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Jeux des vers et de la prose

Sans instrument : récital en plein vent

Présentation et traduction de la « Rhapsodie sur le sifflement » (« Xiao fu » 嘯賦) de Chenggong Sui 成公綏 (231-273)
Julie Gary-Bonte

Texte intégral

Présentation

1Le texte que nous proposons ici au lecteur d’IDEO intriguera peut-être d’emblée par son titre : Xiao fu 嘯賦, description poétique (ou rhapsodie) du sifflement, qui sonne comme une promesse d’originalité. Originalité qu’aurait sans doute goûtée Jacques Pimpaneau, et sous le signe de laquelle nous lui rendons ainsi hommage.

  • 1 Biographie officielle contenue dans le Jinshu 晉書 (Livre des Jin), juan 92, section « Wenyuan » 文苑 ( (...)
  • 2 Voir Wenxin diaolong 文心雕龍, juan 2, chap. « Quan fu » 銓賦 (« Appréciation des rhapsodies ») et juan 1 (...)
  • 3 On trouve cinq poèmes dans la compilation de Lu Qinli 逯欽立 : Xianqin Han Wei Jin Nanbeichao shi 先秦漢魏 (...)
  • 4 Notre édition de référence : Wenxuan 文選 (Choix d’œuvres littéraires), compilé par Xiao Tong 蕭統 et a (...)

2L’auteur de ce poème singulier, Chenggong Sui 成公綏 (231-273, nom social Zi’an 子安)1, vécut peu après la chute des Han (220), qui inaugura l’ère dite médiévale — l’une des périodes les plus troublées de l’histoire chinoise, mais également l’une des plus riches et fécondes sur le plan intellectuel et artistique. Issu d’une famille sans fortune et frugal par nature, il se montrait peu enclin à la recherche des honneurs ou des gains matériels. Il aurait possiblement souffert d’un défaut d’élocution, qui l’a peut-être éloigné des cercles politiques et littéraires où le talent se mesurait notamment à l’éloquence en public ; on peut raisonnablement supposer qu’il compensa ce défaut par l’écriture… et peut-être aussi par le sifflement. Très jeune, il fit montre de talents poétiques peu communs qui, en raison de son humble position sociale, ne furent pratiquement pas reconnus de ses contemporains. C’est plus tard seulement qu’ils susciteront l’admiration, notamment celle du théoricien et critique Liu Xie 劉勰 (ca. 465-521) qui le considèrera comme l’un des plus grands auteurs de fu de son temps2. Ses écrits, aujourd’hui majoritairement perdus, auraient occupé plus de dix rouleaux3.
Fin connaisseur de théorie musicale, Chenggong Sui est l’auteur de plusieurs fu sur la musique, notamment sur le luth (« Pipa fu » 琵琶賦) et la cithare à sept cordes (« Qin fu » 琴賦). Il semble avoir été par ailleurs un siffleur virtuose : sa biographie relate que par un jour de chaleur caniculaire, profitant de la brise, il se mit à siffler, et que « les sons purs et aériens formèrent une mélodie » (泠然成曲) ; suite à quoi il composa le « Xiao fu », œuvre la plus représentative de son talent, entièrement citée dans sa biographie. Ce poème est recueilli dans le Wenxuan 文選 (Choix d’œuvres littéraires), compilé en 522 par le prince et homme de lettres Xiao Tong 蕭統 (501-531)4.

3Genre poétique le plus important de l’époque Han (206 AEC-220 EC), et largement dominant encore jusqu’au VIe siècle, le fu se constitue sous le pinceau des lettrés officiels de la cour, avec pour vocation initiale de glorifier la famille régnante en magnifiant les splendeurs de la capitale impériale et les fastes de ses activités : banquets, chasses, sacrifices, palais et parcs impériaux, architectures somptueuses, artefacts précieux, etc. Dans un tour plus personnel et élégiaque, il pourra évoquer aussi des émotions, états d’âme, aspirations, et même des conceptions esthétiques sur la littérature.
Formellement parlant, il se caractérise par sa longueur, et surtout par une prosodie très travaillée, qui fait alterner sections versifiées (repérables à la particule de scansion xi 兮) et passages en prose parallèle (pianwen 駢文) où la richesse et la préciosité du lexique, l’exubérance du ton, l’abondance des procédés d’accumulation ou d’amplification, des effets rythmiques, euphoniques et graphiques, produisent une impression de profusion étourdissante. Une prose plus ordinaire sert pour de brefs interludes, qui balisent le texte et font fonction d’embrayeurs aux nouvelles parties, ainsi que pour l’introduction (xu 序) qui explique les conditions de la genèse de l’œuvre et les intentions de l’auteur.
Entre autres symboles d’un loisir raffiné, les instruments de musique représentent depuis les Han un sujet de prédilection des auteurs de fu ; cette prédilection transparaît dans l’anthologie de Xiao Tong, où la musique fait l’objet d’une section à part entière. Y sont conservés six des plus beaux spécimens de cette tradition, consacrés à la syrinx (« Dongxiao fu » 洞簫賦 de Wang Bao 王褒 [90 ?-51 ?]), à la flûte longue (« Changdi fu » 長笛賦 de Ma Rong 馬融 [79-166]), à la cithare (« Qin fu » 琴賦 de Ji Kang 嵇康 [223-262]), à l’orgue à bouche (« Sheng fu » 笙賦 de Pan Yue 潘岳 [247-300]), mais aussi à la danse (« Wu fu » 舞賦 de Fu Yi 傅毅 [? – env. 90 EC]) et … au sifflement.

4Ces poèmes combinent une description minutieuse et exhaustive de leur objet avec une évocation des symboles et valeurs qui lui sont attachés à travers l’histoire et la littérature. Dans leur structure, ils suivent le même schème, en décrivant : les lieux qui recèlent les matériaux dont sera fait l’instrument, puis le processus de sa confection ; certaines mélodies célèbres du répertoire et les occasions ou le cadre de leur performance ; les sons musicaux eux-mêmes, et leurs effets sur l’environnement et l’auditoire (il s’agit le plus souvent d’effets de transformation morale, illustrant la grande thèse confucéenne selon laquelle la musique est le meilleur moyen d’instaurer la civilisation et la concorde parmi les hommes). Le poème se conclut triomphalement sur la supériorité de l’instrument décrit, qui réduit à quia les plus célèbres musiciens de l’histoire. Comme nous le verrons, notre poème ne fait pas exception et reprend dans l’ensemble les codes du genre.

5Mais avant de poursuivre, il convient de dire quelques mots de notre « instrument » : le sifflement (xiao 嘯). Le terme pose à lui seul une difficulté de traduction, car il recouvre plusieurs définitions, correspondant à un large éventail de sonorités et de modes d’émission. C’est en vérité le plus souvent par défaut, approximation et commodité, qu’on le traduit par « sifflement ».

  • 5 D’après le dictionnaire étymologique du Shuowen jiezi 說文解字, le mot signifie « souffler un son » (ch (...)
  • 6 Voir François Picard, « Le xiao ou souffle sonorisé », Cahiers de musiques traditionnelles, vol. 4, (...)

6Comme le mot français « sifflement », xiao peut s’appliquer aux animaux (généralement sauvages) ou aux éléments naturels (vent, mer, etc.), et s’apparente alors à une sorte de cri, de hurlement, de mugissement. Chez l’homme, il désigne un son expulsé par la bouche5 définition vague qui ne précise pas, par exemple, s’il était voisé ou non, rauque ou strident, rectiligne ou modulé. On sait en revanche qu’il mobilisait tout le souffle à l’intérieur de la poitrine et pouvait être de très longue portée. Il n’est donc pas strictement identique à ce son strident que l’on appelle aujourd’hui en chinois chui koushao 吹口哨, et ressemble davantage à une sorte de longue émission de souffle modulée, ou de « souffle sonorisé » consistant à « siffler et vocaliser en mobilisant le souffle »6.

7À l’origine (c.à.d. à l’époque pré-impériale) il était pratiqué principalement par les chamanes ou sorciers pour communiquer avec les esprits (âmes des défunts ou esprits de la nature). À partir des Han, ce sillage ésotérique le conduit des chamanes jusqu’aux maîtres en sciences occultes, capables d’invoquer par leurs pouvoirs magiques les forces naturelles et surnaturelles ; il exerce une efficacité merveilleuse sur les énergies et les éléments cosmiques, et peut mettre en mouvement les mers, les monts et les forêts, le vent, les nuages et la pluie.
Dans ce sillage toujours, il est repris par les adeptes taoïstes, quêteurs de longue vie ou d’immortalité. S’adonnant à toutes sortes de pratiques, corporelles ou spirituelles (diététiques, gymniques, méditatives etc.), qui concourent à l’entretien du principe vital, ceux-ci conçoivent assez naturellement le sifflement (qui repose sur la mobilisation du souffle) comme une technique de respiration, et l’intègrent aux exercices respiratoires (daoyin 導引) mis en œuvre pour nourrir, réguler, raffiner et faire circuler les souffles dans l’organisme.
Sous les Six Dynasties, le sifflement gagne le milieu des lettrés pour devenir une composante originale de leur identité et de ce qui est resté connu comme le « style Wei-Jin » (Wei-Jin fengdu 魏晉風度). De nombreux lettrés manifestent en sifflant leur excentricité, leur mépris des convenances, leur insoumission à l’autorité, mais aussi des états d’aise, de sérénité, de dilatation. Entre dissidence et transcendance, le siffleur se caractérise souvent par son mépris du vulgaire, son indépendance d’esprit, son aspiration à la retraite et à la solitude, son indifférence ou son détachement à l’égard des poussières mondaines.
Véritable phénomène culturel de la période médiévale, à l’instar de l’absorption du vin et des drogues, le sifflement commence aussi à être considéré comme une forme musicale à part entière, à la fois parente et distincte du chant : dans de nombreuses sources littéraires de l’époque, xiao est apparié à ge 歌, yong ou yin 吟 (chanter, fredonner), indiquant qu’une sorte de fredonnement vient se mêler, ou plus vraisemblablement se substituer au sifflement. On lui associe encore un répertoire d’airs et de techniques, et souligne expressément sa dimension artistique, en allant jusqu’à le classer sous la rubrique « musique » dans certaines encyclopédies des Tang et des Song.

8Tous ces éléments figurent dans notre poème, qui est le plus ancien écrit transmis, et l’unique de ce genre expressément et extensivement consacré au sifflement. Son auteur s’inscrit dans la tradition des fu musicaux, dont il reprend la plupart des conventions thématiques et stylistiques (à la différence près que préface et autres passages en prose en sont absents : le poème est intégralement versifié).

9Le sifflement est décrit comme une véritable forme musicale, dotée d’une musicalité comparable à celle des autres instruments : il repose sur les cinq notes de la gamme pentatonique, qui s’agencent en mélodies harmonieuses, sur des modes bien établis de la musique ancienne. Sa capacité à égaler, imiter ou épouser les timbres des autres instruments (vents, cordes, percussions) signale aussi sa richesse polyphonique.
Dans une veine caractéristique de l’art du fu, d’abondantes descriptions sont consacrées aux sonorités elles-mêmes et rendent compte de la diversité des inflexions, de la richesse des timbres, de l’harmonie des tonalités, du charme des mélodies. Le poète souligne à plusieurs reprises la variété inépuisable, la variabilité imprévisible des sonorités, qui sont celles du monde et des choses mêmes, avec lesquels le siffleur entre constamment et infiniment en résonnance.

10Quant aux effets produits par ces sonorités, ils sont principalement de deux ordres.

  • 7 Xiaojing 孝經, chap. 12 : « Guang Yaodao » 廣要道 (Amplification de la Voie Fondamentale), Xiaojing zhus (...)

11Le sifflement agit sur les forces naturelles, en rééquilibrant des phénomènes climatiques extrêmes, en régulant et purifiant les souffles yin et yang. Cette fonction découle bien sûr de l’influence cosmique du sifflement évoquée plus haut ; mais elle s’inscrit également dans la conception confucéenne de la musique, qui confère traditionnellement à celle-ci le pouvoir d’agir sur les processus de l’univers et de contribuer à la réalisation de ses opérations élémentaires (comme le cours des saisons, les phénomènes météorologiques, le cycle de la naissance et de la mort des créatures, etc.).
La fonction de régulation cosmique (au niveau du Ciel) s’articule à une fonction de régulation et de modération affective (au niveau des hommes), qui revêt une forte valeur morale. Sous le pinceau de Chenggong Sui, le sifflement est crédité des mêmes vertus que la musique élevée (yayue 雅樂) ou correcte (zhengyue 正樂) promue par la tradition confucéenne, à savoir rectifier et réguler les effets des musiques licencieuses (yinsheng 淫聲), accusées de nourrir les penchants excessifs de l’homme. En étendant les effets modérateurs et régulateurs de la musique à l’échelle de la société toute entière, les confucéens considéraient qu’elle était la plus à même de « réformer les mœurs et transformer les coutumes (yifeng yisu 移風易俗, littéralement « déplacer les vents et changer les coutumes »)7. Chenggong Sui exploite sans doute d’autant plus la polysémie de feng風 (qui désigne à la fois le phénomène atmosphérique du vent, un climat moral et un air musical), que le sifflement est par définition un déplacement d’air, et que son influence sur les mœurs prend par excellence un support pneumatique.
La dernière strophe évoque les effets puissants du sifflement sur ses auditeurs, en reprenant la rhétorique caractéristique des fu sur les instruments : à travers une série d’allusions historiques, le poète met en scène tout un éventail de réactions fortes et mémorables : d’illustres chanteurs aux talents extraordinaires réduits au silence, honteux ou sidérés ; des auditeurs tout aussi célèbres absorbés dans une écoute envoûtée ou bouleversée ; et enfin les animaux même venus se rassembler dans la danse — comme les bêtes subjuguées faisant cercle autour d’Orphée. Cette influence des sons jusqu’au monde animal, sauvage, est une métaphore classique de la puissance vertueuse et sans violence de l’œuvre de civilisation (jiaohua 教化, litt. transformation civilisatrice par l’instruction), au cœur de l’esthétique musicale confucéenne.

12À bien des égards donc, Chenggong Sui reprend le schème, les procédés poétiques et les motifs esthétiques à l’œuvre dans les autres fu musicaux ; sa grande originalité consiste à les transposer à la pratique du sifflement, en lui attribuant les mêmes qualités, pouvoirs et valeurs que les autres instruments. Mais il entretisse aussi à ces éléments classiques des traits plus originaux, des motifs nouveaux, propres à la spécificité de son objet, et en vertu desquels le sifflement demeure un objet et une pratique sui generis.
La première originalité tient à la figure du siffleur : les strophes d’ouverture brossent le portrait stéréotypé de l’adepte taoïste, et vraisemblablement un avatar du poète lui-même : un gentilhomme cultivé, qui fait le choix de se retirer du monde pour suivre ses aspirations profondes, sans se compromettre dans la vie politique. Il foule des sols en altitude, qui figurent ce vœu de transcender la poussière du siècle. Le motif de la réclusion et du détachement réapparaîtra plus loin : environné d’une nature pure, immense et élevée, le siffleur se libère de ses émotions, de ses soucis pour rendre son esprit pur et délié. On note aussi son dédain pour le vulgaire, sa solitude, son aspiration à l’essor loin des routes étriquées du bas-monde, typiques de l’attitude du siffleur. Plus radicalement, il est parvenu à une totale déprise de soi pour rejoindre le Dao, l’unité primordiale, et faire union avec toutes choses. On relève enfin son intelligence des vérités ultimes, avec de forts échos aux textes taoïstes du Laozi et du Zhuangzi, qui démarquent d’emblée ce fu des autres conservés dans le Wenxuan.

13La seconde originalité — et assurément la plus grande — réside dans l’insistance de Chenggong Sui sur la naturalité et l’immédiateté du sifflement : à la différence des autres instruments, confectionnés à partir d’un matériau extérieur (soie, bambou, métal, terre, peau, etc.), le sifflement est, dans son mode d’émission même, une production directe de la bouche, qui mobilise le souffle sans requérir aucune autre médiation. Le poète souligne à plusieurs reprises cette simplicité et cette autonomie parfaite du dispositif sonore, qui ne recourt à rien d’extérieur mais procède depuis le corps lui-même, par un positionnement des lèvres et un jeu de respiration. Pure émission de souffle, il n’a besoin pour résonner que de l’air, sa matière, et de la bouche, son organe, et se module au gré de leur interaction. À ce titre, il est qualifié de parfaitement « naturel », ziran 自然, littéralement « de par soi-même ainsi », c.à.d. qui procède de soi seul et se déploie suivant ses propres règles. Cette naturalité, qui constitue la caractéristique fondamentale du sifflement, son essence ou son principe même, est précisément ce qui lui confère sa beauté suprême et sa supériorité sur les autres instruments : doté des mêmes qualités, capables des mêmes effets, il ne leur cède en rien mais procède à partir de presque rien.
Symboliquement, cette primitivité débarrassée des médiations de la matière et de la manufacture libère le siffleur des artifices de la civilisation, qui polit la nature des êtres comme elle sculpte le matériau brut pour forger des artéfacts. Siffler devient ainsi le moyen de retrouver en soi un état de nature, dans le surgissement spontané d’une pure sonorité.

14Cette apologie de la simplicité se fait ressentir jusque dans l’écriture poétique elle-même : en comparaison avec les autres descriptions poétiques d’instruments, notre poème est sensiblement plus court et concis ; plus sensiblement encore, la langue en est beaucoup plus simple, dépouillée des mots rares et précieux qui caractérisent habituellement le genre ; comme si elle se mettait en accord avec son objet même, et convergeait vers une même apologie de la simplicité.

Description poétique du sifflement

  • 8 Nous comprenons chang xiang 長想 dans le sens de « longue portée » ; mais on aurait pu traduire aussi (...)

15À l’écart des foules le gentilhomme s’est retiré,
En osmose avec l’étrange, en sympathie avec le singulier.
Le mépris du siècle et l’oubli des gloires vaines
L’ont fait répudier toutes affaires humaines.
Son estime va aux éminences et sa faveur aux temps anciens ;
Ses méditations sont profondes, ses pensées gagnent les lointains8.

  • 9 Le Mont Ji (Ji shan 箕山), situé dans l’actuel Henan (au sud-est du district de Dengfeng 登封). La lége (...)
  • 10 Le départ en mer pourrait être un écho à Confucius qui, déplorant que sa voie ne soit pas suivie, e (...)

16Il voudrait
Ascendre le Mont Ji pour maintenir l’intégrité de son âme9,
Voguer sur l’océan pour donner libre cours à son cher idéal10.

  • 11 « Ressort » traduit ji 機, un terme central du Zhuangzi, notamment dans la locution tianji 天機 qui dé (...)
  • 12 Nous suivons ici la version du Jinshu : kua 跨, au lieu de kua 姱 dans l’édition du Wenxuan. Dans la (...)

17Sur ce,
Il convie ses plus intimes compagnons,
Réunit ceux qui partagent ses inclinations.
Subtilement, il saisit l’ultime ressort de la nature et de l’existence ;
Finement, il scrute l’occulte arcane de la Voie et de son efficience11.
Affligé par le commun des hommes qu’aucune lucidité n’éclaire,
Il les précède dans l’éveil ; transcendant, il demeure solitaire.
À l’étroit dans ce bas-monde aux routes étriquées,
Il lève les yeux vers les allées du ciel et hausse ses foulées.
Dans la distance, par-delà le vulgaire, de sa personne il se déprend12.
C’est alors que, le cœur dilaté d’émotion, il pousse un long sifflement.

  • 13 « Le génie (ou esprit) flamboyant » (yaoling 曜靈) désigne le soleil, et « la rive vespérale » (mengs (...)
  • 14 Gong 宮, shang 商, jue 角, zhi 徵, yu 羽 sont les cinq notes de la gamme pentatonique (wusheng 五聲), corr (...)
  • 15 Nous avons tenté de conserver l’ambiguïté de ce passage, diversement interprété par les commentateu (...)
  • 16 Soie (si 絲) et bambou (zhu 竹) sont les matériaux qui composent respectivement les cordes des cithar (...)

18À ce moment,
Le génie flamboyant incline ses rayons,
Et répand ses lueurs vers la rive vespérale13.
Lui flâne à son gré, la main dans celle de l’ami,
Déambulant de-ci de-là d’un pas irrésolu.
De ses lèvres vermeilles il émet une sonorité merveilleuse,
D’entre ses dents d’albâtre exhale un timbre poignant.
Gravitant dans sa gorge, le son s’élève puis s’abaisse ;
Endigué puis prodigue, le souffle fuse en étincelle.
Il harmonise le gong fondamental sur le clair jue,
Mêle le shang et le yu sur le fluide zhi14.
Flottent dans le limpide éther les nuées vagabondes,
Convergent depuis mille lieues les vents au long cours15.
Lorsque la mélodie s’achève et cesse de résonner,
Ses échos perdurent sans finir de charmer.
Musique suprême, d’une si parfaite naturalité
Que ni soie ni bambou ne sauraient s’y comparer16.

  • 17 L’expression jin qu zhu shen 近取諸身 se rapporte au souverain mythique Fuxi 伏羲, qui inventa les trigra (...)
  • 18 L’expression yu qi 御氣 « contrôle des souffles » appartient à la terminologie spécifique de l’entret (...)
  • 19 L’orgue à bouche est un instrument à vent composé d’une calebasse, sur laquelle sont fixés des tuya (...)
  • 20 La communication avec les esprits (mânes des ancêtres ou divinités naturelles) constitue traditionn (...)
  • 21 Ji Chu 激楚, littéralement le « Chu véhément (ou tourbillonnant) », est un genre ou un titre d’air is (...)
  • 22 « Aride sécheresse » et « ondées abondantes » traduisent respectivement kang yang 亢陽, litt. le yang(...)

19Ainsi,
Sa sonorité ne requiert point d’instrument,
Son usage ne recourt à nul matériau.
Le siffleur puise au plus près, dans son corps même17,
Employant son esprit à diriger ses souffles18.
D’un mouvement des lèvres la mélodie paraît,
D’une émission de bouche le timbre advient.
Tout être qui l’émeut, chaque fait qui l’inspire,
Aussitôt suscite un chant, s’ensuit d’un fredon.
Le son est ample sans voler en éclats,
Ténu sans sombrer dans le silence.
Intense et limpide, aux orgues à bouche il s’assortit,
Riche et velouté, aux cithares il s’allie19.
Mystère assez subtil pour communiquer avec mânes et esprits20,
Essence assez fine pour sonder les tréfonds de l’inconnu.
Il modère les excès d’affliction des airs du Jichu,
Tempère les débordements lascifs des danses de Beili21 ;
D’un ardent soleil il atténue les crues diluviennes,
En ondées abondantes inverse l’aride sécheresse22.

  • 23 Citation partielle de l’appréciation exprimée par Confucius au sujet de l’ode Guanju 關雎, qui célèbr (...)
  • 24 Dans les anciennes classifications, les instruments ainsi que leur sonorité respective sont désigné (...)
  • 25 Écho au poème « Xishuai » 蟋蟀 (Le grillon) du Livre des Odes, qui loue la vertu de la modération : « (...)

20Les chants qu’il entonne connaissent mille variations,
Les airs qu’il module ignorent toute constante.
Empreints de joie et de douceur : plaisants et réjouissants ;
Chargés de peine et de douleur : navrants et désolants.
[Le son] parfois s’estompe, indistinct, comme près de s’interrompre,
Puis à mi-course saillit, vigoureux, se ranimant avec passion.
Posément il musarde, tout en grâce et retenue ;
Confusément il s’emballe, en hâte et en cohue.
Fût-elle prise de mélancolie, l’humeur sait toutefois en revenir ;
Bien qu’en proie au chagrin, le cœur ne s’abîme pas dans le tourment23.
Il conjoint la plus haute harmonie des huit timbres d’instruments24,
Et sans démesure en vérité transporte au comble de la joie25.

21Voici qu’alors [le siffleur]
Monte au faîte d’un belvédère pour plonger ses yeux dans la distance,
Ouvre une fenêtre ornée pour laisser son regard courir à perte de vue.
Battant des mains et soupirant, il tourne la tête vers ciel
Et pousse une longue modulation, claire et sonore.
Tantôt elle se déploie, nonchalante, puis revient d’elle-même,
Tantôt elle oscille, hésitante, puis s’élance de nouveau ;
Tantôt frêle et flexible, douce et ductile,
Tantôt preste et robuste, déferlante et fracassante.
Dans un flux profus elle coule à flot puis tarit,
En limpides éclats elle dérive et irradie.

  • 26 Ou « long hennissement » en suivant la variante chang si 長嘶 du Liuchen zhu Wenxuan 六臣注文選, intéressa (...)

22Une expiration sans contrainte jaillit vigoureusement :
Profusion et confusion, enchevêtrements et entrelacs.
Bourrasques sifflant en rafales,
Ramages chuintant en écho.
Elle exprime les pensées nostalgiques du cheval tartare26,
Tourné vers la bise glaciale du Septentrion ;
Ou bien évoque l’oie sauvage menant ses oisillons,
Et les appels de la horde survolant le désert.

23Ainsi [le siffleur] est-il capable de
Créer des sons selon les situations,
Forger des mélodies au gré des événements.
À l’infini il répond aux choses,
Promptement déclenche ses échos.
Moroses, oppressés, ils surgissent et s’écoulent,
Défilant tel un cortège ininterrompu de nuages
Qui tantôt se séparent, tantôt se rejoignent,
Puis, sur le point de s’éteindre, reprennent leur course.

  • 27 Feilian 飛廉 : esprit ou dieu du vent (parfois associé voire assimilé à Fengbo 風伯 le Comte du vent), (...)
  • 28 Nan ji 南箕, ou Ji 箕, le Van (ou panier), la septième des 28 mansions célestes (su 宿) de l’astronomie (...)
  • 29 On est sensible ici encore à la forte tonalité morale du passage, qui reprend au compte du siffleme (...)

24Feilian ébranle le vent dans sa ravine reculée,
Un tigre féroce donne la réplique au cœur de la vallée27.
Le Van austral se meut dans la voûte azurée28,
Une fraiche rafale remue dans les cimes élevées.
Il chasse et disperse les amas de souffles engorgés,
Et balaie la masse brumeuse des poussières turbides.
Il règle les fluctuations du yin et du yang en un accord parfait,
Et améliore les viles coutumes nées des mœurs turpides29.

25Voilà encore [le siffleur] qui
Flâne par les crêtes altières,
Gravit les coteaux imposants.
Surplombant le flanc d’une falaise,
Il contemple une cascade ruisselante.
Assis sur l’aplomb d’un rocher,
Il se désaltère à la source transparente.
Il prend pour natte les orchis des marais ondulant dans la brise,
Et pour ombrage les sveltes bambous gracieusement ciselés.
Il entonne alors son fredon, qui se propage
Et résonne note après note sans discontinuer.
Il laisse s’épancher le muet chagrin de pensées jusque lors contenues,
Et s’envoler les soucis lancinants qui depuis longtemps l’entravaient.
Son cœur purifié n’est plus lié par rien,
Son esprit détaché flotte libre et léger.

  • 30 Les instruments sont désignés ici par le matériau qui les compose : jin 金 le métal, ge 革le cuir, ta (...)

26Le timbre imite cloches et tambours,
Mime orgues à bouche et ocarinas30.
De multiples sonorités retentissent de concert,
Semblables tantôt aux flûtes tantôt aux sifflets.
Fracas tonitruant de blocs entrechoqués,
Clameur mugissante de flots déchaînés.

  • 31 Ce passage reprend une rhétorique caractéristique des fu sur les instruments, et plus largement de (...)

27Il émet un zhi et une douce chaleur monte au plus fort de l’hiver,
Lance un yu et les âpres frimas viennent flétrir l’été,
Pousse un shang et une pluie automnale tombe au cœur du printemps,
Donne un jue et la brise de la vallée fait bruisser les branches31.

  • 32 Nous trouvons ici la polarité classique entre deux types de musique : d’une part, les grands hymnes (...)

28Les harmonies jamais ne se figent,
Les mélodies ne suivent nulle règle fixe.
Mouvant sans affluer,
Pausant sans stagner.
Suivant la position de ses lèvres, elles se déploient ;
Animées par son souffle parfumé, elles s’éloignent.
Les notes exquises et subtiles coulent en fluides échos ;
Les sons vifs et rapides tintent en purs cristaux.
Par cette beauté suprême assurément advenue d’elle-même,
Comme cette musique est singulière et sans égale en ce monde !
Elle surpasse les hymnes du Shao, du Xia et du Bassin Universel,
Comment la distinction se bornerait-elle aux airs de Zheng et Wei32 ?

  • 33 Mian Ju 緜駒 et Wang Bao 王豹 : deux excellents chanteurs originaires de Qi (période des Printemps et A (...)
  • 34 Le Yanzi Chunqiu 晏子春秋 (Annales de Maître Yan) mentionne un chanteur nommé Yu (Yu Gong 虞公), sous le (...)
  • 35 Ningzi 寧子, c.à.d. Ning Qi 寧戚, originaire de Wei 衛 (Printemps et Automnes). Dans l’impossibilité d’e (...)
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  • 37 Une anecdote rapporte que Confucius, en entendant un jour l’air de Shao 韶 qui incarnait pour lui la (...)
  • 38 Ces vers font référence à un passage du Livre des Documents : Kui 夔, préfet de musique du légendair (...)

29À ce moment,
Mian Ju garde la langue nouée et faiblit,
Wang Bao demeure bouche bée et pâlit33.
Le sieur Yu fait taire sa voix et interrompt son chant34,
Ningzi retient sa main et soupire profondément35.
Zhong Ziqi délaisse la cithare pour d’autres sonorités36,
Confucius perd le goût de la viande et oublie de manger37.
Tous les animaux dansent ensemble, frappant le sol de leurs pieds,
Un couple de phénix vient parader, battant des ailes avec majesté38.
Ainsi connaît-on la nature prodigieuse du sifflement,
Qui de tous les sons musicaux est le plus excellent.

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Notes

1 Biographie officielle contenue dans le Jinshu 晉書 (Livre des Jin), juan 92, section « Wenyuan » 文苑 (« Jardin des lettres ») (Voir Jinshu. Pékin : Zhonghua shuju, (1974) 1987, p. 2371).

2 Voir Wenxin diaolong 文心雕龍, juan 2, chap. « Quan fu » 銓賦 (« Appréciation des rhapsodies ») et juan 10, chap. « Cai lüe » 才略 (« Talents littéraires »).

3 On trouve cinq poèmes dans la compilation de Lu Qinli 逯欽立 : Xianqin Han Wei Jin Nanbeichao shi 先秦漢魏晉南北朝詩 (Poésie des époques pré-impériale, des Han, Wei-Jin et Dynasties du Nord et du Sud), « Jin shi » 晉詩, juan 2). Pour les fu, voir Yan Kejun 嚴可均, Quan Jin wen 全晉文 (Prose complète des Jin), juan 59.

4 Notre édition de référence : Wenxuan 文選 (Choix d’œuvres littéraires), compilé par Xiao Tong 蕭統 et annoté par Li Shan 李善 (630 ?-689). Shanghai : Shanghai guji, (1986) 2007, pp. 865-871.

5 D’après le dictionnaire étymologique du Shuowen jiezi 說文解字, le mot signifie « souffler un son » (chui sheng 吹聲), « produire un son en soufflant par la bouche » (cong kou su sheng 从口肅聲) ; Xu Shen 許慎 cite une glose de Zheng Xuan 鄭玄 précisant qu’il consiste à « émettre un son avec une pression de la bouche » (蹙口而出聲). Voir Shuowen jiezi, juan 3, « Kou bu » 口部.

6 Voir François Picard, « Le xiao ou souffle sonorisé », Cahiers de musiques traditionnelles, vol. 4, 1991, pp. 17-26 et M. Kaltenmark, Le « Lie-sien Tchouan ». Biographies légendaires des Immortels taoïstes de l’Antiquité. Paris : Collège de France - Institut des Hautes Études chinoises, 1987, p. 75.

7 Xiaojing 孝經, chap. 12 : « Guang Yaodao » 廣要道 (Amplification de la Voie Fondamentale), Xiaojing zhushu 孝經註疏, Shisanjing zhushu 十三經註疏. Pékin : Zhonghua shuju, (1980) 2008, p. 2556.

8 Nous comprenons chang xiang 長想 dans le sens de « longue portée » ; mais on aurait pu traduire aussi, dans une compréhension temporelle, « il médite longuement ».

9 Le Mont Ji (Ji shan 箕山), situé dans l’actuel Henan (au sud-est du district de Dengfeng 登封). La légende rapporte que Xu You 許由, vertueux conseiller de l’empereur mythique Yao 堯, fuyant la cour lorsque ce dernier voulut lui céder le trône, se réfugia au bord de la rivière Ying 潁 située à son pied ; à sa mort, il fut enterré à son sommet. Le mont fut dès lors aussi connu sous le nom de mont Xu You (Xu You shan 許由山). Voir Huangfu Mi 皇甫謐, Gaoshi zhuan 高士傳 (Vies d’hommes éminents), j. 1, 5e biographie. Associé à d’autres ermites célèbres comme le bouvier Chao Fu 巢父 (contemporain de Xu You) ou Boyi 伯夷 (transition Shang-Zhou), il est devenu un symbole du refus de compromission et de distance radicale avec le pouvoir.

10 Le départ en mer pourrait être un écho à Confucius qui, déplorant que sa voie ne soit pas suivie, envisageait — par dépit ou simple boutade ? — de partir en radeau sur l’océan. Voir Lunyu 論語, V.6.

11 « Ressort » traduit ji 機, un terme central du Zhuangzi, notamment dans la locution tianji 天機 qui désigne la cause ou force motrice naturelle du monde. La « Voie et son efficience (ou vertu) » (dao de 道德) est une référence explicite au Daode jing 道德經 de Laozi. Les références ou les résonances taoïstes de ces premières strophes signalent d’emblée l’originalité de ce fu par rapport aux autres fu sur les instruments conservés dans le Wenxuan.

12 Nous suivons ici la version du Jinshu : kua 跨, au lieu de kua 姱 dans l’édition du Wenxuan. Dans la terminologie taoïste, yi shen 遺身 désigne un détachement total, non seulement à l’égard du monde et des choses extérieures, mais aussi de soi-même et de tout ce qui constitue son moi propre, son identité (bien au-delà des simples entraves corporelles).

13 « Le génie (ou esprit) flamboyant » (yaoling 曜靈) désigne le soleil, et « la rive vespérale » (mengsi 濛汜 ou 蒙汜, litt. « la rive ou le lac caché ») le lieu où celui-ci se couche. On trouve ces deux termes dans les sections « Tianwen » 天問 et « Yuanyou » 遠遊 du Chuci 楚辭 (Élégies de Chu).

14 Gong 宮, shang 商, jue 角, zhi 徵, yu 羽 sont les cinq notes de la gamme pentatonique (wusheng 五聲), correspondant aux do, ré, mi, sol, la de notre gamme. Le « fluide zhi » (liu zhi 流徵) et le « clair jue » (qing jue 清角) sont deux modes correspondants. Ce passage illustre la musicalité du sifflement qui, à l’instar des instruments de musique, utilise la totalité des notes de manière à obtenir de véritables mélodies.

15 Nous avons tenté de conserver l’ambiguïté de ce passage, diversement interprété par les commentateurs : il peut décrire aussi bien l’action du sifflement sur les éléments atmosphériques, que la localisation des sonorités, ou bien plus métaphoriquement encore les sonorités elles-mêmes.

16 Soie (si 絲) et bambou (zhu 竹) sont les matériaux qui composent respectivement les cordes des cithares (qin 琴 et se 瑟) et les flûtes (guan 管) ; ils désignent par métonymie ces instruments, ou encore leur timbre. Nous avons adopté ici une traduction littérale en raison de la connotation plus brute des matériaux, qui s’accorde mieux à un propos sur la « naturalité » (ziran 自然), autrement dit, une émission sonore rudimentaire et spontanée, sans médiation matérielle.

17 L’expression jin qu zhu shen 近取諸身 se rapporte au souverain mythique Fuxi 伏羲, qui inventa les trigrammes en contemplant les figures dans le ciel et les motifs sur la terre : ce faisant, il s’inspira tout près de son propre corps, et, plus loin, des réalités extérieures. Voir Zhouyi 周易, « Xici » 繫辭 2.2.

18 L’expression yu qi 御氣 « contrôle des souffles » appartient à la terminologie spécifique de l’entretien du principe vital chez les taoïstes : c’est une référence explicite aux techniques respiratoires par lesquelles l’adepte, dans une alternance de mouvements de contraction et d’extension, d’inspiration et d’expiration, fait circuler les souffles à travers son corps pour l’en irriguer, et prévient le blocage ou la dispersion, et par suite l’étiolement de son énergie vitale. À ce titre, le sifflement est souvent associé aux arts du souffle (qigong 氣功).

19 L’orgue à bouche est un instrument à vent composé d’une calebasse, sur laquelle sont fixés des tuyaux à anche de longueurs différentes (généralement en bambou), ainsi qu’un tube latéral dans lequel souffle le musicien. On distingue le yu 竽, qui compte 23 ou 36 tuyaux, et le sheng 笙 qui en compte 13, 17 ou 19. Les deux sont ici juxtaposés. La cithare est l’un des plus anciens instruments de musique chinois. Il se compose d’une caisse de résonnance en bois, sur laquelle sont tendues des cordes (traditionnellement en soie). Le se 瑟 et le qin 琴, également juxtaposés ici, se distinguent par leurs dimensions, leur facture et leur nombre de cordes : la cithare qin, oblongue, compte sept cordes ; le se 瑟, plat et rectangulaire, en compte une vingtaine, posées sur des chevalets mobiles.

20 La communication avec les esprits (mânes des ancêtres ou divinités naturelles) constitue traditionnellement l’une des fonctions majeures de la musique rituelle qui accompagne les cérémonies sacrificielles. Rapportée au sifflement, cette mention renvoie davantage à la tradition chamanique (en particulier à la pratique du rappel de l’âme des défunts), ainsi qu’aux pouvoirs mystiques de communication avec les forces surnaturelles dont étaient dotés les siffleurs maîtres en sciences occultes.

21 Ji Chu 激楚, littéralement le « Chu véhément (ou tourbillonnant) », est un genre ou un titre d’air issu du royaume de Chu, au rythme rapide et aux accents de tristesse poignante ; il est parfois associé aux musiques séduisantes de l’antiquité, que les auditeurs écoutaient en laissant leurs émotions s’épancher sans retenue. Cf. Chuci, « Zhao hun » et Huainanzi, « Yuan dao ». Les « danses de Beili » (北里, littéralement le « hameau du Nord ») désignent les danses non orthodoxes commandées au maître de musique Juan (师涓) par Zhou Xin 紂辛 (r. 1154-1122), souverain tyrannique et débauché des Shang, en même temps que les mélodies lascives dont il se délectait, et qui annonçaient sa ruine. Voir Shiji 史記, « Yin benji » 殷本紀. Pékin : Zhonghua shuju, 1963, p. 105. On relève la tonalité morale de ce passage, caractéristique de l’esthétique musicale confucéenne, et transposée ici à la pratique du sifflement.

22 « Aride sécheresse » et « ondées abondantes » traduisent respectivement kang yang 亢陽, litt. le yang intense, et chong yin 重陰, litt. le yin redoublé, à savoir le moment où le yang, principe masculin de lumière et de chaleur, atteint son apogée, et celui où le yin, principe féminin d’ombre et de froid, est à son maximum. Prolongeant l’évocation du rapport avec le surnaturel, ce passage rend compte de l’influence du sifflement sur les forces naturelles, en particulier les phénomènes atmosphériques, attestée dans de nombreux récits sur les siffleurs maîtres en sciences occultes. Le commentateur Li Shan cite en note un passage du Lingbao jing 靈寶經 (Livre du Trésor numineux) attribué à Ge Chaofu 葛巢甫 (c. 400) : fille d’un roi déchu, Xingyin 姓音, muette à la naissance est abandonnée par son père dans la montagne ; sans nourriture, elle vit en se sustentant des souffles du soleil et des essences de la lune. Elle rencontre un immortel qui lui transmet l’art de traiter les calamités naturelles. Plus tard, elle retourne dans son pays, frappé par une terrible sécheresse, et fait venir la pluie en sifflant la tête levée vers le ciel. Cf. Wenxuan, j. 18, op. cit., p. 867.

23 Citation partielle de l’appréciation exprimée par Confucius au sujet de l’ode Guanju 關雎, qui célèbre les vertus de l’épouse du roi Wen (Shijing 詩經, « Guofeng, Zhounan » 國風•周南) : « L’ode Guanju exprime la joie sans tomber dans l’excès, et le chagrin sans verser dans le tourment. » (關雎,樂而不淫,哀而不傷。) Voir Lunyu, III.20.

24 Dans les anciennes classifications, les instruments ainsi que leur sonorité respective sont désignés par le matériau principal qui les compose : soie (si 絲) pour les cithares (qin 琴, se 瑟), bambou (zhu 竹) pour les flûtes (guan 管), métal (jin 金) pour les cloches (zhong 鐘), pierre (shi 石) pour les lithophones (qing 磬), terre (tu 土) pour l’ocarina (xun 壎), cuir (ge 革) pour les percussions membranophones comme le tambour (gu 鼓), bois (mu 木) pour les percussions idiophones telles que caisses (zhu 柷) et racleurs (yu 敔), calebasse (pao 匏) pour l’orgue à bouche (sheng 笙 et yu 竽). Cette classification est connue sous le nom des « huit timbres » (bayin 八音).

25 Écho au poème « Xishuai » 蟋蟀 (Le grillon) du Livre des Odes, qui loue la vertu de la modération : « Aimons la réjouissance sans démesure. » (好樂無荒。) Voir Shijing, « Guofeng, Tang » 國風•唐風). Que les émotions, de joie comme de tristesse, ne versent pas dans leur extrême, est une injonction majeure de la morale confucéenne, mais aussi de son esthétique musicale, fondées toutes deux sur la mesure et le juste équilibre.

26 Ou « long hennissement » en suivant la variante chang si 長嘶 du Liuchen zhu Wenxuan 六臣注文選, intéressante par sa dimension sonore. Le cheval tartare (hu ma 胡馬, hu 胡 servant d’appellation pour les populations barbares du Nord) qui, éloigné de ses terres natales, aspire le vent du Nord, est une image classique de la nostalgie. Voir le premier des Dix-neuf poèmes anciens (Gushi shijiu shou 古詩十九首) conservé dans le Wenxuan, j. 29 : « Le cheval hu cherche le vent du Nord, l’oiseau de Yue niche sur les rameaux du Sud. » (胡馬依北風,越鳥巢南枝。)

27 Feilian 飛廉 : esprit ou dieu du vent (parfois associé voire assimilé à Fengbo 風伯 le Comte du vent), qui avait le pouvoir de faire venir celui-ci et d’en commander les mouvements. Voir Chuci, « Lisao », « Yuanyou » et « Jiubian ». Li Shan cite un apocryphe des Han, le Chunqiu yuanming bao 春秋元命苞, qui évoque un phénomène de résonnance entre éléments de même nature : le feulement d’un tigre et le soulèvement du vent dans une vallée. (猛虎嘯,谷風起,類相動也。)

28 Nan ji 南箕, ou Ji 箕, le Van (ou panier), la septième des 28 mansions célestes (su 宿) de l’astronomie chinoise. Surnommé « la bouche des vents », elle était connue pour contrôler ces derniers, sans doute parce qu’elle se levait avec les vents doux de la fin du printemps. Voir Gustav Schlegel, Uranographie chinoise. La Hay - Leiden : M. Nijhoff - Brill, 1875, pp. 164-165.

29 On est sensible ici encore à la forte tonalité morale du passage, qui reprend au compte du sifflement une fonction capitale traditionnellement attribuée à la musique correcte : yi yinfeng zhi huisu 移淫風之穢俗 fait écho à la formule confucéenne yifeng yisu 移風易俗 « réformer les mœurs et transformer les coutumes ».

30 Les instruments sont désignés ici par le matériau qui les compose : jin 金 le métal, ge 革le cuir, tao 陶 (équivalent de tu 土) la terre, pao 匏 la calebasse (voir supra, note 9). Nous traduisons ici par les noms d’instruments, car l’accent n’est plus mis sur la naturalité du sifflement, mais sur sa capacité à imiter toutes sortes de timbres, qui fait toute la richesse de sa palette sonore.

31 Ce passage reprend une rhétorique caractéristique des fu sur les instruments, et plus largement de la littérature sur la musique, qui rend compte des corrélations cosmiques de cette dernière et de son influence sur les phénomènes de l’univers (notamment le cours des saisons). Dans la pensée corrélative qui s’est développée sous les Han, chacune des cinq notes était associée à l’un des cinq agents et à une saison, avec lesquels elle interagit. Li Shan cite un récit du Liezi 列子 mettant en scène le maître de cithare Wen (師文), capable de modifier le temps de chaque saison selon la note qu’il joue : « Lorsqu’au printemps il toucha la corde shang, suscitant le Nanlü, un vent frais soudain se leva et les fruits murirent sur les plantes et les arbres. Lorsqu’en automne il toucha la corde jue, éveillant le Jiazhong, un vent tiède tournoya doucement et les fleurs s’épanouirent sur les plantes et les arbres. Quand en été il toucha la corde yu, suscitant le Huangzhong, neige et givre mêlés parurent et les rivières et les lacs brusquement gelèrent. Quand en hiver il toucha la corde zhi, éveillant le Ruibin, l’éclat du soleil darda intensément et la glace aussitôt fondit. (當春而叩商弦以召南吕,涼風忽至,草木成實。及秋而叩角弦以激夾鐘,溫風徐迴,草木發榮。当夏而叩羽弦以召黄鐘,霜雪交下,川池暴沍。及冬而叩徵弦以激蕤賓,陽光熾烈,堅冰立散。) Voir Liezi, « Tang wen », 5.11. La glose de Zhang Zhan précise : shang est la note du métal, corrélée à l’automne ; Nanlü est le ton (ou tube musical) du huitième mois. Jue est la note du bois, corrélée au printemps ; Jiazhong est le ton du deuxième mois. Yu est la note de l’eau, corrélée à l’hiver ; Huangzhong est le ton du onzième mois. Zhi est la note du feu, corrélée à l’été ; Ruibin est le ton du cinquième mois.
Contrairement aux attentes du lecteur, les quatre saisons ne sont pas réparties sur les quatre vers de la série, printemps et automne étant rassemblés dans le seul 3e vers. Au 4e vers, « la brise de la vallée » (gufeng 谷風) est un vent d’est, favorable à la croissance des plantes (par homophonie avec gu 穀, les céréales).

32 Nous trouvons ici la polarité classique entre deux types de musique : d’une part, les grands hymnes rituels composés ou commandés par les souverains mythiques de l’Antiquité pour chanter les bienfaits de leur règne : le Shao 韶 évoque l’accession pacifique du roi Shun 舜 au trône cédé par Yao 堯 ; le Xia 夏 symbolise la grandeur du roi Yu 禹, fondateur de la dynastie des Xia ; le Bassin universel (Xianchi 咸池) symbolise l’union de toutes les vertus en la personne de l’empereur Jaune (Huangdi 黃帝). Dans l’esthétique morale de la tradition confucéenne, ces airs représentent le type même de la perfection musicale. À l’inverse, les airs de Wei 衛 et de Zheng 鄭, au style lascif et alambiqué, reflètent la dégradation morale de ces principautés, et sont devenus la désignation consacrée des musiques vulgaires et décadentes, condamnées par l’orthodoxie confucéenne. Ici, ce sont les deux genres de musique, noble et a fortiori vulgaire, qui se voient surpassés par la « beauté suprême » du sifflement.

33 Mian Ju 緜駒 et Wang Bao 王豹 : deux excellents chanteurs originaires de Qi (période des Printemps et Automnes). Le Mencius rapporte que lorsque Wang Bao s’établit sur la Qi 淇 (affluent de la Wei, qui a sa source au Henan), tous les habitants à l’ouest du fleuve Jaune se mirent à chanter (a capella) comme lui ; et lorsque Mian Ju résidait à Gaotang (Shandong), tous les gens dans l’ouest du pays de Qi se mirent à chanter comme lui. Autrement dit, ces excellents chanteurs exercèrent une influence dans les pays où ils séjournaient. Voir Mengzi, « Gaozi xia », j. 12.6. Mian Ju apparaît également dans le « Changdi fu » 長笛賦 (« Rhapsodie sur la flûte ») de Ma Rong 馬融 (79-166), et Wang Bao dans le « Qin fu » 琴賦 (« Rhapsodie sur la cithare ») de Ji Kang 嵇康 (223-262), tous deux conservés dans le Wenxuan.

34 Le Yanzi Chunqiu 晏子春秋 (Annales de Maître Yan) mentionne un chanteur nommé Yu (Yu Gong 虞公), sous le règne du Duc Jing (齊景公, r. 547–490) ; il introduisit à la cour de Qi des mélodies nouvelles, non conformes aux standards rituels, qui charmèrent le duc au point de lui faire oublier ses obligations à la cour ; en conséquence, son premier ministre Yan Ying 晏嬰 le fit arrêter. Voir Yanzi Chunqiu 晏子春秋, « Neipian, jian shang, 6 » 內篇, 諫上). Mais il pourrait s’agir également d’un homonyme, originaire de Lu 魯, sous les Han ; son chant pur et mélancolique avait le pouvoir de soulever la poussière sur les poutres. Cf. Liu Xiang 劉向, Bielu 別錄, cité par Li Shan, Wenxuan, j. 18, Op. cit., p. 870.

35 Ningzi 寧子, c.à.d. Ning Qi 寧戚, originaire de Wei 衛 (Printemps et Automnes). Dans l’impossibilité d’entrer au service du Duc Huan de Qi 齊桓公 en raison de son humble condition, il se fit charretier pour se rendre à Qi. Rencontrant fortuitement le duc un soir à l’extérieur de la ville, il attira son attention en chantant avec agitation tout en battant la mesure de la main la corne de son bœuf. À l’entendre, le duc s’avisa qu’il s’agissait d’un homme peu commun et le fit mener à son palais pour le recevoir en audience. Voir Lüshi chunqiu 呂氏春秋, « Ju nan » 舉難, j. 19, 8.5.

36 Zhong Ziqi 鐘子期, en écoutant jouer son ami, le grand cithariste Boya 伯牙, pouvait connaître le fond de son cœur et deviner ses humeurs, états et mouvements d’âme, ou encore les paysages qui l’inspiraient. Voir Lüshi Chunqiu, « Benwei » 本味, j. 14.

37 Une anecdote rapporte que Confucius, en entendant un jour l’air de Shao 韶 qui incarnait pour lui la perfection absolue, en fut si impressionné qu’il resta trois mois sans manger de viande. Voir Lunyu, VII.14.

38 Ces vers font référence à un passage du Livre des Documents : Kui 夔, préfet de musique du légendaire empereur Shun, louait le pouvoir transformateur de l’air de Shao, capable d’entraîner dans la danse toutes les espèces d’animaux et d’attirer les phénix dans une parade majestueuse. Voir Shangshu 尚書, « Yi Ji » 益稷.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julie Gary-Bonte, « Sans instrument : récital en plein vent »Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/4172 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z8j

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Auteur

Julie Gary-Bonte

Julie Gary-Bonte (Aix Marseille Univ, CNRS, IrAsia, Marseille, France) est maître de conférences à l'université Aix-Marseille (AMU), membre de l'Institut de recherches asiatiques et chercheuse associée au CRCAO. Ses travaux portent sur les conceptions de la musique en Chine ancienne et médiévale. Elle est l'auteur de Écrits sur la musique de la Chine médiévale, à paraître aux éditions des Belles Lettres, et prépare une traduction annotée des fu sur les instruments de musique du Wenxuan. 

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