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Interroger les enjeux de la patrimonialisation du théâtre

Le patrimoine des arts du spectacle en France

Le rôle des établissements spécialisés
The heritage of the performing arts in France. The role of specialised establishments
Joël Huthwohl

Résumés

Les bibliothèques spécialisées dans le domaine des arts du spectacle jouent un rôle spécifique dans la constitution, la conservation et la valorisation de ce patrimoine. Inscrites dans une carte documentaire qui inclut aussi bien des musées que des centres d’archives, elles ont pour ambition de réunir les traces les plus diverses laissées par les performances éphémères du spectacle vivant et jouent la carte de leur complémentarité. Elles se nomment parfois « bibliothèques-musées », soulignant ainsi la difficulté de trouver l’institution la plus adéquate pour préserver la mémoire spécifique des spectacles.

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Texte intégral

  • 1 HUTHWOHL Joël, « Sources et ressources sur les arts du spectacle en France », Revue d’histoire du t (...)

1En France, le patrimoine des arts du spectacle est réparti dans un grand nombre d’institutions – bibliothèques, archives, musées. À la fin des années 1990, on recensait plus de 1 850 collections ou fonds conservés dans 800 établissements du territoire national. Cette statistique est le fruit d’une vaste enquête menée de 1997 à 2000 conjointement par le département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France et le Centre national du théâtre, sous l’égide du ministère de la Culture et de la Communication1. Les résultats de ce travail ont ensuite nourri une base de données, le Répertoire des arts du spectacle, qui permettait de localiser les ressources utiles à la recherche en arts du spectacle. Ils dressaient aussi une cartographie inédite de ce patrimoine dans laquelle apparaissait à la fois un partage sinon insoupçonné du moins mal connu des ressources, mais aussi une grande disparité des situations, certains établissements étant recensés pour un seul ensemble – la bibliothèque des frères Coquelin à la bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer –, d’autres pour des dizaines comme la Bibliothèque nationale de France ou les Archives nationales. La mise en ligne du Répertoire eut d’ailleurs pour effet la mise en valeur de ces ensembles isolés, plus faciles à décrire, aux dépens parfois des grandes structures pour lesquelles répondre à l’enquête demandait un investissement important. L’objectif de l’opération étant avant tout de localiser des ressources, l’analyse des processus historiques et institutionnels qui ont donné naissance à un tel paysage documentaire n’a pas été prioritaire, notamment l’étude de la place que jouent les établissements spécialisés dans la constitution, la transmission et la valorisation de ce patrimoine. Il est d’autant plus intéressant de s’y pencher que le domaine des arts du spectacle, en particulier du théâtre, recouvre une réalité complexe caractéristique de la nature d’un patrimoine polymorphe toujours en quête de l’institution idéale pour le faire vivre.

Un patrimoine en pleine expansion

  • 2 THOMAS Michèle, « Les prédécesseurs d’Auguste Rondel », in THOMASSEAU Jean-Marie (dir.), Le Théâtre (...)
  • 3 HUTHWOHL Joël, « Du galetas au musée. Les collections de la Comédie-Française du xviiie siècle à l’ (...)
  • 4 GITEAU Cécile, « Une centrale documentaire au service des praticiens du théâtre et de la recherche  (...)

2L’expression « mémoire de l’éphémère » est un des lieux communs des études sur le patrimoine des arts du spectacle. Elle recouvre malgré tout une réalité spécifique à laquelle peu d’autres secteurs sont confrontés, celle de garder trace d’œuvres appartenant à un art vivant, celui du théâtre, mais aussi de la danse, du cirque, du mime, de la marionnette, de la chanson, du music-hall, etc. Certes, les musées d’histoire, d’ethnologie ou d’histoire naturelle ont aussi affaire avec le vivant et avec la conservation de l’empreinte d’événements du passé, mais la question de l’œuvre d’art est absente ou marginale dans leurs missions. La prise de conscience de la nature spécifique du patrimoine des arts du spectacle ne s’est d’ailleurs faite que relativement tardivement, à la fin du xixe siècle. Auparavant, la notion de littérature dramatique prédomine et donne naissance à des collections théâtrales dont certaines sont demeurées célèbres comme la collection du comte de Pont-de-Veyle ou la collection du marquis de Soleinne2. La typologie des documents réunis par ces collectionneurs est limitée ; il s’agit essentiellement de livres imprimés, de périodiques et, dans une moindre mesure, de manuscrits de pièces, ensembles d’écrits auxquels sont joints parfois estampes et dessins. La situation évolue dans le dernier quart du xixe siècle avec des personnalités comme Charles Nuitter (1828-1899), dramaturge passionné par l’Opéra de Paris qui met tout en œuvre pour sauver non seulement son répertoire, mais ses archives administratives et artistiques et est à l’origine de la bibliothèque-musée de l’Opéra. De même, le moliériste Georges Monval (1845-1910), s’il ne fonde pas la bibliothèque-musée de la Comédie-Française, lui donne un éclat nouveau sous l’administration de Jules Claretie3. Mais c’est l’action d’Auguste Rondel (1858-1934) qui change radicalement l’approche de ce patrimoine [fig. 1]4. Non seulement il constitue une bibliothèque théâtrale inégalée, mais il est le pionnier de la documentation théâtrale et rassemble des milliers de programmes et coupures de presse sur l’histoire et l’actualité des spectacles en France. Il s’intéresse aussi aux archives à proprement parler et n’hésite pas à acheter celles du Théâtre du Palais-Royal à un de ses anciens directeurs, Eugène Héros. Par ailleurs, il constitue une iconographie exceptionnelle sur les arts du spectacle, faite de dessins, de gravures et de photographies. Le don de sa collection à l’État en 1920 est à l’origine du futur département des Arts du spectacle fondé à la Bibliothèque nationale en 1976.

Figure 1

Figure 1

Auguste Rondel dans sa bibliothèque au Palais-Royal où elle fut installée initialement, entre 1920 et 1924. Photographie conservée à la Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle.

© Photographe inconnu / Reproduction BnF-Arts du spectacle.

  • 5 Voir les deux numéros de la revue Théâtre/Public, no 197, 2010, et no 1999, 2011.

3Au fil du siècle, le champ d’investigation et de collecte n’a cessé de s’étendre. La collection Auguste Rondel a attiré à elle les archives des créateurs, et notamment des metteurs en scène comme Jacques Copeau, puis ceux du Cartel comme Louis Jouvet ou Gaston Baty. De même, une place nouvelle a été faite aux archives techniques avec le don, en 1969, des papiers de l’Association des régisseurs de théâtre (ART) à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Parallèlement, ce sont les archives sonores5 et bientôt filmées qui font leur entrée dans les bibliothèques spécialisées. Plus récemment, la conservation des costumes de scène a trouvé elle aussi utilité et légitimité. Le travail militant des responsables des collections de la BnF, de la bibliothèque-musée de la Comédie-Française et de l’Opéra de Paris a abouti, avec le soutien de l’État et de la Ville de Moulins, à la création d’une nouvelle structure, le Centre national du costume et de la scène (CNCS), en 2006. Notons aussi l’entrée des premiers fonds d’archives d’éclairagistes à la BnF avec celles de Geneviève Soubirou en 2018 et de créateurs son avec celles de Daniel Deshays en 2019. Aujourd’hui, c’est la question des archives numériques natives qui se posent avec le plus d’acuité, non seulement celles qui proviennent des sites internet des théâtres et des compagnies, collectés par la BnF depuis la loi sur le dépôt légal du web en 2009, mais aussi le foisonnement des photographies numériques, des documents de diffusion numériques – invitations, newsletters, dossiers de presse – et les archives de la création dont la forme est de plus en plus digitale. Dans les archives données par l’auteur dramatique Wajdi Mouawad à la BnF en 2023, outre les manuscrits autographes, les brouillons numériques sont nombreux et indispensables à toute étude génétique. Ces enrichissements ont amené la BnF à développer une nouvelle filière baptisée Acquisitions et Dons de documents numériques (ADDN) qui permet le déchargement, le tri et la communication du numérique natif. Le basculement dans un monde digital est un mouvement général et ne touche pas uniquement le patrimoine du spectacle vivant, mais la position particulière des bibliothèques et établissements spécialisés exige de leur part la prise en charge de l’ensemble des nouveaux types de documents émergents afin de ne manquer aucune trace pouvant donner corps à la « mémoire de l’éphémère ».

  • 6 SANJUAN Agathe, « À la recherche du spectacle perdu : les spécificités du patrimoine des arts du sp (...)

4L’ambition d’une telle ouverture à tout type de documents, du texte à la maquette, du relevé de mise en scène au programme [fig. 2], de la photographie au costume, de l’affiche à l’enregistrement, de la conduite technique aux accessoires de scène, ne répond pas seulement à un goût de l’accumulation et à l’ambition illusoire de faire barrage à la disparition inéluctable des œuvres du spectacle vivant. En refusant de limiter la typologie des documents et objets collectés, les établissements spécialisés jouent la carte de la complémentarité des sources. L’étude d’un costume n’est jamais aussi riche que si l’on peut confronter l’objet lui-même aux photographies, à la captation du spectacle, à la maquette préparatoire du costumier [fig. 3] et aux notes d’intention du metteur en scène6. À un niveau plus global, la prise en compte de cette diversité de supports est le reflet d’une œuvre qui, à de très rares exceptions, est collective et engage de multiples artistes et techniciens.

Figure 2

Figure 2

Programme de tournée de Sarah Bernhardt en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique illustré par un portait de l'artiste dans le rôle de Marguerite Gautier dans La Dame aux camélias d'Alexandre Dumas fils, par Alfons Mucha, septembre-octobre 1907. Conservé à la Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle.

Reproduction BnF-Arts du spectacle.

Figure 3

Figure 3

Maquette de costume pour Dom Louis (Pierre Renoir) par Christian Bérard dans Dom Juan de Molière, mise en scène de Louis Jouvet, Théâtre de l’Athénée, 1947. Gouache sur papier et échantillons de tissus, 500 x 328 mm, conservée à la Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle (MAQ-7460).

Reproduction BnF-Arts du spectacle.

Cartographie et imaginaires

  • 7 HUTHWOHL Joël, « Émergence et constitution d’un patrimoine spécifique des arts du spectacle », Bull (...)

5Dans la multitude des établissements conservant une part du patrimoine des arts du spectacle, les entités spécialisées sont en réalité peu nombreuses. La principale est le département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France, avec son antenne à la Maison Jean-Vilar à Avignon. Plus de 28 kml (kilomètres linéaires) de collections de toute nature, du xve siècle à nos jours, couvrant non seulement le domaine du théâtre, mais l’ensemble du spectacle vivant, et une part de la mémoire du cinéma, pour la période avant 1950. Peuvent aussi être mentionnées les entités dépendant de lieux de création, les bibliothèques-musées de l’Opéra – rattachée au département de la Musique de la BnF – et de la Comédie-Française ainsi que la bibliothèque Jean-Louis-Barrault à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Par ailleurs, la Bibliothèque historique de la Ville de Paris développe une section dédiée au théâtre, faisant suite au don de l’ART ; la Société des auteurs et compositeurs dramatiques a sa propre bibliothèque dont les archives remontent à sa fondation, à la fin du xviiie siècle ; et l’université Sorbonne Nouvelle possède au sein de la bibliothèque (ou « théatrothèque ») Gaston-Baty non seulement les ouvrages indispensables aux chercheurs et étudiants, mais aussi quelques ensembles patrimoniaux significatifs. Il faut enfin citer la collection de la Société d’histoire du théâtre, installée sur le site Richelieu de la BnF, qui conserve livres, revues et archives réunies au fil du temps par ses membres. Ces établissements conservent entre un et trois kilomètres linéaires de collections. Il faut ajouter aujourd’hui le CNCS, premier musée français entièrement dédié au spectacle. Au-delà du périmètre du théâtre, on peut mentionner aussi, pour les arts de la marionnette, le musée Gadagne à Lyon, et pour les arts et traditions populaires, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille (MUCEM). Cette cartographie met toutefois sur le même plan des situations contrastées en termes de taille et de capacité à conserver l’éventail complet des types de documents et objets constituant le patrimoine du spectacle. La filiation connue entre collections privées et bibliothèques explique sans doute que ces dernières constituent l’essentiel des établissements spécialisés dédiés au spectacle vivant en France. Mais la dénomination de la structure cache une réalité diverse. D’une part, la plupart de ces bibliothèques conservent, au-delà des livres et manuscrits attendus, une abondante documentation, des archives et, de manière plus ou moins importante, des objets7. D’autre part, le monde du patrimoine du spectacle utilise volontiers une terminologie hybride, celle de bibliothèque-musée, dont l’appellation se retrouve à l’échelle internationale dans le nom de l’association qui réunit l’ensemble de ces institutions spécialisées : la Société internationale des bibliothèques et musées des arts du spectacle (SIBMAS), fondée en 1954 par André Veinstein, alors responsable des Collections théâtrales à la Bibliothèque nationale. Le sigle SIBMAS se décline aujourd’hui en « société internationale des bibliothèques, des musées, archives et centres de documentation des arts du spectacle », appellation symptomatique d’une quête de l’institution idéale, par ailleurs variable selon les cultures et les histoires nationales : le département des Arts du spectacle fait partie d’une bibliothèque nationale, mais la section dédiée aux performing arts est dans un musée, le Victoria and Albert Museum à Londres, et le Centre de Documentació i Museu de les Arts Escèniques de Barcelone est rattaché à l’Institut du théâtre, etc.

6À différentes périodes, l’idée de créer une institution fédératrice et indépendante dédiée aux arts du spectacle en France a émergé. La première esquisse pourrait se situer en 1920, lorsque la collection d’Auguste Rondel donnée à l’État rejoint des locaux au Palais-Royal, à proximité de la Comédie-Française, avec l’idée à terme de réunir les archives du premier théâtre national avec la plus importante collection particulière sur le sujet. La Comédie-Française ayant depuis la fin du xixe siècle l’ambition de plus en plus affirmée d’ériger sa collection d’œuvres d’art en musée, aurait pu naître un nouveau lieu de mémoire central et ouvert. Les hasards de l’administration des bâtiments publics en ont voulu autrement. Avec la nomination d’André Veinstein à la tête des Collections théâtrales en 1953, bientôt secondé par Cécile Giteau, s’ouvre une période de plus de vingt ans durant laquelle les deux responsables se battent pour que la France se dote enfin d’une institution indépendante8, une « bibliothèque-musée nationale des arts du spectacle » pour laquelle de multiples localisations ont été envisagées à Paris et en province. Le départ de Veinstein pour l’Université après 1968, la création du département des Arts du spectacle et l’échec des dernières tentatives d’émancipation au début des années 1980 signent la fin d’un rêve. Il renaîtra régulièrement par la suite. En 1995, Jean-Pierre Thibaudat signait une chronique intitulée « Vers un musée des arts de la scène ? » qui faisait le constat que toutes les archives du théâtre ne pourraient pas entrer rue de Richelieu et qu’il fallait une vraie « maison » pour ce patrimoine9. En 2008, la Revue d’histoire du théâtre publie un numéro intitulé « Mémoires de l’éphémère : quel patrimoine pour le spectacle vivant ? » dans lequel Béatrice Picon-Vallin s’interroge sur le rapport de notre théâtre à l’histoire10 et milite en faveur d’un « musée pour le théâtre ».

Les collections spécialisées aujourd’hui : défis et enjeux

7Une des raisons avancées pour expliquer l’absence d’un véritable musée du théâtre en France est le manque d’intérêt que les artistes porteraient à leur propre histoire et leur volonté de faire génération après génération table rase du passé. Il y a du vrai dans cette analyse, elle est toutefois insuffisante. L’hésitation entre différents types d’institutions est sans doute une autre explication dans un pays où le ministère de la Culture est organisé selon les domaines et les types d’institutions – service des Musées de France, service des Archives de France, service du Livre et de la Lecture… Difficile de faire entrer le patrimoine des arts du spectacle dans une seule de ces cases. Une troisième raison, plus intrinsèque à ce patrimoine, mérite aussi d’être soulignée : la nature même des collections, leur diversité. Elles réclament des outils et des expertises qui recouvrent l’ensemble des documents et objets qui les constituent. Il faut savoir conserver du papier, des photographies [fig. 4], des textiles, des bandes magnétiques, des données numériques, etc., et savoir les restaurer au besoin. Il faut aussi développer les outils adéquats pour les inventorier. Or les musées n’ont pas la même approche que les archives ou les bibliothèques. Certes, les systèmes de description peuvent dialoguer, mais les logiques et les terminologies qui les sous-tendent sont différentes. La complexité du patrimoine des spectacles peut parfois être un obstacle à sa prise en compte globale. Les moyens peuvent manquer en bibliothèque pour conserver les objets, les outils peuvent faire défaut dans les musées pour inventorier les archives. Qui trop embrasse mal étreint ?

Figure 4

Figure 4

Samuel Beckett pendant les répétitions d’En attendant Godot à l’Odéon, mise en scène de Roger Blin, 1961, tirage argentique de Roger Pic conservé à la Bibliothèque nationale de France.

© Roger Pic / Reproduction BnF-Arts du spectacle.

8À quoi il peut être répondu que la division des traces les rend souvent incompréhensibles. Leur réunion est en tout cas féconde sur divers plans. Elle donne sa cohérence à une politique documentaire active de collecte et d’acquisitions, de manière à combler les manques et renforcer les points forts des collections et à constituer, aux côtés des collections à proprement parler patrimoniales, des bibliothèques de sources et d’études, française et étrangères, qui nourrissent le travail des chercheurs. Dans le domaine de la recherche, les institutions spécialisées sont facilement porteuses de programmes dédiés. Ainsi la Comédie-Française est-elle membre actif d’un programme international sur ses Registres journaliers11 ou la BnF du programme ANR « Écrire l’histoire de l’oralité » (ÉCHO) sur les archives sonores, sans oublier le rôle que joue la bibliothèque Gaston-Baty dans la vie de la recherche à l’université Sorbonne Nouvelle. Par ailleurs, étant consacrées à un domaine, elles sont les mieux à même de les inscrire dans leur programmation culturelle. Le CNCS en est l’exemple récent le plus probant, mais la BnF, sur ses différents sites, François-Mitterrand, Richelieu, bibliothèque-musée de l’Opéra et Maison Jean-Vilar, est sans doute l’établissement qui a organisé le plus d’expositions et de manifestations autour des arts du spectacle et notamment du théâtre. L’ouverture du musée de la BnF en septembre 2022 fait une place permanente aux arts du spectacle dans les collections présentées au public [fig. 5]. Il ne faut pas oublier non plus les actions de la Comédie-Française dans ses espaces publics. De même, les productions en ligne – catalogues, banques d’images, sites pédagogiques – émanent principalement des collections spécialisées : portail La Grange, Entendre le théâtre, etc. pour ne citer que des réalisations récentes. Ces institutions se connaissent et travaillent ensemble comme le démontrent les collaborations fréquentes entre le CNCS, la BnF et la Comédie-Française, ou les visites réciproques des bibliothèques, ou encore l’hébergement de la Société d’histoire du théâtre à la BnF. Entre les îles de cet archipel, les circulations sont nombreuses, en commençant par celles des publics.

Figure 5

Figure 5

Rotonde du musée de la Bibliothèque nationale de France, Paris, 2021.

© Elie Ludwig / BnF.

9Un autre enjeu est celui de la visibilité de ces collections dans le monde des artistes et des liens qui peuvent être tissés avec eux. Les institutions spécialisées peuvent jouer un rôle moteur dans la prise de conscience que ce patrimoine est à sauvegarder. Les artistes, metteurs en scène, auteurs, acteurs, décorateurs, costumiers, éclairagistes se tournent volontiers vers elles pour mettre sous bonne garde leur mémoire et la rendre disponible au public. On soulignera toutefois que le périmètre de la collecte, faite presque exclusivement par des institutions publiques, s’il englobe sans difficulté les archives privées des artistes, a parfois tendance à oublier les traces de l’activité des théâtres privés. C’est un point de vigilance à garder à l’esprit. À cet afflux d’archives répond celui des chercheurs en arts du spectacle qui convergent vers leurs salles de lecture et donnent ainsi toutes leurs chances à ce patrimoine d’être exploré. La précieuse complémentarité soulignée à propos des documents et objets est d’ailleurs vraie à l’échelle des fonds et collections et milite en faveur, sinon d’une centralisation, du moins vers des regroupements. Faire l’histoire du Théâtre du Soleil passe par la consultation de ses archives, mais aussi de celles de la costumière Françoise Tournafond ou du scénographe Roberto Moscoso. Se crée ainsi une communauté de mémoire sur les traces de la création collective.

Une mémoire partagée

10L’ambition bien française et bien naturelle de créer une grande institution fédératrice qui conserve l’ensemble de la mémoire nationale des arts du spectacle et la donne à consulter et apprécier aux publics n’est que partiellement réalisée, même si la BnF fait désormais une place aux arts du spectacle dans son musée ouvert en 2022 et programme des expositions dans le domaine, si le CNCS donne à voir une part de ce patrimoine à travers le prisme du costume et de la scénographie, si de nombreux trésors de la Comédie-Française sont visibles grâce aux visites organisées dans les espaces privés du théâtre, etc. On peut se réjouir par ailleurs d’une charge partagée et d’une diversité fertile de moyens, au-delà même des entités spécialisées. La dispersion des sources que reflète le Répertoire des arts du spectacle peut donner le vertige, mais elle témoigne d’une conscience collective de l’importance de ce patrimoine. Elle répartit aussi les missions entre de multiples institutions et organismes. Elle fait des bibliothèques et musées spécialisés non pas les détenteurs et les responsables exclusifs de cette mémoire, mais leur donne un rôle fédérateur et moteur dans le processus de patrimonialisation et valorisation des arts du spectacle. Louis Jouvet, à son retour d’Amérique du Sud, au moment où il refondait la Société d’histoire du théâtre, se lamentait que la France n’ait pas de « musée d’art dramatique » et il rêvait que la collection Auguste Rondel soit le ferment de ce futur musée, sans doute une bibliothèque-musée. Faisons nôtre ce rêve, et n’ayons pas peur de le partager.

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Notes

1 HUTHWOHL Joël, « Sources et ressources sur les arts du spectacle en France », Revue d’histoire du théâtre, 1998-4, no 200, p. 389-394.

2 THOMAS Michèle, « Les prédécesseurs d’Auguste Rondel », in THOMASSEAU Jean-Marie (dir.), Le Théâtre au plus près. Pour André Veinstein, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2005, p. 223-238.

3 HUTHWOHL Joël, « Du galetas au musée. Les collections de la Comédie-Française du xviiie siècle à l’entre-deux-guerres », Revue d’histoire du théâtre, 2008-1, p. 29 à 38.

4 GITEAU Cécile, « Une centrale documentaire au service des praticiens du théâtre et de la recherche », in THOMASSEAU Jean-Marie (dir.), Le Théâtre au plus près, op. cit., p. 239-262.

5 Voir les deux numéros de la revue Théâtre/Public, no 197, 2010, et no 1999, 2011.

6 SANJUAN Agathe, « À la recherche du spectacle perdu : les spécificités du patrimoine des arts du spectacle », in LECLERCQ Nicole, ROSSION Laurent & JONES Alan R. (dir.), Capter l’essence du spectacle, un enjeu de taille pour le patrimoine immatériel/Capturing the Essence of Performance, the Challenge of Intangible Heritage, [congrès de la SIBMAS, Glasgow, 25-29 août 2008], Bruxelles, New York, Peter Lang, 2010, p. 91-104.

7 HUTHWOHL Joël, « Émergence et constitution d’un patrimoine spécifique des arts du spectacle », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2011, no 4, p. 32-35.

8 GITEAU Cécile, art. cit., p. 252-253.

9 Voir en ligne : https://www.liberation.fr/culture/1995/04/15/vers-un-musee-des-arts-de-la-scene-la-rue-de-richelieu-ne-suffira-pas-a-abriter-toutes-les-archives-_130057/ [lien valide en juin 2024].

10 PICON-VALLIN Béatrice, « Un musée pour le théâtre », Revue d’histoire du théâtre, 2008-1, p. 13.

11 Voir https://www.comedie-francaise.fr/fr/registres-journaliers [lien valide en juin 2024]

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Table des illustrations

Titre Figure 1
Légende Auguste Rondel dans sa bibliothèque au Palais-Royal où elle fut installée initialement, entre 1920 et 1924. Photographie conservée à la Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle.
Crédits © Photographe inconnu / Reproduction BnF-Arts du spectacle.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/41493/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 296k
Titre Figure 2
Légende Programme de tournée de Sarah Bernhardt en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique illustré par un portait de l'artiste dans le rôle de Marguerite Gautier dans La Dame aux camélias d'Alexandre Dumas fils, par Alfons Mucha, septembre-octobre 1907. Conservé à la Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle.
Crédits Reproduction BnF-Arts du spectacle.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/41493/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 523k
Titre Figure 3
Légende Maquette de costume pour Dom Louis (Pierre Renoir) par Christian Bérard dans Dom Juan de Molière, mise en scène de Louis Jouvet, Théâtre de l’Athénée, 1947. Gouache sur papier et échantillons de tissus, 500 x 328 mm, conservée à la Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle (MAQ-7460).
Crédits Reproduction BnF-Arts du spectacle.
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Fichier image/jpeg, 234k
Titre Figure 4
Légende Samuel Beckett pendant les répétitions d’En attendant Godot à l’Odéon, mise en scène de Roger Blin, 1961, tirage argentique de Roger Pic conservé à la Bibliothèque nationale de France.
Crédits © Roger Pic / Reproduction BnF-Arts du spectacle.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/41493/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 299k
Titre Figure 5
Légende Rotonde du musée de la Bibliothèque nationale de France, Paris, 2021.
Crédits © Elie Ludwig / BnF.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/docannexe/image/41493/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 259k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Joël Huthwohl, « Le patrimoine des arts du spectacle en France »In Situ [En ligne], 53 | 2024, mis en ligne le 18 juin 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insitu/41493 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122pc

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Auteur

Joël Huthwohl

Directeur du département des Arts du spectacle, Bibliothèque nationale de France

joel.huthwohl@bnf.fr

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