1Pendant de nombreuses années, la restauration d’avions se résumait souvent à un traitement extérieur, généralement un décapage suivi d’une nouvelle couche de peinture pour présenter un appareil connu du grand public.
2Depuis une quinzaine d’années, la préservation du patrimoine aéronautique s’est rapprochée de la préservation du patrimoine culturel et la restauration d’avions s’est professionnalisée. Aujourd’hui, une « restauration » qui se limiterait à repeindre un avion peut encore se pratiquer mais il existe désormais de multiples possibilités d’intervention, de la plus superficielle à la plus intrusive.
- 1 - Restaurations réalisées sous la responsabilité de l’auteur de l’article.
3Après une présentation de quelques spécificités liées à l’intervention sur ces collections, deux restaurations réalisées au sein des ateliers du musée entre 2012 et 2016 seront évoquées1. Bien qu’opposées dans leurs logiques d’intervention, elles œuvrent toutes les deux à la préservation de notre patrimoine aéronautique.
4L’aviation a toujours été une activité dangereuse, où la panne a des conséquences tragiques. Ainsi, dès le début, on a recherché la fiabilité des appareils. Contrairement à l’automobile, où l’on n’intervient généralement qu’après un dysfonctionnement, dans l’aviation, on veille à changer un élément avant que celui-ci ne soit défaillant. On ne peut pas s’arrêter au bord de la route en cas de problème !
5Chaque composant constituant un avion s’est vu attribuer un nombre d’heures de fonctionnement ou de cycles « décollage-atterrissage » à l’issue desquels il est envoyé en maintenance et remplacé par un équivalent révisé.
6Si remplacer un pneu ou changer l’huile d’un moteur régulièrement semble évident, il faut savoir que chaque élément constituant un aéronef suit cette règle. Ainsi, les moteurs, les instruments, les trains d’atterrissage, les hélices, etc. sont déposés au bout d’un certain moment et révisés ou remplacés. Un moteur révisé est remonté sur un autre avion du même type et ainsi de suite. La structure même de l’avion (la cellule) est elle aussi révisée à intervalles réguliers. Dans ce cas, c’est une « grande visite », au cours de laquelle l’avion est pratiquement déconstruit2.
7Cette pratique existe depuis les débuts de l’aviation.
8Sur les avions, pendant la Seconde Guerre mondiale, certains équipements, notamment les moteurs, n’étaient en service que quelques dizaines d’heures avant de repartir en révision. En 1945, les moteurs des chasseurs américains P51 Mustang étaient considérés comme du « consommable ». Les usines en produisaient tellement qu’ils n’étaient même plus conçus pour être révisés ; ils étaient tout simplement remplacés par un moteur neuf après avoir effectué le nombre d’heures de fonctionnement prévu.
9Cette contrainte de fiabilité a des conséquences dans l’activité patrimoniale actuelle.
10Aux questionnements habituels face à des objets techniques peuvent s’ajouter les interrogations suivantes :
11- Puisque tous les équipements sont susceptibles d’avoir été changés ou remplacés à un moment ou un autre de la vie de l’appareil, quelle attitude doit-on avoir face à une pièce manquante ou un élément non contemporain de l’avion ? (généralement un équipement plus moderne)
12- Doit-on compléter l’appareil avec des éléments manquants originaux prélevés dans les réserves du musée ou laisser des vides, sachant que les équipements attenants ont peut-être été remplacés la veille de leur dépôt dans les collections ?
13- Doit-on remplacer un entoilage très abîmé (qui a déjà été changé plusieurs fois durant la vie de l’appareil) avec la technique de pose originale ou chercher coûte que coûte à conserver l’entoilage original avec des méthodes qui vont introduire des faux techniques ?
14Pour ces objets à potentiel limité, il est impossible de revenir à un état originel (avec les équipements de sortie d’usine par exemple). Au mieux, ils peuvent être complets avec tous leurs équipements mais probablement pas ceux des débuts car ils ont été remplacés plusieurs fois au cours de la vie de l’avion.
15Après l’arrivée du Super Étendard no 64, le 2 juin 2010, au musée de l’Air et de l’Espace, tous les équipements qui avaient encore du potentiel ont été déposés pour être réutilisés sur les autres avions qui volaient encore en flottille (le dernier vol d’un Super Étendard en France eut lieu six ans plus tard, en juillet 2016). Par contre, il n’y a pas de pièces manquantes ; tout ce qui a été déposé par les mécaniciens de la Marine nationale a été remplacé par un équipement du même type mais en fin de vie. Parmi les équipements remplacés, on peut citer le moteur, la verrière, les roues, des instruments3…
16Il arrive aussi que certains équipements classifiés (soumis au secret militaire) sont donnés au musée, qui doit alors attendre qu’ils soient déclassifiés pour les réintégrer dans l’avion. La procédure peut prendre des dizaines d’années.
17Pour faciliter la réflexion sur ces objets complexes et composites, un essai de classification a été établi par le musée national de l’Air et de l’Espace, à Washington (NASM)4, à la fin des années 1970. Chaque projet est unique ; néanmoins, pour nous aider à choisir la méthode la plus adaptée, des catégories d’avions et des niveaux de condition initiale peuvent être définis, entraînant des méthodes de conservation/restauration différentes.
18La restauration des avions, bien que récente, touche un domaine très vaste, et ces pistes de classement permettent de prendre un recul nécessaire avant toute intervention.
19La version présentée ici a été légèrement modifiée au fil de notre propre expérience au musée de l’Air et de l’Espace.
20Ces avions seront préservés le plus possible ; la restauration restant exceptionnelle, avec pour but de conserver le maximum d’équipements d’origine. L’ajout d’éléments manquants n’est pas souhaitable, sauf si on s’appuie sur des sources incontestables. Par exemple, remettre un instrument manquant (qui avait été gardé par le pilote et que ses descendants donnent au musée) ou réinstaller un équipement qui était exposé dans un autre musée.
21La navette spatiale Discovery5 a été préservée avec son usure de fonctionnement. Elle avait été sélectionnée avant même son dernier vol pour rejoindre le NASM6 et après celui-ci, en février 2011, elle fut préparée spécialement pour sa future entrée dans les collections, ce qui eut lieu en avril 2012. L’intervention a surtout consisté à déposer tous les éléments dangereux et polluants pour les remplacer par des équipements originaux inertes7.
22Ceux-ci sont souvent des pièces uniques, au même titre que la catégorie précédente, mais comportant des aspects plus technologiques. Citons par exemple le Concorde 001 du musée de l’Air et de l’Espace, prototype du futur avion Concorde, qui fit son premier vol le 2 mars 19698.
23La question du rajout d’un équipement se pose ici sous un autre angle. En effet, ces prototypes sont généralement équipés d’appareillages très spécifiques qui, s’ils sont manquants, seront de toute façon très difficiles à retrouver.
24Dans ce cas, on s’attache à la conservation d’un modèle. L’ajout d’éléments manquants est souhaitable pour conserver la cohérence de l’objet et sa raison d’être : le témoin d’une technologie à un moment de l’histoire.
25Cette catégorie est la plus représentée dans les collections des musées aéronautiques du monde. Par exemple, notre Super Étendard no 64.
26Deux exemples :
27- Le Bell X-1 piloté par Chuck Yeager est le premier avion à passer officiellement le mur du son le 14 octobre 1947. Exposé au NASM9, c’est à la fois un objet historique et un prototype10.
- 11 - Concorde Sierra Delta et prototype 001 exposés au Musée de l’Air et de l’Espace. Source Wikipédia (...)
28- Le Concorde Sierra Delta du musée de l’Air et de l’Espace est à la fois objet historique et représentatif d’un type11.
29L’état initial de l’appareil entre aussi en ligne de compte, on peut le classer en cinq niveaux :
30Niveau 1 : avion 100 % original et en très bon état.
31L’objet n’a besoin que d’interventions de préservation afin de stabiliser sa condition ; il faut se concentrer sur ce qui pourrait entraîner de futures dégradations (conservation préventive).
32Ce P38 Lightning exposé au NASM12 est dans son état d’origine avec ses marques d’usage, témoignage de son fonctionnement. Les appareils dans cet état initial sont rares dans les collections muséales. Cependant, depuis quelques années, les musées s’attachent à préserver le plus possible les nouveaux objets qui arrivent dans leurs collections pour conserver les traces d’usure, témoins de leur fonctionnement, et surtout, éviter de lourdes et coûteuses restaurations futures.
33Niveau 2 : avion usé mais qui peut être exposé.
34On peut envisager pour ces avions des actions de préservation et de petites interventions curatives si nécessaire mais l’usure de fonctionnement doit être préservée.
35Le B 26B Marauder « Flak Bait » a été sélectionné dès la fin de la Seconde Guerre mondiale pour être préservé dans un musée. Démonté et mis en réserve, seul le tronçon avant était exposé au NASM13. Aujourd’hui, il est en cours de restauration dans les ateliers du musée avec pour objectif de l’exposer entier pour la première fois depuis soixante-dix ans en préservant le plus possible ses marques d’usage14.
36Niveau 3 : avion détérioré ou incomplet.
37Les causes sont souvent liées à un mauvais usage, un mauvais stockage, voire à du vandalisme. Une intervention de restauration complète pour refaire ou compléter les parties manquantes est généralement proposée.
38Le Vautour IIB restauré entre 1998 et 2002 dans les ateliers du musée de l’Air et de l’Espace entre dans cette catégorie. Après avoir passé trente ans en extérieur, la détérioration de l’objet était telle que la seule façon de le préserver était une restauration totale afin de traiter tous les foyers de corrosion, refaire la verrière cassée, restituer les parties détruites par vandalisme, remplacer les instruments volés et lui rendre ses couleurs originales15.
39Niveau 4 : épave à reconstituer.
40Suivant les objectifs du musée, plusieurs partis d’intervention sont possibles : restauration complète, reconstruction partielle ou fabrication d’un fac-similé afin de préserver l’original. La faisabilité de telles entreprises dépend aussi de l’existence d’une documentation suffisante (notes, manuels, plans originaux…).
41Le Salmson 2A216 exposé au musée de l’Espace de Kakamigahara (préfecture de Gifu, Japon)17 est un fac-similé. L’épave originale a été préservée18.
42Niveau 5 : avion déjà restauré.
43Aujourd’hui, il est de plus en plus nécessaire d’intervenir sur des avions qui ont déjà été restaurés. Les avions ayant déjà subi des interventions de restauration, plus ou moins intrusives, représentent 90 % des collections des musées aéronautiques. L’avion « dans son jus original » est devenu une exception.
44L’étude des interventions précédentes, plus ou moins documentées et datées, devient un élément important du constat d’état, avec un questionnement constant : tout ce que je vois est-il original ou conforme à l’original ? En l’absence de rapports ou de photos détaillant les précédentes interventions, les restaurateurs doivent aujourd’hui avoir une grande culture technologique pour différencier l’original du restitué, préalable à toute intervention.
45En effet, les interventions précédentes, réalisées dans des contextes très différents (infrastructure, moyens mis en œuvre, compétence des intervenants, temps d’intervention) peuvent s’avérer très éloignées des standards de qualité et de déontologie actuels. Avec le temps, les erreurs historiques qui en découlent sont de plus en plus difficiles à discerner.
46Les deux avions sujets de cet article en sont de parfaits exemples.
47Cette classification comme aide aux prises de décision ne traite que de l’objet lui-même. Le contexte d’exposition est lui aussi à prendre en compte, surtout dans le domaine aéronautique où il faut parfois intervenir sur de gros objets qui ne seront exposés qu’en extérieur. Un avion n’est pas conçu pour passer sa vie au sol et dehors. Quand il vole, l’humidité accumulée pendant son temps au parking disparaît ; à haute altitude, l’air est sec. Par conséquent, l’exposition inerte sur le tarmac d’un musée nécessite un entretien et des dispositions particulières non prévues par le constructeur. Paradoxalement, les avions se détériorent plus vite à l’arrêt qu’en vol.
48En fonction de toutes ces contraintes, beaucoup d’approches différentes peuvent être envisagées, chaque cas étant particulier. La réflexion d’avant-projet va surtout se focaliser sur où placer le curseur, entre conservation de la valeur historique et conservation de la valeur technique.
49Quelques exemples :
- 19 - Australian War Memorial. Voir le site : https://www.awm.gov.au/ [consulté le 08/06/2018].
- 20 - Messerschmitt Me 109 G-6/U4 dans ses couleurs originales, exposé à l’Australian War Memorial. Pho (...)
50- Une préservation complète comme le Messerschmitt Me 109 G-6/U4 exposé à l’Australian War Memorial (Canberra)19, qui n’a jamais été touché20. C’est le seul au monde encore dans son camouflage original : valeur historique.
51- À l’opposé, une restauration totale ou reconstruction complète pour le vol afin de conserver la valeur technique : le P51 Mustang « Sierra Sue II »21 restauré aux États-Unis par Air Corp Aviation était en 2015 la référence en matière de restauration pour le vol. C’est aujourd’hui le plus complet et probablement le plus proche de ce qu’était un Mustang sortant d’usine en 1945 : valeur documentaire.
52- Un retrait de la couche picturale pour retrouver la couche originale comme sur ce F4U Corsair exposé au musée de la Fleet Air Arm (Ilchester, Somerset, Royaume-Uni)22.
53- Un avion non restauré, présenté en l’état, recouvert d’une protection temporaire : ce bombardier Halifax visible au musée de la Royal Air Force (Londres)23 est exposé tel que trouvé au fond du lac où il reposait.
54- Un avion sans revêtement extérieur, comme ce F86 Sabre présenté au musée de l’US Air Force24 : ici, la muséographie a été privilégiée25.
55La complexité, la taille et parfois la dangerosité de ces objets composites impliquent une méthodologie adaptée pour que l’intervention se déroule dans les meilleures conditions.
56En plus d’étapes évidentes liées à l’objet lui-même comme la recherche documentaire et iconographique ou les constats d’état, il faut aussi prendre en compte d’autres aspects comme la logistique ou la sécurisation de l’objet, pour n’en citer que deux.
57De même, en cas d’intervention lourde, un gros travail de planification est indispensable pour que tous les sous-ensembles ou équipements qui ont été déposés soient ensuite réintégrés dans le bon ordre après leur restauration. Il est aussi intéressant de relier l’intervention avec celle d’une autre structure qui aura travaillé sur un objet similaire pour, outre son retour d’expérience, bénéficier de la documentation collectée et de la logistique déjà fabriquée.
58Dans la majorité des cas, un démontage de l’avion en sous-éléments sera nécessaire.
59Les masses manipulées dépassant souvent plusieurs centaines de kilos, il faut procéder à une étude qui déterminera si les moyens de levage et de manutention de l’espace de travail choisi sont adaptés. De plus, il faudra concevoir et réaliser tous les bâtis qui recevront ces sous-éléments. Ils peuvent être nombreux ; pour un seul projet : bâti(s) moteur, bâti(s) aile, bâti(s) de train d’atterrissage, bâti(s) de fuselage, bâti pour la queue, bâti(s) pour les hélices… Cela peut aller d’un petit bâti pour recevoir un élément léger de voilure à un bâti beaucoup plus imposant pour recevoir une aile ou un fuselage complet.
60Nous essayons aujourd’hui de concevoir les bâtis en privilégiant l’accessibilité (bâti rotatif par exemple) et l’adaptabilité à différents objets afin de réduire les coûts.
61Cette étude et ces réalisations, en plus de leur coût pécuniaire, ont aussi un coût en temps. Plusieurs mois sont parfois nécessaires avant l’intervention pour réaliser les structures qui recevront les sous-éléments.
62Contrairement à une sculpture ou un tableau, les avions sont des objets mécaniques « vivants » et il va falloir s’assurer qu’ils sont bien « en sommeil » avant d’intervenir. En premier lieu, vérifier que les réservoirs de carburant sont vidangés et ventilés pour éviter toute explosion.
63Sur les avions militaires, des interventions spécifiques seront nécessaires pour sécuriser ces objets. Par exemple, tout ce qui concerne l’armement (offensif et défensif), les cartouches de sièges éjectables, les systèmes de largage d’urgence des charges sous les ailes, le largage de la verrière, les radars,
64Pour les avions civils et militaires modernes (avions à réaction), vérifier et sécuriser les zones où se trouvent les produits chimiques, corrosifs, cancérigènes et radioactifs, sans oublier les risques liés à l’amiante. Il peut parfois y avoir des bouteilles d’oxygène ou d’air encore gonflées, des circuits hydrauliques sous haute pression, des mécanismes à ressort de verrouillage de train d’atterrissage encore fonctionnels.
65Travailler sur un avion, sur un appareil que l’on croit inerte, ne s’improvise pas, même dans un musée. Il faut toujours avoir à l’esprit « la » règle d’or de la mécanique : quand on ne connaît pas, on ne touche pas ! En principe, la plupart de ces sécurisations devraient avoir été effectuées avant l’entrée dans les collections de l’appareil mais il faut toujours s’en assurer.
66Ces deux interventions se sont déroulées parallèlement entre 2012 et 2016 pour que les deux avions intègrent la nouvelle scénographie du hall de l’entre-deux-guerres26.
67Nous sommes en présence de deux avions historiques et prototypes (catégories 1 et 2). Modifiés conformément aux souhaits de leurs pilotes, ils ne sont pas représentatifs d’un modèle de série.
68Par contre, les deux états de condition initiale sont très différents. Bien que tous deux de niveau 5 (avion ayant déjà subi des interventions de conservation/restauration), le Dewoitine 530 est dans un état proche de l’original mais défraîchi alors que le Morane AI a déjà subi de lourdes interventions. Sa toile n’est plus originale, il est incomplet, dégradé et surtout, présente de nombreuses incohérences techniques et historiques.
69Le musée de l’Air et de l’Espace s’est donc orienté vers deux interventions opposées :
70- Intervention de préservation et de nettoyage sur le Dewoitine 530 avec traitement de la corrosion de surface de l’aluminium avant protection.
71- Restauration complète avec correction des incohérences sur le Morane AI.
72Il est difficile d’aborder en quelques paragraphes ces interventions de manière exhaustive ; nous ne développerons donc que quelques points significatifs.
73Évolution du D27, ce D530 est un exemplaire unique et la monture personnelle de l’as de la voltige, Marcel Doret.
74Doret est né le 3 mai 1896 ; il obtient son brevet de pilote en 1918. Il est ensuite le chef-pilote d’essai du constructeur Émile Dewoitine et un grand pilote de raid, avec 18 records à son actif. Il finit 3e du championnat du monde d’acrobatie aérienne en août 1927 à Zurich (1er Fronval, 2e Fieseler). Mais il est surtout connu à travers l’Europe pour ses démonstrations aériennes avec le D27 dans les années 1930, D27 qui devient D530 après la guerre suite à de multiples évolutions techniques. C’est la version qui est conservée par le musée de l’Espace. Marcel Doret effectue son dernier meeting aux commandes de ce Dewoitine le 12 mai 1955 à Reims et décède trois mois plus tard.
75Monoplan métallique à aile haute, le Dewoitine 530 est équipé d’un moteur Hispano Suiza de 500 ch.
76Régulièrement mis en fonctionnement par le personnel technique du musée de l’Air et de l’Espace avant son exposition statique en 1978, il était dans les réserves du musée depuis la fermeture du hall A en 1996 (fig. 1).
Figure 1
Le Dewoitine 530 au cours d’un essai moteur réalisé par les techniciens du Musée de l’Air et de l’Espace en 1978.
Phot. Musée de l’air et de l’espace. © Musée de l’Air et de l’Espace.
77C’est un appareil complet dont le moteur tournait encore à la fin des années 1970, structurellement en très bon état. Le cockpit et le moteur sont bien protégés par une huile de stockage. Il y a un encrassement important des parties extérieures et surtout de la corrosion de surface sur tout le fuselage en aluminium. On observe de nombreux repeints, réalisés afin de rendre l’avion plus « présentable » pour son exposition dans le hall A en 1978. Ainsi, tout l’entoilage original de 1955 a été repeint et présente aujourd’hui, de plus, quelques déchirures. Le marquage « Dewoitine-Hispano » et la Cigogne sont aussi repeints sur l’original de 1955, l’hélice a une couleur non conforme qui s’écaille et présente des lacunes (fig. 2).
Figure 2
Cockpit du Dewoitine 530 dans un état proche de l’original.
Phot. Arnaud Mars, 2012. © Arnaud Mars.
78Après étude de l’avion et prise en compte des autres contraintes (logistiques, temps…) notre choix s’est porté vers une intervention minimale en trois étapes, avec pour objectif la préservation de l’originalité de l’appareil, soit :
79- traitement de la corrosion de surface sur l’aluminium,
80- nettoyage de l’entoilage (aile/queue) et réparation des déchirures,
81- dépose du repeint de l’hélice pour retrouver la couleur originale.
82Les repeints (marquages et cigogne) sont laissés en l’état et la stabilité intérieure n’est pas perturbée, sans intervention en profondeur dans le cockpit et le moteur. Un dépoussiérage léger, sans enlever l’huile de stockage longue durée, est réalisé.
83Les objectifs de cette intervention étaient :
84- le nettoyage du fuselage pour enlever les traces de graisse,
85- le traitement de la corrosion de surface,
86- la préservation des marquages, du bouchonnage et des marques de laminage des tôles,
87- la protection après traitement,
88- la cohérence d’ensemble entre les ailes non restaurées et le fuselage pour éviter d’avoir un fuselage d’aspect trop brillant alors que les ailes ont un aspect usé.
89Dès le début, les traitements par action mécanique (microbillage, ponçage…) ont été écartés parce qu’ils auraient fait disparaître les traces de bouchonnage et auraient posé problème pour préserver les marquages. Nous avons opté pour un traitement à base d’acide phosphorique. Cette technique était utilisée depuis une vingtaine d’années au musée pour traiter certaines corrosions mais le défi ici était de trouver une méthode pour l’appliquer sur des surfaces verticales et obtenir un fini cohérent avec le reste de l’appareil.
90Après différents essais de pâte et gel, de temps d’exposition, de concentration et de brillance, la méthode suivante a été retenue :
91- dégraissage et nettoyage de la tôle et des rivets avec solvant + action mécanique (éponge, spatule en plexiglas, pointe acier avec bout arrondi…),
92- application d’une pâte à base d’acide phosphorique dilué à 75 % et de silice micronisée pendant une heure avec un volume d’acide dilué pour quatre volumes de silice (la silice est un élément neutre qui a la consistance de la farine). L’association des deux permet d’avoir une pâte plutôt qu’un liquide, ce qui facilite l’application sur des surfaces verticales.
93- nettoyage à l’éponge et à la vapeur,
94- séchage et lustrage à la paille de fer 0000,
95- protection par application de cire microcristalline.
96Avant le traitement, une phase de préparation a été nécessaire. Elle a compris le démontage de certains sous-ensembles pour faciliter les accès (capotages, hélice, dérive…) et une installation sur un bâti adapté au traitement choisi. Le fuselage a ainsi été surélevé afin de pouvoir glisser des bacs en dessous pour récupérer le ruissellement à base d’acide et l’eau de rinçage (fig. 3). Le traitement s’est fait tôle par tôle et chaque zone d’application a été isolée des autres par des bandes de papier adhésif pour éviter les coulures, en allant du haut vers le bas. Le temps d’intervention a surtout été consacré au dégraissage et à la préparation des surfaces à traiter.
Figure 3
Le fuselage du Dewoitine 530 sur son bâti avant l’intervention.
Phot. Arnaud Mars, 2012. © Arnaud Mars.
97Sur la couche picturale (bande tricolore, insigne de cigogne, marquage Dewoitine…), les peintures ont été légèrement nettoyées au savon de Marseille avec une brosse douce et l’ensemble a été décalqué pour documentation. Ensuite, deux couches de cire microcristalline ont été appliquées. La cire a protégé la peinture des quelques projections ou coulures de la pâte (fig. 4, fig. 5).
Figure 4
Gros plan sur le fuselage du Dewoitine 530 après traitement. Les marques sur la tôle sont redevenues visibles.
Phot. Arnaud Mars, 2013. © Arnaud Mars.
Figure 5
Fuselage du Dewoitine 530 terminé présenté lors des Journées du Patrimoine 2013.
Phot. Arnaud Mars, 2013. © Arnaud Mars.
98L’encrassement de la peinture de 1978 recouvrant la toile des ailes et de la queue a nécessité l’utilisation d’un puissant détergent. La toile étant très fragile, nous avons évité une action mécanique trop soutenue et privilégié une action chimique. La conservation physique de la toile a été ici l’objectif qui primait sur le risque de décoloration ou de détérioration de la couche picturale de 1978. Comme dans chaque intervention, tout est affaire de compromis (fig. 6).
Figure 6
Nettoyage de la direction.
Phot. Arnaud Mars, 2013. © Arnaud Mars.
99La réparation des toiles s’est faite en collant des petites bandes d’étamine de lin pour rapprocher les tissus. En effet, les tensions induites par le fil de couture d’une réparation aéronautique contemporaine à la vie de l’avion risquaient de déchirer et fragiliser encore plus la toile.
100Traitement de la corrosion de l’aluminium (fuselage, train, mat, capots…) : 1 000 heures.
101Dégraissage et nettoyage de la toile, réparation et consolidation des déchirures : 230 heures.
102Intervention sur l’hélice : 80 heures.
103Total (avec manutention, réalisation des bâtis et mise en exposition) : 1 500 heures.
104Toute l’intervention s’est faite en interne, dans les ateliers de restauration, par les restaurateurs du musée (fig. 7).
Figure 7
Le Dewoitine 530 dans son hall d’exposition en janvier 2014, il est exposé pour la première fois au public depuis 1996.
Phot. Arnaud Mars, 2016. © Arnaud Mars.
105Le Morane AI est un monoplan aile haute en bois et toile avec une structure avant en treillis métallique d’une masse d’environ 600 kg pour une vitesse maximale de 200 km/h. Il a été construit en 1917. Motorisé par un moteur rotatif Clerget de 130 ch, ce Morane était l’avion personnel d’Alfred Fronval, qui le pilota dans de nombreux meetings en France à partir de 1922 et avec lequel il devint le 1er champion du monde d’acrobatie aérienne en août 1927 au meeting de Zurich (fig. 8).
Figure 8
Alfred Fronval dans son Morane AI.
Phot. Musée de l’air et de l’espace. © Musée de l’Air et de l’Espace.
106Né le 11 août 1893, pilote breveté en 1917, Alfred Fronval a effectué toute sa carrière chez Morane-Saulnier comme chef-pilote d’essai. Grand voltigeur, Fronval détient aussi le record du monde de boucles en février 1928 (1 111 boucles). Il décède dans un accident aérien le 28 juin 1928, aux commandes d’un autre appareil.
107Acheté par un particulier après sa mort, l’avion a été acquis par Robert Morane qui en fait ensuite don au musée.
108L’avion était exposé dans le musée sur un pylône puis au sol entre 1956 et 1996. Nous savions qu’il avait déjà subi plusieurs interventions dont une majeure, au milieu des années 1970, au cours de laquelle tout l’entoilage avait été remplacé, avant d’intégrer le nouveau hangar du Bourget en 1977. Toutefois cette dernière « restauration » reste un mystère. En effet, nous n’avons trouvé aucune trace écrite des travaux effectués et seules quatre photos couleur prises lors du démontage avant l’intervention ont pu être collectées (fig. 9).
Figure 9
Une des 4 photos connues de l’avion avant l’intervention des années 1970.
Phot. Musée de l’air et de l’espace. © Musée de l’Air et de l’Espace.
109De même, aucune photo ou document n’existe pour la période entre 1928 et son arrivée au musée, juste avant la Seconde Guerre mondiale. Nous n’avons pas de constat d’état au moment de son intégration dans les collections.
110En complément de ces précédentes interventions non documentées, on peut ajouter au constat d’état initial :
111- importante corrosion sur toutes les parties métalliques,
112- encrassement important et vieille huile de ricin présente dans toute la partie avant (train, compartiment moteur, plancher du cockpit),
113- méthode d’entoilage non conforme à l’originale : la toile en lin des années 1970, trop épaisse, a déformé la structure ; certaines bandes de renfort sont en toile moderne synthétique,
114- incohérence dans les couleurs extérieures et intérieures ; par exemple, le dessous du fuselage et des ailes devrait être couleur aluminium et non bleu, la couleur grise de la section avant métallique est incorrecte, ainsi que celle du train d’atterrissage…,
115- nombreuses pièces manquantes et modifications grossières faites lors de la précédente intervention,
116- hélice abîmée et non laquée, dérive enfoncée…
117- moteur rouillé avec des accessoires manquants. Le moteur, bien que de même modèle, n’est probablement pas celui qui équipait notre avion du temps de Fronval. Des doutes subsistent aussi pour l’hélice.
118Initialement, l’objectif était de sortir l’avion des réserves, de le remonter et le dépoussiérer afin de lui permettre d’intégrer rapidement la nouvelle scénographie dans le hall E. Après ce constat d’état général plutôt alarmant, un autre parti d’intervention s’est imposé : effectuer une restauration complète avec :
119- le traitement de la corrosion sous les peintures,
120- la correction des erreurs techniques et la remise aux normes de 1927,
121- un ré-entoilage plus conforme aux matériaux originaux et aux techniques de pose d’époque,
122- une peinture conforme au concours de Zurich de 1927, sa dernière livrée.
123Ce changement d’objectif, imposé par l’état de l’objet, a différé de trois ans l’entrée de l’avion dans le hall d’exposition, dont l’ouverture officielle s’est faite en juin 2013. L’avion a intégré son hall d’exposition en mai 2016.
124La première étape du projet a été la collecte d’informations historiques et techniques. Par chance, j’avais déjà travaillé sur la restauration d’un Morane AI, je connaissais donc bien l’avion au niveau mécanique. J’ai pu rapidement retrouver des manuels et des plans dans les archives du musée ou auprès de mon réseau, fruit de dix-huit années d’expérience et d’échanges. Cependant, l’avion de Fronval ayant été très modifié, à sa demande, un gros travail de recherche a été nécessaire pour distinguer les modifications historiques souhaitées par Frontal des modifications « muséales » effectuées lors de précédentes interventions.
125De même, la toile originale ayant totalement disparu, il a fallu consacrer beaucoup de temps à l’étude des archives pour essayer de retrouver le schéma de peinture et les nuances de couleurs originales. Par exemple, un article a été retrouvé dans le magazine Flight du 1er septembre 1927 consacré au meeting de Zurich, qui détaille les couleurs de l’avion27 :
Sa couleur est très particulière, la machine a un fuselage d’un bleu très profond avec le dessous des ailes et du fuselage aluminium, le dessus des ailes et du fuselage sont d’un orange vif qui donne une extraordinaire luminosité, visible dans le ciel par tous les temps.
126L’étude de photos d’époque a permis de trouver les différentes livrées que l’avion a portées entre 1922 et 1928. Mais ces photos ne nous renseignent que sur le schéma de peinture. Il est utopique de croire qu’une photo noir et blanc peut apporter des réponses sur les couleurs si l’on ne connaît pas le type d’émulsion utilisé (panchromatique, orthochromatique…). Par contre, ces documents sont très utiles pour distinguer des détails techniques ainsi que les équipements qui ont disparu.
- 28 - André Alibert était photographe au Bourget entre les deux guerres, au 19 rue du Commandant Baroch (...)
127Sur les photographies originales, l’orange vif apparaît presque noir et le bleu foncé gris très clair. Notre cerveau voudrait nous faire penser le contraire mais ces nuances inversées s’expliquent par la pellicule orthochromatique utilisée à l’époque28 (fig. 10).
Figure 10
Detroyat dans le cockpit du Morane en 1928.
Phot. André. © Le Bourget 1928.
128Pour avoir une idée plus précise des couleurs, il a fallu rechercher sur l’avion même la présence d’anciennes traces de peinture. Ces recherches se sont poursuivies tout au long de l’intervention, au moment du démontage de chaque sous-ensemble et du nettoyage de chaque pièce. Tous les éléments ont été méticuleusement auscultés avant traitement et finalement, de nombreux petits fragments ont été trouvés, assez pour se faire une idée réaliste des couleurs (fig. 11).
Figure 11
Fragment de bleu original retrouvé dans le plan fixe.
Phot. Arnaud Mars, 2012. © Arnaud Mars.
129Le travail de recherche sur les couleurs a continué pendant toute l’intervention, au fil des découvertes de nouveaux fragments sur l’avion ou de nouveaux documents historiques (notes, articles, photos…). Il y avait un constant va et vient entre la recherche documentaire et le travail sur l’appareil. Les hypothèses se sont affinées avec les découvertes, certaines ont été abandonnées. Cette synergie ne peut s’obtenir que sur la durée, le temps étant souvent garant de la qualité de l’intervention. Les résultats ont été consignés dans un rapport de synthèse exposant les différentes hypothèses. Ensuite seulement, le travail concret de mise en peinture de l’avion a pu commencer.
130Ces six exemples, qui ne reflètent environ qu’un dixième des actions entreprises, permettent d’apprécier la multitude d’interventions possibles sur un même projet. La restauration d’avions, objets complexes et composites, est en fait une succession d’interventions sur de multiples matériaux, partant de conditions initiales multiples et débouchant sur des solutions de traitement multiples.
131Bien que de natures différentes et parfois opposées, cette succession d’interventions suit la même méthode globale :
132- référencement précis des éléments démontés et de leurs modes de démontage pour planifier l’ordre de remontage qui parfois se déroule plusieurs années plus tard. Un constat d’état de l’élément est réalisé avant dépose,
133- recherche des incohérences techniques ou historiques, interrogation sur chaque élément que l’on démonte pour savoir si sa présence est pertinente dans le contexte donné et si son positionnement est correct,
134- constat d’état détaillé une fois la pièce déposée avant de soumettre la proposition d’intervention de ce sous-élément,
135- documentation de toutes les interventions par la prise de photos et la rédaction de fiches d’intervention (voir chapitre suivant),
136- remontage des éléments suivant précisément l’ordre inverse de dépose.
137L’objectif de l’intervention était de remettre si possible le plancher original dans l’avion. Englué dans une gangue d’huile de ricin vieille de quatre-vingt-dix ans venant de la fuite de la pompe à huile au cours de la vie de l’appareil, il aurait été sûrement plus rapide de réaliser un autre plancher. Cependant, notre mission est de conserver le plus possible les objets originaux et un remplacement n’est envisagé qu’en solution ultime.
138Après dépose, le plancher a été mis à tremper dans un dégraissant trois heures et laissé à sécher à l’air libre pendant un mois. Après quelques collages et petites réparations, il a été reteinté afin de retrouver sa couleur originale. Sa réinstallation s’est faite plusieurs mois plus tard, prenant place dans un ordre de remontage très précis (fig. 12, fig. 13).
Figure 12
Dépose des éléments du plancher.
Phot. Arnaud Mars, 2012. © Arnaud Mars.
Figure 13
Plancher restauré et remonté dans le fuselage du Morane AI.
Phot. Arnaud Mars, 2013. © Arnaud Mars.
139Lors de la précédente intervention, dans les années 1970, le marchepied avait été mal remonté. En effet, au cours du démontage, des détails nous ont paru assez « fantaisistes », pour qui connaît la construction d’avions anciens. La fixation principale du marchepied traversait un longeron de fuselage et la fixation secondaire était vissée à une petite latte en bois. En conséquence, une personne montant dans le cockpit avec ce dispositif risquait de tout casser. Il y avait donc une incohérence entre son positionnement et sa fonction (fig. 14).
Figure 14
Marchepied avant dépose en 2012.
Phot. Arnaud Mars, 2012. © Arnaud Mars.
140En recherchant dans la documentation, nous avons trouvé que sa position originale différait de 20 cm. De plus, à l’emplacement d’origine, nous avons retrouvé un petit morceau du marchepied encore vissé à la structure métallique de fuselage.
141Ce fragment cassé nous a indiqué la forme de la fixation et confirmé que le marchepied était nickelé. Le nickelage, mentionné aussi dans la documentation du constructeur de 1917, avait probablement disparu à cause du microbillage effectué sur beaucoup de pièces lors de l’intervention de 1970. Après correction de la forme, le marchepied a été re-nickelé et remonté dans sa position originale. Le petit morceau retrouvé a été conservé avec les quelques autres pièces trop altérées pour être remontées (fig. 15).
Figure 15
Marchepied réinstallé dans sa bonne position en 2013.
Phot. Arnaud Mars, 2014. © Arnaud Mars.
142Pour se plier à la scénographie du nouveau hall, en 1977, la tôle du capot avait été découpée pour installer le pylône de présentation (autre époque, autre contexte !) (fig. 16).
Figure 16
Morane AI sur son pylône avant la fermeture du hall en 1996.
Phot. Musée de l’air et de l’espace. © Musée de l’air et de l’espace.
143Il fallait donc combler ce « trou » ou refaire un capot inférieur neuf. Pour conserver le capot original, les renforts en corde à piano ont été reconstruits et une pièce rapportée a été soudée. Les capots des avions de cette époque sont en aluminium presque pur, ils sont donc encore soudables. Sur des avions plus modernes, avec des capots en alliage d’aluminium, nous aurions procédé différemment.
144Les deux trappes manquantes ont été refaites en utilisant la documentation originale comme référence.
145Enfin, avant l’installation finale, la corrosion de surface a été traitée suivant le même procédé que pour le Dewoitine 530 (pâte à base d’acide phosphorique) mais une finition plus brillante a été réalisée, en cohérence avec l’aspect « neuf » de l’ensemble de l’appareil (fig. 17, fig. 18).
Figure 17
Trou du pylône dans la tôle ventrale du Morane AI.
Phot. Arnaud Mars, 2012. © Arnaud Mars.
Figure 18
Ventre de l’appareil après intervention.
Phot. Arnaud Mars, 2016. © Arnaud Mars.
146Au cours du constat d’état, nous avions remarqué que le haut du S du sigle MS (Morane-Saulnier) était manquant des deux côtés du capot moteur. En étudiant les photos originales de 1927, il est apparu que le S était déjà cassé du temps de sa vie d’usage, sachant qu’il était complet en 1923. À cause des projections d’huile de ricin, le capot était nettoyé après chaque vol et les chiffons ont dû se prendre dans les S, les déformer pour finir par les casser (fig. 19). Les sigles ont donc été laissés en l’état. La corrosion de surface du capot a simplement été traitée et le laiton composant ces sigles nettoyé (fig. 20).
Figure 19
Détail du sigle original Morane Saulnier avec le sommet du S cassé.
Phot. Musée de l’air et de l’espace. © Musée de l’air et de l’espace.
Figure 20
Sigle MS après intervention.
Phot. Arnaud Mars, 2016. © Arnaud Mars.
147Pendant la phase de recherche, nous avons constaté que le système de mesure de vitesse (instrument + sonde) différait de celui indiqué dans le manuel du constructeur, aussi bien au niveau du type d’instrument que de sa position (fig. 21).
Figure 21
Détail de l’instrument de mesure de vitesse dans le cockpit.
Phot. Musée de l’air et de l’espace. © Musée de l’air et de l’espace.
148Une nouvelle photo, achetée aux enchères sur Internet par une relation du restaurateur, montrant le côté droit de l’appareil, a permis d’établir avec certitude le type d’instrument et d’installation. Ce cliché a été déterminant parce que toutes les photos originales conservées par le musée ne montraient que le côté gauche de l’appareil (fig. 22).
Figure 22
Rare vue de l’appareil côté droit.
Phot. Mémorial Flight. © Mémorial Flight.
149Cette modification, spécifique à l’avion de Fronval, avait disparu, mais il était opportun de reconstituer le montage pour augmenter la valeur documentaire de l’avion. De plus, esthétiquement, l’installation est très visible.
150Le musée ne disposait pas d’instrument de ce modèle et il a fallu opter pour la réalisation d’une maquette en impression 3D. Cette maquette peut être déposée ou remplacée par un instrument original (réversibilité). Un collectionneur avait acheté un instrument similaire quelques mois avant la fin de la restauration, nous le lui avons emprunté afin de l’installer dans le cockpit pour vérifier que les trous de fixation correspondaient bien, faire des photos à inclure dans le dossier de restauration et bien sûr, prendre les mesures pour réaliser le modèle 3D qui serait imprimé (fig. 23).
Figure 23
Maquette de l’instrument installée dans le cockpit.
Phot. Arnaud Mars, 2016. © Arnaud Mars.
151La « trompette » venturi sur le mât est originale et provient quant à elle des réserves du musée.
152L’ensemble du système a été installé à la fin de l’intervention, une fois l’aile remontée.
153L’entoilage ayant été refait au moins une fois au cours de la vie « muséale » de l’appareil, il n’y avait plus de traces de l’entoilage original sur l’avion. La toile originale, déposée lors de la précédente intervention, n’a malheureusement pas été retrouvée à ce jour.
154Grâce à l’expérience acquise sur les précédentes restaurations d’avions de même type, la consultation de manuels d’époque, l’étude d’entoilages contemporains de l’objet et l’examen détaillé des photos de notre avion en 1927, il a été possible de restituer un entoilage au plus proche des méthodes de pose des années 1920. Ce ne sera jamais l’entoilage d’origine mais cette restitution est de toute façon techniquement plus correcte et plus cohérente que l’entoilage réalisé lors de la précédente intervention.
155Quelques points remarquables concernant l’entoilage de notre avion, version 1927 :
156Sur l’aile :
157- couches de blanc de Meudon sur les longerons pour éviter l’adhérence de la toile sur le bois,
158- position des lais conforme aux photos,
- 29 - Lardage : action qui consiste à coudre la toile d’une aile sur sa structure (bois ou métal). Diff (...)
159- lardage29 type français année 1920 sur l’aile et les gouvernes (sur la version de 1923, le lardage est différent, dit « lardage point Dewoitine »),
160- coutures de bord de fuite à la main,
161- fixation de la toile sur le bord de fuite au niveau des ailerons par collage + clous/rondelles,
162- petites fenêtres dans la toile pour voir les numéros de série écrits sur les longerons,
163- bande de protection crantée.
164Sur le fuselage :
165- assemblage des toiles par clous laiton et rondelles aluminium recouverts d’une bande crantée.
166Conformément aux manuels techniques de l’époque, deux couches d’enduit transparent suivies de trois ou quatre couches d’enduit pigmenté aluminium sont appliquées à la brosse sur l’ensemble de la toile. En suivant les orientations du rapport de synthèse sur la livrée, et après quelques tests sur des mires, les dessus du fuselage et de l’aile sont peints en bleu foncé et orange vif. Enfin, en utilisant les photos de 1927 comme référence, les marquages (immatriculation et insigne de dérive) ont été peints au pinceau (fig. 24, 25, 26).
Figure 24
Fuselage du Morane en cours d’entoilage.
Phot. Arnaud Mars, 2014. © Arnaud Mars.
Figure 25
Une des mires de test des couleurs.
Phot. Arnaud Mars, 2014. © Arnaud Mars.
Figure 26
Travail de peinture sur l’arrière de l’appareil.
Phot. Arnaud Mars, 2015. © Arnaud Mars.
167Depuis 2012, il a été mis en place au musée un système de fiches d’intervention pour le suivi des différentes étapes des projets majeurs.
168Associées aux photos, aux notes prises en cours de travail et à la rédaction des rapports de synthèse, ces fiches inspirées des fiches de suivi des ateliers aéronautiques regroupent sur deux feuillets toutes les informations nécessaires pour comprendre les tenants et aboutissants de chaque action menée.
169Sur ce projet, par exemple, pas moins de 75 fiches différentes ont été rédigées. Elles correspondent à 75 interventions différentes de conservation/restauration.
- 30 - Norme internationale qui décompose un avion en sous-entités logiques ou fonctionnelles. Voir le s (...)
170Pour s’y retrouver, un système de numérotation a été créé. Inspiré de la norme ATA 10030, il a été adapté aux besoins du musée pour pouvoir être utilisé sur tous les projets. Ce numéro unique renseigne sur le projet, l’année de début d’intervention et à quelle partie de l’avion fait référence la fiche.
171Le premier feuillet traite des objectifs, du constat d’état, de la proposition d’intervention et des données sur lesquelles vont s’appuyer le travail (documentation, manuels techniques, plans, pièces originales, photos...).
172Le second feuillet fait la synthèse de l’intervention. Y sont notés les observations, des déviations possibles par rapport aux objectifs initiaux, un complément du constat d’état, les références des produits utilisés, les éléments qui, trop altérés pour être remontés, seront stockés… S’y trouvent enfin quelques données statistiques : date de début, date de fin et temps total de l’intervention.
173Voir en fin de document : Exemple de fiche d’intervention du projet Morane AI :
1742012 : année de début d’intervention, 024 : numéro d’inventaire de l’objet, les 4 derniers chiffres correspondent à l’ATA 100.
175- Correction du marchepied (fiche n°2012-024-5260)
176- Complément du circuit de mesure de vitesse (fiche no 2012-024-5493 et no 2012-024-2523)
177- Restitution de l’entoilage et de la peinture (fiche no 2012-024-5303, no 2012-024-5305, no 2012-024-5503)
178Ces fiches sont ensuite jointes en annexe du document final de synthèse de l’intervention.
179Cette intervention, réalisée au sein des ateliers par les restaurateurs et techniciens du musée, a nécessité 6 400 heures de travail entre 2012 et 2016. Les heures de recherche, non quantifiables, ne sont pas comptées.
180Pour ce projet, un état initial très détérioré, ajouté à une intervention précédente qui avait supprimé 90 % de l’état original de l’avion (repeints sauvages, nouvel entoilage, billage des pièces…) a déterminé ce parti, le seul possible ici. Sur un avion dans un état moins dégradé, les choix d’intervention auraient été probablement différents (fig. 27).
Figure 27
Morane AI dans son hall d’exposition en 2016.
Phot. Arnaud Mars, 2016. © Arnaud Mars.
181L’intervention a permis de garder l’appareil dans l’état le plus original possible mais sans supprimer les mauvais choix de conservation/restauration précédents. La peinture « années 1970 » qui recouvre l’entoilage original n’a pas été déposée. Mais cette couche picturale « musée » fait barrière aux ultraviolets et augmente la durée de vie de la toile. Cette intervention minimale a pour inconvénient de transmettre aux visiteurs une image erronée de l’avion utilisé par Doret lors de ses démonstrations aériennes.
182En effet, du temps de sa vie d’usage, « bichonné par les mécanos », le fuselage était étincelant avec les marques de bouchonnage bien plus visibles et des couleurs différentes (bandes rouges des ailes et insignes de fuselage). Une muséographie adaptée (photos ou tableaux d’époque, maquettes) peut permettre de corriger cette perception.
183Une autre conséquence est le caractère non définitif de l’intervention. La toile, très fragile, continue de se dégrader parce que les conditions d’exposition ne sont pas optimales. Il est probable que l’avion devra être ré-entoilé dans les cinquante ans qui viennent.
184C’est une des raisons pour lesquelles les actions n’ont pas été poussées plus loin dans le cockpit ou le moteur : ces interventions plus lourdes se feront quand l’entoilage sera à remplacer.
185De plus, avec un avion complet à 95 %, y compris dans le moteur et le cockpit, plus tardive sera l’intervention, plus longtemps son caractère « non touché » sera conservé.
186Cependant, nous sommes confrontés au risque que les savoir-faire, notamment la technique d’entoilage, ou les produits nécessaires (toile de lin, enduit de tension, fil à larder…) à ces travaux, disparaissent. A contrario, de nouvelles techniques et technologies adaptées à la conservation/restauration vont sûrement se développer avec le temps.
187Contrairement au Dewoitine, si les conditions d’exposition sont correctes, cette lourde intervention devrait être définitive.
188La restauration a été réalisée avec les savoir-faire contemporains de l’objet (entoilage, épissure sur câbles, freinage des éléments) connus et pratiqués grâce aux manuels encore disponibles (et compréhensibles) associés à une culture aéronautique encore riche de transmission orale. Malheureusement, cet héritage oral de savoir-faire anciens va petit à petit disparaître avec la mort des derniers témoins directs.
189Le musée conserve maintenant un avion pratiquement neuf, plus correct techniquement et historiquement qu’avant l’intervention mais moins original déontologiquement. Les limites de la réversibilité ont été atteintes.
190Le restaurateur, par son intervention, a créé une nouvelle référence. La responsabilité morale et déontologique de l’intervenant prend ici toute sa mesure. Il doit impérativement ne pas faire d’erreurs techniques qui pourraient devenir des vérités. Il est important, dans ces longues interventions, de documenter toutes les actions afin d’expliquer les choix ou les doutes et conserver si possible tous les éléments non remontés.
191Bien que moins original que le Dewoitine après l’intervention, il est plus proche de l’avion qu’utilisait Fronval au moment du meeting de Zurich en 1927. Pour ce premier championnat du monde, il avait un avion qui sortait juste de révision.
192Si la même intervention avait lieu cent ans plus tard, sans cette culture de l’aviation ancienne encore vivace, le restaurateur passerait peut-être à côté de certaines erreurs techniques. Plus l’intervention est éloignée de la période d’usage de l’avion, plus le risque de faire des erreurs d’appréciation est grand mais parallèlement, nos objectifs sont d’intervenir dans un temps le plus lointain possible (idéalement, de ne jamais intervenir). C’est l’un des paradoxes du métier de restaurateur.
193Ces deux projets illustrent l’importance de disposer d’une grande culture aéronautique et technique pour intervenir sur ces objets. Le restaurateur d’avions, en 2016, doit avoir assimilé les cent vingt ans d’histoire et de technique aéronautiques afin de :
194- différencier l’usure de fonctionnement que l’on souhaite préserver d’une usure de stockage « musée », qui sera corrigée. Par exemple, on a choisi de laisser sur le fuselage du Dewoitine les petits martelages dans la tôle dus à la boucle de ceinture qui battait quand les mécanos faisaient chauffer le moteur. À l’opposé, les enjoliveurs de roues en aluminium ont dû être redressés car ils avaient subi des maltraitances de manutention.
195- repérer les erreurs techniques liées aux précédentes interventions (exemple le marchepied du Morane).
196- utiliser les savoir-faire contemporains de l’avion afin d’en d’assurer la conservation et la transmission.
197- intervenir dans des conditions de sécurité pour l’objet et pour lui-même.
- 31 - Quinze ans d’expérience semblent être un minimum pour être opérationnel et efficace. Après dix-hu (...)
198L’appropriation technique, historique, et culturelle de ce domaine prend beaucoup de temps31.
199La génération de restaurateurs d’avions qui part en retraite aujourd’hui était composée principalement d’ouvriers professionnels (mécanos, chaudronniers, menuisiers…) du secteur aéronautique, passionnés de vieux avions, mais chez lesquels la notion de patrimoine est très empirique. Une restauration devait être obligatoirement une intervention majeure pour refaire l’avion à neuf, à l’image des appareils qu’ils avaient connus dans leur vie professionnelle. À l’inverse, la nouvelle génération, formée initialement à la conservation/restauration, spécialisée dans la matérialité des objets mais sans culture aéronautique, privilégie une intervention minimale et l’application de méthodes scientifiques de traitement de conservation, au détriment de la préservation du savoir-faire. Nous basculons d’un extrême à l’autre. Il est intéressant de noter que les collègues « vétérans » de musées aéronautiques d’autres pays m’ont aussi fait part de ce changement.
200Chaque projet est différent et on ne pourra satisfaire tous les objectifs à la fois. Cependant, pour envisager les meilleurs compromis possibles, la palette de compétences du restaurateur d’avions doit être assez large pour à la fois connaître les techniques de restauration académiques et les savoir-faire du monde aéronautique.
201Le musée de l’Air et de l’Espace a pris conscience de ce passage de génération aux cultures différentes et a récemment mis en place un premier programme de transmission de savoir-faire grâce à un mécénat du Crédit agricole. Ainsi, un technicien tout juste retraité est revenu une fois par semaine pendant six mois pour transmettre les différentes techniques d’entoilage sur avion à une jeune restauratrice qui venait de rejoindre les ateliers du musée32. C’est une première étape avant des spécialisations universitaires dans la restauration des objets mécaniques, avec l’enseignement de l’histoire de la technologie et des savoir-faire associés en remplacement ou en complément des enseignements de l’histoire de l’art.
202L’avion de Fronval est donc techniquement « neuf ». Mais avons-nous produit un faux historique pour autant ? Et plus généralement, nous posons-nous la question du faux historique en aviation ?
203Comme exposé au début de cet article, les avions sont des objets à potentiel limité qui ont pour la plupart subi des centaines de remplacements de pièces dans leur vie d’usage.
204Il arrive qu’une société privée ou une administration remettant un avion à un musée fasse remplacer de nombreux éléments avant le dépôt (par des équipements en fin de vie, le plus souvent) et même, fait appliquer une peinture neuve pour présenter un avion esthétiquement beau, valorisant ses plans de communication au détriment de l’authenticité de l’objet.
205Ferons-nous alors un faux historique en ajoutant un jour les instruments manquants ou au contraire, ferons-nous un faux en laissant les vides ou en les substituant par des maquettes ?
206Faut-il remplacer les équipements modernes imposés par les réglementations aériennes de 2016 mais qui n’existaient pas dans la vie opérationnelle de l’appareil, cinquante ans plus tôt, ou les laisser en place parce qu’ils sont liés à l’état d’arrivée dans la collection ?
207La question se pose aussi pour la peinture de l’appareil.
208Ces questionnements se rapprochent de la parabole du navire de Thésée, où les paradoxes posés trouvent un écho dans le domaine de la restauration des avions et des objets techniques en général.
209D’après la légende grecque, rapportée par Plutarque, Thésée serait parti d’Athènes combattre le Minotaure. À son retour, vainqueur, son bateau fut préservé par les Athéniens : ils retirèrent les planches usées et les remplacèrent au fil du temps, de sorte que le bateau resplendissait encore des siècles plus tard, mais à terme, il ne restait plus aucune planche d’origine.
210Premier paradoxe : ce bateau, devenu neuf, sans aucune pièce de bois originale, est-il toujours celui de Thésée ?
211Second paradoxe : si les personnes chargées des réparations avaient conservé tous les morceaux remplacés et avaient décidé plusieurs siècles plus tard de le reconstruire à partir de ces pièces endommagées, nous aurions un deuxième bateau. Cet autre navire, très endommagé et incomplet mais assemblé avec les pièces originales, serait-il plus authentique que l’autre ?
212Le changement de matière implique-t-il un changement d’identité ?
213L’identité serait-elle conservée par la forme ou la technique mise en œuvre (savoir-faire) ?
214Le chasseur P51 Mustang Sierra Sue II (voir chapitre 1), reconstruit à 100 % comme à l’origine soixante-dix ans après sa sortie d’usine, est-il considéré comme un faux historique par rapport au P51 Mustang du musée de l’Air et de l’Espace, certes peu touché mais, contrairement à ce que laisse croire sa décoration, est dans une configuration civile éloignée du modèle militaire opérationnel de ses origines33 ? (fig. 28)
Figure 28
P51 Mustang en exposition au Musée de l’Air et de l’Espace.
Phot. Arnaud Mars, 2016. © Arnaud Mars.
215Lequel serait aujourd’hui un faux dans un musée à vocation technique ? Même question en se projetant dans cinq siècles.
216Ces objets sont les témoins de l’avancée technologique à un moment de l’histoire humaine et la raison de leur préservation. S’interdire de les compléter par crainte de faire un faux alors que les équipements originaux sont toujours disponibles est, je pense, une erreur. En 2145, un P51 Mustang de 1945 complet avec des équipements originaux, même installés en 2015, sera plus authentique d’un point de vue technique qu’un appareil incomplet ou complété par des reproductions en matière plastique.
217D’ailleurs, si Thésée ou nos pilotes revenaient, reconnaîtraient-ils leur appareil ? Lequel serait le plus proche de ce qu’ils ont connu ? Réfléchir à cette question simple permet de voir quelques interventions antérieures sous un nouvel angle.
218Voici deux interventions aux méthodes opposées mais avec la même conséquence : le pilote ne reconnaîtrait pas son appareil !
219Le Spad VII no S254 de Georges Guynemer (1894-1917), le plus célèbre as français de la Première Guerre mondiale, est exposé au musée de l’Air et de l’Espace. Dans les années 1980, une restauration complexe a été faite avec pour objectif de préserver la toile originale. Elle a été déposée, la structure de l’appareil a été restaurée et la toile originale recollée sur un entoilage synthétique moderne (procédé normalement réversible) (fig. 29).
Figure 29
Spad VII en exposition au Musée de l’Air et de l’Espace.
Phot. Arnaud Mars, 2016. © Arnaud Mars.
220En éludant des problèmes réels de conservation de la toile originale qui continue de s’abîmer à cause des ultraviolets et des conditions d’exposition, nous présentons aujourd’hui au public un avion défraîchi et usé très différent de l’avion que Guynemer utilisait pour partir en mission en 1917. Il disposait toujours d’un avion très bien entretenu avec un entoilage parfait. S’il le voyait aujourd’hui, il ne reconnaîtrait pas son avion. Ne transmettons-nous pas une image faussée de ce qu’étaient ces machines en leur temps ? En effet, la « patine » actuelle ne vient pas du temps d’usage mais de la négligence dans la conservation de l’avion depuis 1917 jusqu’à l’intervention des années 1980. De plus, l’incohérence entre la toile « originale », usée et défraîchie et le reste de la machine, « neuf » (nouvelle peinture de capotage, nouveaux pneumatiques…), produit un décalage qui va perturber la compréhension de l’objet par nos visiteurs. Enfin, intérieurement, il est incomplet et sans moteur.
221Au NASM34, pour la restauration de leur Spad XIII (Smith IV), les restaurateurs ont choisi une autre approche : dépose de la toile originale et stockage sur châssis dans un environnement contrôlé, restitution avec une nouvelle toile appliquée suivant les méthodes d’époque (comme pour le Morane AI de Fronval). L’avion ainsi restitué est bien plus représentatif de ce qu’il était au moment de son utilisation, en 1918. Il est techniquement complet et la toile originale est conservée de manière optimale35.
222Comme Georges Guynemer, Robin Olds (1922-2007) a marqué l’histoire. Pilote américain pendant la Seconde Guerre mondiale, il a aussi participé à la guerre du Vietnam. Le F4 Phantom qu’il pilotait en Asie est exposé au musée national de l’US Air Force (Dayton, Ohio)36. Cette fois, la peinture extérieure a été restituée, au désespoir d’Olds lui-même, qui souhaitait voir son appareil exposé « dans son jus » avec toutes ses marques d’usage37. Je ne connais pas les arguments qui ont conduit à ce choix d’intervention et je m’abstiendrai donc de tout jugement. Néanmoins, la conséquence, comme pour le Spad VII, est que le pilote ne reconnaît plus son avion. Dans ce cas, parce qu’il est aujourd’hui trop neuf. L’intérieur, par contre, n’a pas été restauré38.
223Je pense que le contexte d’utilisation de l’objet est aussi à prendre en compte dans les objectifs d’intervention. Outre conserver le patrimoine technologique, le musée doit aussi transmettre une réalité de l’utilisation de ses objets en leur temps.
224Les avions de la Grande Guerre, en toile de lin ou de coton, très fragiles, étaient détruits rapidement. Ils n’avaient pas le temps de s’abîmer, d’où l’impression d’utiliser des appareils toujours quasiment neufs. Au contraire, les avions à revêtement métallique, comme ceux de la guerre du Vietnam, sont construits pour durer et la peinture écaillée sur les tôles de revêtement en alliage d’aluminium ne les empêche pas de voler avec efficacité.
225Pour la petite histoire, un dernier exemple : le pilote qui a reconnu son appareil par hasard !
226Contemporain de Robin Olds, Hugh Mills est une légende dans l’histoire des hélicoptères. Pilote pendant le conflit du Vietnam, il est devenu en 1972, après deux tours d’opérations en Asie et 3 300 heures de vol de combat, le pilote le plus décoré de l’histoire. Par hasard, en visitant un jour les réserves du musée des Hélicoptères de Fort Rucker (Alabama)39 en 1991, il a reconnu sous une autre décoration le dernier hélicoptère qu’il avait piloté pendant le conflit : son fameux OH6 « Miss Clawd IV » no 17 340.
227Sans le savoir, le musée de l’Hélicoptère de l’armée américaine avait dans ses réserves l’appareil piloté par le plus mythique de leurs pilotes.
228Alors, que faire ?
229- Laisser l’appareil dans son état d’entrée au musée : il était dans un état initial très bon mais démilitarisé et portait une dernière livrée bleue et blanche (la machine a fini sa carrière dans une patrouille de démonstration)40 41.
230- Remettre l’appareil en conformité avec les standards militaires pour le représenter au plus près de ce qu’il était en juin 1972, date à laquelle il a été abattu (réparé ensuite, l’appareil a continué à voler jusqu’en 1976 avant d’être stocké au musée).
231Finalement, le musée a décidé de le remettre dans sa configuration de 1972. Tout ne peut être parfait et des compromis ont été trouvés : les équipements restitués sont orignaux et corrects mais ne sont pas ceux qui étaient dans cet appareil en 1972 ; les marques d’usage n’apparaîtront jamais sur la nouvelle peinture…
232Cependant, pouvait-on passer à côté d’une telle occasion, même si l’intervention va à l’opposé des codes déontologiques ou des chartes de restaurateur ? La restitution de l’appareil dans sa configuration originale sous la supervision de celui qui le pilotait au moment des faits est une chance unique qu’il fallait saisir. Cette supervision ajoute une valeur documentaire non négligeable, impossible à atteindre si le musée avait décidé d’entreprendre cette intervention plus tard, au risque que les témoins directs et les équipements originaux aient disparu.
233Aujourd’hui, l’hélicoptère est dans sa configuration la plus importante historiquement (pour laquelle il a été construit), et d’après celui qui le pilotait, la plus juste techniquement.
234La nécessité d’une prise en compte du contexte d’utilisation des objets techniques dans les objectifs d’intervention et non seulement d’objectifs basés sur la conservation de la matérialité doit être pensée dès aujourd’hui.
235En effet, cette contrainte de contextualité implique l’ajout ou le remplacement d’éléments, comme sur cet hélicoptère.
236La collecte d’équipements pour compléter les avions déjà dans les collections doit se faire maintenant, en prévision de futures interventions. Certaines pièces sont déjà difficiles à acquérir mais dans un siècle, tous ces équipements originaux auront disparu. Internet nous offre aujourd’hui la possibilité d’avoir accès à une brocante mondiale journalière et la recherche de ces pièces détachées s’en trouve facilitée. Malheureusement, cet avantage est balayé par la lourdeur d’administrative d’acquisition, dans les musées nationaux tout au moins.
237Une réflexion serait à mener pour, peut-être, dissocier l’acquisition d’équipements standards, collectés comme pièces détachées destinées à intégrer de futurs projets, des acquisitions d’objets historiques qui rejoignent directement les collections nationales. Les équipements standard seraient acquis très rapidement, sans passer par des commissions d’acquisition. Bien sûr, une procédure interne serait à définir pour border et superviser les achats. Ces équipements seraient échangeables et revendables si finalement ils ne se révélaient pas utiles, ou en double, au contraire des collections nationales, qui sont et doivent rester inaliénables.
238Par manque de réactivité, tous les jours, des équipements utiles à de futurs projets nous échappent. Ce sont souvent de petits objets, à quelques dizaines d’euros, qui seront pourtant un jour indispensables pour compléter les projets : petits robinets, pompes, bougies, pneus, instruments, boîtiers électriques, hélices, de la documentation originale comme des plans, notices constructeur, photographies, cartes postales, des outillages spécifiques …
239Dans cent ans, sans ces équipements collectés aujourd’hui, il faudra recréer toutes ces pièces ou laisser les objets incomplets. La technologie existera sans aucun doute pour les reproduire mais aura-t-on toujours des plans ou des pièces originales comme modèle ?
240Il serait dommage que dans le futur, n’ayant plus que des reliques ou des modèles incomplets à présenter dans les musées, le public ou les chercheurs doivent se tourner vers les collections privées, qui, sans les contraintes déontologiques et administratives du début du xxie siècle, ont fait restaurer ou reconstruire leurs avions avec tous leurs équipements originaux, comme par exemple la Flying Heritage Collection (Everett, Washington)42.
241La restauration des avions est un domaine encore jeune. À nous, spécialistes de cette activité, d’œuvrer pour faire évoluer les pratiques muséales académiques afin que toutes les spécificités de ces objets soient prises en compte.
242Entretenir, préserver et présenter pendant des dizaines ou centaines d’années des « coquilles vides » est un non-sens dans un objectif de conservation de notre patrimoine technique. En plus de transmettre des objets historiques originaux et préservés, nous devons aussi, en tant que musée technique, transmettre ces objets dans un état aussi proche que possible de ce qu’il était lorsqu’ils étaient en usage, comme témoins d’une technologie dans un contexte donné… et la raison de leur conservation.