Perspicacité d'esprit ?
Texte intégral
1L’écriture chinoise se fonde sur des sinogrammes, qui comportent des éléments graphiques communs à certains, que l’on désigne par le terme de radical. On en dénombre 214. Parmi eux se trouvent de réels pictogrammes issus des premières notations. Cet aspect visuel a favorisé, dans la poésie classique, un niveau de lecture au-delà du sens lui-même. Il se créée une sorte d’écho visuel entre deux ou plusieurs mots, porté par la présence d’un même radical qui renforce la puissance de l’image.
- 1 « Wangchuan ji » 輞川集, in Wang Wei ji jiaozhu 王維集校注. Beijing : Zhonghua shuju, 1997, vol. 5, pp. 413 (...)
2On en trouve un exemple caractéristique dans un poème de Wang Wei 王維 (701-761), composé au milieu du huitième siècle : « Le torrent chez les Luan » (« Luanjia lai » 欒家瀨), le treizième du « Recueil de la rivière de la Jante »1. Dans le deuxième vers de ce quatrain, le radical de l’eau, ses trois gouttes 氵 apparaît dans quatre caractères sur cinq, provoquant une véritable immersion dans le torrent, dont les eaux tourbillonnent autour des pierres, opposant mouvement et immobilité :
淺 淺 石 溜 瀉
jian jian shi liu xie
un rapide — pierre — couler — s’écouler
d’une traite le torrent dévale entre les rochers
3Le poète fournit ici une image emblématique de tout paysage, qui conjugue la présence de l’élément yang, masculin, représenté par les pierres et de l’élément yin, féminin, par l’eau. Le mot « rapide » est formé du redoublement du même caractère, lui-même constitué de la superposition dans sa partie droite de l’élément ge 戈, la hallebarde. Le mot, par son évocation sonore a valeur d’onomatopée.
4Cette dimension échappe souvent à la traduction. Pour en rendre compte, et dans des cas fort limités, seul le recours à des mots ayant une racine commune permettrait d’en rappeler l’effet. Le traducteur peut aussi le spécifier en note, mais en général, il se résigne, concentre ses efforts sur la dimension sémantique et fait l’impasse sur l’aspect visuel du poème.
5Dans un autre poème du même recueil, le cinquième, la répétition d’un mot est déjà un obstacle à la traduction. Il s’agit du quatrain intitulé « L’enclos des cerfs » (« Luchai » 鹿柴). Il commence par un distique d’une grande simplicité :
空山不見人
kong shan bu jian ren
montagne vide pas voir homme
但聞人語響
dan wen ren yu xiang
mais entendre homme voix résonner
La montagne est vide personne en vue
seules des voix en écho retentissent
6Le dernier mot du premier vers 人 ren, homme, est répété en position centrale dans le second vers du distique. Le premier vers se concentre sur la perception visuelle, le vide de la montagne, l’absence d’être humain. Le second vers s’adresse au sens de l’ouïe, avec l’oreille, er 耳, dans l’entrebâillement d’une porte, men 門, et le son, yin 音, dans la partie inférieure du dernier mot. L’homme se déplace à la fois dans la montagne et dans le distique. Nous le suivons sans le voir, à l’oreille. À moins de contorsions lexicales, ce déplacement d’une silhouette humaine entre premier et deuxième vers est impossible à rendre avec le même mot en français, qui oppose : personne à quelqu’un ou homme.
- 2 Eliot Weinberger, Octavio Paz., 19 WAYS OF LOOKING AT WANG WEI. How a Chinese Poem is Translated. K (...)
7Dans un petit ouvrage consacré à ce célèbre poème 19 WAYS OF LOOKING AT WANG WEI 2, Eliot Weinberger et Octavio Paz rassemblèrent des traductions en anglais, français et espagnol. Seuls deux traducteurs parvinrent à rendre cette particularité visuelle du poème de Wang Wei, entre présence et non-présence : Burton Watson en 1971, qui proposait « no one /someone » (p. 24) et Wai-lim Yip en 1972 avec « no man / voices of men » (p. 26), dont le pluriel accentue l’opposition entre vide et plein.
- 3 Michèle Métail, « Poétique curieuse dans la Chine ancienne. Analyse des poèmes de formes variées ». (...)
8Ce discret mais très efficace effet visuel n’est pas isolé dans la poésie classique. Il en va tout autrement des « Poèmes de formes variées » (zatishi 雜體詩), qui revendiquent ostensiblement une exploration de formes nouvelles, parmi lesquelles certaines portent sur l’écriture3. Dans ce regroupement de formes poétiques, dont le nom seul exprime déjà la diversité, certaines concernent la métrique, la rime ou l’alternance tonale et d’autres l’aspect visuel du poème.
- 4 Dans Sang Shichang 桑世昌, Huiwen leiju 回文類聚, in Siku quanshu 四庫全書, « Jibu » 集部, 8, pp. 1351-1812.
9À côté de formes familières que la tradition occidentale connaît sous le nom de calligrammes, se trouve une plus mystérieuse « Perspicacité d’esprit » (shenzhiti 神智體), sorte de rébus visuel, dans lequel le sens ne se révèle pas immédiatement au lecteur. Ce dernier est mis à l’épreuve par l’auteur. L’exemple le plus célèbre en revient au facétieux Su Dongpo 蘇東坡 (1037-1101), qui en serait le créateur. La légende veut que, lors d’une rencontre avec un émissaire barbare, qui se targuait de ses grandes connaissances en poésie, Su Dongpo calligraphia douze mots censés composer un quatrain heptasyllabique, soit un poème de vingt-huit mots. C’est ainsi que fut transmis « Wan jiao » 晚 脁, « En regardant au loin à la tombée du jour » 4:
長 亭 短 景 無 人 畫
zhang ting duan jing wu ren hua
老 大 橫 拖 瘦 竹 筇
lao da heng tuo shou zhu qiong
回 首 斷 雲 斜 日 暮
hui shou duan yun xie ri mu
曲 江 到 蘸 側 山 峰
qu jiang dao zhan ce shan feng
Haut pavillon à l’ombre courte, personne sur la peinture
Un grand vieillard traîne de biais sa frêle canne de bambou.
Il tourne la tête, les nuages se séparent au crépuscule, rayons obliques du soleil
La cime d’une montagne à côté plonge, s’inverse, dans le fleuve sinueux
- 5 Pierre Daudin, « Les récréations intellectuelles de Sou T’ong-p’o et Tchou Hi », Bulletin de la soc (...)
10Comment passer de douze à vingt-quatre mots ? Si la calligraphie originale de Su Dongpo est perdue, le poème fut maintes fois réinterprété par des calligraphes et les clefs de lecture sont connues. Elles sont à chercher dans le dessin des mots qui portent en eux leur mode de lecture, comme le montre cette version anonyme reproduite par Pierre Daudin5. Elle se lit à la verticale à partir du haut à droite.
Illustration n° 1 : source Pierre Daudin, « Les récréations intellectuelles de Sou T’ong-p’o et Tchou Hi », Bulletin de la société des études indochinoises. Nouvelle série. Tome XLV, N° 4 (4° trimestre 1970).
11Les signes manquants doivent être comblés en s’inspirant de la graphie. On constate ainsi que, dans le premier vers le mot pavillon, ting 亭, est étiré en hauteur, que l’ombre, jing 景, est au contraire très ramassée et que la peinture, hua 畫, est incomplète. Il y manque les deux traits, vertical et horizontal dans le rectangle du bas 田. Rien ne se perd pour Maître Su, puisque ces deux traits servent à écrire le mot manquant homme, ren 人.
Dans le deuxième vers, lao 老, le vieillard, est écrit en grand, tuo 拖, traîner, est écrit sur le côté et la canne, qiong 筇, voit son radical bambou, zhu 竹, figurer en tout petit.
Dans le troisième vers, la tête, shou 首, est retournée, les deux parties du nuage, yun 雲, sont séparées et le soleil, ri 日, inscrit dans le bas du crépuscule, mu 暮, a pris un air penché au couchant.
Quant au quatrième vers, dans le fleuve, jiang 江, le trait vertical est tordu, zhan 蘸, immerger, adopte la position du plongeon et shan 山, montagne, est placée à côté de la cime, feng 峰.
12Ce laborieux décryptage de la calligraphie explique le jeu sur les mots, mais n’en offre pas une traduction. En utilisant des lettres transfert, j’avais essayé voici une trentaine d’années, d’en donner un équivalent en français. La disposition suit le sens de notre écriture : lecture à l’horizontale, en partant du haut à gauche. Ce sont les mêmes modes de lecture qu’en chinois, qui s’appliquent dans cette reconstitution.
13L’obstacle à la lecture dû à la déformation des caractères nécessite une agilité intellectuelle qui a donné son nom à cette forme, considérée, à tort ou à raison, comme un amusement littéraire. Elle fut peut-être utilisée par les maîtres taoïstes, amateurs d’écritures secrètes, dont ils monnayaient volontiers l’interprétation. Un quatrain pentasyllabique du même type, gravé dans la pierre est encore visible sur la falaise de Taibo à côté de Chongqing au Sichuan. Huit caractères à interpréter pour lire, au final, un poème de vingt mots.
14Transmettre un message secret fut encore selon la légende, la motivation d’une jeune concubine, qui aurait fixé un rendez-vous à son galant. Elle s’appelait You Mengniang, était originaire de Huzhou, nous n’en savons pas davantage. Son message poétique intitulé « Guiyuan » 閨怨, « Complainte du gynécée », nous est parvenu et il en existe plusieurs reconstitutions, avec les mêmes mots mais placés différemment sur la page ou inversant l’ordre de lecture des vers. Voici le poème dans une calligraphie reproduite dans l’article de Pierre Daudin, puis ma traduction réalisée à l’aide de lettres transfert.
夜 長 橫 枕 意 心 歪
ye chang heng zhen yi xin wai
斜 月 三 更 門 半 開
xie yue san geng men ban kai
短 命 到 今 無 口 信
duan ming dao jin wu kou xin
肝 腸 望 斷 沒 人 來
gan chang wang duan mei ren lai
La nuit est longue, sur l’oreiller transversal pensées et cœur bouleversés
La lune s’incline à la troisième veille, porte entrouverte.
La courte vie s’inverse aujourd’hui, aucune parole sincère
Espoir brisé en mon cœur, personne ne vient.
15Le lecteur aura compris que la nuit est longue, l’oreiller à la transversale et que les pensées et le cœur ne sont pas accordés. Quand la lune est oblique (elle décline), à la troisième veille, la porte est entrouverte. La vie est courte aujourd’hui bouleversée, sans (=100) sincérité. Cœur déchiré, espoir brisé, personne ne vient.
- 6 Estienne Tabourot, Les Bigarrures du Seigneur des Accords, Genève : Droz, 1986
- 7 Concrete Poetry. A World View, Edited with an introduction by Mary Ellen Solt. Bloomington. London (...)
16Si la forme « Perspicacité d’esprit » rappelle les rébus présentés en 1582 par Estienne Tabourot dans « Les bigarrures du Seigneur des Accords »6, on peut y voir aussi quelques similitudes avec la poésie concrète et visuelle qui s’est développée dans de nombreux pays au vingtième siècle. Citons le célèbre « Forsythia » de Mary Ellen Solt7 qui, grâce à la typographie, étale sa floraison sur la page.
17Chaque branche se déploie à partir d’une lettre composant le nom de l’arbuste, donnant à voir une image et à lire, un acrostiche. Double lecture d’un texte. Les poètes concrets d’aujourd’hui partagent avec leurs lointains prédécesseurs le goût de travailler sur la matière de l’écriture, d’explorer avec créativité ses infinies ressources, loin des catégories plus ou moins péjoratives dans lesquelles on veut parfois les enfermer. Tout poème est une énigme, la traduction, sa résolution.
Notes
1 « Wangchuan ji » 輞川集, in Wang Wei ji jiaozhu 王維集校注. Beijing : Zhonghua shuju, 1997, vol. 5, pp. 413-427
2 Eliot Weinberger, Octavio Paz., 19 WAYS OF LOOKING AT WANG WEI. How a Chinese Poem is Translated. Kingston, Rhode Island - London : Asphodel Press, 1987
3 Michèle Métail, « Poétique curieuse dans la Chine ancienne. Analyse des poèmes de formes variées ». Thèse de doctorat. Sous la direction de Jacques Pimpaneau. Inalco. Juin 1994. Non publiée
4 Dans Sang Shichang 桑世昌, Huiwen leiju 回文類聚, in Siku quanshu 四庫全書, « Jibu » 集部, 8, pp. 1351-1812.
5 Pierre Daudin, « Les récréations intellectuelles de Sou T’ong-p’o et Tchou Hi », Bulletin de la société des études indochinoises. Nouvelle série. Tome XLV, N° 4 (4° trimestre 1970), pp. 2-38
6 Estienne Tabourot, Les Bigarrures du Seigneur des Accords, Genève : Droz, 1986
7 Concrete Poetry. A World View, Edited with an introduction by Mary Ellen Solt. Bloomington. London : Indiana University Press, (1968) 1970. Cette image est facilement accessible sur Internet en tapant le nom de l’auteure.
Haut de pageTable des illustrations
Légende | Illustration n° 1 : source Pierre Daudin, « Les récréations intellectuelles de Sou T’ong-p’o et Tchou Hi », Bulletin de la société des études indochinoises. Nouvelle série. Tome XLV, N° 4 (4° trimestre 1970). |
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URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/docannexe/image/3933/img-1.jpg |
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Légende | Illustration n° 2 |
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Légende | Illustration n° 4 : source Pierre Daudin, Op. cit. |
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Légende | Illustration n° 5 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/docannexe/image/3933/img-4.jpg |
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Légende | Illustration n° 6 : « Forsythia » de Mary Ellen Solt |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/docannexe/image/3933/img-5.jpg |
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Pour citer cet article
Référence électronique
Michèle Métail, « Perspicacité d'esprit ? », Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/3933 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z8b
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