• 1 Classement de l’ensemble du domaine comprenant le jardin, son cimetière, ses dépendances et deux pr (...)
• 2 Voir sur ce sujet PORTET Élisabeth, « Des costumes pour les théâtres de George Sand à Nohant », In (...)

2Malgré sa taille restreinte, le théâtre de Nohant dispose de tous les aménagements nécessaires à la tenue des spectacles, comprenant des coulisses pour la circulation des comédiens, des appareils d’éclairage et des instruments de bruitage qui contribuent à la mise en ambiance scénique. Tel qu’il nous est parvenu, avec sa scène en hauteur et son décor mobile en perspective, le théâtre résulte des aménagements entrepris par George Sand (1804-1876) dans sa maison à partir de 1849. Si l’arrêt précoce des représentations en 1863 pouvait laisser craindre son abandon, il n’en est rien. Le théâtre conservé dans son lieu d’origine, à l’intérieur même de la demeure, a été classé au titre des monuments historiques le 22 décembre 1952 avec la totalité du domaine1. Le caractère patrimonial de l’ensemble, entièrement préservé par les héritiers de George Sand, est ainsi remarquable par la quantité et la variété du matériel constitué autour de cette pratique : décors, mobiliers et costumes de scène2.

• 3 SAND George, Correspondance, éd. Georges Lubin, Paris, Garnier, 1964-1991, t. X, p. 495, Lettre de (...)

3Le théâtre de Nohant occupe une salle du rez-de-chaussée de l’angle nord-est de la propriété. Il s’inscrit dans la continuité des pièces de réception, au cœur de la vie familiale du domaine où George Sand établit sa résidence principale. Cette maison, située en Berry, est entourée d’un vaste jardin arboré [fig. 2] qui constitue pour elle un refuge propice à l’écriture. Le lieu est aussi un point de rencontre de ses amis, notamment les artistes, à l’époque romantique. Parmi les nombreuses activités qui rythment le quotidien des invités et de la famille, le théâtre prend une place particulière. George Sand confie à la cantatrice Pauline Viardot en 1851 : « Nous menons une vie de cabotins. Nohant n’est plus Nohant, c’est un théâtre, mes enfants ne sont plus mes enfants, ce sont des artistes dramatiques ; mon encrier n’est plus une fontaine de romans, c’est une citerne de pièces de théâtre3. » Après les premières charades improvisées puis les pantomimes costumées qui se déroulent dans le salon à l’automne 1846, le développement de la pratique théâtrale nécessite la création d’une salle dédiée aux représentations.

• 4 Il s’agit vraisemblablement de la chambre occupée par son mari où elle avait installé un billard. S (...)
• 5 SAND George, Correspondance, op. cit. Nos remerciements vont à Vinciane Esslinger pour sa lecture d (...)
• 6 L’arcade du plafond témoigne encore de cette ancienne séparation avec une pièce voûtée attenante.
• 7 Notice marouflée sur l’avant-scène côté jardin du théâtre : « instruction pour monter, démonter et (...)

4Le théâtre est ainsi installé dans une ancienne chambre à partir de novembre 18494. Les lettres de George Sand5 renseignent précisément les principales étapes des travaux menés pour aménager l’espace. Une cloison est supprimée en janvier 1851 afin d’agrandir la pièce et d’accueillir les banquettes des spectateurs6. Cette nouvelle disposition est complétée par la pose d’un plancher, l’ajout de coulisses de chaque côté de la scène et l’ouverture d’une petite loge sur le vestibule, destinée aux changements de costumes. George Sand supervise en 1857 la mise en place du rideau de scène sur cylindre, conservé. Cette configuration reprend les caractéristiques du théâtre à l’italienne où la scène d’illusion en perspective sépare les acteurs du public [fig. 3]. La salle pouvait accueillir jusqu’à soixante personnes qui prenaient place sur des banquettes en bois aux assises numérotées, retrouvées dans les combles de la maison. Leur mode de montage est indiqué dans le théâtre grâce à la présence de la notice d’instruction sur papier marouflé dans l’avant-scène7.

• 8 Alexandre Manceau est le dernier compagnon de George Sand. Il occupe un rôle majeur au sein du théâ (...)

5Le fonctionnement du théâtre est étroitement lié à la vie du domaine et à l’accueil des hôtes. Le nombre de représentations varie selon les années et les saisons ainsi que le nombre d’invités susceptibles d’y participer. La programmation se maintient pendant dix-huit ans, avec des périodes de relâche, pour finalement s’interrompre brutalement en septembre 1863 en raison du départ de George Sand à Palaiseau avec Alexandre Manceau (1817-1865)8.

• 9 Voir la figure 3 de PORTET Élisabeth, « Des costumes pour les théâtres de George Sand à Nohant », a (...)
• 10 Ainsi désigné par George Sand dans l’article qu’elle consacre aux marionnettes. SAND George, « Le t (...)
• 11 Ce label, créé le 13 septembre 2011 par le ministère de la Culture, signale les lieux dont la vocat (...)

6Après la mort de l’écrivaine en 1876, son fils Maurice Sand (1823-1889) hérite du domaine. Homme de théâtre, il continue de faire vivre la salle grâce à son théâtre de marionnettes qui prend place à côté de la grande scène des acteurs, derrière une cloison légère9. Déjà en activité du temps de George Sand, le développement de ce « petit théâtre10 » contribue à l’entretien des lieux. Les filles de Maurice, Gabrielle et Aurore, devenues à leur tour propriétaires du domaine en 1889 après la disparition de leur père, conservent précieusement la salle des théâtres et le matériel correspondant. La donation de la maison et de ses collections à l’État le 6 octobre 1952, par Aurore Lauth-Sand (1866-1961), restée sans descendance, inscrit définitivement le souvenir familial dans une sauvegarde publique. Le monument, ouvert à la visite depuis 1961, est aujourd’hui géré par le Centre des monuments nationaux qui en assure la conservation et la valorisation. Il bénéficie du label « Maison des illustres » depuis 201111.

• 12 Un vaste programme d’aménagement des réserves dans les combles de la maison a été réalisé entre 199 (...)
• 13 L’inventaire a été saisi sur la base de données d’inventaire et de gestion des collections « Collec (...)
• 14 Groupement de restauratrices constitué par Cécile Bringuier avec Fabienne Bois, Laurence Fragne, Gé (...)

7La conservation des décors entreposés dans les combles de la maison12, à l’endroit où se situait vraisemblablement le magasin de décors à l’origine, a été le point de départ d’un projet de valorisation du théâtre afin de renouveler sa présentation au public. Dans cette perspective, un chantier des collections a été programmé pour étudier les caractéristiques techniques de ces ensembles et appréhender les dispositifs d’implantation scéniques à l’aide de relevés des systèmes en place dans le théâtre. La collecte des données devait permettre d’identifier les différents « tableaux » de décors susceptibles d’être remontés sur scène. Les opérations ont donc porté sur la réalisation de l’inventaire et du récolement13, le marquage et l’établissement de constats d’état afin de définir les niveaux d’urgence des altérations observées sur les collections. Le groupement retenu dans ce cadre réunissait les compétences d’un bureau d’études patrimoniales, La Manufacture du Patrimoine, et de restauratrices peinture et mobilier, spécialisées dans les théâtres14. La mission s’est déroulée durant l’année 2018, répartie en quatre sessions de travail dans le monument. Les biens traités lors de ces différentes campagnes comprenaient, en plus des décors, tous les mobiliers et accessoires de jeu, soit près de 390 objets liés au théâtre.

• 15 Les décors du théâtre de marionnettes ont été également intégrés au chantier des collections.

8La principale difficulté rencontrée sur le chantier résidait dans l’association des différents panneaux de décors entre eux, mais surtout dans leur identification pour les rattacher à chaque type de scène. Il fallait, en effet, distinguer les décors du théâtre « des acteurs vivants » de ceux du théâtre de marionnettes qui avaient été mélangés à l’ensemble des châssis15. Le chantier a aussi été confronté à la manipulation délicate des peintures et à l’exiguïté des espaces dans les combles où se situait la zone de traitement. En raison de leurs grandes dimensions, les toiles de fond ont dû être transférées, pour leur étude, vers la grange du domaine (actuel auditorium) par une équipe de transporteurs spécialisés. L’endroit choisi offrait un recul suffisant pour permettre le bon déroulement des opérations [fig. 4]. Des prises de vue ont été effectuées à cette occasion à l’aide d’un portique adapté à la suspension des grands formats.

• 16 Nous remercions le professeur Olivier Bara pour ses précieuses informations sur les pièces de théât (...)
• 17 SAND George, Correspondance, op. cit., t. IX, p. 419, Lettre de George Sand à Emmanuel Arago, 11 ja (...)

11Le décor de la « serre » a été sélectionné pour son originalité et sa mise en relation inédite avec la pièce jouée dans ce décor [fig. 7]. Il s’agit du Datura fastuosa, comédie transcrite sur deux manuscrits de George Sand en 1856 et 1863, adaptée d’un des Contes d’Hoffmann où le personnage principal est un jeune savant qui se retire pour étudier dans la maison d’un vieux botaniste, qui a fait de lui son élève16. Le registre fantastique est très marqué dans ce scénario qui évoque les plantes rares cultivées dans la serre. C’est selon toute probabilité la dernière pièce jouée à Nohant avant l’arrêt définitif des représentations. Le contexte de réalisation de ce décor de treillage aux plantes fleuries est parfaitement documenté grâce aux notes de George Sand dans ses agendas, ainsi que sa correspondance17. Les peintres Bolard et Letac, décorateurs du théâtre du Gymnase à Paris, où elle fait jouer plusieurs de ses pièces, exécutent un stock de décors pour le théâtre lors de leur séjour à Nohant durant l’été 1856. La « serre », vraisemblablement réalisée au début du mois de septembre, fait partie de cet ensemble conçu en un temps record. Cette vitesse d’exécution est permise par la technique de la peinture à la détrempe en colle qui se prête tout à fait aux grands formats grâce à son temps de séchage rapide. L’implantation du décor dans le théâtre se fait sur une structure ajourée faite de tasseaux de bois sur lesquels viennent se fixer les châssis à l’aide de loquets et de clés en bois.

• 18 Au contraire de la multidisciplinarité qui renvoie à l’association de plusieurs disciplines mettant (...)

12Un tel décor constitue un ensemble unique aux multiples facettes tant par les matériaux utilisés que par l’usage spécifique de chaque élément au regard de son implantation sur la scène. Dans cette perspective, le projet de conservation-restauration a favorisé une approche interdisciplinaire18 afin d’appréhender les différents niveaux de lecture et de définir les priorités d’intervention.

• 19 Groupement de restaurateurs constitué par Marie-Noëlle Laurent-Miri, Julie Barth, Anne Courcelle, M (...)

13La restauration des décors et du théâtre proprement dit a été confiée à une équipe constituée de neuf conservateurs-restaurateurs diplômés19 : cinq conservateurs-restaurateurs de peinture ayant déjà travaillé sur des décors à la détrempe ou spécialistes des décors de théâtre, deux conservateurs-restaurateurs en bois et métal, un spécialiste en verre, un conservateur-restaurateur en arts graphiques et l’entreprise Art Transversal pour les relevés d’implantation et les manipulations.

• 20 Chaque spécialiste n’utilise pas les mêmes produits, ou de manière différente, et chacun a sa propr (...)

14Les intervenants en métal, en bois, en peinture ou en arts graphiques ont ainsi été amenés à travailler sur le même objet avec, au départ, leurs habitudes de travail et leur propre vision du degré d’intervention adaptée20. Certains pouvaient envisager une restauration assez poussée là où d’autres considéraient davantage l’objet pour sa valeur d’usage et, à ce titre, ne seraient pas intervenus sur certaines altérations. La réussite d’un tel chantier s’appuie sur la mise en commun des savoir-faire techniques de chacun dans le cadre d’une réflexion collégiale menée par le mandataire du groupement dont le rôle a été crucial.

• 21 L’équipe s’est organisée pour que les châssis, les ciels et les toiles de fond soient traités dans (...)
• 22 Restauration des décors intérieurs du salon et du théâtre et électrification de l’ensemble de la ma (...)

15Les décors sont complexes à manipuler et, pour certains, fragiles, si bien que le travail sur place a été privilégié [fig. 8]. Les opérations se sont déroulées dans la grange21 et dans le théâtre. Seules de petites lanternes en tôle pliée et en verre ont été transférées en atelier après conditionnement. Le chantier a été conduit sur deux sessions au printemps et à l’automne 2021, avec des interventions ponctuelles jusqu’en décembre. La restauration a intégré la prise en charge de l’ensemble des décors du théâtre comprenant le traitement des coulisses, de la scène, de l’avant-scène, aussi bien les murs, les plafonds que les sols, avec le rideau de scène, les châssis fixes et les papiers manuscrits collés sur les murs. Elle incluait aussi son mobilier, l’ancien décor présenté et le nouveau, composé d’un banc, de deux tables, de trois chaises et de trois tabourets qui complètent la nouvelle présentation. Les travaux n’ont toutefois pas porté sur la partie immeuble de la salle des théâtres qui avait déjà fait l’objet d’une réhabilitation complète en 199622.

• 23 Cahier des charges établi par Magali Bélime-Droguet, actuellement chef de la filière Arts Décoratif (...)

16Le cahier des charges indiquait comme objectif la stabilisation du décor de « serre » afin de le présenter au public tout en conservant les traces matérielles d’usage23. Dans cette perspective, plusieurs interventions distinctes étaient attendues :

• 24 Intervention de Laurence Blondaux, restauratrice spécialisée en peintures murales, sur les enduits (...)

17Le théâtre en lui-même était très empoussiéré et encrassé, avec de nombreuses traces d’humidité, des décollements de papier et des usures de passage dans les couloirs de circulation. Les pièces de mobilier associées au décor (tables, chaises et tabourets) présentaient quelques altérations structurelles, mais principalement les traces de leur manipulation, auréoles, encrassement et lacunes de polychromie. Les interventions de conservation-restauration ont porté sur le refixage des polychromies [fig. 9], le dépoussiérage, le décrassage des surfaces, la remise dans le plan et la résorption des déformations pour les toiles libres, les consolidations diverses, la réintégration colorée et la passivation des parties métalliques (semences, ferrures, loquets, charnières) [fig. 10]. Au préalable, les châssis fixes en bois du théâtre ont fait l’objet d’un traitement curatif contre les insectes xylophages. Les murs et les enduits de l’angle nord-ouest de la salle, très altérés, ont été colmatés puis nettoyés pour accueillir le nouveau décor dans de bonnes conditions24 [fig. 11].

• 25 La conception lumière et la refonte de l’éclairage de la salle des théâtres de Nohant ont été réali (...)
• 26 Des fragments de bougies parfumées ont été retrouvés dans le théâtre, témoignant d’une recherche ol (...)

19L’éclairage du théâtre a été complètement révisé à cette occasion pour se rapprocher des températures de couleurs d’origine et contribuer à la mise en ambiance scénique25. Il faut rappeler ici que la conception ingénieuse du système d’éclairage, comprenant des appareils mobiles et intégrés, cherchait à restituer des atmosphères diurnes ou nocturnes en fonction des pièces jouées. La lumière était filtrée par des lanternes supportant des verres colorés ou des réflecteurs en tôle qui renvoyaient indirectement les flux lumineux. Les dispositifs électriques intégrés à cette nouvelle présentation imitent l’éclairage à la bougie de l’époque en tenant compte des normes actuelles, même si la complexité des mécanismes en place reste à découvrir26.

• 27 Dimensions : 285 cm x 37 cm.

20Le chantier a été l’occasion de deux découvertes majeures. La première correspond à l’identification d’un châssis en réserve qui reprend le même décor que les soubassements des murs du théâtre. La prise de mesures, les inscriptions au revers et des essais de placement virtuel ont conduit à penser que ce châssis se situait côté cour devant l’alcôve où se plaçait le piano. Il servait ainsi de séparation entre les instrumentistes et la scène. Pour des raisons d’encombrement, il n’a pas été remis en place, mais sa conservation révèle sa fonction scénique particulière. La deuxième découverte a été le repérage d’un écran d’éclairage, accroché horizontalement au mur dans les coulisses27. Placé devant une rampe, il était destiné à transformer l’ambiance lumineuse de la scène. Sa présence à Nohant constitue un témoignage rare, car il s’agit vraisemblablement du dernier écran de cette époque encore conservé en France. Cet objet est constitué d’un papier rendu translucide par imprégnation d’une résine colorée verte, collé sur un tulle mécanique et mis en tension sur un cadre de bois renforcé par des tiges métalliques. L’ensemble tulle et papier présentait un état de conservation alarmant. L’usage, le vieillissement des matériaux et la sensibilité aux variations d’humidité ont provoqué une explosion du tulle et du papier avec d’importantes lacunes de matière [fig. 13]. Le caractère exceptionnel de cet objet en péril a nécessité une étude dans la suite du chantier afin de déterminer le protocole d’intervention. La restauration de l’écran est actuellement en cours, par une équipe nécessairement interdisciplinaire, compte tenu des matériaux composites qui le constituent.

• 28 RIEGL Aloïs, Le Culte moderne des monuments, son essence et sa genèse [1903], Paris, Éditions du Se (...)
• 29 PHILLIPOT Paul, « La restauration, acte critique », Recherches poïétiques, n^o 3 (« L’acte restaurat (...)

22Dans Le Culte moderne des monuments, Aloïs Riegl a défini toutes sortes de valeurs pour les édifices ou les objets désignés récemment sous le terme de biens culturels : les valeurs de passé (historique, ancienneté, remémoration), de contemporanéité, d’usage, d’art28. Dans le cadre de la conservation du théâtre de Nohant, il est essentiel de comprendre les motivations attachées à ces valeurs qui conditionnent la manière dont il va être présenté au public29.