Commentaire de l’ouvrage de Vincent LEMIRE, La soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire (1840-1948)
Commentaire de l’ouvrage de Vincent LEMIRE, La soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire (1840-1948), Publications de La Sorbonne, 2010, 663 p.
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1Cet ouvrage de Vincent Lemire, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris Est, est à la fois dense par sa forme et son contenu (il est long de 573 pages de texte agrémentées de nombreux documents-annexes) et novateur en de multiples aspects. Fruit d’un travail de doctorat, il donne à voir l’histoire urbaine de Jérusalem à travers une porte d’entrée peu investie et rarement documentée : l’eau. Cet angle de vue permet à l’auteur de démythifier le passé de la ville en donnant à voir son caractère profane saisi à l’aune des réseaux techniques urbains ainsi que d’actions et d’enjeux de vie au quotidien.
Une approche originale de Jérusalem : l’hydrohistoire
2L’ouvrage part des années 1840, au moment où la croissance démographique et urbaine naissante de Jérusalem fait émerger une certaine « obsession hydraulique » (page 25) parmi la population, et s’achève en 1948, alors que la construction de la grande canalisation de Ras el-Aïn quelques années plus tôt a doté la ville d’’un réseau d’adduction d’eau potable « moderne » et que « la soif de Jérusalem » est désormais une question résolue sur le plan technique. Le suivi du jeu complexe d’acteurs parties prenantes de la gestion des ressources hydrauliques et de l’action publique qui y est relative sert d’observatoire à l’analyse de processus et dynamiques socio-politiques rarement soulignés dans les études de cas sur Jérusalem, tels l’existence d’une société urbaine avec ses codes de citadinité et ses notables, la formation de catégories sociales et de conflits de « classes », ou encore l’émergence d’une opinion publique locale et d’espaces de débat. En cela, l’ouvrage pousse à regarder autrement Jérusalem, d’ordinaire appréhendée selon des problématiques plutôt géopolitiques ou communautaires, et démontre très largement la pertinence de la nouvelle méthode historique dont V. Lemire se fait le défenseur : l’hydrohistoire.
3La « soif de Jérusalem » est organisée autour de trois « temps » historiques qui, sans constituer des périodes chronologiques étanches, permettent de saisir des césures spécifiques sans pour autant nier l’existence de permanences sur la longue durée. Les césures révèlent une alternance des acteurs-clés impliqués dans l’appropriation et/ou la gestion des ressources hydrauliques.
4Le premier temps historique court ainsi de 1840 à 1880 et met en scène les voyageurs, philanthropes et surtout, archéologues européens, qui cherchent à faire renaître « l’âge d’or » de la Jérusalem biblique au travers des traces laissées par les anciennes canalisations et sources d’eau de la ville - ce que V. Lemire nomme joliment « la mémoire de l’eau ». Ce faisant, ces érudits contournent la ville réelle et effacent de leurs descriptions et analyses de nombreux aspects de l’histoire ottomane. Derrière les récits de voyageurs et les publications de scientifiques, l’ouvrage montre bien toutes les ambiguïtés des entreprises coloniales de l’époque qui mêlent logiques financières et spéculatives, rhétorique du don et messianismes religieux. Il souligne aussi qu’au-delà d’un même objectif de contrôle des lieux et temporalités, les missionnaires – en particulier, britanniques et français - se livrent, par chancelleries interposées, une concurrence sans merci afin d’assurer la défense respective, qui du message liturgique et des ambitions évangéliques, qui de la « bonne parole » et des intérêts catholiques en Terre Sainte.
5Le deuxième temps historique mis en avant dans cette étude est celui des ingénieurs, qui prennent le relais des philanthropes entre 1860 et 1910 et assoient leur hégémonie en se posant comme « experts » incontournables de la question de l’eau. V. Lemire parle alors du « temps de l’administration de l’eau », durant lequel l’administration du waqf d’abord, puis le gouverneur de la ville et, enfin, la municipalité, s’emparent de la question hydraulique pour en faire un symbole et l’outil d’une souveraineté politique contre la tendance des puissances coloniales, notamment britanniques, et des communautés religieuses, à l’appropriation des citernes et réseaux hydrauliques de la ville. La bataille des « citernes des Dames de Sion » - magistralement rendue ici -, qui oppose, durant l’été 1870, la municipalité de la ville soutenue par le Gouverneur et ses troupes, aux soeurs catholiques des Dames de Sion appuyées, elles, par le Consul Général de France à Jérusalem, en est un exemple révélateur : partie d’une simple querelle de voisinage, la bataille se transforme en véritable affaire d’Etat et se conclut par l’édification d’un mur « de compromis » au milieu de la citerne afin de démarquer deux espaces de souveraineté distincts. A partir des années 1880, dans un contexte d’expansion démographique de la ville et d’extension des quartiers en dehors des murailles historiques, l’institution qui s’impose comme principale autorité gestionnaire de l’eau devient la municipalité. La figure de l’ingénieur municipal émerge alors du fait, notamment, de l’entrée en scène de Georges Franghia, sujet ottoman d’origine grecque, ingénieur de son état, qui contribue à la sécularisation du dossier hydraulique de Jérusalem, en éliminant des rapports d’évaluation réalisés sur la ville, toute référence biblique et en abordant la question du seul point de vue technique. L’heure est alors à la rupture avec l’ordre ancien : il s’agit de projeter ce que seront, demain, les besoins en eau de la ville et de contribuer, par l’exploitation de sources alternatives et la construction de canalisations nouvelles, à la modernisation du réseau.
6Enfin, le troisième temps historique est celui des militaires (1900-1940). Il coïncide avec le remplacement des autorités impériales ottomanes par les forces britanniques qui, dès leur arrivée en 1917, militarisent la gestion de l’eau pour répondre aux besoins de leurs troupes d’occupation. Puis, après un transfert du dossier à une administration civile « autochtone » - l’institution municipale, dont les différents pôles de décision sont de plus en plus sujets à ce que V. Lemire appelle une « véritable ‘aimantation’ communautaire » (page 551) et sont, de ce fait, de moins en moins neutres politiquement -, les autorités mandataires britanniques remilitarisent le contrôle de la politique de l’eau afin de contrer les premiers actes de « la guerre de l’eau » (page 355). Il est vrai que celles-ci ont à agir dans un contexte marqué à la fois par l’émergence d’un activisme sioniste et la structuration d’un discours palestinien de contestation nationaliste qui, tous deux, se cristallisent autour d’enjeux hydrauliques. Ainsi, du côté de la communauté juive de Jérusalem et du mouvement sioniste, les leaders du sionisme « pratique » défendent l’idée d’une conquête matérielle immédiate du territoire palestinien par la prise de contrôle des réseaux techniques urbains. Ces derniers cherchent donc à remporter les différentes adjudications de marchés publics organisées dans la cité ainsi qu’à prendre le contrôle financier des entreprises concessionnaires de travaux publics. Or, un tel militantisme contribue à la politisation du dossier de l’eau à Jérusalem. Plus encore, il conduit à l’instauration progressive de « fractures hydrauliques » (page 475) entre la partie occidentale de la cité, peuplée principalement d’immigrants juifs récemment installés dans des nouveaux quartiers raccordés au réseau d’adduction d’eau « moderne », et la partie orientale de la cité, arabe dans sa grande majorité et quasi exclusivement approvisionnée par des moyens « traditionnels », telles les sources et les citernes. Judéïsation démographique et judéïsation hydraulique vont ainsi de pair à Jérusalem à compter des années 1920. Le travail de V. Lemire révèle ici que les autorités britanniques encouragent, à certains égards, ce double processus - sans, pour autant, en avoir l’intention initiale -, car elles mènent une politique de « grands travaux » qui, pour des raisons d’ordre pratique et patrimonial, contourne largement le coeur historique de la ville. Du côté palestinien, la judéïsation de la ville et la judéïsation du réseau d’eau sont progressivement interprétées comme des signes annonciateurs d’une volonté d’accaparement de la terre et des ressources de la Palestine par le mouvement sioniste, ainsi que comme le résultat d’une politique, par trop attentiste, des autorités mandataires. L’épisode de la crise d’Ortas de 1925 –déclenchée par une décision britannique de contournement des eaux du village afin d’alimenter en eau Jérusalem qui souffre d’un déficit pluviométrique - est, en ce sens, révélateur de l’émergence, au sein de la paysannerie palestinienne notamment, de revendications d’appartenance à une identité nationale spécifique, décrite comme particulièrement menacée. Il en est de même lors de la « grande révolte arabe » de 1936, quand des actes de sabotage perpétrés à l’encontre de la nouvelle canalisation qui approvisionne Jérusalem et, plus particulièrement, ses quartiers juifs « occidentaux », le sont au nom de la défense d’une identité arabe palestinienne et de la nécessité d’une lutte contre la spoliation orchestrée par la politique de colonisation sioniste.
7Au-delà des acteurs qui s’inscrivent en rupture, par leurs discours et/ou leurs pratiques, avec l’ordre hydraulique préexistant, l’étude de V. Lemire souligne l’existence de nombreuses permanences dans la gestion de l’eau à Jérusalem. En premier lieu, tous les acteurs considérés investissent le secteur des réseaux hydrauliques, parce que ces derniers constituent des marqueurs de l’espace et du temps qui permettent d’asseoir des positions plus ou moins hégémoniques face à leurs concurrents potentiels et de développer des stratégies d’occupation de terrain. A cet égard, le recours constant à la rhétorique de la générosité et à une logique du don dissimule des préoccupations de contrôle. En second lieu, l’attentisme et le « bricolage » constituent les modes privilégiés de gestion du problème hydraulique à Jérusalem par les acteurs publics (qu’ils soient Ottomans ou Britanniques), alors que les discours performatifs sur la grandiloquence de l’action sont légion. Les crises pluviométriques nombreuses que connaît Jérusalem à l’époque étudiée sont particulièrement révélatrices de processus décisionnels « ralentis » ou « bloqués » soit, par des « pesanteurs » bureaucratiques, soit par l’absence de volonté politique, soit par la permanence de problèmes techniques ou encore le manque de moyens financiers. Enfin, ce qui frappe, à la lecture de l’ouvrage, c’est combien le basculement de la Palestine dans la « modernité » aux confins du vingtième siècle s’accompagne de problèmes et pratiques politiques toujours actualisées. Il est ainsi, par exemple, de l’instrumentation du droit et de l’expertise à des fins politiques, de l’internationalisation d’enjeux a priori locaux ou de la question de la commercialisation / fiscalisation de l’eau et ses effets sociaux (avec des pages remarquables sur l’existence potentielle d’un conflit entre les « buveurs d’eau », nombreux et pauvres, et les « mangeurs de viande, rares et riches, et donc vus par certains comme pouvant être l’objet d’une politique fiscale municipale qui contribuerait à payer les infrastructures hydrauliques nécessaires à l’approvisionnement en eau de la cité).
Un ouvrage riche de par ses sources archivistiques
8Mais « La Soif de Jérusalem » ne se distingue pas que par la seule qualité de son contenu et des analyses qui y sont réalisées. La richesse et l’apport de l’ouvrage proviennent aussi des sources archivistiques sur lesquelles s’est appuyé l’auteur qui, non seulement, sont diverses, mais parfois aussi inédites.
9V. Lemire a, en effet, mobilisé des données manuscrites provenant tout autant des archives ottomanes d’Istanbul que des fonds diplomatiques britannique et français, des organisations et institutions liées au mouvement sioniste, des juridictions islamiques (dont celles du Waqf), ou encore de la municipalité de Jérusalem et de donations privées. Parmi toutes ces sources, celles de la ville de Jérusalem - qui étaient jusque-là restées inconnues des chercheurs et dont V. Lemire nous fait découvrir l’ampleur et le potentiel documentaire - apportent beaucoup à l’analyse, d’autant plus que des dossiers relatifs à l’eau y ont, en leur temps, été constitués, qui permettent d’accéder aux rapports du Water Supply Department de la municipalité. L’auteur a également eu recours à de nombreux ouvrages et brochures imprimés, dont beaucoup datent de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et sont le fait de scientifiques, voyageurs ou missionnaires européens. Il a, enfin, dépouillé de nombreux articles de presse en partant des fonds documentaires de plusieurs revues publiées dans les années 1860 et jusqu’aux années 1930 : il en va ainsi de la revue La Terre Sainte, de la revue du Palestine Exploration Fund ou encore du journal The Palestine Post. L’ensemble de ces sources documentaires permet à l’auteur de donner à voir certains moments de l’histoire de Jérusalem jusque-là occultés (comme la gestion municipale de la crise pluviométrique de 1901 qui témoigne de l’existence d’une communauté citadine) ou victimes d’un véritable « déni historiographique » (page 15). Beaucoup d’entre eux sont retracés d’une façon savoureuse, dans un style qui invite au voyage ou à l’attachement à l’égard des « personnages » invoqués, et contribuent, ce faisant, à ce que la lecture de cet ouvrage dense constitue un moment de plaisir.
10La richesse de l’analyse tient aussi au fait que l’auteur fait, en permanence, dialoguer ses sources qui, dans beaucoup de cas, paraissent a priori inconciliables. La partie consacrée aux chantiers de restauration de l’aqueduc méridional de Jérusalem en 1863 témoigne ainsi, par exemple, d’une véritable « discordance de sources » (page 229) entre « les descriptions de ruines rédigées par les explorateurs occidentaux » (page 247) qui accréditent l’idée d’une passivité des autorités ottomanes, « et les comptes rendus de travaux consignés par les fonctionnaires ottomans » (page 247), qui vont dans le sens d’un entretien régulier des infrastructures existantes. De même, la littérature britannique de vulgarisation qui paraît en Palestine dans les années 1920 souligne, de façon grandiloquente, l’oeuvre de « bâtisseur » hydraulique du général Allenby, ce qui contraste avec les rapports administratifs produits, à la même époque, par l’administration mandataire - d’une immense froideur. De tels « écarts » de discours témoignent, en réalité, de conflits de mémoires et renvoient aux différents héritages dont les acteurs de la politique de l’eau se prévalent pour inscrire et légitimer leurs actions dans la durée. Cette question de la représentation de la ville vue au travers de ses « mémoires contiguës » (page 25) est, selon nous, l’un des aspects les plus originaux de l’ouvrage.
11Enfin, l’apport de l’ouvrage provient du fait qu’il remet en cause, de façon claire et argumentée, des idées reçues sur Jérusalem et la gestion de l’eau dans la cité, souvent colportée par la littérature orientaliste. Sous la plume des érudits européens de la deuxième moitié du XIXème siècle, la gestion ottomane de la cité – et, plus particulièrement, celle des infrastructures hydrauliques – est, en effet, décrite comme inexistante ou uniquement constituée de décisions ayant pour résultat de « bloquer » les politiques de modernisation engagées ou désirées par leurs coreligionnaires et autorités politiques en Terre Sainte. L’historiographie israélienne et arabe a, par la suite, repris à son compte cette idée de l’incapacité des autorités ottomanes à gouverner et dépeint les quatre siècles de présence ottomane en Palestine sous les traits de l’immobilisme. Or, ce qui apparaît à la lecture de l’ouvrage de V. Lemire est tout autre : les autorités ottomanes ont non seulement fait preuve de capacités d’initiative pour ériger ou réhabiliter certaines infrastructures hydrauliques afin de répondre aux besoins en eau de la cité, mais elles ont aussi développé des facultés d’adaptation et tout un savoir-faire gestionnaire lors des crises pluviométriques auxquelles elles ont régulièrement eu à faire face à Jérusalem.
12En outre, l’auteur de « La soif de Jérusalem » remet en cause, en plusieurs points-clés de l’ouvrage, la grille de lecture consistant à expliquer le fait politique et social à Jérusalem uniquement au travers du prisme religieux et communautaire. Il démontre ainsi, par exemple, qu’il n’y a point eu « confiscation musulmane de la ressource hydraulique » (page221) dans la Ville Sainte à l’époque ottomane, quant bien même les populations chrétiennes et juives n’ont pas eu, durant longtemps, accès aux sources d’eau souterraines de la mosquée sacrée (ou Haram), car les autorités s’appliquaient à mettre à disposition de l’ensemble des populations de la ville des fontaines publiques et encadraient les tarifs pratiqués par les vendeurs d’eau. De la même façon, V. Lemire explique la politique d’’obstruction ottomane à un projet britannique de rénovation de l’aqueduc de Jérusalem entre 1868 et 1874 par le refus des autorités de l’époque de se voir dessaisir de toute souveraineté hydraulique au profit d’acteurs étrangers, là où ces derniers ont considéré que la « résistance » ottomane provenait du fait que le projet en question était perçu comme défavorable aux populations musulmanes de la cité. Enfin, en soulignant que les questions hydrauliques peuvent, soit structurer des conflits de classes, soit conduire à des moments festifs et de célébration conjointe, V. Lemire défend, une fois encore, l’idée qu’il n’y a pas que des querelles « de clocher » à Jérusalem et révèle, au-delà, qu’une société urbaine et conscience citadine est en passe de s’y constituer.
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Aude Signoles, «Commentaire de l’ouvrage de Vincent LEMIRE, La soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire (1840-1948)», Insaniyat / إنسانيات, 54 | 2011, 165-171.
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Aude Signoles, «Commentaire de l’ouvrage de Vincent LEMIRE, La soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire (1840-1948)», Insaniyat / إنسانيات [على الإنترنت], 54 | 2011, نشر في الإنترنت 15 janvier 2015, تاريخ الاطلاع 06 décembre 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/insaniyat/13169; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/insaniyat.13169
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