Lever de rideau sur les patrimoines du théâtre
Texte intégral
- 1 JOUVET Louis, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque d'esthétique », 1 (...)
1« Le théâtre est le désordre incarné et pour faire l’éloge du théâtre il faut commencer par faire l’éloge du désordre. » Cette citation empruntée à Louis Jouvet1 convient parfaitement pour introduire ce numéro. S’intéresser aux patrimoines du théâtre, c’est bien sûr souhaiter en faire l’éloge. Or l’entreprise se meut en aventure quand on réalise qu’il s’agit de définir et circonscrire un champ patrimonial, dont les contours, tel un joyeux désordre, échappent étrangement à ceux qui tentent de l’appréhender. Approcher ce patrimoine tiendrait-il en soi du mythe ? Comme un écho à Sisyphe ou aux Danaïdes, la tâche semble interminable à celui qui s’y risque. Élaborer ce numéro s’est donc avéré tout à fait passionnant et a posteriori résolument audacieux.
2Nous souhaitions considérer le sujet dans sa globalité, ce qui n’avait jusqu’alors, et à notre connaissance, jamais été le cas dans le cadre d’une publication. Le théâtre donc, avec son large éventail de lieux, de métiers et de réalisations qui abritent ou produisent un patrimoine matériel comme immatériel dont le présent volume ne prétend cependant épuiser toutes les formes. Cet art du spectacle, de l’éphémère par excellence, revêt des formes et des réalités multiples qui laissent, à chacune de ses manifestations, de très nombreuses traces. Architectures, textes, costumes, décors, accessoires, affiches, programmes… Ces éléments tangibles sont l’expression des savoir-faire, des théories, des pratiques qui ont présidé à leur création. Fragiles et vulnérables par essence, objets d’usage conçus pour le temps réduit des représentations, ces artefacts font l’objet d’une faible considération et la nécessité de les conserver n’est pas parue immédiate à leurs producteurs comme aux institutions patrimoniales. Leur valeur, surtout fondée sur leur rapport au tout de la scénographie ou sur l’intention qui a prévalu à leur matérialisation, a contribué à leur difficile collecte quand leur statut, leur légitimité à faire patrimoine a pu être et demeure discutée, provoquant le plus souvent leur destruction, leur dispersion ou leur réemploi.
3Par ailleurs, ces dernières décennies, les arts du spectacle ont connu des bouleversements sans précédent. L’émergence de nouvelles scènes artistiques, l’évolution des technologies et des espaces de représentation, l’avènement du numérique ou encore les changements des modes de loisirs ont conduit à l’apparition de formes d’expressions scéniques innovantes et, parallèlement, à la disparition progressive d’éléments patrimoniaux parfois séculaires.
4Depuis une trentaine d’années pourtant, l’attention portée aux patrimoines mobiliers comme immobiliers, artistiques, techniques ou même administratifs des arts du spectacle s’est développée. La Bibliothèque nationale de France (BnF) ou le Centre national du costume de scène de Moulins, comme de nombreuses autres institutions ou structures sur tout le territoire, ont ainsi contribué à la mise en place d’actions de sauvegarde, de collecte ou à la mise en œuvre d’outils de recensement des collections ou de leur valorisation. Les textes, comme les archives qui témoignent de la genèse des spectacles, de leur préparation ou de leur production et de leur présentation – manuscrits de pièce, relevés de mise en scène, conduites techniques, maquettes de décor et costumes, partitions, correspondance, programmes, affiches, photographies, captations vidéo, bandes-son… analogiques comme numériques –, viennent compléter ce patrimoine protéiforme et complexe dont ce numéro se propose de tracer et d’interroger les limites et les chemins de patrimonialisation.
5Ainsi, modestement, ce numéro se veut également manifeste afin de rappeler la fragilité de ces patrimoines du théâtre, de témoigner de l’urgence à les préserver et de donner la parole à ceux qui s’y emploient. Que tous ses contributeurs soient ici remerciés pour la qualité de leurs articles qui permettent de dresser un premier état des lieux de cette patrimonialisation et qui contribuent, par leurs réflexions et leurs éclairages, à la collecte, à la conservation et à la connaissance de ces patrimoines comme de leurs créateurs et créatrices.
6Dans cette perspective, nous avons aussi demandé à Jean-Claude Yon, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, historien du théâtre, une introduction réflexive s’appuyant sur l’ensemble des articles présentés en les resituant dans le champ de la recherche théâtrale. Nous le remercions chaleureusement d’avoir accepté ce difficile exercice. Aussi cet éditorial a-t-il essentiellement pour objet de souligner les contours de ce numéro riche qui n’épuise pas pour autant le sujet. Il comporte quelques manques qui, nous l’espérons, susciteront d’autres recherches et travaux.
7Avant toute chose, il s’agissait – davantage que d’accueillir des études historiques – de s’intéresser aux processus de patrimonialisation, de déterminer les difficultés, les questions qui se posent lors de la collecte, du traitement ou de la valorisation d’objets qui souvent ne peuvent s’émanciper de leur contexte de production et d’usage. Ainsi, s’il était souhaité que tous les champs du patrimoine soient considérés, la richesse du sujet et son ampleur ont impliqué de limiter son cadre chronologique à la période moderne et contemporaine. Nous souhaitions ouvrir le numéro à des contributions internationales afin de comparer les approches mais les contributions reçues ont circonscrit le numéro à la France. Nous ne pouvons que le regretter.
8Malgré cela, les propositions d’articles ont été nombreuses, ce qui témoigne de l’intérêt de la thématique. Il s’est donc agi d’opérer un choix qui permette de favoriser une approche tant comparative que prospective.
9L’appel à contributions insistait en préambule sur la diversité et la richesse de ce patrimoine complexe et multiforme. L’enjeu premier était donc pour nous, comme cela a déjà été précisé, de tenter d’en saisir les contours en invitant les acteurs de ces processus de patrimonialisation à présenter, décrire et interroger leurs pratiques ou celles de leurs prédécesseurs. L’axe 1 proposait de questionner les enjeux de la collecte, notamment la pertinence et la nature des éléments à conserver. Les articles retenus ont ainsi mis en évidence le fait que l’objet « théâtre » est une œuvre collective, ce qui génère une multiplicité de gisements d’archives et rend leur collecte d’autant plus difficile, notamment quand, au-delà de la préservation des archives publiques et administratives, on s’intéresse aux archives de création. La perte des sources primaires est plus notable pour le théâtre privé, qui connaît mal les institutions patrimoniales publiques et que ces dernières négligent trop souvent. L’interview de Jean-Michel Ribes témoigne du fait que même dans les cas où les archives sont sauvées, demeure l’éternelle question de la sélection et de ses critères : que conserver, comment, à qui incombe ce choix, comment intégrer la question des usages (remplois, évolution des pratiques, adaptation aux normes, etc.) ?
10En la matière, il existe un nombre important d’ensembles et de collections en mains privées qui sont à l’origine de fonds patrimoniaux, qu’il s’agisse de bibliothèques, d’archives, de mobiliers ou de collections audiovisuelles. Entendre la voix des collectionneurs qui ont présidé à la constitution de ces ensembles, connaître leur motivation, leur méthode d’acquisition, leur ambition aurait contribué à la réflexion sur la diversité des producteurs de ces patrimoines.
11Les contributions de l’axe 2, « Interroger les pratiques de patrimonialisation », complètent et prolongent ces réflexions tout en faisant une large part au retour d’expérience, aux enjeux de cette patrimonialisation et à leur évolution. L’importance d’inclure et de révéler l’activité créatrice des femmes de théâtre est soulignée. Cet apport aurait pu être prolongé par la présentation, par exemple, des travaux de femmes costumières ou décoratrices de théâtre comme Jeanne Lanvin, Alice Courtois, Spéranza Calo-Séailles, dont il reste des témoignages. Peu de contributions sont revenues sur la difficulté à faire entrer certains fonds dans les collections nationales. Ainsi, la donation du fonds du studio Chevojon, agence créée à la fin du xixe siècle, spécialisée dans le reportage de chantiers d’architecture et d’industrie, n’a pas eu lieu. Ce fonds comprend, entre autres, des séries inédites sur les salles de spectacles, leur construction ou encore leur inauguration qui ne sont pas exploitées. La question spécifique de la mémoire des scénographies n’est traitée que sous l’angle des maquettes préparatoires et des théâtres historiques. Elle aurait pu développer le sujet des costumes de scène, d’autant plus que le Centre national du costume et de la scène a déjà lancé la réflexion sur le sujet, mais il fallait faire des choix. Comment rendre l’expérience des représentations, du jeu comme de la dramaturgie ou de la scénographie ? Comment patrimonialiser cet éphémère ? Des captations ? Des prises de vues photographiques ? Aucune proposition n’est malheureusement venue répondre à cette interrogation.
- 2 Voir la page « En scène : Lieux de spectacle en Île-de-France 1910-1940 », du site de la région Île (...)
- 3 Voir la page « Théâtres de Bourgogne ⋅ Patrimoine en Bourgogne–Franche-Comté », du site de la régio (...)
- 4 Voir la page « Salles de spectacle en Bourgogne–Franche-Comté ⋅ Patrimoine en Bourgogne–Franche-Com (...)
12Les contributions de l’axe 3, « Préserver les lieux de spectacle, leur patrimoine mobilier comme immobilier », ont souligné des problématiques propres aux lieux de spectacles, insistant sur le fait que restaurer un théâtre implique de respecter sa valeur patrimoniale tout en s’adaptant aux nouveaux usages. Les auteurs soulignent ainsi l’importance de considérer les sources documentaires pour mener à bien un chantier. Or, bien souvent, ces dernières manquent ou sont lacunaires. Ces lieux sont pour beaucoup des palimpsestes, qui rendent inopérante la notion d’« état originel », amenant parfois à leur réécriture plus ou moins partielle. Par ailleurs, certains architectes de la première moitié du xxe siècle théorisent et proposent un renouveau des formes, tels qu’Auguste Perret ou Charles Siclis. Ni leurs écrits ni leurs réalisations n’ont fait l’objet de proposition de contribution. Il en va de même pour quelques artistes ou décorateurs majeurs qui ont été appelés à orner certaines salles privées ou publiques comme Gustave Louis Jaulmes, Jacques-Émile Ruhlmann ou encore Armand-Albert Rateau dont certains programmes décoratifs sont en cours de restauration. Enfin, plusieurs théâtres de verdure et de plein air ont connu ces dernières années des réhabilitations remarquées, comme le théâtre de verdure du parc de Bécon à Courbevoie (Hauts-de-Seine), œuvre des frères André et Paul Véra (1952), qui a retrouvé son lustre d’antan. De même que plusieurs de ces scènes hors les murs – le théâtre de plein air de la maison de retraite des artistes de Couilly-Pont-aux-Dames (Seine-et-Marne), le théâtre de plein air du centre Jean-Moulin à Fleury-Mérogis (Essonne) et le théâtre du parc Léon Salagnac à Malakoff (Hauts-de-Seine) –, il a reçu le label « Patrimoine d’intérêt régional » décerné par la région Île-de-France, témoignant d’un processus de patrimonialisation en marche. Ces labellisations résultent d’une opération d’inventaire récente2 qui démontre l’intérêt de la thématique auprès de certains services régionaux de l’Inventaire dont l’objectif est de constituer des corpus et pallier le défaut de connaissance sur le sujet. C’est le cas du service régional de Bourgogne–Franche-Comté qui en 1996 avait publié une première étude sur quinze théâtres (1800-1940)3 et mène actuellement un inventaire plus large sur les salles de spectacles4.
13De même, les questions techniques ont, dans l’ensemble, été peu abordées. La conservation et le renouvellement des machineries, leur automatisation ou encore la place du numérique auraient mérité d’être davantage questionnés.
14Enfin, nous avons souhaité, dans ce numéro, comprendre les ressorts de la motivation des créateurs en leur laissant la parole. Pour ce faire, et sur une de nos suggestions, la revue In Situ a inauguré un nouveau format de restitution de la réflexion en produisant deux entretiens filmés dans le cadre d’un partenariat avec le département des Arts du spectacle de l’université de Nanterre, et les étudiants du master 2 Cinéma documentaire et anthropologie visuelle. Sylvie Lombart et Renato Bianchi, responsables l’une après l’autre des services de l’habillement et ateliers des costumes de la Comédie-Française, évoquent comment, depuis la création de ces derniers, ces artisans d’art s’attachent à transmettre les connaissances et les gestes qui fondent l’excellence de leur pratique. Il est émouvant de les entendre décrire le travail d’une repasseuse qui méticuleusement met en forme les godrons de la fraise d’un costume xviiie. Jean-Michel Ribes, qui vient de donner ses archives à la BnF, témoigne de leur versement. Il s’interroge sur la destinée de ce matériel, les traces accumulées, les témoins incarnant les affres de la création, ses doutes, des recherches dont toutes n’ont pas abouti dans la préparation d’un spectacle. Doit-on rendre publiques toutes ces traces ? Son sentiment est probablement plus proche de celui de nombreux « acteurs » du théâtre, qui considèrent que la disparition est inhérente au spectacle vivant, comme le rappelle aussi l’historien Jean-Claude Yon dans son introduction.
15L’ensemble de ces éléments a ainsi pour vocation de constituer le socle de nouvelles recherches susceptibles d’enrichir les réflexions en la matière autour des objets du patrimoine du théâtre, de leur matérialité, des modalités de leur production, mais aussi des pratiques et des usages dans une approche renouvelée et désormais pluridisciplinaire.
Notes
1 JOUVET Louis, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque d'esthétique », 1952, p. 245.
2 Voir la page « En scène : Lieux de spectacle en Île-de-France 1910-1940 », du site de la région Île-de-France : https://www.iledefrance.fr/decouvrir-la-richesse-du-patrimoine/en-scene-lieux-de-spectacle-en-ile-de-france-1910-1940 [lien valide en juillet 2024].
3 Voir la page « Théâtres de Bourgogne ⋅ Patrimoine en Bourgogne–Franche-Comté », du site de la région Bourgogne–Franche-Comté : https://patrimoine.bourgognefranchecomte.fr/etudes-d-inventaire/theatres-de-bourgogne [lien valide en juillet 2024].
4 Voir la page « Salles de spectacle en Bourgogne–Franche-Comté ⋅ Patrimoine en Bourgogne–Franche-Comté », du site de la région Bourgogne–Franche-Comté, https://patrimoine.bourgognefranchecomte.fr/etudes-d-inventaire/salles-de-spectacle-en-bourgogne-franche-comte [lien valide en juillet 2024].
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Julie Faure, Joël Huthwohl et Isabelle-Cécile Le Mée, « Lever de rideau sur les patrimoines du théâtre », In Situ [En ligne], 53 | 2024, mis en ligne le 22 juillet 2024, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/42833 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122p5
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