en est faite par les auteurs perd parfois de sa force de conviction par excès d’empathie avec les enquêtés, ou par manque d’attention à tous les effets des mutations. Dans le droit fil des travaux récents conduits en sociologie des groupes professionnels, il est possible de voir dans certains chapitres que s’opère une recomposition de la division du travail entre les professionnels du patrimoine, et non une remise en cause brutale et univoque de leur autonomie par le management ou les pouvoirs publics. À propos du musée du quai Branly, par exemple, Mélanie Roustan souligne que les conservateurs ont perdu le monopole de l’accès aux réserves et de leur organisation, mais que les régisseurs et les restaurateurs en ont retiré de leur côté une nouvelle autonomie. Plusieurs chapitres auraient gagné à approcher les groupes de professionnels de façon moins monolithique, en explorant notamment la diversité des expériences et des effets des mutations en fonction des générations. Enfin, on peut regretter que les auteurs n’aient pas davantage cherché à mettre en rapport le malaise des professionnels avec le processus d’appropriation du patrimoine par le public – le tournant patrimonial. C’est dans cette perspective que nous voudrions conclure et ouvrir la discussion.

Mutations des métiers et tournant patrimonial : trois pistes d’interprétation

11Tout au long de la lecture, deux questions croisées restent en suspens : qu’apporte l’analyse des métiers à notre compréhension du tournant patrimonial ? Comment la remise en cause de l’autorité professionnelle dont est porteur le tournant patrimonial s’articule-t-elle avec celle qui irrigue les transformations néo-managériales ? Les chapitres de l’ouvrage permettent d’esquisser trois pistes d’interprétation.

1. L’autre face du tournant patrimonial

12La première piste pourrait s’appeler « l’autre face du tournant patrimonial », en référence au titre de la postface de Nathalie Heinich. En définitive, le livre montre que les professionnels partagent avec les visiteurs et le public un fort attachement au patrimoine, et aiment le considérer et le revendiquer comme leur. L’appropriation prend des formes multiples – les clés du Palais pour les gardiens, la « carte mentale des réserves » pour les conservateurs du MAAO… L’introduction de nouveaux médiateurs et de régisseurs à leurs côtés les amène à faire, à leur tour pourrait-on dire, l’expérience d’une mise en musée de leur patrimoine par des agents extérieurs qui cherchent à le faire parler et à le rendre plus accessible, mais ce faisant le transforment et le « refroidissent », selon l’expression de Nicolas Adell. Le processus qu’il décrit à propos de l’évolution de la médiation dans les musées compagnonniques, du fait de l’introduction de « profanes » – ici des professionnels de la médiation et de la gestion – aux côtés des compagnons du Devoir, est tout à fait similaire. Soumis aux impératifs de gestion et à divers changements organisationnels, les professionnels du patrimoine éprouvent un sentiment de perte et de dépossession qui les pousse à trouver des voies de « réenchantement » de leur métier, par exemple par la patrimonialisation des fonds contemporains pour les archivistes.

2. L’aboutissement du tournant patrimonial

13La deuxième piste est de voir dans les mutations des métiers un aboutissement du tournant patrimonial. Le livre nous invite à considérer ce qui, dans la nouvelle gestion publique, favorise l’appropriation du patrimoine par le public au détriment de celle qu’en ont les professionnels du patrimoine. Ainsi, la numérisation des fonds d’archives ou des collections retire à ces derniers le monopole de l’accès au patrimoine, et remet au contraire au cœur des organisations culturelles l’intérêt et les préoccupations du public. Sous couvert de rationalisation de l’organisation du travail, le développement de la régie met aussi fin aux « privilèges » du conservateur, remarquablement illustrés par Véronique Dassié à travers l’exemple de celui qui reconnaît avoir grand plaisir à être le seul à pouvoir s’asseoir dans le fauteuil Charles Eames de son musée. Le nouveau management public peut être vu comme un moyen de (re)mettre sur un pied d’égalité le public-profane et l’expert-sachant. En ce sens, la technocratie managériale viendrait aujourd’hui appuyer ou doubler le mouvement au cœur du tournant patrimonial des années 1970.

3. L’essor du pluri-professionnalisme ou pluri-vocalisme

14La troisième et dernière piste est celle du pluri-professionnalisme : le tournant patrimonial ne se fait pas au détriment des professionnels via une remise en cause de leur autorité sur le patrimoine, mais avec eux via une redistribution de l’autorité entre des professionnels détenant des expertises complémentaires et exprimant une pluralité de points de vue. Cette interprétation est suggérée dans deux chapitres en particulier. Celui de Mélanie Roustan décrit l’avènement d’une division du travail horizontale entre professionnels de la conservation, de la restauration, de la régie et de l’éducation au sein du musée du quai Branly selon un modèle d’organisation désormais dominant dans les pays anglo-saxons. Le lapsus d’un ancien conservateur du MAAO évoquant le fonctionnement des réserves est éminemment révélateur de cette mutation : « On n’a plus le contrôle, euh, enfin, on a un contrôle partagé. » La nouvelle gestion publique rencontre là les préoccupations des professionnels occupant des positions subalternes dans la division du travail. Les CAC de Carcassonne suivis par Sylvie Sagnes ont quant à eux mis au point des visites « pluri-vocales » produites par le public et des professionnels d’horizons différents pour adapter leur accompagnement à la diversité des visiteurs. Cependant, pluri-professionalisme et pluri-vocalisme sont des formes d’organisation instables et susceptibles d’évoluer rapidement vers la recréation d’une hiérarchie des voix et des expertises entre professionnels, ou entre professionnels et communautés.

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Notes

1 Actuel musée national de l’Histoire de l’immigration.

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Table des illustrations

Titre Le Tournant patrimonial.
Crédits © Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insituarss/docannexe/image/399/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 624k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Léonie Hénaut, « Les professionnels du patrimoine à l’épreuve du tournant patrimonial »In Situ. Au regard des sciences sociales [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 15 octobre 2019, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insituarss/399 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/insituarss.399

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Auteur

Léonie Hénaut

Chargée de recherche CNRS, Centre de sociologie des organisations (SciencesPo / CNRS).

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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