Variations sur un thème du Xiyou ji
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- 1 Cette préface se trouve très précisément datée du « premier jour du neuvième mois lunaire de la vin (...)
- 2 Appartenant à l’ethnie musulmane des Hui 回, Zheng He (c. 1371-1433) est un grand eunuque, navigateu (...)
- 3 Wu Cheng'en 吳承恩, Xiyou ji 西遊記, Beijing : Zhonghua shuju, 1996. Voir, pour la traduction française, (...)
- 4 L’édition de référence dite Shide tang 世德堂 de la Pérégrination vers l’Ouest date en effet de 1592, (...)
1Publié selon toute vraisemblance en 1597, le Sanbao taijian Xiyang ji tongsu yanyi 三寶太監西洋記通俗演義 (« Voyage sur les mers d'Occident de l'eunuque aux trois joyaux »), également connu sous le titre abrégé de Xiyang ji 西洋記, est un roman chinois en langue vulgaire, tongsu xiaoshuo 通俗小說, de la fin de la dynastie des Ming (1368-1644). Composé par un certain Luo Maodeng 羅懋登 (fl. 1596), qui signe la préface à son œuvre du pseudonyme de Ernan liren 二南里人1, le Xiyang ji retrace, au fil de ses cent chapitres, les expéditions maritimes entreprises par le célèbre amiral Zheng He 鄭和 au début du XVe siècle2. Sur ce canevas historique vient néanmoins se greffer toute une série d’éléments d’ordre surnaturel — incursions dans diverses contrées imaginaires, combats opposant sorciers et magiciens ou encore la présence, y compris au sein de la flotte chinoise, de divinités bouddhistes et taoïstes — une veine merveilleuse fort semblable à celle qui prévaut dans le Xiyou ji 西遊記, l’illustre roman fantastique traditionnellement attribué à Wu Cheng’en 吳承恩3. Le Voyage sur les mers d'Occident constitue en réalité l’une des toutes premières réécritures du Xiyou ji4 : si Luo Maodeng transpose l’intrigue de son œuvre à une époque et en des lieux bien différents de ceux du modèle dont il s’inspire, il lui emprunte toutefois de nombreux motifs, et certains passages du Xiyang ji semblent faire directement écho à l’odyssée de Tripitaka, le héros de la Pérégrination.
- 5 On trouve des traces écrites de cette vieille légende, selon laquelle il existerait un pays peuplé (...)
- 6 Voir, pour le texte français, André Lévy (trad.), La Pérégrination vers l'Ouest, op. cit., t. 2, pp (...)
2L’influence du Xiyou ji se manifeste tout particulièrement au sein de l’épisode, commun aux deux œuvres, du Royaume des femmes, Nü’er guo 女兒國5. L’auteur du Xiyang ji se réapproprie en effet les deux motifs principaux qu’y développait son modèle : ce sont, d’une part, celui de la grossesse contre-nature des personnages masculins entrés par mégarde en contact avec l’eau d’une rivière fécondante et, d’autre part, celui de la demande en mariage et de la tentative de séduction, vouée à l’échec, du protagoniste par la souveraine du royaume. L’originalité du roman de Luo Maodeng tient cependant à sa capacité à produire de multiples variations sur tel ou tel thème inspiré du Xiyou ji : ainsi, la scène du festin de noces, qui intervient au chapitre 54 de la Pérégrination6, prend-elle, dans le Xiyang ji, la forme d’un banquet arrosé au cours duquel la reine, folle de désir, enivre Zheng He à dessein, de manière à pouvoir ensuite abuser plus facilement de sa victime. On relève même un procédé de réécriture interne à l’épisode du Royaume des femmes du Voyage sur les mers d’Occident, l’intermède comique joué un peu plus loin par l’eunuque Ma, un autre officier de la flotte chinoise, aux dépens de la révérende Tête-d’or ne faisant que reproduire en miniature la scène initiale.
- 7 Luo Maodeng 罗懋登, Sanbao taijian Xiyang ji tongsu yanyi 三宝太监西洋记通俗演义, édition en caractères simplifié (...)
3C’est précisément, outre le début de l’épisode, de ces deux extraits que je me propose de fournir ci-dessous une traduction annotée7. Ce modeste travail permettra, je l’espère, non seulement de rendre hommage au génie éclectique de Jacques Pimpaneau, mais encore, en contribuant à faire découvrir au plus grand nombre de nouveaux textes issus de la littérature chinoise en langue vernaculaire, de poursuivre son œuvre de traducteur avec humilité et persévérance.
La découverte du Royaume des femmes
4« Il y a encore à l’horizon une terre, qui m’a tout l’air d’un pays » annonça l’officier à la bannière bleue. Le commandant donna alors l’ordre d’amener les voiles, de jeter l’ancre et d’amarrer les vaisseaux. Une fois les navires au mouillage, et comme l’armée se trouvait toujours scindée en deux unités, terrestre et navale, l’amiral enjoignit à l’éclaireur d’aborder le rivage pour y effectuer une reconnaissance. Sa mission accomplie, ce dernier revint faire son rapport.
« Quel est cet endroit aux portes duquel nous nous trouvons ? demanda Messire Zheng.
— Un endroit fort étrange, répondit l’éclaireur.
— Qu’a-t-il donc qui vous paraisse étrange ?
— Tous les gens d’ici ont de fins sourcils et de beaux yeux, telles d’étincelantes eaux automnales que surmonte la pâle clarté d’une montagne au printemps.
— C’est que le climat varie d’une contrée à l’autre, répliqua Zheng He.
— Tous les gens d'ici, poursuivit l’éclaireur, ont les cheveux noirs et le visage blanc, celui-ci enduit d'une légère couche de fard, ceux-là délicatement enroulés en boucles vaporeuses et huilées sur les tempes.
— C'est que chacun s'apprête différemment.
— Tous les gens d'ici sont imberbes, et leurs lèvres vermeilles découvrent, en s'entrouvrant, deux rangées de dents blanches.
— C'est que chacun diffère par sa physionomie.
— Tous les gens d'ici, renchérit l’éclaireur, s'accroupissent pour faire leurs petits besoins, laissant tantôt comme un filet d’eau au bord du ravin, tantôt deux touffes d’herbe affaissées sur la digue. » Après un instant de réflexion, Zheng He reprit : « À moins que toutes ne soient des femmes.
— Votre humble serviteur ne saurait le dire, mais voyez plutôt :
- 8 Feiqiong 飛瓊 (lit. « jade volant ») est une divinité parèdre de Xiwangmu 西王母, la Mère-Reine d’Occide (...)
- 9 En chinois, changong 蟾宮, le « palais du crapaud », appellation poétique de la lune en référence au (...)
Atours baignés de sueur comme fleurs, de rosée,
Boucles s’amoncelant : saule de brume enduit.
On dirait de Feiqiong8 les célestes compagnes,
Bannies on les croirait de l’astre de la nuit. »9
- 10 Wang Jinghong 王景弘 (mort en 1434), qui seconda Zheng He dans plusieurs de ses expéditions.
- 11 Nan nü shoushou bu qin 男女授受不親, un précepte confucéen tiré du Mencius (« Lilou, shang » 離婁.上, 17). E (...)
5— Il s’agit là, à l’entendre, d’un Pays des femmes, dit alors Messire Wang10.
— Un Pays des femmes est entièrement peuplé de femmes ; on n’y trouve aucun homme, n’est-ce pas ? s’enquit Zheng He.
— Aucun.
— S’il en est ainsi, existe-t-il pour autant un clan dirigeant ?
— Il y a, comme toujours, un souverain, répondit l’éclaireur, assisté, comme toujours, de fonctionnaires civils et d’officiers militaires avec, comme toujours, un peuple à gouverner.
— En ce cas, déclara Zheng He, il nous faut aussi de leur part une demande écrite de capitulation ; il ne saurait en être autrement.
— Hommes et femmes ne doivent rien s’échanger en main propre11, s’écria le sieur Ma, allons-y donc directement vous et moi ! »
La tentation de Zheng He par la reine
- 12 Littéralement, nanchao 南朝, « de la cour du Sud », en parlant de la dynastie des Ming.
- 13 En chinois, jiu quan zhixia 九泉之下, « au-dessous des Neuf Sources ». Le royaume des morts est égaleme (...)
- 14 Il s’agit de l’empereur Yongle 永樂, qui régna de 1402 à 1424.
- 15 Baochuan qian hao, zhanjiang qian yuan, xiongbing baiwan 寶船千號,戰將千員,雄兵百萬. Cette formule servant à va (...)
- 16 Littéralement, chuanguo yuxi 傳國玉璽, le « sceau de jade de succession de l’État ». Créé sur ordre du (...)
- 17 Un li, unité de distance en Chine traditionnelle, équivaut à cinq cents mètres environ.
- 18 Ruanshui yang 軟水洋 et Xitie ling 吸鐵嶺, deux lieux imaginaires que les personnages rencontrent au chap (...)
- 19 Ce sont respectivement Zhang Tianshi 張天師 et Jin Bifeng 金碧峰, deux des protagonistes du Xiyang ji qui (...)
- 20 Shi shu 詩書, abréviation du Shijing 詩經, le Classique des vers et du Shujing 書經, le Classique des doc (...)
- 21 La reine cite ici un célèbre adage sur les liens prédestinés (yuanfen 緣分) censés favoriser la renco (...)
- 22 Le nom chinois, tongxie jiu 同諧酒, évoque, par homophonie de xie 諧 (« harmonie ») et de xie 鞋 (« chau (...)
- 23 La présence de deux fleurs de lotus sur une même tige symbolisait l'union parfaite entre époux.
- 24 Traduction conventionnelle du caractère luan 鸞, qui désigne en fait un oiseau légendaire similaire (...)
- 25 En chinois, daofeng bei 倒鳳杯. Il s’agit ici, comme lors de la tournée précédente (dianluan bei 顛鸞杯, (...)
- 26 En chinois, manlu yao chuan zhuo zuiyu 慢櫓搖船捉醉魚, ce qui signifie littéralement « mener doucement sa (...)
- 27 L’expression qu’utilise ici la reine pour désigner la nuit de noces peut se traduire littéralement (...)
- 28 S’apparentant à une forme de dépeçage à des fins aromatiques, ce curieux supplice apparaît égalemen (...)
- 29 Il s’agit vraisemblablement, de la part du héros, d’une boutade fondée sur la polysémie du verbe ch (...)
- 30 Littéralement, « farcir des feuilles de ciboule — on n’en voit pas le bout » (jiucai bao dianxin, h (...)
- 31 La méprise de la reine est due au mot chinois utilisé, huanguan 宦官, dont le second caractère désign (...)
- 32 Littéralement, « aux trois montagnes », san shan 三山. Le terme renvoie ici à une coiffe en usage che (...)
- 33 En chinois, yunyu yangtai 雲雨陽臺. Il s’agit d’une allusion littéraire au Gaotang fu 高唐賦 de Song Yu 宋玉 (...)
6À l’invitation de la commandante en chef, Zheng He pénétra dans le palais où il fut reçu par la reine. Ravie, celle-ci se dit : « Moi qui ai la charge d’un pays tout entier, je jouis de perpétuels privilèges. Mais, dans ma couche solitaire, je ne trouve pas le sommeil : voilà ce qu'il me manque. Aujourd’hui, quelle aubaine ! Le ciel m’accorde l'heureuse occasion de rencontrer un officier étranger12 de pareil rang ! Si lui et moi devenions mari et femme fût-ce un seul jour, je pourrais rejoindre, en mourant, le séjour des ombres13 l’âme en paix ! »
« Messire, s’empressa-t-elle alors de lui demander, de quelle noble contrée venez-vous ? Quel est votre illustre nom ? Quel poste occupez-vous actuellement ?
— Votre disciple, répondit Zheng He, est originaire de l’empire des grands Ming. J’ai pour nom Zheng He et occupe le poste de grand amiral en charge de l’expédition à l’Ouest.
— Puisque vous êtes, Messire, au service d’une éminente nation, quelle affaire vous amène en ces terres occidentales que je dirige ?
— C’est qu’en vertu de la mission que j’ai reçue de notre bon empereur14, j’ai pris la tête d’une flotte de mille vaisseaux avec, à leur bord, mille généraux habiles au combat et des myriades de vaillants soldats15, que j’ai conduits jusqu’à vos rivages à la recherche du sceau impérial de jade16.
— Plusieurs dizaines de milliers de li17 vous séparent de mon humble royaume, sans parler de la Molle mer ni du Col d’aimant18 ; comment donc avez-vous pu parvenir jusqu’ici ?
— C’est que notre flotte compte un prêtre taoïste capable de chasser les esprits comme d’envoyer les généraux au front, de pourfendre les démons et de conjurer le mal, et également un moine bouddhiste qui a le pouvoir d’engouffrer le ciel et la terre dans ses manches et de cacher le soleil et la lune dans son sein19 ; aussi avons-nous franchi cette mer et ce col avec autant d’aisance que si nous traversions une plaine.
— Mon humble royaume, poursuivit la souveraine, est entièrement peuplé de gens de notre sexe qui n’ont que faire des classiques20. En quoi puis-je être utile à Votre Excellence ?
— Comme votre pays, répliqua Zheng He, est tout entier peuplé de femmes qui, je le crains, ne se trouvent guère accoutumées au combat, votre disciple n’a pas dépêché d’officiers ni déployé de troupes, mais c’est moi et moi seul qui me suis présenté devant vous. Je ne vous demande qu’une lettre de reddition et un laissez-passer, voilà tout ; je n’ai aucune autre intention.
— J’y consens, nous vous les remettrons tous deux demain sans faute. »
À l’entendre accéder de si bon cœur à sa requête, Zheng He, au comble de la joie, se leva alors pour prendre congé de son hôtesse. Mais tout ce que la reine voyait de l’amiral — la pureté et la finesse de ses traits, la distinction de son langage, la dignité de ses manières — avait excité sa convoitise. Si seulement c'était comme un bol d'eau fraîche : elle n'en eût fait qu'une seule goulée !
« Ne dit-on pas qu’il n’est point de distance infranchissable pour ceux dont le destin a voulu la rencontre21 ? s’écria-t-elle alors en s’empressant de le retenir. Messire, puisque le ciel a permis aujourd’hui que nos chemins se croisent, laissez-moi vous offrir humblement une coupe de mon piètre vin, que nous puissions échanger quelques mots à cœur ouvert ! J’ose espérer que vous daignerez accepter mon invitation. » Aussitôt dit, aussitôt fait : en l’espace d’un instant, le banquet fut prêt et les tournées de vin se succédèrent. Il n’y avait de part et d’autre nulle servante qui ne fût point barbare, tandis que musiciennes et danseuses enchaînaient les airs étrangers.
« Ces femmes ne m’ont pas l’air complètement dépourvues de bon sens, pensa Zheng He après être resté assis un moment. Comment se fait-il donc qu’elles ne s’unissent pas aux hommes des pays voisins ? Je ne peux m’empêcher de lui poser la question pour voir de quoi il retourne. Et de demander : Votre altesse, d’où vient que votre noble royaume n’est peuplé que de femmes ?
— Nous-mêmes nous ignorons encore à l’heure actuelle quelle en fut alors l’origine, répondit la reine. Toujours est-il qu’aucun homme de nos contrées des mers occidentales ne peut plus nous toucher. À la moindre inconduite, les partenaires contracteraient tous deux sur-le-champ un ulcère malin qui, en trois jours, nécroserait les chairs et entraînerait la mort. Aussi les femmes de mon royaume sont-elles toutes pures comme l'eau.
— J'ai assez bu, dit alors Zheng He. Permettez-moi de prendre congé. »
La reine se saisit, pour toute réponse, de verres, et le pressa d'en boire encore non pas un, mais deux autres. « Votre disciple ne tient guère l'alcool, s’excusa Zheng He, j'arrête de boire.
— Ces verres forment un couple, vous ne pouvez pas refuser ! » rétorqua la reine.
Honnête comme il l'était, comment l’amiral aurait-il deviné ses intentions ? Il vida donc tout bonnement les deux grands verres. La reine prit encore une paire de grandes coupes d'or semblables à un soulier de femme, les remplit à ras bords de vin et les offrit à Zheng He.
« J'arrête maintenant, s'exclama-t-il.
— Voici le vin de l'harmonie mutuelle22, je vous accompagne pour ce verre. »
Sans comprendre son dessein, Zheng He but tout bonnement sa coupe en forme de chaussure. Et la reine de reprendre une paire de coupes, celles-ci en fleur de lotus incrustées d'or et de pierreries, qu'elle remplit et servit à son hôte. « Franchement j'arrête, protesta Zheng He.
— Voici le vin de la double fleur de lotus23, je vous accompagne. »
Zheng He, qui ne se rendait toujours compte de rien, but encore tout bonnement la coupe de lotus. Mais voilà que la reine soulève deux calices aux argus24 bigarrés sertis des huit trésors, qu'elle emplit derechef et présenta à l’amiral. « Cette fois c'est sûr, j'arrête, se récria-t-il.
— Voici à présent la coupe à l'argus basculé, poursuivit la souveraine, je vous accompagne encore une fois. »
Comme elle lui avait fait part de la virginité des habitantes du royaume, Zheng He, sans se méfier davantage, ne put que s'exécuter naïvement, et vida de nouveau le verre. Pour la cinquième fois, la reine se saisit de coupes, deux hanaps aux phénix d'or ornés des huit joyaux, et, y versant le vin à flots, les offrit à Zheng He. Le pauvre n'en pouvait vraiment plus et repoussait obstinément le verre qu'on lui tendait.
« Voici la coupe au phénix renversé25, insista la reine. Allons, buvons juste ce verre vous et moi, c'est le dernier que je vous propose. »
Trop gêné pour décliner, Zheng He absorba encore un verre. Assurément, son visage avait pris les couleurs d'un jardin printanier, et ses oreilles ressemblaient à deux fleurs de pêcher : de fait, il était ivre.
Profitant aussitôt de l’occasion, la reine lui fit le coup du poisson hébété que l’on attrape sans effort26. Elle enjoignit à ses suivantes d’apporter chandelles et brûle-parfums, tandis que Zheng He, poussé, pressé de toutes parts, était mené, à travers le palais aux multiples méandres, tout droit jusque sur la couche de la souveraine, qui exhalait de forts relents de chair. C’est alors seulement que l’amiral comprit, qu’il se rendit compte que toutes ces prévenances n’étaient en réalité que l’expression d’un désir impudique, mais, quoiqu’il en eût enfin le cœur net, il se trouvait pour ainsi dire dans une situation inextricable, réduit à l’entière merci de la reine. Lorsque celle-ci eut congédié sa suite, elle prit elle-même Zheng He par le bras pour l’aider à se relever sur le lit où elle l’avait rejoint, et se mit à lui susurrer : « Messire, n’avez-vous donc jamais ouï dire que même l’annonce du succès aux examens impériaux ne saurait égaler le bonheur d’une nuit de noces27 ? Vous, Messire, éminent lettré venu du Céleste Empire, et moi, qui suis à la tête des dames de la cour des mers occidentales, ne faisons-nous pas un couple des mieux assortis ? Pourquoi m’opposer une telle résistance ?
— Mais vous m’avez assuré tout à l’heure de la pureté, pareille à l’eau, des femmes de votre royaume, s’écria Zheng He, et que tout commerce charnel leur était défendu !
— Cela vaut pour les habitants des pays alentour, répondit la reine, mais s’agissant d’un haut personnage étranger comme vous, je ne vois qu’un bon parti qui m’arrive à point nommé.
— Est-il possible que, jusqu'à présent, pas un seul homme de chez nous ne soit venu ici ?
— Personne n'est jamais venu, absolument personne. Y en eût-il eu un ou deux que, loin de nous les partager équitablement, c’eût été à qui en aurait agrippé un bout, à qui en aurait arraché un morceau, et alors, une fois découpés menu, menu en tranches odorantes, et suspendus à l'intérieur de sachets parfumés28 , croyez-vous qu’ils auraient encore pu nous tenir lieu de maris ?
— En ce cas, ironisa Zheng He, pourvu que demain je ne me fasse pas accrocher de la sorte29 !
— C’est précisément — rare aubaine ! — parce que vous avez de nombreux hommes sous vos ordres que tout ira bien. Lorsque, en votre qualité de commandant, vous m'aurez épousée, moi, la reine, les officiers de votre flotte s'uniront à leur tour à l'ensemble des fonctionnaires de mon royaume et vos soldats, à toutes les femmes du peuple. En permettant à chacune d’entre elles de s’accoupler à un homme, en donnant un mâle à chaque femelle, il n’y aura plus de jaloux ! »
« Eh bien, se dit Zheng He, voilà ce qu’on appelle en avoir plein le ciboulot — de plans sur la comète30 ! Pour un peu j’en oublierais que je suis missionné par l’empereur… »
La reine était déjà, à l’origine, une créature perverse, et, à force de tenir ce genre de propos déplacés, le feu de la luxure qui l’animait reprit de plus belle : sans même se soucier de quelque étiquette ou pudeur que ce soit, elle empoigna soudain Zheng He et se mit à le serrer fort contre elle. « Vous faites erreur sur mon compte, se défendit l’amiral, alarmé. Je suis eunuque. » La reine, qui ne comprenait pas ce qu'eunuque voulait dire, croyant simplement qu’il faisait preuve de modestie et que le grade d'eunuque était un grade subalterne31, s'empressa de lui répliquer : « Vous et moi allons nous marier, que me parlez-vous de tel ou tel grade ? » Et, sans lui laisser seulement le temps de s'expliquer, elle se saisit de Zheng He et commença de l'étreindre, pendant que celui-ci, détournant le visage, se contentait de faire semblant de ne s'apercevoir de rien. Elle le débarrassa d'abord de son chapeau à triple bosse32 ; lui faisait toujours semblant de ne rien remarquer. Puis, elle le déchaussa ; il feignait de ne rien sentir. Lui enlevait-on encore sa tunique, il ne le savait pas davantage ; lui ôtait-on jusqu'au caleçon, il n'avait rien vu ! Et, toujours sans rien savoir, Zheng He finit par se retrouver sous la couverture que la reine avait tirée sur lui. Voyez comme elle était aux anges lorsque, après avoir retiré ses bijoux de tête et s'être déshabillée, elle grimpa sur son lit et souleva un coin de la couverture pour y jeter un coup d'œil : à la vue de la peau blanche comme neige, lisse comme jade de Zheng He, la reine ne se sentit plus de joie. « Si j'ai pu trouver aujourd'hui un mari d'une aussi délicate beauté, s’exclama-t-elle après un moment de réflexion, ce doit être que l'encens que j'ai brûlé dans une vie antérieure était de fort bonne qualité ! » Ces pensées attisèrent tant sa concupiscence que, tout en continuant de le presser contre elle, la reine se mit à l’appeler « Mon chéri » et à l'embrasser avec une douceur mielleuse. Comme elle aurait voulu que, l'instant d'après, il frayât avec le fard rouge et le crayon noir, et que nuages et pluie s'unissent sur la terrasse du yang33 ; simplement, elle ne parvenait pas à lui faire faire le premier geste. Elle en vint alors à passer elle-même la main pour le tâter, et voici que :
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7Frappée de stupeur, la reine fut debout en une culbute. « Commandant Zheng, l’apostropha-t-elle, êtes-vous un homme ? Êtes-vous une femme ?
— Nous sommes mi-homme, mi-femme36, répondit l’amiral.
— Que voulez-vous dire par là ?
— J'étais au départ un homme, un vrai, mais, par la suite, je me suis fait émasculer : je n'ai pas la chose en question, je ne peux pas faire la chose en question. N'est-ce pas être mi-homme, mi-femme que cela ? » À ces mots, la reine vociféra : « Je meurs de rage ! C’était bien la peine, se dit-elle, de lui servir toutes ces pruderies pour ensuite lui donner à voir un si piteux spectacle ! Allons, tant pis, expédions-le, de crainte de nous couvrir encore de honte. » Sur ce, elle rappela ses servantes et leur ordonna de conduire cet officier étranger sous bonne escorte jusque devant l’entrée du palais, où il serait décapité et sa tête, exposée au bout d’une pique37.
Un jeu de dupes : Tête-d’or et l’eunuque Ma
- 38 Yunyu hui Wu xia 雲雨會巫峽. On associe plus souvent cette image érotique aux monts Wu, Wu shan 巫山.
- 39 Cai mei 猜枚, un « jeu pratiqué dans les banquets, consistant à prendre en mains des graines de lotus (...)
- 40 Dans la tradition sino-bouddhique, le roi Yama, Yanluo wang 閻羅王 ou, par abréviation, Yan wang 閻王, e (...)
8On entendait, depuis la caverne de la révérende Tête-d'or, le son du tambour retentir dans le ciel et l’écho de chants ébranler la terre : c'est qu'après avoir capturé l'eunuque Ma, au comble de la joie, elle avait préparé un festin et fait venir quelques chanteuses et danseuses. Elle était là qui lui remplissait son verre en fredonnant et donnait libre cours à toutes ses extravagances, et, ce faisant, elle l'avait poussé à boire jusqu'à s'en trouver un brin émoustillé, elle-même étant déjà plus qu'à demi ivre. Voyez, quand elle avait serré l'eunuque dans ses bras, elle lui faisait un bisou sur la bouche et l'appelait « Mon petit cœur chéri ». Prête à rehausser de sa chair tendre l'éclat de ses joues parfumées, tandis que nuages et pluie se réuniraient dans les gorges de Wu38, elle était sur le point de passer à l’action lorsque l'eunuque Ma se mit à s'esclaffer bruyamment. « Pourquoi riez-vous ? s’étonna Tête-d’or.
— Je ris parce que vous avez fait mauvaise pioche ! répondit-il.
— Pourquoi dites-vous que j'ai fait mauvaise pioche ?
— Bien que je sois un homme, je n'en ai pas les ressources.
— Et pourquoi donc ?
— J'ai été castré, voilà pourquoi. »
Tête-d'or, qui en concevait encore quelques doutes, tendit la main pour le palper, et vraiment, c'était comme quelqu'un qui triche à la mourre39, les deux mains vides. « Les deux autres officiers en ont, n'est-ce pas ? » lui demanda-t-elle, effarée. « Cette femme ne m'est pas très sympathique, pensa l'eunuque. Elle va voir un peu comment je la dupe. Et de s'écrier : Ne me parlez pas de ces deux-là, vous allez me faire pleurer !
— Pourquoi pleureriez-vous ?
— Tout est de la faute du roi Yama : c'est parce qu'il n'a pas été équitable dans ses registres qu'eux deux en ont en trop, alors que moi, j'en manque cruellement40.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Nous autres n’en avons pas pour un sou, mais eux deux en possèdent deux à trois chacun. » À ces mots, Tête-d'or se sentit tel un chat toutes griffes dehors : elle abandonna tout à coup l'eunuque Ma pour se précipiter dans la caverne de Tête-d'argent.
Notes
1 Cette préface se trouve très précisément datée du « premier jour du neuvième mois lunaire de la vingt-cinquième année de règne de l’empereur Wanli » (Wanli dingyou sui juqiu zhi ji 萬曆丁酉歲菊秋之吉), soit le 11 octobre 1597, ce qui a permis d’identifier avec plus ou moins de certitude la date de parution de l’ouvrage.
2 Appartenant à l’ethnie musulmane des Hui 回, Zheng He (c. 1371-1433) est un grand eunuque, navigateur et explorateur chinois, qui doit son immense renommée aux sept voyages successifs qu'il accomplit au service des empereurs des Ming à travers les « mers occidentales » (Zheng He qi xia xiyang 鄭和七下西洋) entre 1405 et 1433. Ces expéditions militaires, qui le conduisirent d’abord en Asie du Sud-Est, puis l’amenèrent à sillonner l'océan Indien jusqu'aux côtes d’Afrique de l'Est et de la péninsule arabique, marquèrent l’apogée de la puissance maritime de l’empire chinois et valurent bientôt à Zheng He l’appellation honorifique d'« eunuque aux trois joyaux », sanbao taijian 三寶太監, d’où le titre du roman de Luo Maodeng.
3 Wu Cheng'en 吳承恩, Xiyou ji 西遊記, Beijing : Zhonghua shuju, 1996. Voir, pour la traduction française, Wu Cheng'en 吳承恩, André Lévy (trad.), La Pérégrination vers l'Ouest (Xiyou ji). Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1991. Déjà au début du siècle dernier, Lu Xun rapprochait ces deux œuvres, qu’il regroupait dans la catégorie dite des « romans de dieux et démons », shenmo xiaoshuo 神魔小說. Voir Lu Xun 魯迅, Zhongguo xiaoshuo shilüe 中國小說史略 (Pékin, 1930), dans la version française de Charles Bisotto, Brève histoire du roman chinois. Paris : Gallimard, coll. « Connaissance de l'Orient », 1993, chapitres XVII-XVIII, pp. 206-228.
4 L’édition de référence dite Shide tang 世德堂 de la Pérégrination vers l’Ouest date en effet de 1592, soit seulement cinq ans avant la publication du Xiyang ji.
5 On trouve des traces écrites de cette vieille légende, selon laquelle il existerait un pays peuplé uniquement de femmes aux confins du monde chinois, dès la dynastie des Han antérieurs (- 206–9). Voir notamment Shanhai jing 山海經 (Classique des monts et des mers), 7, 3b-4a et 16, 4b-5a, dans la traduction française de Rémi Mathieu, Études sur la mythologie et l’ethnologie de la Chine ancienne. Paris : Collège de France, 1983, chapitre 7, pp. 402-405 et chapitre 16, pp. 577-579.
6 Voir, pour le texte français, André Lévy (trad.), La Pérégrination vers l'Ouest, op. cit., t. 2, pp. 77 sq.
7 Luo Maodeng 罗懋登, Sanbao taijian Xiyang ji tongsu yanyi 三宝太监西洋记通俗演义, édition en caractères simplifiés établie par Lu Shulun 陆树崙 et Zhu Shaohua 竺少华. Shanghai : Shanghai guji, coll. « Zhongguo gudian xiaoshuo yanjiu ziliao congshu », 1985, t. 1, chap. 46, pp. 591-592, 595-598 et chap. 47, p. 604. J'ai restitué, dans le document annexe, la graphie traditionnelle du texte d'origine. Celui-ci n’a, à ma connaissance, encore jamais été traduit, que ce soit en français ou en anglais.
8 Feiqiong 飛瓊 (lit. « jade volant ») est une divinité parèdre de Xiwangmu 西王母, la Mère-Reine d’Occident.
9 En chinois, changong 蟾宮, le « palais du crapaud », appellation poétique de la lune en référence au crapaud, associé à la figure de Chang’E 嫦娥, qui y aurait élu domicile.
10 Wang Jinghong 王景弘 (mort en 1434), qui seconda Zheng He dans plusieurs de ses expéditions.
11 Nan nü shoushou bu qin 男女授受不親, un précepte confucéen tiré du Mencius (« Lilou, shang » 離婁.上, 17). En tant qu’eunuques, Zheng He et le sieur Ma échappent à cette interdiction.
12 Littéralement, nanchao 南朝, « de la cour du Sud », en parlant de la dynastie des Ming.
13 En chinois, jiu quan zhixia 九泉之下, « au-dessous des Neuf Sources ». Le royaume des morts est également connu sous le nom de « sources jaunes » (huangquan 黃泉).
14 Il s’agit de l’empereur Yongle 永樂, qui régna de 1402 à 1424.
15 Baochuan qian hao, zhanjiang qian yuan, xiongbing baiwan 寶船千號,戰將千員,雄兵百萬. Cette formule servant à vanter la puissance de la flotte chinoise se retrouve à de nombreuses reprises tout au long du roman. Baiwan 百萬, « un million », n'est pas à prendre ici au sens littéral. Lors de la première expédition de Zheng He, en 1405, les navires se seraient néanmoins comptés par centaines et les hommes, par dizaines de milliers.
16 Littéralement, chuanguo yuxi 傳國玉璽, le « sceau de jade de succession de l’État ». Créé sur ordre du premier empereur de Chine, Qin shihuang 秦始皇 (r. - 221– - 210), il assurait à qui le détenait la légitimité du pouvoir, tout en garantissant la continuité de l'État (chuanguo 傳國). Perdu après la dynastie des Tang, il ne fut jamais retrouvé malgré les nombreuses expéditions lancées à cette fin, y compris sous les Ming. C’est précisément le recouvrement du sceau impérial qui constitue, dans le Xiyang ji, le principal objet du voyage de Zheng He.
17 Un li, unité de distance en Chine traditionnelle, équivaut à cinq cents mètres environ.
18 Ruanshui yang 軟水洋 et Xitie ling 吸鐵嶺, deux lieux imaginaires que les personnages rencontrent au chapitre 21 du roman. Le premier d’entre eux semble inspiré d’une rivière légendaire appelée Ruoshui 弱水 (littéralement, « eaux molles »). Voir Guo Pu 郭璞, Shanhai jing zhu 山海經註, juan 16 (8) : Qi shui bu sheng hongmao ye 其水不勝鴻毛也 (« Ce cours d’eau [est ainsi dénommé car] une plume d'oie n'y flotterait pas » ; je traduis).
19 Ce sont respectivement Zhang Tianshi 張天師 et Jin Bifeng 金碧峰, deux des protagonistes du Xiyang ji qui s’avèrent en effet de redoutables magiciens.
20 Shi shu 詩書, abréviation du Shijing 詩經, le Classique des vers et du Shujing 書經, le Classique des documents. Le terme renvoie plus largement à l'ensemble du canon confucéen, jingshu 經書.
21 La reine cite ici un célèbre adage sur les liens prédestinés (yuanfen 緣分) censés favoriser la rencontre de deux personnes : You yuan qian li lai xianghui, wu yuan duimian bu xiangfeng 有緣千里來相會,無緣對面不相逢 (« S’il y a affinités, qu’importent mille li, vous vous rencontrerez, mais s’il n’y en a point, fussiez-vous face à face que vous n’en feriez rien »).
22 Le nom chinois, tongxie jiu 同諧酒, évoque, par homophonie de xie 諧 (« harmonie ») et de xie 鞋 (« chaussure »), la forme même du récipient. En Chine impériale, les pieds bandés, réputés attiser le désir masculin par leur taille minuscule et leur délicatesse, constituaient l'une des parties les plus intimes du corps des femmes, et nombre d'hommes auraient nourri le fantasme de se servir de leurs souliers comme d'un verre.
23 La présence de deux fleurs de lotus sur une même tige symbolisait l'union parfaite entre époux.
24 Traduction conventionnelle du caractère luan 鸞, qui désigne en fait un oiseau légendaire similaire au phénix.
25 En chinois, daofeng bei 倒鳳杯. Il s’agit ici, comme lors de la tournée précédente (dianluan bei 顛鸞杯, « coupe à l'argus basculé »), d’un jeu de mots aux connotations hautement érotiques : si, au sens propre, ces deux noms renvoient à la simple action de vider son verre, les oiseaux fabuleux désignant, par synecdoque, les gobelets précieux qu'ils ornent, il faut surtout y voir une double métaphore des ébats amoureux.
26 En chinois, manlu yao chuan zhuo zuiyu 慢櫓搖船捉醉魚, ce qui signifie littéralement « mener doucement sa barque à la rame et capturer le poisson ivre ».
27 L’expression qu’utilise ici la reine pour désigner la nuit de noces peut se traduire littéralement par « nuit aux fleurs et aux chandelles dans la chambre nuptiale » (dongfang huazhu ye 洞房花燭夜).
28 S’apparentant à une forme de dépeçage à des fins aromatiques, ce curieux supplice apparaît également dans l’épisode du Royaume des femmes du Xiyou ji, dont Luo Maodeng s’est très probablement inspiré. Cf Wu Cheng'en, La Pérégrination vers l'Ouest, op.cit., t. 2, p. 56 : « Si vous ne vous soumettiez, elles vous tueraient et couperaient votre chair en tranches pour en faire des sachets parfumés xiangdai 香袋. »
29 Il s’agit vraisemblablement, de la part du héros, d’une boutade fondée sur la polysémie du verbe che 扯, employé plus haut par la reine au sens de « tirer », « déchirer », et repris ici au sein de l’expression che zai shenshang 扯在身上 (litt. « tirer sur le corps » ; « retenir » ; « importuner »).
30 Littéralement, « farcir des feuilles de ciboule — on n’en voit pas le bout » (jiucai bao dianxin, hao chang xian 韭菜包點心,好長限). L’image saugrenue de la ciboule de Chine (jiucai 韭菜) s’explique par un jeu d’homonymie entre les caractères xian 限 (« limite ») et xian 餡 (« farce »). Cette expression truculente, qui signifie « concevoir des projets chimériques », « nourrir de trop grandes ambitions », constitue un exemple de xiehouyu 歇後語, sorte de proverbe issu de la sagesse populaire et composé de deux parties, la première se présentant sous la forme d’une énigme dont la seconde, parfois omise, est censée fournir la clef.
31 La méprise de la reine est due au mot chinois utilisé, huanguan 宦官, dont le second caractère désigne tout fonctionnaire ou officier, civil ou militaire.
32 Littéralement, « aux trois montagnes », san shan 三山. Le terme renvoie ici à une coiffe en usage chez les eunuques du palais, sous la dynastie des Ming.
33 En chinois, yunyu yangtai 雲雨陽臺. Il s’agit d’une allusion littéraire au Gaotang fu 高唐賦 de Song Yu 宋玉 (IIIe siècle avant notre ère), nuages et pluie symbolisant les ébats amoureux. Voir l'expression voisine yunyu hui Wu xia 雲雨會巫峽, infra, note 38.
34 Littéralement, qingtian zhu 擎天柱, « [c]olonne soutenant le ciel », selon le Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise. Apprécier l'hyperbole.
35 Ces deux vers nous figurent une castration par ablation totale des organes génitaux, comme c'était l'usage en Chine ancienne. On ignore en revanche ce que représentent les « canetons », ruya 乳鴨, de la seconde image. L'auteur aurait-il ici laissé libre cours à sa fantaisie ?
36 Le texte chinois dit plus exactement « fondamentalement yang mais fonctionnellement yin » (ti yang er yong yin 體陽而用陰), c'est-à-dire masculins, yang 陽, en soi (benti 本體) et aussi de corps (xingti 形體), mais ne possédant plus la fonction reproductrice mâle (zuoyong 作用 ou gongyong 功用), ce qui les rapproche du principe féminin, yin 陰. Cette dichotomie entre essence, ti 體, et fonction, yong 用, dérivée de la philosophie chinoise, notamment de courants alchimistes taoïstes, a pu être réutilisée au sein de la médecine traditionnelle.
37 Face à la menace de représailles de la part de la puissante flotte chinoise si celle-ci venait à apprendre l’exécution de son chef, la reine finit cependant par se raviser et décide de jeter Zheng He en prison.
38 Yunyu hui Wu xia 雲雨會巫峽. On associe plus souvent cette image érotique aux monts Wu, Wu shan 巫山.
39 Cai mei 猜枚, un « jeu pratiqué dans les banquets, consistant à prendre en mains des graines de lotus, de melons ou des jetons, etc., et à faire deviner leur nombre, s'il est pair ou impair, et leur couleur » (Grand Ricci). La mourre, « où deux joueurs se présentent l'un à l'autre une de leurs mains, tenant certains doigts levés et d'autres repliés, et où chacun cherche à deviner le nombre total des doigts levés par lui-même et l'adversaire » (Dictionnaire de l'Académie française, 9e éd.), se dit plutôt en chinois cai quan 猜拳, mais le principe demeure similaire.
40 Dans la tradition sino-bouddhique, le roi Yama, Yanluo wang 閻羅王 ou, par abréviation, Yan wang 閻王, est le souverain des Enfers, diyu 地獄, dont il représente, d'après certaines versions, le cinquième des dix juges. C'est notamment lui qui, avec le roi de la dixième cour, zhuanlun wang 轉輪王 (littéralement, le « roi de la roue [des réincarnations] »), se charge d'assigner une nouvelle destinée aux âmes des morts en rétribution de leurs actes. Le personnage semble ici chercher à faire croire à sa ravisseuse qu'il est né eunuque.
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Référence électronique
Valentin Guichard, « Variations sur un thème du Xiyou ji », Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/3834 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z87
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