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Jeux des vers et de la prose

Trois poèmes de Li Ye 李冶

Axelle Mariavale

Texte intégral

Présentation

  • 1 Jacques Pimpaneau, Mémoires d’une fleur : vie d’une courtisane chinoise. Arles : Éditions Philippe (...)
  • 2 Les « Quatre Grandes Poétesses des Tang » (Tangdai si da nüshiren 唐代四大女詩人) sont Xue Tao 薛濤, Yu Xuan (...)

1Sinologue à la production hétéroclite, Jacques Pimpaneau a balayé dans son travail des siècles de littérature chinoise. Portant un intérêt certain à la poésie féminine des Tang, il s’était attaché à mettre en avant « la liberté d’esprit et l’acuité du regard sur le monde »1 des poétesses de cet âge d’or. De sa traduction de Mémoires d’une Fleur (2017), récit d’une nonne et courtisane, jusqu’à son souhait de dédier l’anthologie « Une robe de papier pour Xue Tao » à cette grande poétesse, Jacques Pimpaneau avait à cœur de nous faire parvenir les voix des poétesses de cette époque, encore méconnues en comparaison de leurs confrères. C’est dans cette continuité que nous proposons ici la traduction de trois poèmes de l’une des « Quatre Grandes Poétesses des Tang2 » : Li Ye 李冶 (? -784).

  • 3 Catherine Despeux, Livia Kohn, Women in Daoism. Cambridge : Three Pines Press, 2003, p. 388.

2Peu de sources nous sont parvenus quant à la vie et aux écrits de Li Ye 李冶 ou Li Jilan 李季蘭. On raconte que son talent précoce l’aurait amenée à composer son premier poème à l’âge de sept ans. Son père, qui lui augurait une vie licencieuse, la fit envoyer dans un couvent taoïste à ses onze ans. Un destin qui ne fut pas délétère à la jeune fille : les nonnes taoïstes, écartées de l'ordre social par leur conversion religieuse, pouvaient à la fois conserver leur influence politique et éviter les intrigues du palais. Elles jouissaient d'un degré remarquable de liberté personnelle pour des femmes, leur permettant de voyager ou de se consacrer aux arts3.

  • 4 Jia Jinhua, « The Yaochi ji and Three Daoist Priestess-Poets in Tang China », Nan Nü, 2011, vol. 13 (...)

3C’est ainsi que Li Ye tint une vie sociale très active en échangeant des poèmes avec des hommes de lettres, des ermites, des moines et même l'empereur, et jouissait d’une certaine réputation dans les cercles poétiques. Malgré une fin tragique, Li Ye n’est pas oubliée de ses contemporains qui compilent certains de ses poèmes dans des anthologies, et ne tarissent pas d’éloges à son égard, allant jusqu’à affirmer que son talent est égal à celui d’un homme4.

  • 5 Parmi les dix-huit subsistant, l’authenticité de deux poèmes est remise par en question par des rec (...)
  • 6 Rémi Mathieu (ed.), Anthologie de la poésie chinoise. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la (...)
  • 7 Shi Bo, Femmes poètes de la Chine. Pantin : Le Temps des cerises, 2004, pp. 65‑67.

4Encore aujourd’hui, ses dix-huit poèmes subsistants5 ne nous sont pas tous parvenus en traduction française. On retrouvera, néanmoins, les poèmes « Bazhi » 八至 (« Les huit extrêmes ») et « Mingyueye liubie » 明月夜留別 (« Séparation dans la nuit sous la lune claire ») traduits dans l'Anthologie de la poésie chinoise de Rémi Mathieu6. Trois autres poèmes sont également présents en traduction dans l’anthologie Femmes poètes de la Chine composée par le calligraphe et poète Shi Bo : « Xiangsi yuan » 相思怨 (« Mal d’amour »), « Ji jiaoshu qi xiong » 寄校書七兄 (« À mon ami qui voyageait loin ») et « De Yan Bojun shu » 得閻伯鈞書 (« Ayant lu une lettre de mon ami Yan »)7.

5Nous proposons ici la traduction de trois poèmes, chacun révélateur d’un aspect de son expression poétique. Le premier poème « Cong Xiao shuzi ting tanqin, fu de Sanxia liuquan ge » 從蕭叔子聽彈琴,賦得三峽流泉歌 (« En écoutant Xiao Shuzi jouer de la cithare, composition sur l’air des sources des Trois Gorges ») a reçu de nombreux éloges par les critiques et est considéré comme son chef-d’œuvre. Preuve de l’influence du taoïsme sur sa création littéraire, mais aussi de son audace, la poétesse ouvre son poème en se comparant à la déesse Wushan. Le poème « Ganxing » 感興 (« Élan d’émotion ») est caractéristique de son expression poétique la plus intime et de la richesse des métaphores poétiques qu’elle manie pour rendre ses émotions palpables aux lecteurs. Tandis que la plupart de ses poèmes donnent lieu à des démonstrations d’émotions, l’amour romantique y est rarement explicitement mentionné, à l’exception du poème « Song Yan ershiliu fu Shanxian » 送閻二十六赴剡縣 (« Au revoir à Yan le vingt-sixième en partance pour Shan ») par sa référence à la légende de Ruanlang qui ne laisse aucun doute quant à la nature amoureuse des sentiments décrits.

Trois poèmes

« En écoutant Xiao Shuzi jouer de la cithare, composition sur l’air des sources des Trois Gorges »

  • 8 Ruan Xian 阮咸, ou Ruan Zhongrong 阮仲容, était un musicien de la dynastie des Jin Occidentaux 西晉 (265-3 (...)

6Je demeurai autrefois dans les brumes du mont Wushan, d’où j’entendais souvent les sources ruisselantes.
La cithare de jade résonne dans le lointain, comme je l'ai entendue dans mes rêves passés.
Les Trois Gorges s'étendent sur mille lieues, affluent soudainement dans ma chambre silencieuse.
Naît sous ses doigts une avalanche de roches, sources envolées et vagues au galop jaillissent des cordes.
D’abord semblable aux tonnerres et bourrasques en courroux, puis aux sanglots d’un courant obstrué.
La force des tourbillons et des sinueux torrents touche à sa fin, tantôt comme des gouttes d'eau tombant sur du sable plat.
Je me souviens quand Maître Ruan8 composa autrefois cette chanson, si fascinante qu'on ne pouvait se lasser de l’écouter.
Telle la mélodie jouée encore et encore, qui aimerait être la source ruisselant toujours.

7妾家本住巫山雲,巫山流泉常自聞。
玉琴彈出轉寥夐,直是當時夢裡聽。
三峽迢迢幾千里,一時流入幽閨裡。
巨石崩崖指下生,飛泉走浪弦中起。
初疑憤怒含雷風,又似嗚咽流不通。
回湍曲瀨勢將盡,時復滴瀝平沙中。
憶昔阮公為此曲,能令仲容聽不足。
一彈既罷復一彈,願作流泉鎮相續。

« Élan d’émotion »

  • 9 Selon la légende, le bâtiment du phénix (fenglou 鳳樓) est une demeure construite par Qin Mugong 秦穆公 (...)

8Les nuages de l’aube, la pluie du crépuscule, ne peuvent se tenir compagnie. Les oies vont, comme les hommes viennent, jusqu’à l’heure du retour.
Mon oreiller de jade ne connaît que l’effusion continuelle de mes larmes, ma lampe d’argent éclaire en vain mes insomnies.
Je lève la tête vers la lune révélatrice de sens, je baisse les yeux sur les vagues désirant t’adresser une lettre.
Le souvenir d’entendre pour la première fois la mélodie de la demeure du phénix9, me laisse à éprouver solitude et chagrin.

9朝雲暮雨鎮相隨,去雁來人有返期。
玉枕只知長下淚,銀燈空照不眠時。
仰看明月翻含意,俯眄流波欲寄詞。
卻憶初聞鳳樓曲,教人寂寞復相思。

« Au revoir à Yan le vingt-sixième en partance pour Shan »10

  • 10 Le poème suivant est adressé à Yan le vingt-sixième, dont le nom complet était Yan Bojun 閻伯鈞. Il ét (...)
  • 11 La légende est la suivante : un homme du nom de Ruan Zhao 阮肇, s'égara en ramassant des herbes médic (...)

10Devant la porte du palais coule la rivière, sous le soleil couchant à l’ouest ton esquif solitaire.
L’affliction des adieux recouvre l’herbe parfumée, luxuriante de tous côtés.
J’ai rêvé de traverser les jardins de Wu, alors que vous atteigniez le fleuve Shan.
Rencontrons-nous encore à votre retour, n’égarez pas votre chemin comme Ruanlang11.

11流水閶門外,孤舟日復西。
離情遍芳草,無處不萋萋。
妾夢經吳苑,君行到剡溪。
歸來重相訪,莫學阮郎迷。

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Notes

1 Jacques Pimpaneau, Mémoires d’une fleur : vie d’une courtisane chinoise. Arles : Éditions Philippe Picquier, 2017.

2 Les « Quatre Grandes Poétesses des Tang » (Tangdai si da nüshiren 唐代四大女詩人) sont Xue Tao 薛濤, Yu Xuanji 魚玄機, Liu Caichun 劉采春 et Li Ye 李冶.

3 Catherine Despeux, Livia Kohn, Women in Daoism. Cambridge : Three Pines Press, 2003, p. 388.

4 Jia Jinhua, « The Yaochi ji and Three Daoist Priestess-Poets in Tang China », Nan Nü, 2011, vol. 13, no 2, pp. 230‑231.

5 Parmi les dix-huit subsistant, l’authenticité de deux poèmes est remise par en question par des recherches stylistiques. Il ne resterait alors que seize poèmes véritablement composés par Li Ye. Voir Kang-I Sun Chang, Saussy Huan (eds), Women Writers of Traditional China: An Anthology of Poetry and Criticism. Stanford : Stanford University Press, 1999, p. 57.

6 Rémi Mathieu (ed.), Anthologie de la poésie chinoise. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, pp. 433-434.

7 Shi Bo, Femmes poètes de la Chine. Pantin : Le Temps des cerises, 2004, pp. 65‑67.

8 Ruan Xian 阮咸, ou Ruan Zhongrong 阮仲容, était un musicien de la dynastie des Jin Occidentaux 西晉 (265-316) à qui l'on attribue la composition de cette musique.

9 Selon la légende, le bâtiment du phénix (fenglou 鳳樓) est une demeure construite par Qin Mugong 秦穆公 pour sa fille Longyu 弄玉, mariée à Xiao Shi 簫史, talentueuse joueuse de flûte. On dit que leur mélodie fit s’envoler le dragon et le phénix.

10 Le poème suivant est adressé à Yan le vingt-sixième, dont le nom complet était Yan Bojun 閻伯鈞. Il était d'usage dans la Chine ancienne de nommer les enfants d'une même génération d’un clan dans l'ordre de leur date de naissance. La région de Shan est située dans le Zhejiang actuel.

11 La légende est la suivante : un homme du nom de Ruan Zhao 阮肇, s'égara en ramassant des herbes médicinales dans une montagne où il fit la rencontre une déesse qui l'invita chez elle et lui attribua le surnom de Ruanlang. Cent ans s’écoulèrent avant qu’il ne rentre chez lui.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Axelle Mariavale, « Trois poèmes de Li Ye 李冶  »Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/3867 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z8a

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Auteur

Axelle Mariavale

Doctorante en Langue et Littérature chinoises à l’Université d’Aix-Marseille (Aix Marseille Univ, CNRS, IRASIA, Marseille, France) sous la direction de Li Shiwei (IrAsia). Diplômée d’un master en Traduction Littéraire. Sa thèse porte sur la poésie féminine contemporaine analysée au prisme des enjeux actuels d’écologie et de féminisme.

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