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AccueilNuméros16Romanciers en proie à la perditionQuête d’une orpheline au mont Tai 

Romanciers en proie à la perdition

Quête d’une orpheline au mont Tai 

Traduction du premier chapitre du Rêve du retour au lotus, Guilian meng 歸蓮夢
Chloé Musso

Texte intégral

Présentation

  • 1 Guilian meng 歸蓮夢. Shanghai : Shanghai guji, 1990, pp. 1-51. On trouvera le texte source en annexe.

1Le Rêve du retour au lotus, Guilian meng 歸蓮夢, est un récit en langue vulgaire du début de la dynastie Qing 清 (1644-1912), ayant étrangement fait l’objet de peu de recherches. Si on le catégorise parfois dans le genre des romans de la belle et du lettré (caizi-jiaren xiaoshuo 才子佳人小說), il ne faudrait pas oublier qu’il s’agit avant tout d’un roman d’aventures contant la vie d’une femme guerrière à la tête d’une secte militaire, la jeune Bai Lian’an 白蓮庵, de sa miraculeuse naissance à son éveil bouddhique. L’extrait présenté ici constitue le premier chapitre de ce récit en douze hui 回 : « Descendant de son trône de lotus, Lian’an prêche les enseignements du Bouddha » (« Jiang liantai konglian shuofa » 降蓮台空蓮說法)1. Il nous permettra de partir à la découverte des villages et des montagnes du Shandong, emplis d’êtres et d’objets surnaturels.

  • 2 Xiuping yuan 繡屏緣. Shanghai : Shanghai guji, 1994, pp. 1-8.
  • 3 Voir Li Mengjun, « Genre Conflation and Fictional Religiosity in Guilian meng (Returning to the Lot (...)

2Nous savons peu de choses sur l’auteur de ce récit, qui se présente sous le pseudonyme de Su’an zhuren 蘇庵主人 (Maître de l'ermitage de Su). On nous donne cependant, dans la préface d’un ouvrage antérieur qui lui est attribué, le Xiuping yuan 繡屏緣 (c. 1670)2, quelques renseignements sur sa vie : ayant échoué comme bien des auteurs de romans aux examens mandarinaux, il se serait également converti au bouddhisme3. Son parcours n’est ainsi pas sans rappeler celui de l’excentrique moine Zhenru 真如 que nous pourrons rencontrer au fil de ce chapitre : issu du confucianisme, n’épargnant dans ses critiques aucun des Trois Enseignements, il se fait finalement bonze à sa manière.

3J’espère que la lecture de ce récit aux influences syncrétistes aurait plu à Monsieur Jacques Pimpaneau, par les multiples adresses du conteur à ses lecteurs qui rendent ce texte si vivant, ainsi que par l’aspect tragique du destin de cette femme tiraillée entre sa révolte en faveur du peuple — que nous laisse entrevoir la fin de cet extrait — et l’amour qu’elle portera dans les chapitres suivants au beau lettré Wang Changnian 王昌年.

Traduction

  • 4 L’infertilité est un mal qui touche de nombreux avares dans la littérature chinoise. Sur ce sujet, (...)
  • 5 Les chevaux de papiers (zhima 紙馬) sont des objets à usage rituel, apparus sous la dynastie Tang ( (...)

4Durant les dernières années de la dynastie Ming, dans la préfecture de Tai’an au Shandong, vivait un paysan du nom de Bai Shuangshan. Sa femme et lui étaient des gens honnêtes et bons ; ils observaient un régime végétarien et suivaient les principes de la vie bouddhique. Ils n’avaient qu’un seul défaut : l'avarice. Ils s’entendaient avec tout le monde — proches parents, amis ou entourage — et vivaient ensemble en harmonie. Seulement, lorsqu’ils recevaient leur paie, qu’importaient les pauvres et les nécessiteux : ils ne donnaient que pour les rites, et là encore ils avaient du mal à tendre la main. Lorsqu’ils ne prétextaient pas quelque affaire urgente, ils prétendaient être débordés. Jamais satisfaits, ils pensaient toujours manquer. Chaque jour les deux époux se levaient à l’aube et se creusaient la tête pour trouver comment faire du profit. Ils fermaient la porte de leur maison lors des repas. S’ils menaient une vie confortable, arrivés à la cinquantaine, ils n’avaient ni fils ni fille4.
Un jour, tandis que Shuangshan conversait avec sa femme, il lui dit : « Nous avons travaillé dur toute notre vie et avons amassé quelques biens, quel dommage de ne pas avoir d’héritier. J’ai entendu dire que les prières au mont Tai étaient efficaces et qu’elles produisaient des effets surprenants, pourquoi n’irions-nous pas faire brûler de l’encens là-bas ? Peut-être que le dieu de la montagne nous ferait descendre un enfant et mettraient un terme à notre peine. » La décision était prise : ils choisirent un jour opportun pour se rendre au mont Tai et brûler de l’encens au temple. Cette nuit-là, empreints de piété, les époux dormirent profondément. Seulement, au milieu de la nuit, Shuangshan fit un rêve : un être surnaturel en armure descendit du Ciel, lui tendant une fleur de lotus qu’il attrapa d’une main. Bien qu’il fût en plein sommeil, il lui sembla humer ses doux parfums.
Au matin, il se leva et dit à sa femme : « Hier, j’ai prié de tout mon cœur pour un enfant et voilà que cette nuit je fais un rêve étrange, dans lequel une divinité m’apporte une fleur de lotus. » Après l’avoir raconté en détails, il dit encore : « Crois-tu qu’il soit possible que le dieu de la montagne ait entendu nos prières et qu’il nous apporte la bonne fortune ? Nous ne pouvons en être certains, cependant il faudrait beaucoup dépenser pour nous rendre au temple, et peut-être ce voyage serait-il vain. Depuis les temps anciens, les divinités sont sages et intègres, il suffit d’être sincères pour les émouvoir. Feraient-elles cas de quelques bâtonnets d’encens et chevaux de papier5 pour prétendre à un enfant ? J’ai prié de chez moi et fais un rêve la nuit suivante. Ne suffit-il pas de manger végétarien pendant des mois, d’être bon et honnête, pour avoir droit à la bonne fortune du Ciel ? Pourtant nous n’avons pas d’enfant, pas de fils dans notre vie. Même si nous brûlions cent bâtonnets d’encens, cela servirait-il à quelque chose ? »

5Chers lecteurs, ce Shuangshan était bien décidé à aller brûler de l’encens, et après ce rêve prodigieux, il aurait dû se hâter de le faire. Comment put-il revenir ainsi sur sa promesse ? Mais il faut savoir que pour les avares, il est bon de s’épargner la moindre petite dépense. Il avait suffi d’une nuit pour remettre en cause tous ses plans. Son argumentation semble, cela dit, sensée : ils se tiendraient au régime végétarien, et, sans partir en voyage, sans dépenser un centime, resteraient chez eux à économiser comme à l’ordinaire, n’est-ce pas là une attitude réfléchie ?

6À partir de ce jour, ils ne sortirent plus de chez eux, n’ouvrirent plus leur porte, et les mois passèrent ainsi. Les divinités y furent sensibles et voulurent accorder un peu de bonheur à cette famille d’économes et leur épargner plus de tracas. On ne brûla ni encens ni papier, et la femme de Shuangshan tomba enceinte ! Après dix bons mois, elle accoucha d’une adorable fille aux traits délicats. Le voisinage vint l’en féliciter, et elle pensa : « Nous craignions de ne pouvoir avoir d’enfants. Maintenant que nous avons une fille, il sera plus facile à l’avenir d’en avoir d’autres. Lorsque nous aurons un fils, nous pourrons célébrer et inviter nos voisins à banqueter. Aujourd’hui, il n’y a rien à fêter. » Ils ne reçurent ni félicitations ni n’invitèrent quiconque à boire, leur porte resta fermée lors des repas.

  • 6 Le li 里est une unité de mesure de distance, qui équivaut à environ 500 mètres.
  • 7 Jinan 濟南 : capitale de la province du Shandong.
  • 8 Yanzhou 兗州 : ville de la province du Shandong.

7Le temps filât : les années passèrent et, préservée de tout soucis, la petite fille grandit à vue d’œil. C’était malheureusement sans compter les caprices du Ciel : une année vint la sécheresse, épuisant bientôt les provisions de Shuangshan. On ne pouvait s’imaginer que l’année suivante serait plus aride encore, laissant les champs déserts sur mille li6 : de Jinan7 à Yanzhou8, pas un brin d’herbe ne poussait. Partout le peuple affamé se mit à brigander : les réserves de blé et de millet de Shuangshan furent pillées jusqu’au dernier grain. D’ordinaire celui-ci ne rechignait pas à la tâche, mais assistant à ce spectacle, il sombra dans le désespoir. Deux semaines plus tard, les deux époux succombèrent.

8Les villageois vendirent les quelques propriétés du couple afin de leur offrir des funérailles. Il ne restait que la petite qui à présent errait comme une vagabonde, chaque jour mendiant dans les rues pour subsister. On reconnaît bien ici la bienveillance des hommes, cruels et méprisants ! La famille proche et les vieux amis auxquels habituellement on accorde toutes les bontés, nous voyant courir à notre perte, ne manifestent aucune reconnaissance. Ajoutons que Shuangshan, cet homme intègre, laissait derrière lui sa fille, qu’on ne s’est pas bousculé pour adopter ! Heureusement, la petite avait un tempérament bien particulier, et malgré son très jeune âge, elle avait déjà ses propres convictions : à ceux qui l’avaient trompée, elle ne referait plus confiance. Elle s’habilla dès lors en petit garçon, et à part quelques proches voisins, personne ne se doutait qu’il s’agissait d’une fille : elle ressemblait à un jeune page. Malheureusement tous ses biens étaient perdus, et elle se retrouvait sans nulle part où aller.

  • 9 Buddha Amitābha (Amituofo, 阿彌陀佛), « Lumière Infinie », est un bouddha du courant mahāyāna.
  • 10 Le mont Tai 泰山 est considéré depuis l’Antiquité chinoise comme la plus prestigieuse des montagnes s (...)
  • 11 Le terme huofo 活佛, littéralement « Bouddha vivant », est apparu sous la dynastie Yuan 元 (1234-1368) (...)

9Un jour alors qu’elle se promenait dans les rues, elle aperçut un vieux moine accompagné de quelques disciples, assis en méditation dans un vaste espace dégagé. Ils avaient sûrement fait halte pour mendier et se ravitailler, se reposant ici avant de reprendre la route. La petite Bai, amère et désœuvrée, s’assit aux côtés du vieux moine. Remarquant sa présence, ce dernier demanda : « À quelle famille appartiens-tu, petit ? Comment se fait-il que tu sois seul ici ? » La petite rusée ne révéla pas qu’elle était une fille : « Je suis le fils de la famille Bai, du village voisin. J’ai aujourd’hui douze ans. À cause de la disette et de la sécheresse de l’an dernier, mes parents sont morts prématurément. Je suis maintenant orphelin et n’ai nulle part où aller, aucun proche qui puisse s’occuper de moi, je ne sais plus quoi faire. » Ayant terminé sa phrase, elle se mit à sangloter. Ému de sa situation, le vieux moine réfléchit et s’exclama : « Par Bouddha Amitahba9, quelle triste histoire ! Moi humble moine venu du Nord, j’ai entendu dire que dans le Mont Tai10 vivait un Bouddha vivant11 auquel je souhaite rendre visite, voici la raison de ma présence ici. Toi qui te trouves dans une si grande misère, pourquoi ne m’accompagnerais-tu pas dans les montagnes afin de rentrer dans les ordres ? » La petite réfléchit : sa vie de mendiante était rude, il valait mieux suivre ce vieux moine vers une vie tranquille où l’on mange à sa faim. Résolue, elle répondit : « Si mon maître pouvait me sauver en m’emmenant avec lui, ce serait formidable. Je n’ai pas de bagages, je peux partir avec vous dès maintenant. » Alors, vêtue en jeune page, elle marcha aux côtés des moines vers les montagnes.

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10Le mont Tai dont nous parlons est le plus important des cinq monts sacrés12, haut de plus de quarante li. En partant de la porte céleste du Sud, traversant par les portes célestes de l’Est et de l’Ouest, on parvient au plus haut sommet. Sur celui-ci se trouvaient le Pic du Soleil Levant et celui des Ancêtres, le Pic de la Fleur de Lotus et celui de la Lune Claire ; la Vallée des Canons Gravés, la Vallée de la Fleur de Pêcher, le Col du Tertre Jaune et celui de la Grue Volante, la Grotte des Nuages aux Cyprès, la Grotte aux Cascades et celle des Chrysanthèmes, l’Étang de la Dame de Jade13, celui de la Reine Mère de l’Ouest14 et celui du Dragon Blanc, la Plaine des Sacrifices au Ciel et à la Terre15, ainsi que cinq grands pins anciens. Avec ses mille rochers escarpés et ses dix mille précipices, le mont s’étendait à l’infini.

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  • 19 La Terre de l’Ouest 西方, du sanskrit Sukhāvatī, désigne dans la religion bouddhique une terre pure d (...)
  • 20 L’Invariable Milieu (Zhongyong 中庸) et la Grande Étude (Daxue 大學) représentent, avec les Entretiens (...)

11Bâti dans le coin le plus reculé de la montagne se trouvait le Monastère du Lotus Jaillissant. Si vous n’étiez pas parvenus à la Voie, vous auriez eu bien du mal à trouver cet endroit. Dans ce monastère vivait un vieux moine du nom de Zhenru. Issu d’une famille de confucéens, il avait il avait étudié les Classiques de l’École du principe16, et détestait par-dessus tous les moines. Il disait souvent : « Sur terre règnent les Trois Enseignements17 : les plus enclins à la tromperie sont les bouddhistes. Quant au confucéen, il s’applique à l’étude du Livre des odes et du Classique des documents18 dans l’espoir d’obtenir une place dans la carrière officielle. L’habileté à se montrer sincère n’en touche qu’un ou deux sur plusieurs centaines d’années. La lignée des enseignements de Confucius s’est rompue depuis longtemps. S’il dit se conformer sincèrement à la Voie et à l’étude, même femme et enfant réussiraient à le duper, sans parler de ses pairs. Il faut définitivement être idiot pour se faire lettré. Quant au taoïste, à sa culture de soi, ses élixirs de longue vie, ses exorcismes et ses chasses aux fantômes : s’il écrit des incantations et fait de la magie qui s’avère inefficace, même un enfant de trois ans se moquerait de lui ; il est bien difficile de dissimuler son manque de talent. Si seulement un bonze atteint la Voie, ce sera évidemment inutile : sait-il même si les enfers sont longs, larges, clairs ou sombres ? Si le Ciel est lointain ou proche, noir ou blanc ? Si quelqu’un qui a fait le mal peut devenir bon simplement en étant appelé à la compassion et la contrition, je ne sais combien de meurtriers et de criminels foulent la Terre pure de l’Ouest19. Prenons l’exemple d’un voleur qui pillerait quelques objets, et dirait aux autorités qu’il ne volera plus jamais : les agents accepteraient-ils son pardon ? Si un homme sincèrement bon fait le bien, on dit forcément qu’il deviendra un patriarche du bouddhisme, pourtant sait-on exactement à quoi cela ressemble ? Parmi eux, les plus risibles sont ceux qui comptent sur les offrandes et condamnent l’avarice. Dans ce monde seuls les gens du peuple font l’aumône aux moines, jamais l’inverse : se pourrait-il que les moines n’aient pas de quoi se nourrir ou se vêtir ? Pourquoi ne désirent-ils que ce qui appartient aux autres ? Selon eux, il ne faut manger ni viande ni poisson, et si l’on s’applique à suivre leur exemple, les animaux empliront le monde, comment alors seront-nous tranquilles en nos maisons ? D’après eux, il ne faut pas prendre de femme : si tous se comportaient ainsi, il n’y aurait qu’une seule génération en ce monde, et les Hommes auraient disparu ; même l’Empereur ne pourrait plus régner sur tout ce qui est sous le Ciel. J’ignore pour quelle raison les gens ordinaires de ce monde discourent avec eux de l’Invariable Milieu et de la Grande Étude20, de même qu’ils les persuadent de devenir bons, tandis qu’eux-mêmes n’en font rien. Avec eux on invoque Bouddha Amitabha, ils se percent l’oreille et on doit alors ériger en leur nom une statue et un temple, bien qu’ils aient déjà de l’argent ; il faut nourrir les bonzes et faire des offrandes à Bouddha, bien qu’ils aient déjà de quoi se sustenter. Ils offrent sur la mort des discours vagues et sans fondement, et nous escroquent sur nos biens les plus essentiels. Voilà comment cette doctrine s’affaire à dissimuler le méchant homme et à duper le sot. »

12Telles étaient les paroles les plus éclairantes du vieux moine Zhenru. Si l’on en croit ses idées, il n’était pas du tout destiné à rencontrer Bouddha. Comment se fait-il qu’il soit ensuite devenu un moine de haute vertu ? Quelle expérience avait-t-il pu vivre pour souhaiter ainsi sortir les gens de leurs illusions ? Il avait de sa propre initiative fait vœu solennel, suivant minutieusement ce précepte bouddhique : « Se manifester sous forme corporelle et prêcher la Loi du Bouddha ». Il avait ainsi décliné l’héritage familial, s’était rasé la tête et avait revêtu la robe noire, se faisant moine ascète. Il ne priait pas Bouddha, ne recrutait aucun disciple, et ne vivait pas au temple. Il avait seulement choisi un endroit reculé, une terre vierge sur laquelle il avait installé un potager, s’accommodant de peu.

13Millet, blé, légumes et fruits, il plantait tout sans exception. Le plus étrange était que tout ce qu’il cultivât pousse avec tant de splendeur. Il vendait tous ses produits au prix fort, n’utilisant qu’une petite part des recettes pour ses besoins quotidiens ; le reste, il l’économisait. Ce qu’il amassait tout au long de l’année, il le donnait ensuite aux pauvres. Il aidait les endeuillés à payer les enterrements, les futurs époux à financer leur mariage, offrait aux plus démunis de quoi se nourrir et se vêtir, et aux taxés sur le grain de quoi payer leurs impôts. Il utilisait ce qui lui restait pour replanter des graines, et le cycle recommençait ! Si l’on lui présentait des offrandes, il refusait même la moindre sapèque. Si on le conviait à un banquet, il mangeait de tout, viande ou légume, et observait le régime végétarien seulement lorsqu’il était chez lui, même s’il ne savait pas cuisiner. Si on lui demandait de chanter les sutras et de prier Bouddha, il disait : « De ma vie je n’ai jamais envié la richesse et les biens d’autrui, je n’ai pas couru après les femmes, ni cherché à faire une carrière officielle, je n’ai ni méprisé les pauvres ni flatté les riches, je n’ai pas cultivé les mérites pour mes vies ultérieures, et me suis tenu à l’écart des affaires du monde. Pour avoir de quoi nourrir mon corps, je m’en suis remis au Ciel en cuisinant ce que je plantais, et s’il y avait plus qu’il n’en fallait pour moi seul, j’ai toujours aidé les personnes dans le besoin. J’ai seulement compté sur ce qu’engendrait la Terre, pour ensuite rendre ce que j’avais pris et ne laisser aucune trace. Voilà comment je me suis fait moine, pourquoi donc réciterais-je les sutras ? »

  • 21 Les jingang lishi 金剛力士 sont les gardiens de Bouddha, appelés ainsi en raison de l’arme qu’ils détie (...)
  • 22 L’extrait qui suit est directement tiré du Sutra du Diamant (金剛經 Jinggang jing), l’un des principau (...)

14Ainsi avait-il pratiqué l’ascèse pendant vingt années, lorsqu’une nuit à la lueur de la lampe lui était apparu un gardien de Bouddha au pilon de diamant21, qui lui avait récité à haute voix ces quatre versets du Sutra du Diamant22 :

Tout phénomène est guidé par la loi cosmique,
S’évanouissant comme un songe vain.
Comme la rosée et comme l’éclair,
Ainsi doit-on les considérer.

  • 23 Le terme zhenru 真如, en sanskrit tathatā, fait référence à un concept central du bouddhisme, que l’o (...)

15Alors, sans se presser, Zhenru s’était relevé et s’était exclamé : « Voilà d’excellentes paroles ! J’ai déjà compris leur sens. » Il avait déjà étudié les classiques, ainsi avait-il pris le nom de Zhenru, « semblable au vrai »23. Par la suite, ces versets avaient peu à peu pénétré son esprit, jusqu’à ce qu’il acquière la connaissance du passé et du futur.

16Un jour, se promenant au hasard dans un village voisin, il croisa une famille qui vivait dans une véritable misère. Le couple et les deux enfants mourraient de faim, manquant de grains et de bois, ne sachant plus de quoi vivre. Ces pauvres gens pleins de ressentiments et de mélancolie, voyant Zhenru et sachant qu’il se plaisait à aider son prochain, étaient sur le point de le supplier de leur prêter quelque argent ; mais contre toute attente, celui-ci n’avait même pas sur lui la moitié d’une sapèque. Ils n’osèrent donc pas lui mendier le moindre sou. Lorsqu’il arriva devant chez eux, il s’approcha de leur petite grange en ruines. Il l’examina de haut en bas, sortit de sa ceinture un pinceau, et écrivit sur la porte délabrée quatre versets avant de partir sans se retourner. Voici ce qui était inscrit :

Vertueux l’homme de bien qui accepte la pauvreté,
Compatissant le sage qui se contente de son sort,
S’il lui reste de la nourriture dans sa marmite,
Et de l’or dans son tonneau.

  • 24 On retrouve cette expression de « fantôme rassasié » (baogui 飽鬼) dans le sixième juan des Propos pé (...)
  • 25 Lizhang 里長 : chef de li 里, membre d’une famille riche responsable, une année sur dix par roulement, (...)

17Cette pauvre famille se trouvait dans une telle détresse qu’elle ne prêta pas tout de suite attention à ces inscriptions. Le lendemain, ils y réfléchirent sans parvenir à en comprendre le sens. Ils fouillèrent toute leur maison pour ne trouver finalement qu’un tonneau à riz vide. Ils l’emportèrent et le vendirent pour trois pièces d’argent. Ils en dépensèrent deux pour acheter du riz et une pour se procurer de l’arsenic. De retour chez eux, ils démolirent la grange, utilisant le bois pour faire cuire du riz, auquel le père mélangea l’arsenic pour que toute la famille puisse mourir en fantômes rassasiés24. Soudain, alors que le riz était cuit et qu’ils s’apprêtaient à s’attabler, vint au dehors un homme dont la colère heurtait le Ciel, demandant à parler aux pauvres gens. C’était le chef des impôts du district25, venant les sommer de lui payer la taxe sur le grain. La famille, ne sachant que lui répondre, se mura dans le silence. Le chef les réprimanda ainsi : « J’ai fait beaucoup de route, j’ai faim et soif, peu m’importe l’argent que vous devez, donnez-moi tout d’abord de quoi me remplir le ventre comme il convient. 
— Notre famille est extrêmement pauvre, nous n’avons rien à vous offrir. » Sa fureur redoubla. Il rentra dans la maison, souleva le couvercle de la marmite et voyant le riz cuit à l’intérieur, vociféra : « Bande de vauriens ! Voilà du riz, et vous refusez de m’inviter à votre table, misérables ! » Le père de famille ne souhaitait pas le contrarier, mais s’écria en agitant les mains : « Vous ne pouvez pas manger ce riz !
— Je suis un employé du gouvernement en charge des taxes, vous allez simplement me laisser mourir de faim ? » Puis il se servit une portion dans la marmite. En se retournant, il vit le père de famille pleurer à chaudes larmes et lui répondre : « Ce n’est pas que je ne veux partager avec vous mon repas, mais ce riz ne peut être mangé ! » Il raconta alors au chef qu’en raison de la pauvreté de sa famille et ne trouvant aucune issue favorable, il avait vendu son tonneau afin d’acheter du riz et de l’arsenic, et l’avait préparé dans le but de mourir avec toute sa famille. Après ces explications, il pleura de plus belle.

18Ayant entendu cette histoire, le chef lui parlait maintenant avec une extrême bienveillance : « Vous m’avez l’air bien jeunes, pourquoi commettre un acte aussi désespéré ? Avez-vous en ce monde vécu tout ce que vous deviez ? Pourquoi vous infliger une telle peine ? Admettons qu’aujourd’hui nous ne mentionnions plus la taxe sur le grain, pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas à la capitale du district ? J’ai chez moi un tonneau de grain que vous pourriez emporter chez vous, cela vous donnera quelques jours de répit. » Alors, on vida l’entièreté de la marmite dans la rivière et le chef conduisit le pauvre homme jusqu’à chez lui, lui offrant un tonneau de grain avec lequel il put repartir.

19Il était extrêmement ému par la bonté du chef. De retour chez lui, il sorti les grains du tonneau et les décortiqua au pilon, permettant à la famille d’assouvir sa faim. Seulement, lorsqu’on inclina le tonneau, roula du fond un paquet. Le pauvre homme l’ouvrit : à l’intérieur se trouvaient cinquante taels d’argent. Scrupuleux, il dit à sa femme : « Ces pièces proviennent probablement de la relève des taxes du responsable des impôts. Il nous a sauvés, comment pourrions-nous garder un argent si mal acquis ? J’aurais peur de lui attirer des ennuis. »

20Le lendemain matin, il alla se présenter avec l’argent au chef : « Je vous suis bien redevable pour nous avoir sauvé hier en nous offrant ce tonneau de grains. Je ne m’attendais pas à trouver à l’intérieur ces cinquante taels d’argent. Étant maintenant votre obligé, j’ai craint qu’il ne s’agisse des recettes du prélèvement de la taxe qui seraient tombées par mégarde dans le tonneau, c’est pourquoi je vous les retourne. 
— Ma famille ne cache pas d’argent dans des tonneaux, répondit-il, surpris. C’est certainement l’œuvre du Ciel qui a eu pitié de la misère des braves gens que vous êtes, et vous accorde cette bonne fortune. » Le père refusa encore et encore d’accepter cet argent, et décida d’inviter le chef et sa famille chez lui et acheta de quoi trinquer. Ils divisèrent pour finir l’argent en deux parts égales, en obtenant chacun vingt-cinq taels. C’est ainsi que les deux familles s’enrichirent, mais n’épiloguons pas là-dessus. Ce jour-là, on se réunit dans l’allégresse générale tout en s’émerveillant de cette extraordinaire affaire. Le responsable des impôts, repu et après quelques coupes de vin, leva la tête et aperçut les caractères inscrits sur la porte délabrée. « Qui a écrit cela ? demanda-t-il au père de famille.
— C’est le maître Zhenru du village voisin qui l’a écrit la veille de l’affaire du suicide au riz. » Le chef lut et relut l’inscription, avant de s’exclamer : « Comme c’est étrange, il relate clairement dans ces versets l’histoire de ces derniers jours. Ce moine m’a tout l’air d’un prophète. » L’affaire se propagea : on répandit la rumeur selon laquelle Zhenru était un Bouddha vivant. C’est alors qu’un groupe de moines firent de Zhenru leur maître, souhaitant le faire siéger dans un monastère. Pris de frayeur, celui-ci fuit alors vers le Mont Tai.

21La nuit venait de tomber et Zhenru n’avait nul endroit où passer la nuit. Il profita de la lueur de la lune pour suivre une route reculée de la montagne. Il se trouva bientôt devant une épaisse forêt, devant une source claire entourée de fleurs et de roches, un lieu extraordinaire à l’écart du monde. Il y fit une halte pour se reposer de sa marche et s’assit sur un rocher, lorsque soudain jaillit du ruisseau une fleur de lotus. Zhenru était au comble de la joie, réalisant qu’il se trouvait dans une région miraculeuse. Le lendemain, il coupa du bois et commença des travaux afin d’y construire un ermitage. Il confectionna une tablette sur laquelle il écrivit : « Monastère du Lotus Jaillissant ».

22Qui aurait pu imaginer que dans ce monde la rumeur s’engouffre dans le moindre interstice, et que bientôt les moines perceraient son secret : l’heureuse nouvelle de la construction du Monastère du Lotus Jaillissant par Zhenru se propagea. Lorsque cela parvint à leurs oreilles, tous les moines voulurent s’y rendre afin de s’approcher au plus près du Bouddha vivant, se servant allègrement de son nom pour mendier quelque argent. Qui était donc assez sot pour croire que Zhenru fut un de ces curieux moines qui utilise les enseignements du Bouddha pour escroquer le peuple ? Voyant une foule de moines venir se convertir, il établit des règles, insistant pour que personne ne mendie ses repas ni ne prie Bouddha : il faudrait cultiver le jour et méditer le soir. Il était bien vain d’émettre une quelconque réserve au risque d’être banni de la montagne. Dans un premier temps, les moines pensèrent qu’il s’agissait là d’une bonne affaire, et cherchèrent tous à se rapprocher de lui. Mais s’apercevant de son caractère ennuyeux et solitaire, la majorité s’en fut. Il ne restait qu’une poignée de moines patients et travailleurs lui tenant jour après jour compagnie. Seul Zhenru se démarquait par sa nature extraordinaire ; jusque dans les contrées lointaines il avait des adeptes, et ceux qui ne craignaient pas les rudes épreuves souhaitaient aller à sa rencontre.

23Vint le jour où le vieux moine du Nord arriva aux côtés de la petite Bai au Monastère du Lotus Jaillissant. C’était exactement le moment où maître Zhenru entrait en méditation, ils ne purent donc pas le rencontrer ce soir-là. Le matin suivant, le maître se rendit dans la grande salle pour prêcher la doctrine. Ses enseignements différaient grandement des leçons habituelles sur la loi du Bouddha, dans lesquelles on note les propos d’un maître qui vous administre des coups de bâton et se donne des airs en citant quelques sources mal retranscrites, connues sous le nom des « compilations de paroles subtiles et pénétrantes », qui n’étaient qu’une perte de temps.

  • 26 Le terme luoshui 落水, littéralement « tomber à l’eau », signifie également ici « tomber dans le vice (...)

24Lorsque le maître Zhenru arriva dans la grande salle, il savait parfaitement qui se joignait à son prêche. Sans qu’ils aient à ouvrir la bouche, il appela chacun à se servir de quoi manger jusqu’à plus faim, ne laissant pas la place aux réflexions bouddhiques : « Vous devrez tous mourir un jour. Lorsque cela arrivera, il ne faudra pas craindre la douleur, le Bouddha a lui aussi porté les tourments sur son dos. Si vous craignez de souffrir, je vous assénerai aujourd’hui un coup de couteau. » Voilà le genre de paroles qu’il proférait. Pour on ne sait quelle raison, quand vint le tour du vieux moine du Nord, Zhenru déclara : « Vous n’avez pas à participer, ce que j’ai dit plus tôt n’a rien de bien extraordinaire. Je dois seulement vous demander : l’enfant que vous avez amené hier, est-ce un garçon ou une fille ? » Le vieux moine, surpris de la question, ne sut que répondre. Alors, Zhenru rit à grands bruits et dit : « Ne me dites rien, amenez-le simplement dans la salle arrière, je mangerai avec lui chaque jour, sans lui raser la tête. » Le vieux moine, sans vraiment comprendre ses intentions, répondit : « Depuis que je l’ai amené et qu’il a vu le grand maître, il veut un nom monastique.
— C’est faisable, répondit Zhenru. » On appela alors la petite Bai afin qu’elle vienne présenter ses respects. Zhenru dit : « Brave enfant, mais trop belle. Depuis que tu es arrivée dans le Monastère du Lotus Jaillissant, c’est comme si tous ceux qui étaient tombés dans les eaux troubles26 étaient parvenus au rivage. Ainsi tu porteras le nom de Lian’an, "Rivage du Lotus". »

25A partir de ce jour, Lian’an assista Zhenru du matin au soir, et lorsqu’il délivrait ses enseignements, elle prêtait une oreille attentive jusqu’au point de chaque jour mettre ses paroles par écrit. Les questions qu’elle posait témoignaient de son intelligence : entendant une chose, elle en savait dix.

26Le temps passa à toute vitesse, et déjà s’étaient écoulées cinq ou six années, Lian’an avait alors dix-huit ans. Elle pensa : « Je suis une femme qui a prétendu être un page, durant tant d’années j’ai dupé tout le monde, sans jamais ne rien révéler. Je devrais quitter la montagne, et faire un mariage en grandes pompes avec un homme de mérite. Cela vaudrait mieux que de rester dans cette vie languissante, qui n’est finalement pas à la hauteur de mes ambitions. »

27Chers lecteurs, Lian’an était seulement une jeune fille, d’où lui venait donc cet esprit valeureux ? Vous ignorez donc qu’elle était en réalité un astre envoyé en mission sur terre, déposée dans le ventre de sa mère suite au rêve d’une fleur de lotus. Du fait de ces origines, elle avait grandi avec des connaissances hors du commun ; seul le savant Zhenru en était informé, comment les autres auraient-ils pu le deviner ?

  • 27 L’expression « naître au boisseau du Sud, mourir au boisseau du Nord » (南斗注生北斗注死) est présente dan (...)

28Un jour alors que Zhenru entrait en méditation, Lian’an, déterminée, s’agenouilla en face de son maître pendant plusieurs heures, attendant seulement qu’il reprenne conscience. Lorsqu’il ouvrit les yeux et s’aperçut de sa présence : « Pourquoi es-tu agenouillée ici ? lui demanda-t-il.
— Je reçois les préceptes de la loi bouddhique depuis déjà cinq ou six années, commença Lian’an. J’ai réfléchi à mon existence et je ne peux passer toute une vie dans l’oisiveté. Comment pourrais-je me montrer indigne de cette vie qui commence au boisseau du Sud et finit au boisseau du Nord27 ? Aujourd’hui je viens remercier mon maître, il me faut sortir de la montagne afin de devenir quelqu’un d’utile à ce monde.
— J’ai toujours su que tu n’étais pas faite pour transmettre le bouddhisme, soupira Zhenru. Même si je ne voulais pas te laisser partir, avec ton tempérament, je ne pourrais pas te retenir. Si je te laisse partir, je ne sais cependant à quel point t’épuiseront les gens de ce monde. N’est-ce pas regrettable ? Je ne peux rien y changer, le destin est ainsi fait, ce n’est pas l’affaire d’un vieux moine comme moi. Si tu dois partir, demain après le prêche de mes enseignements, je t’accompagnerai moi-même à la sortie de la montagne. » Lian’an le remercia et se retira.

29Le lendemain, Zhenru prodigua comme il était prévu de sages conseils à ses disciples : il fit rassembler les moines dans la grande salle du monastère et prêcha la loi du Bouddha. D’abord il proféra de nombreuses explications sur la vie et la mort, puis il appela Lian’an et s’entretint seul avec elle : « Lian’an, le vieux moine que je suis sait que tu ne parviendras pas à retrouver seule ton chemin, ainsi je t’accompagne en bas de la montagne. J’ai ici une lettre cachetée, prends-la avec toi, et lorsque la famine grondera, ouvre-la. Dans plusieurs années, tu reviendras me voir. N’oublie pas mes paroles. » Puis il lui donna encore de quoi payer les frais de voyage. Lian’an le remercia profondément, puis quitta la montagne.

  • 28 Les légendes sur des singes blancs sont nombreuses dans la littérature chinoise influencée par le t (...)

30Après une journée de marche, elle arriva le soir aux abords d’une profonde forêt devant laquelle elle fit une halte. Regardant au loin, elle aperçut un vieil homme à la barbe blanche arrivant vers elle à pied. Lorsqu’il fut presque à sa hauteur, il joignit les mains pour la saluer : « Jeune bonzesse Lian’an, où vas-tu ? 
— Je dois descendre de la montagne, et chercher des gens de confiance, répondit Lian’an.
— Alors c’est très bien, s’exclama-t-il joyeusement, je t’accompagne. » Savez-vous qui était ce vieillard qui avait reconnu Lian’an ? Ce n’était pas un homme ordinaire, mais un singe blanc28, qui avait dans ces montagnes atteint l’immortalité il y a bien des années. Il était souvent venu entendre Zhenru dans son monastère, ainsi connaissait-il Lian’an.

31Il se faisait tard. Lian’an et le vieillard marchèrent quelques deux ou trois li, éclairés par la lueur de la lune, quand ils aperçurent une petite hutte au toit de chaume dans laquelle ils se réfugièrent pour la nuit. Ils dormaient lorsqu’au milieu l’obscurité passa au dehors un éclat de feu qui traversa leur abri. Inquiète, Lian’an sortit à la recherche de cette lueur. Derrière la chaumière se trouvait une maison en pierre munie d’une porte à deux battants fermés solidement, d’où semblait provenir la lumière.

  • 29 Les tianshu 天書, littéralement « livres célestes », sont composés d’écritures magiques rédigées au p (...)

32Lian’an était ravie, sachant qu’il se passait-là quelque affaire extraordinaire. Elle retourna en hâte vers le monastère et demanda au vieillard : « Maître, quel est donc ce trésor qui émet sa lumière dans la maison de pierre ? 
— Ah ! s’exclama le vieillard. Quel malheur que tu aies pu voir cette lumière. Eh bien dans ce cas, autant te le dire. A l’intérieur se trouve le rouleau d’un livre céleste29 qui appartient aux collections du bureau des immortels. J’ai, ces dernières années, aidé à corriger ses écrits, et pour avoir rendu des services, j’ai reçu la charge de protéger l’ouvrage. Voilà plus d’une centaine d’année qu’il n’a pas été révélé au monde, et c’est pour cela que ce livre brille toutes les nuits. 
— Bien que je sois encore jeune, mon ambition est sans égale, dit Lian’an avec enthousiasme. Notre rencontre est le fruit de la Providence, j’étais destinée à voir cette précieuse lumière, pourquoi ne deviendriez-vous pas mon maître et moi votre disciple ! 
— Cet ouvrage renferme les écrits secrets du bureau, il ne se laisse pas transmettre facilement. » Lian’an s’agenouilla et frappa son front contre le sol : il lui fallait absolument l’obtenir. « S’il le faut, voyons ce qu’en dit le destin », conclut le vieillard. Ainsi s’approchèrent tous deux de la maison de pierre. Lian’an poussa les battants de la porte, quand le vieil homme s’exclama : « Ne sois pas si pressée ! Cette porte ne s’ouvre pas si on la pousse. » Il s’avança et écarta Lian’an. Devant l’entrée, il fit quatre prosternations, quand soudain les deux battants s’écartèrent. Lian’an s’empressa d’entrer aux côtés du vieillard ; il ne se trouvait à l’intérieur qu’un grand bloc de pierre. « Le livre est à l’intérieur, va le chercher », dit le vieillard. Lian’an examina le bloc par tous les angles, sans trouver aucune brèche. « Si le livre est à l’intérieur de la pierre, comment puis-je l’en extraire ? 
— Il suffit de s’approcher de la pierre et de prier en silence, de se prosterner quarante-neuf fois, et si le destin le veut ainsi, tu l’obtiendras. » Lian’an s’agenouilla et parla en elle-même, prononçant de pieuses paroles avant de se prosterner quarante-neuf fois. Soudain, un bruit de tonnerre émana de l’intérieur de la roche, semblable au son des montagnes qui s’éboulent et de la terre qui se fend. Dix mille rayons de feux jaillirent perçant la moitié du ciel. Lian’an se dressa sur ses deux pieds. En y regardant de plus près, elle s’aperçut que la pierre s’était fendue, révélant le livre céleste, qui brillait de mille feux. Lian’an le prit alors entre ses mains. « Lian’an, lui dit le vieil homme, ce livre t’était destiné, prends-le. Sous aucun prétexte tu ne traiteras les dieux avec irrévérence. » Lian’an s’inclina devant le vieillard en signe de remerciement, puis cacha l’ouvrage contre sa poitrine.

  • 30 Le roi Guan 關王 (c. 160-220), autrement appelé Guan Yu 關羽, est un général de l’époque des Trois Roya (...)
  • 31 Le terme huaiyin 槐蔭, littéralement « ombre du sophora », peut également désigner le district Huaiyi (...)

33Le jour parut. Le vieil homme prépara un repas qu’il mangea aux côtés Lian’an. « À deux cents li d’ici, commença-t-il, se trouve dans un village un temple dédié au roi Guan30, désert et tombant en ruines. Devant lui se trouve un vieux sophora au très haut sommet, ainsi on appelle ce temple le « Sanctuaire à l’Ombre du Sophora »31. Il te faut t’y établir, cela t’apportera de grands bénéfices. » Après lui avoir fait quelques dernières recommandations, le vieillard s’en fut. Lian’an le remercia et prit congé. Elle traversa bien des routes, passant par les steppes désertes où les hommes se font rares. Au-devant d’elle, sous un grand arbre, elle aperçut enfin le temple désolé, et y entra. Les murs tombaient en ruines et les herbes recouvraient le sol. Derrière le bâtiment, elle trouva une vielle dame infirme affairée à cuire du gruau dans une marmite. « Comment se fait-il que cet endroit semble à l’abandon ? N’y a-t-il donc personne qui habite ici ? demanda Lian’an.
— Vous n’êtes donc pas au courant : ces dernières années, le Shandong a été ravagé par la sécheresse et la famine, et d’une bien étrange façon : les criquets ont envahi les champs. On ne compte plus les morts de faim sur les routes. Il y a peu, une bande d’affamés s’est liguée pour piller les alentours et trouver de quoi survivre. Les villageois se sont dispersés et il ne reste plus que ma vieille carcasse. Je suis incapable de marcher et me réfugie ici pour quelque temps. J’ignorais qu’on avait stocké quelques réserves de grains derrière le temple, quelle bonne fortune ! Ce gruau me permettra de tenir un ou deux jours, après nous verrons. » Lian’an ne craignait pas le danger. Elle mangea deux bols de gruau, puis se mit à la recherche d’un lieu inoccupé pour passer la nuit. Elle se leva à l’aube, et ne trouvant d’autre solution, elle sortit finalement le livre céleste que lui avait confié le vieillard et qu’elle avait caché contre son cœur. Elle l’ouvrit et y jeta un coup d’œil : il s’agissait d’un ouvrage sur l’art de la guerre. Sur la couverture, il était écrit : « Livre du singe blanc, ouvrage rare et précieux de la grotte des immortels délivrant des talismans secrets contre les démons. » À l’intérieur, elle trouva tout ce qu’il pouvait y avoir sur la géographie et l’astronomie, ainsi que des méthodes divinatoires sur les fluctuations du yin et du yang. Au revers étaient écrits en quatre grands caractères : « Gardez soigneusement le Sanctuaire au Sophora ». Lian’an le lut de bout en bout. « Comme c’est étrange, pensa-t-elle, il m’a dit que garder le Sanctuaire à l’Ombre du Sophora s’avérerait bénéfique. Je devrais m’installer ici un moment, et voir ce qu’il advient. » Résolue, elle élimina la crasse qui s’était accumulée sur les murs au fil des ans, frottant jusqu’à ce que tout soit propre, puis balaya la poussière amassée sur le sol. Enfin, elle coupa les herbes et arbustes qui avaient poussé devant le temple et lui seraient utiles pour allumer du feu. Alors qu’elle s’apprêtait à se réjouir de son grand ménage, elle sursauta soudain en s’apercevant qu’il se trouvait une pièce à l’arrière du sanctuaire. Les portes en pierre en étaient étroitement fermées. Elle trouva une embrasure par laquelle regarder : la pièce était plongée dans le noir. Finalement, Lian’an, bien qu’encore adolescente, était fort hardie et perspicace pour son jeune âge : elle parvint finalement à ouvrir les portes de pierre.
Elle entra et parcourut la pièce du regard : stupeur ! Dans des caisses abîmées et des tonneaux cassés se trouvaient d’innombrables monceaux de pièces d’argent. Près du temple s’étaient accumulés des grains depuis on ne sait combien d’années. Pour quelle raison, pensez-vous ? Se pourrait-il qu’en temps de famine, alors qu’on ne trouvait plus un grain de céréale à la ronde, ils furent tous amassés près de ce sanctuaire désolé ? Peut-être que les voleurs, profitant de la famine pour saccager les alentours, avaient utilisé cette cachette pour collecter leur butin ? Ce qui est sûr, c’est que tous les villageois avaient fui les environs. Lian’an fut prise d’une joie immense qu’elle savoura un moment, avant de refermer comme si de rien n’était les portes de pierre, et se reposa enfin dans sa nouvelle résidence.

34Cette jeune femme, Lian’an, était bien solitaire. Les bandits avaient un jour fait de ce lieu leur point de ralliement, se pourrait-il qu’ils aient oublié toutes les rapines qu’ils avaient entreposées ici ? Si jamais ils revenaient, tout cela serait à eux, et Lian’an aurait bien du mal à se défendre toute seule. C’était sans compter sur l’aide des autorités locales, qui en cette année de troubles avaient relocalisé la population. Tout d’abord, ils avaient formellement interdit le brigandage et déployé une milice, procédant à des arrestations de jour comme de nuit. Lors des captures, quelle que soit la valeur des biens dérobés, on avait battu on ne sait combien de coupables à mort. Il semblait que du groupe de bandits, bien peu avaient survécu, ainsi on ne vint jamais s’enquérir de ce qu’il se passait au Sanctuaire à l’Ombre du Sophora. Les villageois savaient tous que ce temple était à l’abandon. Le sujet fut donc clos, et personne ne vint troubler la tranquillité de Lian’an.

35Quoiqu’il en soit, sans que l’on sache si cela est de bon ou de mauvais augure, en ce monde ceux qui acquièrent des richesses entreprennent généralement volontiers de bonnes actions. Si cependant le Ciel m’accordait la fortune, ce ne serait probablement pas si simple, peut-on être certain de ce que j’avance ? Peut-être profiterais-je de cette soudaine abondance, m’y complaisant et ne suivant plus la Voie, accomplissant même quelques méfaits, qui sait ? Si je vous disais que Lian’an, faisant cette acquisition inespérée ne l’utiliserait ni pour le Bien ni pour le Mal, seulement pour manger à sa faim et se tenir chaud, cachant cet argent et vivant exactement comme si elle ne l’avait jamais trouvé ? Vous me répondriez que cette jeune femme, dont je vous ai conté toutes les aventures, serait sûrement partie à la recherche d’un homme de mérite pour se marier. Qu’elle aurait pu user de son pécule pour fonder une famille et en profiter pour le restant de ses jours. Elle était pourtant en âge, pourquoi cela ne lui était donc pas venu à l’esprit ? Chers lecteurs, si Lian’an avait eu ce genre de dessein, en ce monde il y aurait bien plus d’argent mal gardé. On pourrait alors conclure qu’elle n’est qu’une femme du commun, semblable aux insectes, fleurissant à l’aube et mourant au crépuscule. Cette histoire-là vaudrait-elle d’être racontée ? Le fait est que les ambitions de Lian’an n’avaient rien de celles d’une femme ordinaire.

36Satisfaite de sa nouvelle fortune, elle pensa bientôt : « Quand j’étais petite, mon père tenait consciencieusement son foyer. Il ne se préoccupait ni du feu ni du grain, il profitait seulement de ce que la vie lui offrait. Qui aurait pu imaginer que le destin n’aille pas en son sens, et que sa vie s’arrête alors que je n’étais qu’une enfant, que séparée de mes parents je serai condamnée à cette condition. Pour une jeune femme, j’ai déjà vécu bien des tourments. Heureusement, j’ai reçu les enseignements du maître Zhenru qui m’a prise sous son aile à la façon d’un père, et ne suis pas tombée dans l’ignorance. Si je conservais cet argent pour fonder une famille, même en me réincarnant je ne pourrais tout épuiser. Il vaudrait mieux trouver comment user de cet argent au profit d’une bonne œuvre. » Malgré son tempérament ardent, Lian’an approfondit finalement la lecture du livre céleste du Singe Blanc, qui contenait d’extraordinaires réflexions.

  • 32 L’expression 天高皇帝遠 se traduit littéralement par : « Le Ciel est haut, l’Empereur est loin. »
  • 33 On retrouve le terme « Démon de la malaria » (nüegui 瘧鬼) dans le Shoushen ji (voir note 24) : selon (...)

37Nous disions donc que la famine avait ravagé dans toute la province du Shandong. Malgré l’aide des autorités locales, en fin de compte, loin de l’Empereur, les fonctionnaires agissent à leur guise32. Ainsi le peuple souffrant de la misère avait tout juste de quoi survivre, bravant les intempéries, ne pouvant goûter au repos. Ainsi, peu de temps après la relocalisation des villageois, la taxe sur le grain avait reprise, n’offrant au peuple ne serait qu’un moment de répit. C’est ainsi que les habitants des villes avaient bientôt tous contracté la malaria. Encore plus surprenant, tout le monde racontait que cette maladie sournoise, à la fois chaude et froide, était une calamité engendrée par le Démon des fièvres33.

38On avait beau appeler le médecin, avaler des médicaments, personne ne semblait se rétablir. La rumeur de cette étrange affaire se propagea bientôt, Lian’an était au temple le jour où elle entendit parler de cette histoire : elle se rappela soudain de la lettre scellée que lui avait transmise le maître Zhenru, l’avisant de l’ouvrir quand la famine frapperait. Depuis qu’elle avait quitté la montagne, elle n’avait pas trouvé un moment pour la consulter. En ce jour où elle n’avait rien à faire, n’était-ce pas l’occasion de voir ce qu’elle contenait ? Elle retourna son baluchon, et après avoir remis ses affaires en ordre, trouva enfin la lettre. Lian’an l’ouvrit et l’examina attentivement. Voici ce que contenait le message du maître Zhenru :

  • 34 Le Tripitaka, en chinois Dazang jing 大藏經, réunit l’ensemble des textes du canon bouddhique.
  • 35 Les quatre caractères que l’on trouve en tête du document laissé à Lian’an par Zhenru ne sont pas d (...)

Talisman tiré du Tripitaka34 pour soigner la malaria :
[Quatre caractères en écriture talismanique fu 符]35

Illustration tirée de l’édition en fac-similé du Guilianmeng 歸蓮夢. Shanghai : Shanghai guji, 1990, p. 45.

Pour ce talisman, écrivez ces quatre caractères à l’encre rouge à base de cinabre sur une même ligne, et récitez l’incantation. Ensuite, écrivez « j’ordonne », et récitez le nom de la personne à qui le talisman est destiné suivi de « j’ordonne ! ».
En haut du talisman, tracez trois petits cercles reliés entre eux, puis dites à voix haute « j’ordonne ».
L’incantation dit : « Resplendissant yang, Soleil qui se lève à l’Est, du pinceau divin en ma main j’expulse les démons. Que la loi du mandat du Ciel soit immédiatement exécutée, j’ordonne ! »
Reliez les trois cercles entre eux, puis répétez les mots « j’ordonne ».
Au lever du soleil, face à l’est, prononcez les inscriptions écrites à l’encre rouge. Personne ne doit vous entendre. La malaria sera guérie.

39Lian’an relut les instructions plusieurs fois, puis referma l’enveloppe. Elle éprouva une grande joie : « Le maître Zhenru est définitivement un Bouddha vivant ! Il sait prédire le futur. » Ce jour-là, elle écrivit sur une feuille rouge :

La Maîtresse Lian’an du Sanctuaire à l’Ombre du Sophora soigne la malaria, elle n’acceptera aucun remerciement.

40Puis elle colla le papier sur la porte extérieure du temple. Un ou deux jours passèrent avant que des gens du village voisin ne viennent la demander. Qu’il s’agisse d’hommes, de femmes ou d’enfants, elle parvint à tous les guérir. Elle ne connaissait aucun médicament, aucune technique d’acupuncture ou de moxibustion. Elle n’en n’avait pas l’utilité, et réussissait grâce au seul pouvoir du talisman magique, il suffisait qu’elle y mette toute sa piété. Elle écrivait et récitait par cœur le talisman, n’autorisant personne à voir comment elle s’y prenait. Il suffisait de passer la nuit au temple pour être guéri au matin. Au départ, seules quelques personnes vinrent la voir, et purent se rendre compte de l’efficacité de ce rituel.

41En quelques jours seulement, la rumeur se propagea aux quatre coins du pays, et une foule se pressa bientôt devant le temple pour bénéficier des effets du talisman. Elle les congédiait et gardait ses portes closes. Lorsqu’on lui demandait de se déplacer, elle demeurait inflexible. Ainsi, le temple devint un lieu d’effervescence. Lorsque la maladie fut éradiquée, on lui apporta des offrandes de nourriture, d’alcool ou d’argent en guise de remerciement. Elle n’acceptait pas le moindre cadeau, et disait à tous : « Bien que je sois moi-même préceptrice, je reste la disciple du Bouddha vivant qui habite au Monastère Lotus Jaillissant dans le mont sacré de Tai, et c’est par lui que j’ai reçu les enseignements fondamentaux : mon seul but est de subvenir aux besoins des plus démunis. Aujourd’hui bien que vos maux soient guéris, si dans quelque maison règne la misère, j’utiliserais bien quelques aides financières, mais j’essaye de tout cœur d’être une honnête femme, je ne saurais me montrer ingrate et manquer à mes devoirs. » Entendant ses paroles, tous furent transportés par la joie. Personne ne demanda qui était ce Bouddha vivant résidant au Monastère du Lotus Jaillissant : selon eux, celle qui pouvait subvenir aux besoins des nécessiteux en était un. Dès lors, ceux qui vinrent demander de l’aide à Lian’an furent de plus en plus nombreux, certains pour guérir de la malaria, d’autres pour demander secours. Elle les renvoya un à un chez eux en pleine santé, ne se fatiguant jamais de veiller sur eux.

42Un jour, alors que Lian’an n’était pas sortie depuis longtemps, elle décida d’aller se promener dehors. Elle prit son petit déjeuner, puis sortit errant au hasard. Elle tomba alors sur un groupe de personnes attroupées en cercle. Au milieu se trouvait un criminel, enchaîné et la cangue au cou, se lamentant et sanglotant à grands bruits. Lian’an s’avança pour regarder de plus près, tandis qu’un homme parmi la foule la reconnut, s’avança et s’agenouilla devant elle. Lian’an l’aida à se relever : « Quelle est la raison de tout cela ? demanda-t-elle.
— J’allais venir payer mes respects à ma maîtresse, lorsque je suis tombé devant cet attroupement. Il s’agit de mon pauvre père, précisa-t-il lorsque Lian’an pointa du doigt l’homme sanglotant. Ayant souffert de la famine de ces dernières années, il ne lui reste plus aucuns biens, il est endetté d’une taxe sur les terres de douze taels. Il ne peut en régler même une infime partie : je suis son unique fils, et aujourd’hui la situation est critique. On lui a demandé de vendre sa maison, il en a obtenu quatre taels qu’il a déjà dépensé pour les impôts, il est encore redevable de huit. Aujourd’hui ne trouvant d’issue, on lui a demandé de vendre sa femme, mais il a refusé et il est maintenant condamné à la bastonnade. Voici la raison de ses souffrances. Je ne sais si notre maîtresse consentirait à lui venir en aide ?
— Quelle misère ! s’exclama Lian’an. La taxe sur le grain est un impôt juste, nous nous ne saurions le réduire. Venez cependant avec moi au temple. »

43Les services publics sont aussi féroces que les loups et les tigres, qui sur le champ vous forcent à rendre ce qui est dû. Lian’an prit le montant nécessaire d’argent pour que l’homme puisse régler ses taxes, et lui tendit un tael de plus, qu’il pourrait utiliser pour son propre commerce. L’homme, immensément reconnaissant, la remercia de nombreuses fois. Après cette affaire, le peuple des contrées proches et lointaines vint présenter leurs respects à Lian’an.

44À ce moment-là, les autorités locales entendirent également parler d’elle, et inquiets d’une telle réunion de foule, ils en proclamèrent l’interdiction. Hélas, le peuple entier était condamné à la misère pour le restant de ses jours. Ils avaient trouvé quelqu’un qui offrait son aide comme l’aurait fait un membre de leur propre famille : les interdictions et les arrestations, les punitions et les bastonnades serviraient-elles à quelque chose ? Tout comme des oiseaux en cage, on pouvait détenir leur corps, pas leur cœur. Ainsi grandit la réputation de Lian’an. On proclama finalement que l’aide qu’apportait Lian’an aux plus nécessiteux était bonne. Pourquoi donc le maître Zhenru avait-il craint que le peuple ne mène Lian’an à l’épuisement ? On pouvait tout aussi bien le contredire.

45Pour savoir ce qu’il en est, rendez-vous au chapitre suivant !

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Documents annexes

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Notes

1 Guilian meng 歸蓮夢. Shanghai : Shanghai guji, 1990, pp. 1-51. On trouvera le texte source en annexe.

2 Xiuping yuan 繡屏緣. Shanghai : Shanghai guji, 1994, pp. 1-8.

3 Voir Li Mengjun, « Genre Conflation and Fictional Religiosity in Guilian meng (Returning to the Lotus Dream) », Journal of Chinese Literature and Culture, n° 6 (1), 2019, pp. 331–358.

4 L’infertilité est un mal qui touche de nombreux avares dans la littérature chinoise. Sur ce sujet, voir Françoise Lauwaert, « Comptes des dieux, calculs des hommes : essai sur la notion de rétribution dans les contes en langue vulgaire du 17e siècle », T'oung Pao, n° 76 (1/3), 1990, pp. 62-94. Voir aussi Keith McMahon, Misers, Shrews, and Polygamists: Sexuality and Male-Female Relations in Eighteenth-Century Chinese Fiction. Durham : Duke University Press, 1995, pp. 82-98.

5 Les chevaux de papiers (zhima 紙馬) sont des objets à usage rituel, apparus sous la dynastie Tang (618-907) que l’on brûlait pour invoquer les esprits et vénérer les divinités.

6 Le li 里est une unité de mesure de distance, qui équivaut à environ 500 mètres.

7 Jinan 濟南 : capitale de la province du Shandong.

8 Yanzhou 兗州 : ville de la province du Shandong.

9 Buddha Amitābha (Amituofo, 阿彌陀佛), « Lumière Infinie », est un bouddha du courant mahāyāna.

10 Le mont Tai 泰山 est considéré depuis l’Antiquité chinoise comme la plus prestigieuse des montagnes sacrées de Chine. Il s’agit d’un lieu privilégié pour les sacrifices feng封et shan 禪 (voir note 13), initiés par l’Empereur Wu des Han 漢武帝 (r. 141 AEC – 87 AEC). Ces pèlerinages ont fait l’objet du célèbre ouvrage d’Édouard Chavannes, Le T'ai chan : essai de monographie d'un culte chinois, Paris : Leroux, 1910. Voir aussi, Brian R. Dott, Identity Reflections. Pilgrimages to Mount Tai in Late Imperial China, Cambridge : Harvard University Press, 2004.

11 Le terme huofo 活佛, littéralement « Bouddha vivant », est apparu sous la dynastie Yuan 元 (1234-1368) et fait référence aux moines bouddhistes qui seraient parvenus à se libérer du karma et à contrôler leurs cycles de réincarnation. Il s’agit d’une sinisation du terme tibétain tulkou, provenant lui-même du sanskrit nirmāṇakāya, qui signifiait au départ « corps émané ».

12 Les Cinq montagnes sacrées de Chine sont le mont Tai (Tai'an, Shandong), le mont Hua 华山 (Huayin, Shaanxi), le mont Song 嵩山 (Dengfeng, Henan), le mont Heng 衡山 (Hunyuan, Shanxi), et le mont Heng 恆山 (Hengyang, Hunan). Ils représentent de hauts lieux de pèlerinage, notamment pour les souverains chinois souhaitant célébrer la stabilité de la dynastie régnante. Voir Susan Naquin, Yu Chün-fang (dir.), Pilgrims and Sacred Sites in China, Berkeley : University of California Press, 1992.

13 L’Empereur Zhenzong 真宗 des Song du Nord 北宋 (960–1127) se serait rendu en 1008 devant cet étang, d’où aurait émergé la statue de pierre de la Dame de Jade. Il aurait fait graver à cette occasion des tablettes de jade lors du sacrifice feng 封.

14 La Reine Mère de l’Ouest (Xiwangmu 西王母) est personnage légendaire de la mythologie chinoise, résidant au panthéon des divinités taoïstes.

15 Les sacrifices fengshan 封禅 au Ciel et à la Terre consistaient en des offrandes et rituels perpétrés au mont Tai par les empereurs afin de recevoir le mandat du Ciel (tianming 天命) et d’asseoir la légitimité de leur pouvoir.

16 Référence aux classiques néoconfucéens de « l’école du principe » (Lixue 理學), école de pensée fondée par Cheng Yi 程頤(1033-1107) et Zhu Xi 朱熹 (1130-1200), philosophes de la dynastie des Song du Sud 南宋 (1127-1279).

17 On fait ici référence aux Trois Grands Enseignements chinois (san jiao 三教) que sont le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme.

18 Référence au Shijing 詩經 (Classique des odes), plus ancien recueil de poésie chinoise, et au Shujing 書經 (Classique des documents), parmi les plus anciens textes du canon confucéen.

19 La Terre de l’Ouest 西方, du sanskrit Sukhāvatī, désigne dans la religion bouddhique une terre pure du Bouddha Amitābha dénuée de souffrances et par laquelle on pouvait espérer atteindre l’Éveil.

20 L’Invariable Milieu (Zhongyong 中庸) et la Grande Étude (Daxue 大學) représentent, avec les Entretiens (Lunyu 論語) et le Mencius (Mengzi 孟子), les Quatre Livres 四書, canons du confucianisme.

21 Les jingang lishi 金剛力士 sont les gardiens de Bouddha, appelés ainsi en raison de l’arme qu’ils détiennent, le pilon de diamant ou jingang 金剛.

22 L’extrait qui suit est directement tiré du Sutra du Diamant (金剛經 Jinggang jing), l’un des principaux canons du bouddhisme mahāyāna.

23 Le terme zhenru 真如, en sanskrit tathatā, fait référence à un concept central du bouddhisme, que l’on peut traduire par « l’ainsi », désignant le véritable état des choses, leur nature réelle.

24 On retrouve cette expression de « fantôme rassasié » (baogui 飽鬼) dans le sixième juan des Propos pénétrants pour avertir le monde (Jingshi tongyan 警世通言) de Feng Menglong 馮夢龍 (c. 1574-1646). On y conte l’histoire d'un érudit, Yu Zhongju 俞仲舉, ayant échoué aux examens mandarinaux. Sans argent pour retourner dans sa ville natale et n’ayant pas de quoi se payer une chambre à l'auberge, il est sur le point de se suicider. Ayant largement bu et mangé, il dit alors pouvoir mourir « fantôme rassasié ». Il est arrêté à temps par l’empereur qui découvre son talent et l’en récompense.

25 Lizhang 里長 : chef de li 里, membre d’une famille riche responsable, une année sur dix par roulement, auprès du magistrat de district (zhixian 知縣) de la collecte des impôts et de la levée des corvées d’un groupe de 110 familles.

26 Le terme luoshui 落水, littéralement « tomber à l’eau », signifie également ici « tomber dans le vice ».

27 L’expression « naître au boisseau du Sud, mourir au boisseau du Nord » (南斗注生北斗注死) est présente dans le recueil Shoushen ji 搜神记 (À la recherche des esprits), récits étranges compilés par Gan Bao 干寶 (317-420) sous la dynastie Jin (265-420). Selon la légende, les divinités du Boisseau du Nord et du Sud jouent ensemble aux échecs chinois et, au cours de ces parties, décident de l'heure de notre mort. Voir Jacques Pimpaneau, Chine : mythes et dieux de la religion populaire, Arles : Picquier, (2004) 2021, p. 142-143.

28 Les légendes sur des singes blancs sont nombreuses dans la littérature chinoise influencée par le taoïsme. On en trouve quelques-unes faisant référence, comme dans le Guilian meng, à un livre céleste. On peut citer le Sun Pang douzhi yanyi 孙庞斗志演义 datant de la fin de la dynastie Ming 明 (1368-1644), dans lequel Sun Bin 孫臏 reçoit par son maître Guigu 鬼谷子 l’ordre de garder la forêt des pêches d’immortalité. Après qu’un petit singe blanc ait tenté de voler une pêche afin de sauver sa mère souffrante, Sun Bin lui offre le fruit : le petit singe le récompense en lui confiant le livre céleste sur les arts de la guerre.

29 Les tianshu 天書, littéralement « livres célestes », sont composés d’écritures magiques rédigées au pinceau par des maîtres du taoïsme populaire.

30 Le roi Guan 關王 (c. 160-220), autrement appelé Guan Yu 關羽, est un général de l’époque des Trois Royaumes 三國 (222-280) honoré comme divinité de la guerre.

31 Le terme huaiyin 槐蔭, littéralement « ombre du sophora », peut également désigner le district Huaiyin de Jinan, situé dans le Shandong, tout près de l’endroit où se passe l’intrigue. Cependant, le temple étant décrit comme abrité par un sophora, nous avons choisi d’utiliser sa transcription littérale dans cette traduction.

32 L’expression 天高皇帝遠 se traduit littéralement par : « Le Ciel est haut, l’Empereur est loin. »

33 On retrouve le terme « Démon de la malaria » (nüegui 瘧鬼) dans le Shoushen ji (voir note 24) : selon la légende, trois fils de Xuan Zhu 颛顼 , l’un des cinq empereurs mythiques, se transformèrent après leur mort prématurée en démons des épidémies. Voir Jacques Pimpaneau, Chine : mythes et dieux de la religion populaire, Arles : Éditions Philippe Picquier, (2004) 2021, p.128.

34 Le Tripitaka, en chinois Dazang jing 大藏經, réunit l’ensemble des textes du canon bouddhique.

35 Les quatre caractères que l’on trouve en tête du document laissé à Lian’an par Zhenru ne sont pas des caractères standards mais appartiennent à ce qu’on appelle l’écriture talismanique (fu 符), qui combinent des éléments de sinogrammes existants pour composer des graphies ésotériques, dotées d’efficacité magique pour peu qu’on les recopie dans le contexte rituel pertinent. Ces caractères talismaniques furent d’abord employés par les taoïstes, mais, au plus tard à partir de l’époque des Tang, apparurent dans les textes bouddhiques : on nous dit ici que ce talisman « vient du Tripitaka ». Il pourrait s’agir de transcriptions de ce qui était à l’origine des syllabes sanscrites telles que celles que l’on récitait pour leur puissance magique dans ce qu’on appelle les dhāraṇī. Ces caractères talismaniques sont souvent faits par combinaisons de caractères existant avec des « clefs » telles que ‘la pluie’ 雨, pour marquer leur rattachement à la force exorciste du tonnerre, ou ‘le démon’ 鬼. L’élément qui figure ici en haut des quatre caractères demeure toutefois difficilement identifiable. La suite du texte, qui donne le « mode d’emploi » du talisman, semble tout à fait conforme à la pratique des prêtres guérisseurs et exorcistes telle qu’on peut la connaître aujourd’hui à partir des travaux de terrain. Je tiens à remercier chaleureusement Monsieur Patrice Fava pour son aide au déchiffrage et à la traduction de cette partie du texte (correspondance personnelle, 20/6/2023), ainsi que Monsieur David Mozina pour son examen des caractères talismaniques du texte. Ce dernier se demandait (correspondance personnelle 24/7/2023) dans quelle mesure « many authors of Ming–Qing fiction had a kind of interested layperson’s knowledge of the workings of actual religious practice. If that’s the case, then it is possible the author creatively made up these talismanic graphs (and their incantation and instructions) based on his experience with the talismanic practices floating around seventeenth-century society — not unlike the way Jin Yong creatively appropriated something of Daoist liturgical traditions in his novels.” Sur les caractères talismaniques employés par les bouddhistes, voir James Robson « Signs of Power : Talismanic Writing in Chinese Buddhism », History of Religions 48 (2), pp. 130-169 ou Michel Strickmann, Chinese Magical Medicine. Stanford : Stanford University press, 2002 ; voir aussi le compte-rendu de ce dernier ouvrage par Robert Duquenne Cahiers d’Extrême-Asie, vol. 14, 2004, pp. 430-431, et Patrice Fava, Aux portes du ciel. La statuaire taoïste du Hunan : art et anthropologie de la Chine. Paris : Les Belles Lettres, 2013, p. 94, note 1.

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Table des illustrations

Légende Illustration tirée de l’édition en fac-similé du Guilianmeng 歸蓮夢. Shanghai : Shanghai guji, 1990, p. 45.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/docannexe/image/3827/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 18k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Chloé Musso, « Quête d’une orpheline au mont Tai  »Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/3827 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z86

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Auteur

Chloé Musso

Chloé Musso est doctorante contractuelle en littérature chinoise prémoderne à l’INALCO et membre de l’IFRAE, sous la direction du Professeur Vincent Durand-Dastès. Ses recherches portent principalement sur les romans chinois en langue vernaculaire du début de la dynastie Qing 清 (1644–1912), le thème du genre et de la sexualité, ainsi que la transmission du discours religieux dans la littérature.

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