Ex-votos et curés d’Ars : l’inventaire de la dévotion en série
Résumés
Le patrimoine est traditionnellement associé aux valeurs d’unicité, de rareté voire d’exceptionnalité. Ces valeurs ont été fortement relativisées dans le cadre du travail de l’Inventaire, qui a introduit le typicum à côté de l’unicum, et largement périmé les critères de beauté au bénéfice des critères d’authenticité. Qu’en est-il cependant lorsqu’il se trouve confronté à des objets nombreux, non signés, constitutivement dénués de toute rareté voire de toute ambition esthétique ? C’est le cas de maints objets de dévotion populaire, tels que les ex-voto ou les innombrables statues du curé d’Ars, qui posent aux chercheurs de délicats problèmes dans leur travail de repérage ou de sélection. C’est à l’analyse de ces problèmes qu’est consacré cet article, issu d’une enquête de terrain réalisée auprès des spécialistes de l’Inventaire en 2004-2005, dans la perspective d’une sociologie des valeurs.
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Mots-clés :
Curé d’Ars, dévotion, ex-voto, inventaire, monuments historiques, nombre, objets sacrés, patrimoine, rareté, sérialité, typicité, valeurKeywords:
Curé d’Ars, devotion, ex-voto, historical monuments, inventory, number, sacred artefacts, national heritage, rarity, seriality, typicity, valuePlan
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- 1 Je tiens à remercier Judith Kagan, Pascal Liévaux et Bernard Toulier pour leurs précieux conseils.
- 2 Voir HEINICH, Nathalie. L’Inventaire et ses critères. Rapport au ministère de la Culture, Paris : L (...)
1Les réflexions qui suivent sont issues d’une enquête menée en 2004-2005 à la demande du service de l’Inventaire général du patrimoine sur les critères utilisés par les chercheurs pour « repérer » ou « sélectionner » des édifices ou des objets1. Elle a été menée dans la perspective d’une sociologie des valeurs, par observation sur le terrain et entretiens avec les chercheurs2.
2Précisons que cet article - comme le rapport dont il est issu - a pour objet la pratique effective des chercheurs de l’Inventaire, et non pas l’avis du service de l’Inventaire tel qu’il s’exprime dans les différents livrets ou guides méthodologiques ; en effet, pour toutes sortes de raisons explicitées dans le rapport, les pratiques et les normes ne correspondent pas toujours.
3Une longue conversation avec un chercheur spécialisé en objets mobiliers et le conservateur de l’Inventaire du service régional nous a fourni matière à réflexion sur le problème spécifique posé par le patrimoine religieux lorsqu’il concerne non pas des objets exceptionnels - que ce soit par leur rareté, la qualité de leurs matériaux ou de leur exécution, ou encore le renom de leurs auteurs - mais des objets de dévotion ordinaire. Ceux-ci en effet posent deux problèmes à la logique patrimoniale : le problème du nombre, et le problème de la sérialité.
Du côté des Monuments historiques
- 3 Ces critères ont été explicités notamment dans « La protection du patrimoine mobilier au titre des (...)
4Dans la logique de protection réglementaire et de sauvegarde matérielle qui est celle du service des Monuments historiques, les objets de dévotion ordinaire sont à la limite du processus de patrimonialisation. En effet, ils correspondent mal aux critères majeurs en matière patrimoniale que sont l’ancienneté, l’authenticité, la qualité artistique, la documentation, ne satisfaisant éventuellement que les critères d’intégrité, de lien avec l’histoire locale, et de cohérence avec l’ensemble auquel ils appartiennent. Le seul critère auquel ils correspondent à coup sûr est celui de la « représentativité », associé à la sérialité ; mais il entre en contradiction, par définition, avec ce critère majeur de « classement » qu’est l’unicité ou la rareté3.
- 4 Instructions pour le classement des objets mobiliers, ministère de l’Instruction publique et des Be (...)
5Certes, dès l’origine, les premières Instructions pour le classement des objets mobiliers, édictées en 1897 à l’attention des correspondants de la commission des monuments historiques, précisaient que « la loi ne prétend pas seulement sauvegarder les œuvres d’art ; elle entend protéger de la même façon les monuments intéressants pour l’histoire. Une inscription curieuse pourra donc être classée aussi bien qu’un tableau de maître »4 ; mais le terme même de « monuments » suffit à indiquer que la conception la plus courante, correspondant à l’« idéal-type » du « monument historique », ne peut que peiner à intégrer des objets nombreux, réalisés en série, sans qualité artistique ni ancienneté particulière.
- 5 Voir notamment les actes des journées d’étude des CAOAs de France : Regards sur le patrimoine relig (...)
- 6 « Dans le cas d’objets représentatifs de série, l’exigence d’intégrité et de bonne conservation est (...)
- 7 Ainsi, dans le compte rendu du « recensement du patrimoine mobilier des églises de l’Aube », il est (...)
6Aujourd’hui, le patrimoine religieux de série peut à la rigueur trouver place au sein des Monuments historiques, au moins dans la liste des « inscriptions » (et non pas des « classements »)5 ; mais c’est de façon forcément restrictive, en biaisant avec une loi qui, dans sa version actuelle, a été pensée en fonction de l’objet unique et non pas des collections, des ensembles, des mises en relation. Ainsi, la « représentativité de série » exige, pour être prise en compte, une qualité supérieure de conservation de l’objet6 ; et la réalité des pratiques n’épouse pas toujours les instructions officielles7.
Le problème du nombre
7Parce que la logique de l’Inventaire est, elle, essentiellement tournée vers la connaissance (qu’elle soit artistique, historique ou ethnologique), donc non concernée par les problèmes pratiques de protection qui se posent à l’administration des Monuments historiques, on peut s’attendre à ce que les objets de dévotion en série, tels que statuaire « industrielle » ou ex-votos, trouvent plus facilement leur place dans le corpus : non pas certes au titre des « sélections », mais au titre de la « liste supplémentaire » (correspondant aux « repérés » en matière d’édifices). (fig. n° 1, n° 2)
Figure 1

Saint-Raphaël (Var), église paroissiale Notre-Dame-de-la-Victoire. Vue d’ensemble de la totalité des 87 ex-voto. Phot. Françoise Baussan, Frédéric Pauvarel, 2008.
© Région Provence-Alpes-Côte d’Azur - Inventaire général.
Figure 2

Dunkerque (Nord). Médaillon, ex-voto cœur du collège Notre-Dame des Dunes. Phot. Philippe Dapvril, 1994.
© Inventaire général, ADAGP.
8Toutefois cette prise en compte ne se fait pas sans problèmes, comme l’explique ce chercheur :
« Dans le domaine du mobilier d’église, on est confronté à une quantité énorme d’objets - les chasubles par exemple -, souvent de bonne qualité technique, et dont on ne sait pas trop quoi faire, d’autant qu’il existe encore très peu de livres… On est démuni devant la quantité… Là, c’est une chapelle de pèlerinage, très modeste en tant que telle, fondée à la fin du XVe siècle ; une chapelle de marins, dédiée à la Vierge… C’est bourré d’objets : des ex-voto, sous la forme de bateaux, de maquettes… [Question : Comment faites- vous quand vous avez une paroi entière pleine d’ex-voto ?] Là, on donne le nombre des plaques de marbre… S’ils sont peints sous la forme d’un tableau, on va d’abord étudier en tant que tableaux… Si c’est le mur qui est peint, et si l’iconographie est particulièrement intéressante, on va le traiter comme objet mobilier. Si c’est un élément de décor, on le traitera au titre de l’architecture. Si le nombre est à peu près gérable, on les traitera un à un. Là où la difficulté est considérable, c’est quand ils sont très nombreux… S’il y en avait dix, ils auraient eu droit à une notice individuelle, mais là… Dans les inventaires anciens, ils sont en liste supplémentaire-objets mobiliers… Donc on a ici cet inventaire qui a été fait sur deux dates, en 40 et annoté en 42… Voyez : 2371 ex-voto ! Dont 17 béquilles, 214 navires, 492 cœurs, 280 bijoux, 968 plaques en marbre… L’idéal aurait été de tout sélectionner, parce que c’est quand même une collection exceptionnelle, en quantité comme en qualité - mais là, on n’avait pas les moyens. On ne peut pas demander à un chercheur de travailler un an sur ce genre d’objets !.
Là, ce sont des ex-voto objets d’orfèvrerie, qui dans cet inventaire ont été mis en valeur parce que particulièrement intéressants pour l’histoire de la dévotion : par exemple, une pomme de terre en argent de 1852… Donc là, il fallait absolument choisir : des objets qui se sont imposés d’eux-mêmes, par exemple des statues remarquables par l’ancienneté - là, n’importe quel chercheur les prendrait… On a essayé de faire une sélection typologique, en retenant un certain nombre de formes, croisées avec un certain nombre de critères de datation et d’ancienneté, et dans la mesure du possible, d’attribution. Les bateaux, on les a sélectionnés assez vigoureusement, parce que…
Ces vitrines, il y en a huit comme ça. Tout est intéressant ! Objectivement, tout est absolument intéressant ! On aurait pu faire des dossiers individuels, mais c’est quand même assez décourageant ! En plus j’avais commencé avec un autre chercheur mais en cours de route il a changé d’affectation, donc j’étais toute seule… On sait faire, mais il y a un moment où il y a une saturation… ! En plus, matériellement c’était très compliqué parce qu’il a fallu les faire descendre un à un avec une échelle, les emmener au musée… On a obtenu de pouvoir décrocher, déclouer chacun des objets… On avait à la fois l’accord du chapelain de la chapelle et des services du musée qui ont bien voulu se charger du gardiennage… Il faut au moins deux mois !... On s’est donné le luxe d’identifier les poinçons, donc à chaque fois on a pu, pour ceux qui sont sélectionnés, donner le lieu d’origine, souvent le nom de l’orfèvre, une datation : on a quand même quelque chose d’extrêmement complet… Parfois même le type de bateau, les techniques mises en œuvre : enfin, un vrai dossier, quoi !... Alors après, la série des cœurs : une typologie beaucoup moins variée, avec une iconographie qui peut évoluer mais très peu… Donc on va plutôt nuancer selon le type de techniques employées… Parfois il y a un message, alors c’est très émouvant : on transcrit les messages… C’est l’une des joies du chercheur ! Ces objets ne sont pas faits pour nous, d’abord, mais on prend un grand plaisir à sentir les gens qui sont derrière les objets… L’idéal aurait été de tout sélectionner, parce que c’est quand même une collection exceptionnelle, en quantité comme en qualité - mais là, on n’avait pas les moyens. On ne peut pas demander à un chercheur de travailler un an sur ce genre d’objets ! »
(fig. n° 3, n° 4)
Figure 3

Dunkerque (Nord), chapelle Notre-Dame des Dunes. Ex-voto, béquille. Phot. Philippe Dapvril, 1996.
© Inventaire général, ADAGP.
Figure 4

Saint-Laurent (Lot-et-Garonne), église paroissiale Saint-Laurent. Ex-voto, maquette de bateau (frégate). Phot. Bernard Chabot, 1999.
© Inventaire général, ADAGP.
- 8 Sur ces deux régimes de qualification que sont le « régime de singularité » et le « régime de commu (...)
- 9 Voir NORA, Pierre (éd.). Les Lieux de mémoire. Paris : Gallimard, 1986.
- 10 MELOT, Michel. La notion d’originalité et son importance dans la définition des objets d’art, dans (...)
9La rareté est une valeur incontestée dans la méthodologie officielle de l’Inventaire : elle est à la fois une conséquence de l’ancienneté, puisque les risques de destruction augmentent avec le temps, et un élément constitutif de la logique patrimoniale, qui privilégie le « monumental » - l’exceptionnel - sur la banalité. Le « régime de singularité » (valorisant ce qui est insubstituable) est indissociable de l’intérêt pour le patrimoine, même si celui-ci a également à voir - et c’est, aux yeux du sociologue, son grand intérêt - avec le « régime de communauté » (valorisant ce qui est partagé8), en tant qu’il relève de l’intérêt général, de la nation, des « lieux de mémoire »9. En matière d’Inventaire plus que dans tout autre domaine artistique ou patrimonial, « il n’y a pas de critère de qualité sans critère de quantité », comme l’écrivait Michel Melot10. (fig. n° 5)
Figure 5

Les Portes-en-Ré (Charente-Maritime), église paroissiale Saint-Eutrope. Ex-voto suspendu, maquette. Phot. Jean-Pierre Joly, Alain Maulny, 1991.
© Inventaire général, ADAGP.
- 11 Sur les valeurs de rareté et d’authenticité dans la logique traditionnelle du patrimoine, voir RIEG (...)
10Mais dans le cadre de l’Inventaire tel qu’il se pratique aujourd’hui, la rareté est une valeur ambivalente : positive dans certains cas, elle est négative dans d’autres. Car il faut qu’un objet ait été préalablement singularisé, et valorisé en raison de sa singularité même, pour que sa rareté apparaisse comme une valeur, ajoutée à d’autres valeurs constitutives telles que l’ancienneté et l’authenticité11. Une maison moderne et médiocre dans un village ancien et de grande qualité architecturale est rare : ce n’est pas pour autant qu’elle prend de la valeur. Inversement, un château isolé (donc rare) dans un environnement médiocre n’est pas considéré comme « faisant tâche », « déparant » la cohérence de l’urbanisme : c’est ce dernier qui « jure » avec le château. Autrement dit, la rareté ne produit pas, à elle seule, la valeur et, moins encore, la valeur esthétique, avec laquelle on a également tendance à la confondre lorsqu’on étudie le rapport aux œuvres d’art : la rareté ne peut être qu’une valeur ajoutée à une autre valeur - beauté, ancienneté, authenticité. (fig. n° 6)
Figure 6

Mers-sur-Indre (Centre), église Saint-Martin. Chasuble. Ministère de la Culture, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine (archives photographiques), 2007.
© Monuments historiques.
11En revanche, le grand nombre peut avoir de la valeur dans la logique inventoriale, pour peu qu’on prenne en compte la typicité d’un élément, autrement dit sa cohérence avec les propriétés spécifiques de sa catégorie. Dans cette optique, la sérialité devient un critère positif, parce qu’elle ouvre la possibilité d’une catégorisation et, avec elle, d’une interprétation, d’une attribution de sens, d’un discours sur la signification historique de l’objet en tant qu’élément de la typologie dans laquelle il s’insère. Mais là encore, ce n’est pas sans poser problème. (fig. n° 7)
Figure 7

Bélesta (Ariège), église paroissiale. Calice et patène (François Favier). Phot. CAOA - Ministère de la Culture, médiathèque de l’architecture et du patrimoine, 1997.
© Monuments historiques.
Le problème de la sérialité
12Le nombre n’est pas le pire des problèmes qui se posent aux chercheurs de l’Inventaire, pour peu que les objets soient par ailleurs chargés de singularité, par leur lien visible avec des personnes (cas des ex-voto), ou de prix, par leurs matériaux précieux (cas de l’orfèvrerie), leur ancienneté, voire leur beauté : dans ces différents cas, c’est simplement le manque de ressources en temps ou en personnel qui rend leur gestion difficile. Mais quand au nombre s’ajoute la sérialité, rendant chaque individu à peu près substituable à un autre, ainsi que le manque d’ancienneté et l’absence de beauté, que peut-il se passer ? (fig. n° 8)
Figure 8

Viâpres-le-Petit (Aube), église paroissiale Saint-Grégoire et Saint-Denis. Calice. Phot. B. Decrock.
© Ministère de la Culture, 2003 ; Conseil régional de Champagne-Ardenne, 2003 ; Conseil général de l’Aube, 2003.
- 12 Voir ARENDT, Hannah. Condition de l’homme moderne, 1958. Paris : Calmann-Lévy, 1961.
13Rien, dans la logique de l’histoire de l’art, qui laissera probablement de côté de tels objets. Mais l’Inventaire obéit aussi à une logique plus ethnologique, en vertu de laquelle le nombre et la sérialité constituent un phénomène historique digne de considération. Dans cette optique, la valeur de rareté peut céder la place à son contraire : la multiplicité, la sérialité, la typicité. Ce n’est plus alors l’objet unique qui est privilégié (l’unicum) mais, à l’opposé, l’objet de série (le typicum) - non plus l‘« œuvre » mais le « produit », pour reprendre la distinction proposée par la philosophe Hannah Arendt12. La perception d’un artefact pourra alors se construire dans un cadre typologique, qui le rendra intéressant pour peu que ses propriétés correspondent, pour l’essentiel, au type - voire très intéressant pour peu qu’elles y correspondent totalement, le rendant ainsi parfaitement « représentatif » de l’ensemble dont il fait partie. Aussi la typicité autorise-t-elle, au minimum, le « repérage » d’un élément, tandis que son exceptionnalité en autorise, à un niveau supérieur d’intérêt, la « sélection ». (fig. n° 9)
Figure 9

Burnhaupt-le-Haut (Haut-Rhin), église paroissiale Saint-Boniface. Statue de saint Jean-Marie Vianney. Phot. O. Haegel, 1999.
© Inventaire général, ADAGP.
14Toutefois la culture nécessaire à l’identification du typique est beaucoup plus vaste et spécialisée que la culture nécessaire à l’identification de l’unique. En effet, la « saillance » perceptive de l’exceptionnel (telle, par exemple, une cathédrale) s’impose immédiatement au regard, alors que la régularité du sériel exige pour être vue d’être référée à un ensemble soit concret (topographique), soit abstrait (typologique) : ensemble qui, dans le meilleur des cas, est déjà constitué par les spécialistes (tel, par exemple, l’ensemble des petites cuillers signées d’un certain orfèvre) et, au pire, non encore constitué, puisque faisant précisément l’objet du travail scientifique de l’Inventaire. Autrement dit, la sérialité est à la fois la condition et le résultat du regard, ce qu’il fait et ce qui le fait, comme en témoigne notre chercheur : « Ceci dit, est-ce que le sculpteur en a fait un comme ça pour cette église, ou est-ce qu’il en a fait cinquante identiques qu’il a vendues dans trente-six églises ? [Q. Et ça, vous avez le moyen de le savoir ?] C’est le genre de choses qu’on saura quand l’inventaire sera fini ! [rires] L’inventaire étant fait pour connaître les choses, tant qu’il n’est pas fait, on ne les connaît pas… ». (fig. n° 10)
Figure 10

Saint-Bard (Creuse), église paroissiale Saint-Blaise. Ostensoir soleil, poinçon (Chevron frères). Phot. Claude Thibaudin, 1994.
© Inventaire général, ADAGP.
15Se présente alors le problème de l’adéquation des procédures à ce type d’objets, qui ne répondent en rien aux critères d’une sélection, mais n’en méritent pas moins une prise en compte à titre documentaire, puisque la série est intéressante en tant que témoignage historique des pratiques de dévotion. Toutefois, on ne peut retenir la série entière, en raison du grand nombre d’éléments concernés. Or comment isoler un élément susceptible d’être considéré comme « typique » de cette série, s’ils sont tous identiques, ou d’une même médiocrité de matériaux et d’exécution ?
16L’idéal-type du problème posé par le sériel, ce sont les innombrables statues du curé d’Ars, dont il faudrait avoir recensé toute l’innombrable série pour en sélectionner une, en l’absence de critère d’intérêt intrinsèque tels que l’authenticité, la signature, la documentation - voire la beauté. Voici comment un conservateur et un chercheur, spécialisés dans les objets mobiliers, explicitent les problèmes que leur posent ces innombrables statues du curé d’Ars, et leurs solutions - ou leur absence de solution…
Chercheur : « C’est rarement très beau, un curé d’Ars ! [rires] Mais… C’est peut-être un cas particulier, le curé d’Ars : un peu comme Bernadette de Lourdes ou Sainte Thérèse de l’enfant Jésus, ce sont des gens qui ont été connus, photographiés, peints de leur vivant, donc on ne peut pas tellement s’éloigner du type iconographique. Or le curé d’Ars était très laid, quoi ! [rires] Donc on ne peut pas tellement faire une œuvre d’art du curé d’Ars ! Ou alors il faudrait un artiste génial - pourquoi pas ? - qui transforme le curé d’Ars ! Actuellement, on le reconnaît de toute façon parce qu’il est toujours comme ça, avec la tête penchée, de gros godillots : c’est un type tellement verrouillé que… on n’en sort plus ! Alors oui, en liste supplémentaire [repéré]… Je serais peut-être tentée de dire, selon l’humeur du jour… Il y a des collègues qui ne prendront jamais un curé d’Ars en liste supplémentaire, ça j’en suis sûre ! Moi, par ma sensibilité, par mon goût, je le prendrais peut-être…
Conservateur : Le problème, ce n’est pas tellement l’esthétique du curé d’Ars : c’est que quand on ouvre les placards, il y en a des placards remplis ! Ce que je fais, moi, en général, c’est que je le mets en liste, s’il y a une marque je le note, mais on ne va pas plus loin. Ceci dit, c’est peut-être une erreur, parce que dans cinquante ans ou dans cent ans, qu’est-ce qui restera de toute cette statuaire du XIXe, début XXe ? On n’en sait rien, en fait ! Et on s’apercevra, peut-être un peu tard, que ça aurait pu être étudié un peu mieux. Ceci dit, je pense que maintenant, avec le dossier électronique, on peut très bien intégrer dans le fonds une information et une photo numérique faite par un chercheur. Mais pendant très longtemps, on ne l’a pas mis en liste supplémentaire, alors que maintenant, c’est de moins en moins le cas. [Q. Pourquoi cette évolution ?] Et bien, parce que l’Inventaire évolue !
Chercheur : Oh oui ! rires]…
[Q. Il y a la dimension sérielle qui est apparue, et qui explique qu’on intègre le curé d’Ars ?]
Conservateur : Le problème du sériel en objets mobiliers, c’est très embêtant, parce qu’on n’a pas les outils nécessaires pour le traiter comme il faut : il faudrait qu’on ait des catalogues de toutes les maisons de fonderies, etc., pour pouvoir identifier la source. Or on n’a pas ça.
Chercheur : On a le même problème qu’avec la sélection au titre des monuments historiques : si on étudie un curé d’Ars sur une église, est-ce que ça veut dire que dans les autres églises on ne l’étudie plus, on se contente de les mettre en relation, éventuellement, les uns avec les autres, ou bien est-ce qu’on considère qu’on est dans un univers clos qui est celui de l’église machin, et qu’on regarde de toute façon tout le mobilier qui est à l’intérieur, y compris le curé d’Ars, qui alors risque de se retrouver sur cinquante listes supplémentaires ?
Conservateur : Justement : si on connaissait bien les œuvres de série, c’est-à-dire si on avait des catalogues de modèles, une fois qu’on en a traité un à fond, c’est-à-dire qu’on lui a fait un dossier, si on retrouve exactement la même œuvre, donc une œuvre de série, dans une église à dix kilomètres de là, ce n’est pas la peine de refaire un dossier.
Chercheur : Non, mais il est toujours aussi important de mentionner qu’il y en a un.
Conservateur : Bien sûr ! [Q. Le risque inverse étant d’avoir des études sur cinquante curés d’Ars ? Surtout si c’est dans des régions suffisamment éloignées pour que ce ne soit pas le même chercheur qui fasse l’enquête ?] Oui. Mais vous savez, ça, on le voit dans l’orfèvrerie - l’orfèvrerie XIXe est quand même très étudiée, parce que c’est des matières précieuses -, or on s’aperçoit qu’on a étudié des centaines de calices qui sont au fond identiques ! [Q. Et ça vous paraît une bonne chose, ou une perte de temps ?] [long silence] Euh… Et bien… Le problème, c’est qu’on tombe dans le domaine du trop : il y en a trop, trop d’œuvres de série, et en fait on n’a jamais très bien su comment s’y prendre. [Q. En fait, il faudrait avoir recensé toute la série pour pouvoir sélectionner un élément ?] Oui, mais on ne peut pas : on n’en arrive jamais à ce point là ! »
17Ainsi, le problème des œuvres sérielles est l’un des plus difficiles à gérer dans une perspective patrimoniale constituée fondamentalement autour de la notion d’unicité voire de singularité - même si les procédures de l’Inventaire ont largement intégré les méthodologies permettant de traiter la série. Or plus le cas est litigieux, plus on s’approche de la subjectivité, de l’individualité, de la contingence d’un choix pas toujours justifiable : s’agissant du curé d’Ars, « C’est selon l’humeur du jour… Il y a des collègues qui ne prendront jamais un curé d’Ars en liste supplémentaire, ça j’en suis sûre ! Moi, par ma sensibilité, par mon goût, je le prendrais peut-être… ». Voilà qui mène à une pente dangereuse : celle qui assimilerait le travail de l’Inventaire non plus à une démarche scientifique, objective, homogène quels que soient les professionnels qui y travaillent, mais à une démarche esthète, variant selon la subjectivité des individus.
18La différence entre la logique plus évaluative présidant à la protection au titre des « Monuments historiques », et la logique plus descriptive présidant au travail de recensement réalisé par l’Inventaire, n’a cessé de s’atténuer depuis la création de ce dernier il y a quarante ans, notamment grâce à un élargissement généralisé des critères de patrimonialisation. Il n’en reste pas moins que, de toutes les catégories d’œuvres susceptibles d’intégrer la « chaîne patrimoniale » par le corpus de l’Inventaire, ce sont les objets de dévotion populaire qui, par leur grand nombre et leur sérialité, posent de la façon la plus critique la question des limites du corpus patrimonial.
Notes
1 Je tiens à remercier Judith Kagan, Pascal Liévaux et Bernard Toulier pour leurs précieux conseils.
2 Voir HEINICH, Nathalie. L’Inventaire et ses critères. Rapport au ministère de la Culture, Paris : Lahic-CNRS, 2006.
3 Ces critères ont été explicités notamment dans « La protection du patrimoine mobilier au titre des monuments historiques : évolution de la doctrine, les critères actuels » (actes de la journée de formation des conservateurs et des conservateurs délégués des antiquités et objets d’art, décembre 2004, édités par le ministère de la Culture et de la Communication, direction de l’Architecture et du Patrimoine, sous-direction des Monuments historiques, Bureau de la protection des monuments historiques, Bureau du patrimoine mobilier et instrumental, p. 5) ; et dans de FINANCE, Laurence. L’inventaire des objets mobiliers religieux des XIXe et XXe siècles, exposé du 9 juin 2008. Paris : Institut National du Patrimoine, p. 2.
4 Instructions pour le classement des objets mobiliers, ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, direction des Beaux-Arts, Commission des Monuments historiques, 1897 (Archives de la médiathèque de l’architecture et du patrimoine 80/5/1).
5 Voir notamment les actes des journées d’étude des CAOAs de France : Regards sur le patrimoine religieux (Arles : Actes Sud, 2000) ; Regards sur les œuvres d’art des églises de France, lieux de culte, lieux de culture (Arles : Actes Sud, 2005).
6 « Dans le cas d’objets représentatifs de série, l’exigence d’intégrité et de bonne conservation est évidemment plus forte que s’il s’agit d’un objet unique » « La protection du patrimoine mobilier au titre des monuments historiques : évolution de la doctrine, les critères actuels » (actes de la journée de formation des conservateurs et des conservateurs délégués des antiquités et objets d’art, décembre 2004, édités par le ministère de la Culture et de la Communication, direction de l’Architecture et du Patrimoine, sous-direction des Monuments historiques, Bureau de la protection des monuments historiques, Bureau du patrimoine mobilier et instrumental, p. 5).
7 Ainsi, dans le compte rendu du « recensement du patrimoine mobilier des églises de l’Aube », il est précisé que « la statuaire de série a, en revanche, été systématiquement écartée ; sauf cas particuliers » (de MASSARY, Xavier, DECROCK, Bruno. Le recensement du patrimoine mobilier des églises de l’Aube, actes de la journée de formation des conservateurs, Patrimoine mobilier protégé au titre des monuments historiques, Direction de l’architecture et du patrimoine, Sous-direction des monuments historiques et des espaces protégés, Bureau de la conservation du patrimoine mobilier et instrumental, décembre 2006, p. 5).
8 Sur ces deux régimes de qualification que sont le « régime de singularité » et le « régime de communauté », voir HEINICH, Nathalie. La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration. Paris : Minuit, 1991 ; HEINICH, Nathalie. Être écrivain. Création et identité. Paris : La Découverte, 2000.
9 Voir NORA, Pierre (éd.). Les Lieux de mémoire. Paris : Gallimard, 1986.
10 MELOT, Michel. La notion d’originalité et son importance dans la définition des objets d’art, dans MOULIN, Raymonde (éd.). Sociologie de l’art. Paris : La Documentation française, 1986. Voir aussi MOULIN, Raymonde. La genèse de la rareté artistique, Ethnologie française, n° 2-3, 1978.
11 Sur les valeurs de rareté et d’authenticité dans la logique traditionnelle du patrimoine, voir RIEGL, Aloïs. Le Culte moderne des monuments : son essence et sa genèse, 1903. Paris : Seuil, 1984.
12 Voir ARENDT, Hannah. Condition de l’homme moderne, 1958. Paris : Calmann-Lévy, 1961.
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Titre | Figure 1 |
Légende | Saint-Raphaël (Var), église paroissiale Notre-Dame-de-la-Victoire. Vue d’ensemble de la totalité des 87 ex-voto. Phot. Françoise Baussan, Frédéric Pauvarel, 2008. |
Crédits | © Région Provence-Alpes-Côte d’Azur - Inventaire général. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 156k |
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Titre | Figure 2 |
Légende | Dunkerque (Nord). Médaillon, ex-voto cœur du collège Notre-Dame des Dunes. Phot. Philippe Dapvril, 1994. |
Crédits | © Inventaire général, ADAGP. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 64k |
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Titre | Figure 3 |
Légende | Dunkerque (Nord), chapelle Notre-Dame des Dunes. Ex-voto, béquille. Phot. Philippe Dapvril, 1996. |
Crédits | © Inventaire général, ADAGP. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 24k |
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Titre | Figure 4 |
Légende | Saint-Laurent (Lot-et-Garonne), église paroissiale Saint-Laurent. Ex-voto, maquette de bateau (frégate). Phot. Bernard Chabot, 1999. |
Crédits | © Inventaire général, ADAGP. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 144k |
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Titre | Figure 5 |
Légende | Les Portes-en-Ré (Charente-Maritime), église paroissiale Saint-Eutrope. Ex-voto suspendu, maquette. Phot. Jean-Pierre Joly, Alain Maulny, 1991. |
Crédits | © Inventaire général, ADAGP. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 108k |
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Titre | Figure 6 |
Légende | Mers-sur-Indre (Centre), église Saint-Martin. Chasuble. Ministère de la Culture, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine (archives photographiques), 2007. |
Crédits | © Monuments historiques. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 168k |
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Titre | Figure 7 |
Légende | Bélesta (Ariège), église paroissiale. Calice et patène (François Favier). Phot. CAOA - Ministère de la Culture, médiathèque de l’architecture et du patrimoine, 1997. |
Crédits | © Monuments historiques. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 72k |
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Titre | Figure 8 |
Légende | Viâpres-le-Petit (Aube), église paroissiale Saint-Grégoire et Saint-Denis. Calice. Phot. B. Decrock. |
Crédits | © Ministère de la Culture, 2003 ; Conseil régional de Champagne-Ardenne, 2003 ; Conseil général de l’Aube, 2003. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-8.jpg |
Fichier | image/jpeg, 244k |
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Titre | Figure 9 |
Légende | Burnhaupt-le-Haut (Haut-Rhin), église paroissiale Saint-Boniface. Statue de saint Jean-Marie Vianney. Phot. O. Haegel, 1999. |
Crédits | © Inventaire général, ADAGP. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-9.jpg |
Fichier | image/jpeg, 172k |
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Titre | Figure 10 |
Légende | Saint-Bard (Creuse), église paroissiale Saint-Blaise. Ostensoir soleil, poinçon (Chevron frères). Phot. Claude Thibaudin, 1994. |
Crédits | © Inventaire général, ADAGP. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/6424/img-10.jpg |
Fichier | image/jpeg, 204k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Nathalie Heinich, « Ex-votos et curés d’Ars : l’inventaire de la dévotion en série », In Situ [En ligne], 12 | 2009, mis en ligne le 03 novembre 2009, consulté le 13 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/6424 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/insitu.6424
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