Xu Wei et le moine fantôme
Texte intégral
1Le court récit que nous proposons ici au lecteur d’Impressions d’Extrême-Orient a l’avantage de réunir deux thèmes que Jacques Pimpaneau affectionnait : les figures de marginaux et d’excentriques, et les légendes, issues de la tradition orale, telles que les transmirent volontiers les lettrés.
Xu Wei, le génie maudit
2Aux premières appartient sans conteste le sujet du récit, le dramaturge, poète, peintre et calligraphe Xu Wei 徐渭, (nom social Wenchang 文長, 1521-1593). Xu Wei fut un dramaturge, stratège, poète, calligraphe et peintre de talent. Il est notamment l’auteur d’une tétralogie dramatique connue sous le titre « Les quatre plaintes du gibbon » (Si sheng yuan 四聲猿) et il fut aussi l’auteur d’un ouvrage pionnier sur l’histoire du théâtre chinois Nanxi 南戲. Il connut toutefois un destin pour le moins contrarié : gagnant parfois difficilement sa vie, il frôla souvent la folie, et dans une crise de jalousie, assassina sa concubine : jeté en prison, il échappa de peu à la peine de mort et resta incarcéré sept années. Comme à vrai dire beaucoup de brillants lettrés, il ne devait jamais, réussir, en dépit de son talent, dans la voie des examens mandarinaux. Engagé comme secrétaire par Hu Zongxian 胡宗憲 (1511-1565), il l’assista comme conseiller et stratège dans ses campagnes contre les pirates wokou 倭寇sur la côte du Zhejiang. Mais la disgrâce de Hu en 1563 priva Xu Wei d’un précieux appui, et il mena jusqu’à sa mort une vie marquée par la frustration et la déraison. Il fut redécouvert après sa mort par le célèbre écrivain Yuan Hongdao 袁宏道 (1568-1610), qui lui consacra une biographie. Ce très beau texte devait être inclus à la fin du XVIIe siècle dans l’anthologie canonique de prose classique « Où arrêter son regard en matière de prose ancienne », Guwen guanzhi 古文觀止. Jacques Pimpaneau traduisit cette biographie pour son Anthologie de la littérature chinoise classique. La biographie de Yuan Hongdao relate ainsi les dernières années de la vie du génie excentrique :
- 1 Jacques Pimpaneau, Anthologie de la littérature chinoise classique. Arles : Philippe Picquier, 2004 (...)
Finalement, soupçonné d’avoir tué l’épouse avec qui il s’était marié à la mort de sa première femme, il fut jeté en prison et condamné à mort. Zhang Yanghe le défendit avec force et il put être libéré. Après sa sortie, il s’entêta dans son ancienne attitude. À la fin de sa vie, son amertume était encore plus profonde et il paraissait encore plus fou. Il refusait de voir les gens éminents qui se présentaient à sa porte. Quand des fonctionnaires venaient lui demander de calligraphier même un seul caractère, ils repartaient bredouilles. Parfois il saisissait une hache et se frappait la tête ; le sang lui couvrait le visage ; les os de sa tête étaient tous brisés et faisaient du bruit quand on les touchait. Parfois, il s’enfonçait une vrille pointue dans les deux oreilles jusqu’à plus d’un pouce de profondeur, mais n’arrivait pas à mourir1.
- 2 On pense aujourd’hui que Lin Lan n’a pas réellement existé mais fut le nom de plume d’un groupe de (...)
3La réputation d’excentricité de Xu Wei fut telle qu’elle donna lieu à toutes sortes de légendes dont il était le héros, et que la tradition orale colporta jusqu’au XXe siècle. Zhou Zuoren 周作人 (1885-1967), le frère de Lu Xun 魯迅 (1881-1936), se souvenait ainsi avoir entendu des légendes sur Xu Wei dans son Zhejiang natal, et leur consacra un court texte. Dès les années 1920, deux recueils de légendes mettant en scène le lettré excentrique de la fin des Ming parurent sous la signature de Lin Lan 林蘭2.
Les moines exécutés et la concubine assassinée
4C’est fort probablement une de ces légendes orales colportée sur Xu Wei que, vers le début du XVIIe siècle, le grand amateur de récits vernaculaires et classiques Feng Menglong 馮夢龍 (1574-1646) recueillit pour l’inclure dans son « Abrégé thématique d’une histoire des Passions », Qingshi leilüe 情史類略. Partant du meurtre, bien réel, de sa concubine par Xu Wei, le récit du Qingshi leilüe en propose une explication surnaturellement rationnelle : le meurtre ne fut pas dû à la démence, mais provoqué par l’intervention d’un fantôme, elle-même résultant d’un mauvais tour joué par Xu Wei à des moines bouddhistes dont il voulait se venger, et dont les conséquences avaient sans doute dépassé ses calculs.
5Si l’histoire du moine fantôme vient sans doute d’une légende locale sur Xu Wei, la « patte » lettrée de Feng Menglong y a aussi imprimé sa marque : une phrase entière est reprise presque texto d’une autre biographie de Xu Wei, celle qui fut composée par Tao Wangling 陶望龄 (jinshi 1589), un ami de Yuan Hongdao qui avait fait découvrir à ce dernier les œuvres posthumes du génie ombrageux. Surtout, le texte du Qingshi leilüe s’achève par deux poèmes « Notant un rêve », shumengshi 述夢詩, qui sont réellement de la main de Xu Wei, et figurent au cinquième juan de ses œuvres complètes. Ainsi, l’histoire qui précède les deux poèmes pourrait être lue comme une version populaire et surnaturelle du genre shihua 詩話, les « propos sur (et autour de) la poésie » se faisant écho du monde dans lequel naquirent les poèmes, célèbres ou moins célèbres, de la tradition lyrique chinoise.
Traduction
- 3 Cette anecdote pourrait avoir été inspirée par un épisode réel de la vie de Xu : « Il y avait un bo (...)
6Xu Wei de Shanyin avait pour nom social Wenchang. En dépit de ses talents éminents il ne connut jamais le succès aux examens mandarinaux.
Lorsque le Précepteur impérial Hu Zongxian fut nommé aux fonctions de commandant en chef des troupes du Zhejiang occidental, il fit de Xu son secrétaire particulier, car il avait pour lui la plus haute estime.
Un jour, au cours d’une promenade, Xu se vit manquer de respect par les moines d’un certain monastère de Hangzhou, et il en revint plein de ressentiment à leur encontre. Ayant passé la nuit chez une putain, il déroba une des pantoufles de la fille qu’il cachât dans sa manche. Il la ramena au camp et prétendit devant le Précepteur impérial l’avoir trouvée dans le dortoir des moines du monastère. Le Précepteur, indigné, ne poussa pas plus loin son enquête et envoya saisir deux ou trois des moines du monastère qu’il fit décapiter à la porte du camp3.
- 4 Cette phrase est reprise, à peine rallongée, de la « Biographie de Xu Wenchang » par Tao Wangling : (...)
- 5 Le thème de la folle jalousie résultant de la vengeance posthume d’une victime du jaloux était déjà (...)
7Wei était d’un naturel jaloux et soupçonneux. Après le décès de son épouse, il avait voulu plusieurs fois se remarier, mais il s’était mis chaque fois à douter de la femme et l’avait renvoyée4. Il prit finalement une simple concubine, qui était d’une exceptionnelle beauté. Un jour, alors que Xu rentrait chez lui, il entendit de l’intérieur de sa chambre des rires et des éclats de voix. Il regarda à la dérobée par la fenêtre de la chambre, et vit un moine de belle allure, pouvant avoir une vingtaine d’année, qui avait pris sa femme sur ses genoux et l’y tenait, étroitement embrassée. Furieux, Xu alla chercher un poignard et fit irruption dans la chambre, prêt à frapper : le moine avait disparu. La femme, questionnée, prétendit ne rien savoir. Une dizaine de jours plus tard, rentrant une nouvelle fois chez lui, il vit cette fois le moine couché sur le lit en plein jour aux côtés de sa concubine. Ne se tenant plus ce colère, Xu poussa un rugissement, et s’emparant d’un pied de lampe, frappa : la femme, touchée sur le haut du crâne, mourut, et Xu fut inculpé et jeté en prison. Par la suite, grâce à l’entremise de ses relations, il fut élargi. Un jour qu’il se trouvait seul sans rien avoir à faire, il comprit soudain qu’il s’était agi de la vengeance des moines5, et s’affligea du sort de la femme, tuée bien qu’innocente. Il composa alors deux poèmes « Notant un rêve », dont le premier disait :
- 6 L’image de la pie-grièche s’envolant à l’est et l’hirondelle partant pour l’ouest ouvre un poème de (...)
On ne saurait retenir l’hirondelle lorsque la pie-grièche s’est envolée6
Cette nuit la voilà revenue en rêve : que n’avait-elle fui alors à tire d’aile ?
J’ai le cœur affligé pour l’oiselle, mais plein de sarcasme pour son mauvais compagnon.
Tandis que ces sentiments contradictoires se dissipent dans l’étendue des brumes du soir,
Un oiseau chante au-dehors et mes larmes, en pluie, se mettent à couler
8Et le second :
Tu as dénudé tes pieds pour les laver, tout à fait comme autrefois
Les quatre crochets de tes souliers de soie, que tu n’as pas chaussés, restent inemployés
Tu foules la boue jaune sous les fleurs de poirier,
Mais tes empreintes ne parviennent pas au Pavillon où nichent les canards mandarins.
9Plus jamais il ne chercha à se remarier.
Document annexe
-
Feng Menglong-Biographie de Xu Wei (texte source) (application/pdf – 107k)
Notes
1 Jacques Pimpaneau, Anthologie de la littérature chinoise classique. Arles : Philippe Picquier, 2004, p. 734.
2 On pense aujourd’hui que Lin Lan n’a pas réellement existé mais fut le nom de plume d’un groupe de folkloristes. Voir Zhang Juwen, « Rediscovering the Brothers Grimm of China: Lin Lan », Journal of American Folklore American Folklore Society, Volume 133, Number 529, Summer 2020, pp. 285-306. L’intérêt des lettrés de la génération du 4 mai pour la tradition orale entourant Xu Wei est décrit dans Chang-tai Hung, Going to the People: Chinese Intellectuals and Folk Literature, 1978-1937. Cambridge (Mass.) : Harvard Council on East Asian Studies, 1985, pp. 83-93. Hung y traduit plusieurs contes sur Xu Wenchang.
3 Cette anecdote pourrait avoir été inspirée par un épisode réel de la vie de Xu : « Il y avait un bonze qui, grâce à son argent, se livrait à une conduite indigne. Xu Wenchang en fit part fortuitement au gouverneur en buvant avec lui, et celui-ci, par la suite, sous un autre motif, fit bastonner et condamner à mort le bonze ». Yuan Hongdao, « Biographie de Xu Wenchang », traduit dans Jacques Pimpaneau, Op. cit., pp. 731-735.
4 Cette phrase est reprise, à peine rallongée, de la « Biographie de Xu Wenchang » par Tao Wangling : 渭为人猜而妬 ; 妻死後有所娶, 辄以嫌弃. Une partie de la phrase suivante de la biographie de Tao est reprise à la fin de l’anecdote de Qingshi leilüe : 至是又击杀其後妇, 遂坐法系狱.
5 Le thème de la folle jalousie résultant de la vengeance posthume d’une victime du jaloux était déjà au cœur de la célèbre nouvelle des Tang, Huo Xiaoyu zhuan 霍小玉傳 qu’on peut lire en traduction française grâce à André Lévy dans ses Histoires d’amour et de mort de la Chine ancienne. Chefs-d’œuvre de la nouvelle (Dynastie des Tang. 618-907). Paris : Aubier, coll. « Domaine chinois », 1992, pp. 123-147, sous le titre « L’amour trahi ».
6 L’image de la pie-grièche s’envolant à l’est et l’hirondelle partant pour l’ouest ouvre un poème de Xiao Yan 蕭衍 (464 – 549) évoquant des amoureux séparés. Elle est pour cette raison devenue l’image type de la séparation involontaire d’un couple.
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Référence électronique
Vincent Durand-Dastès, « Xu Wei et le moine fantôme », Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/4108 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z8g
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