Navigation – Plan du site

AccueilNuméros16Notes diverses du cabinet du lettréLes tribulations d’un fonctionnai...

Notes diverses du cabinet du lettré

Les tribulations d’un fonctionnaire dans la Chine du XIXe siècle 

Un aperçu de l’année 1854 dans l’autobiographie de Zhang Jixin 張集馨 (1800-1878), Choses vues et entendues dans le monde des fonctionnaires sous les règnes de Daoguang et de Xianfeng (Dao-Xian huanhai jianwen lu 道咸宦海見聞錄)
John A. Chaney

Texte intégral

1Nous n’avons, hélas, jamais eu la chance d’assister à un enseignement du sinologue français Jacques Pimpaneau (1934-2021). Toutefois, comme tout étudiant en sinologie qui se respecte, nous avons maintes fois eu l’occasion de nous plonger dans ses nombreux ouvrages de synthèse et de traductions, qui ne manquaient jamais d’apparaître dans les bibliographies de tous les cours de littérature. Mais, surtout, nous avons eu l’opportunité d’entrevoir le personnage de manière plus vivante grâce à l’un de ses anciens étudiants, qui, lors de ses séminaires sur la littérature romanesque, se faisait toujours une joie de partager avec nous les stratégies singulières de traduction de son maître ou de nous rassurer au passage sur notre prononciation du chinois, en nous montrant comment celui-ci excellait en ce domaine. À l’évocation de ces bons souvenirs, impossible pour nous de ne pas rendre hommage à ce grand nom de la sinologie à l’occasion de ce numéro d’Impressions d’Extrême-Orient.

  • 1 Je tiens à remercier le Prof. Romain Graziani et M. François-Karl Gschwend pour leur relecture atte (...)

2Pour faire honneur à son surnom de « Maître hétéroclite », nous avons choisi de sortir quelque peu des sentiers battus de la littérature chinoise et de proposer des extraits d’un genre relativement méconnu, et peu traduit, se situant entre le récit littéraire et le document historique : l’autobiographie professionnelle. Après une brève introduction contextualisant l’auteur et son texte, nous présenterons quelques passages de celle de Zhang Jixin 張集馨 (1800-1878), un mandarin de la fin de l’empire1. Dans son récit, l’auteur donne à voir, au long de ses pérégrinations dans le monde des fonctionnaires, des aspects de la société chinoise et des milieux dans lesquels il évolue quelque peu différents de ce que des sources plus officielles nous racontent habituellement. Le propos s’y apparente parfois aux critiques, notamment à l’encontre de l’administration chinoise, que nous pouvons retrouver dans le roman ou le théâtre. Cette étude sera également l’occasion de montrer aux lecteurs tout l’intérêt, tant littéraire qu’historique, de ces ouvrages que les études chinoises ont dans leur majorité tendance à délaisser, notamment au motif qu’il s’agit, comme le formule la catégorie doxographique qui leur est imposée, de « textes professionnels » sans lustre ni éclat particuliers.

L’autobiographie professionnelle

  • 2 Wu Pei-yi, The Confucian’s Progress:  Autobiographical Writings in Traditional China. Princeton, NJ (...)
  • 3 Par exemple, Wu Pei-yi, op. cit. ; Yves Hervouet, « L’autobiographie dans la Chine traditionnelle » (...)
  • 4 Nous faisons ici référence au vol. 130 (voir Sima Qian 司馬遷, Mémoires historiques (Shiji 史記). Beijin (...)
  • 5 Pour plus de détails, voir Ibid., pp. 81-94.

3En Chine ancienne, l’autobiographie est une simple excroissance de la biographie, qui la précède, dont elle imite — et ce côté est pleinement assumé par les auteurs — le ton, le style ou encore la technique narrative2. Au vu des multiples formes que peut prendre ce genre littéraire, une présentation exhaustive serait bien trop longue, et d’autres chercheurs ont par ailleurs produit d’excellentes études à ce propos3. Aussi nous contenterons-nous de dire que, traditionnellement, les chercheurs et les anciens font remonter le genre autobiographique à Sima Qian 司馬遷 (145-86 AEC), le père de l’histoire chinoise, qui, le premier, nous a livré un récit autobiographique, inséré à la fin de ses Mémoires historiques (Shiji 史記)4 et donnant, dans le même temps, à ce genre ses lettres de noblesse : de ce texte, ses successeurs ont tiré un ensemble de normes devant répondre au plus haut standard de la moralité et de la piété filiale qu’ils ont alors imposé de façon rigide à leur propre production5.

  • 6 Pour plus de détails sur la biographie chronologique, voir Wu Pei-yi, op. cit., p. 32.
  • 7 En cela, les biographies chronologiques s’inscrivent dans la droite lignée de la tradition chinoise (...)
  • 8 Voir Wu Pei-yi, Op. cit., pp. 32-34.
  • 9 Voir Ibid., pp. 34-39.
  • 10 Voir Ibid., p. 39 ; Pierre-Étienne Will, « Histoire de la Chine moderne », L’annuaire du Collège de (...)
  • 11 Voir Ibid., p. 795.
  • 12 Voir Pierre-Étienne Will, « Histoire de la Chine moderne », L’annuaire du Collège de France, n° 101 (...)

4Le texte dont nous avons choisi de traduire des extraits est un type particulier d’autobiographie, appelé « autobiographie chronologique » (zixu nianpu自敘年譜), qui dérive de la « biographie chronologique » (nianpu年譜) qui s’est développée sous les Song (960-1279)6. Celle-ci se présente comme une liste, un catalogue, enregistrant, année après année — avec parfois des trous — les compositions littéraires et les autres activités des hommes de lettres importants. Les entrées suivent généralement un même modèle : la date, suivie de l’âge du personnage. Le but premier de ces biographies chronologiques était de fournir un matériel permettant de confirmer ou reconstruire des faits biographiques et un contexte sur lequel les exégèses pouvaient s’appuyer7. Il est généralement admis que les Notes chronologiques (Jinian lu 紀年錄) de Wen Tianxiang 文天祥 (1236-1283) constituent le premier témoignage d’une autobiographie chronologique8. Ce ministre, un loyaliste Song, qui a obstinément refusé de servir les envahisseurs mongols (dynastie Yuan, 1271 [1279]-1368), a rédigé un récit de sa vie lors de sa captivité. Son texte se veut un témoignage de sa loyauté sans faille pour la dynastie déchue des Song, digne d’être transmis en exemple à la postérité ; dans celui-ci, il n’y a de place que pour la chose publique et officielle, le texte étant dépouillé de toute considération privée et familiale, Wen Tianxiang confiant à ses écrits plus littéraires, et en premier lieu à la poésie, le soin d’exprimer sa vie personnelle9. Comme Sima Qian en son temps, Wen Tianxiang a associé à l’autobiographie chronologique, centré sur la vie publique de l’auteur, des critères de moralité et d’honorabilité élevés. Après les Song, ce genre littéraire a connu un regain de popularité à deux périodes distinctes : la première fois entre la fin du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle, une période qui connaît une renaissance importante de l’écriture à la première personne ; la seconde fois au XIXe siècle, lorsque la majorité des récits autobiographiques sont écrits dans le style annalistique10. Si, au XVIe siècle, les autobiographies chronologiques suivent, pour la plupart, fidèlement les conventions établies, la situation est tout à fait différente au début du XVIIe siècle, et surtout dans les dernières décennies de la dynastie Ming (1368-1644). À cette époque, le genre connaît une certaine démocratisation en tant que moyen d’expression, dans lequel l’auteur adopte alors « une attitude nettement plus libre par rapport à l’honneur du nom et à l’impératif traditionnel de discrétion pour tout ce qui concerne la sphère intime » et atteste d’« une moindre répugnance à prendre parti politiquement »11. Dès ce moment, même si les autobiographies chronologiques conservent des caractéristiques communes, elles présentent des contenus beaucoup plus variés que précédemment : si la personne mentionne toujours les principaux évènements de sa vie familiale et de sa carrière académique et administrative, pour le reste, il est désormais libre de mettre l’accent sur tel ou tel aspect de ses activités ou de son environnement social12.

  • 13 Voir Ibid., p. 764.
  • 14 Pour un exemple, voir John A. Chaney, « Esprits et revenants à Chaoyang. Deux affaires judiciaires (...)
  • 15 À titre d’exemple, nous pouvons citer le Résumé des pérégrinations d’un fonctionnaire (Huanyou jilü (...)
  • 16 Pour plus de détails sur cet ouvrage, voir Wu Pei-yi, Op. cit., pp. 40-41.
  • 17 Les secrétaires privés (muyou 幕友) sont des hommes dotés de compétences techniques qui se trouvent d (...)
  • 18 Pour plus de détails, voir Pierre-Étienne Will, Op. cit., 2001, p. 767.
  • 19 Ibid.
  • 20 Voir Pierre-Étienne Will, « Histoire de la Chine moderne », L’annuaire du Collège de France, n° 113 (...)

5Les « autobiographies professionnelles », ainsi que les appelle Pierre-Étienne Will, englobent tous les textes écrits à la première personne et qui se concentrent sur la vie de l’auteur en tant qu’administrateur13. Outre les fragments autobiographiques que nous pouvons retrouver dans certains manuels pour fonctionnaire, comme les narrations très vivantes de Lan Dingyuan 藍鼎元 (1680-1733) dans ses Cas judiciaires de M. Luzhou (Luzhou gong’an 鹿洲公案)14, dont le but est de contribuer à une vision édifiante de la figure du fonctionnaire, il existe de véritables autobiographies professionnelles, qui peuvent se montrer très critiques des milieux fréquentés par l’auteur15. Le témoignage le plus ancien, qui constitue également la première autobiographie chronologique de ce type, semble être les Chroniques d’un apprentissage (Xuepu 學譜), écrit par un certain Xu Rijiu 徐日久 (1574-1631) à la fin de sa vie, une sorte de curriculum vitæ débutant avec le premier poste qu’il a occupé en 161016. Sous les Qing, la plus ancienne autobiographie professionnelle de type annalistique, selon Pierre-Étienne Will, serait un ouvrage de la fin du XVIIIe siècle écrit par Wang Huizu 汪輝祖 (1731-1807), auteur de manuels pour fonctionnaire, et intitulé Traces laissées par mes rêves sur mon lit de malade (Bingta menghen lu 病榻夢痕錄), dans lequel l’auteur rapporte, avec force détails, sa carrière de secrétaire privé17 et de fonctionnaire, puis expose ses idées concernant l’exercice de l’administration18. Toutefois, en dépit des problèmes, notamment de corruption et de malversation, qui sévissent dans l’administration à la fin du siècle, Wang Huizu reste relativement discret sur ce point, « son objet étant d’enseigner par l’exemple, non de dénoncer »19. Il en va tout autrement avec l’autobiographie de Zhang Jixin au XIXe siècle, dont sont tirés les extraits traduits et qui « décrit avec une franchise impitoyable et beaucoup de précision sur les mœurs bureaucratiques du temps, et en outre critique nommément un grand nombre de personnalités ayant croisé le chemin de l’auteur pendant sa longue carrière, voire les ridiculise »20.

Zhang Jixin, un fonctionnaire de son temps

  • 21 Voir Zhang Jixin 張集馨, Dao-Xian huanhai jianwen lu 道咸宦海見聞錄 (Choses vues et entendues dans le monde d (...)
  • 22 L’examen du baccalauréat (tongshi 童試 ou tongzishi 童子試), qui a lieu pratiquement une année sur deux, (...)
  • 23 Voir Ibid., pp. 10-12.
  • 24 L’achat du titre d’« étudiant du Collège impérial », une pratique particulièrement courante au XIXe(...)
  • 25 Afin d’obtenir le titre de docteur (jinshi 進士), le lettré doit passer en premier l’examen de la cap (...)

6Zhang Jixin, de prénom social Jiaoyun 椒雲, naît le 22 avril 1800 dans l’ancienne résidence familiale sise au lieu-dit du « Carrefour du Petit marché » (Xiaoshikou 小市口), dans le district (xian 縣) de Yizheng 儀征, dans la préfecture (fu 府) de Yangzhou 揚州, province du Jiangsu. Sa position dans la fratrie n’est pas très claire, mais il semble être le deuxième fils de Zhang Shifang 張式封 ( ?-1820) et de son épouse, Mme née Wu (Wu shi 吳氏,  ?-1807). Yizheng est situé sur le bord nord du Fleuve bleu, en plein cœur du Jiangnan 江南 (delta du Fleuve bleu), le cœur économique, commercial et culturel de la Chine depuis les Song. Sa famille, sans être pauvre, ne compte pas non plus parmi les plus aisées de cette riche région. En outre, la fortune familiale est sans cesse minée par les querelles suscitées par l’aîné des oncles paternels, un homme d’un caractère si méchant et d’un comportement si agressif et si haineux envers le reste de sa fratrie que celle-ci se résout à ne plus cohabiter avec lui dès 180121. Sans être colossale, la fortune de son père permet toutefois à Zhang Jixin de recevoir une bonne éducation dans différentes écoles. L’instruction qu’il reçoit est suffisante pour qu’il se présente aux examens du baccalauréat (tongshi 童試) et se fasse une certaine réputation. Seul le deuil de son père, mort en 1820, l’empêche de passer ses examens et d’obtenir le titre de bachelier (shengyuan 生員), qui lui aurait permis de s’engager dans le cursus académique normal22. Tombé dans une misère noire, sans biens ni lieu où habiter, fatigué de l’atmosphère délétère qui règne entre ses oncles, il obtient une modeste somme de 200 taëls de la part de son cinquième oncle paternel cadet (wushu 五叔), le seul avec lequel il entretient de relativement bonnes relations23. Cet argent lui permet de se rendre à la capitale pour étudier et acheter le titre d’« étudiant du Collège impérial » (jiansheng 監生). Zhang Jixin est alors en mesure de se présenter à l’examen de la préfecture de Shuntian24, qu’il réussit dès la première fois, en 1822, obtenant ainsi le titre de licencié (juren 舉人) et faisant son entrée dans l’élite académique. Il essaie ensuite par deux fois de passer l’examen de la capitale (huishi 會試), en 1823 et 1826, mais il lui faut attendre la session de 1829 pour être enfin reçu. Son classement honorable à cet examen fait de lui un étudiant présenté (gongshi 貢士), éligible à l’examen du palais (dianshi 殿試). À cette occasion, il obtient une nouvelle fois un bon classement et atteint le plus haut titre académique, celui de docteur (jinshi 進士)25. Sa carrière mandarinale peut dès lors véritablement commencer.

  • 26 L’expression tejian 特簡 est la forme abrégée de la formule tezhi jianfang 特旨簡放 qui désigne la procéd (...)
  • 27 En Chine ancienne, au décès d’un parent, un individu se voit soumis à des obligations luctuaires mo (...)
  • 28 Voir Zhang Ting, Circulating the Code : Print Media and Legal Knowledge in Qing China. Seattle : Un (...)
  • 29 Voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, p. 780.

7Zhang Jixin devient d’abord stagiaire à l’académie Hanlin (Hanlinyuan 翰林院), un poste certes prestigieux, réservé aux meilleurs, mais peu rémunérateur, l’objectif étant de réussir à se faire remarquer de l’empereur. C’est ce à quoi parvient notre auteur en 1836 : il reçoit alors sa première affectation et se voit nommé par décret spécial (tejian 特簡)26 préfet (zhifu 知府, 4b) de Shuoping 朔平, dans le Shanxi, au nord de la Grande muraille, puis est promu en 1841, en pleine guerre de l’Opium (1839-1842, pour la première), intendant du circuit (daoyuan 道員, 4a) de Tingzhanglong 汀漳龍, au sud du Fujian. Ses premiers postes ne lui rapportent pas beaucoup, Zhang Jixin disant même du premier qu’il s’agit d’un « poste où l’on souffre » (kuque 苦缺). Ce poste est si peu rémunérateur qu’il doit emprunter pour effectuer le voyage jusqu’au Fujian, où il ne reste en fonction que tout juste une année : ayant appris en avril 1842 la mort de son quatrième oncle paternel cadet (sishu 四叔), qui l’avait adopté comme héritier en 1820 sur ordre de son père, il doit rentrer à Yizheng pour s’occuper des funérailles et s’acquitter de ses obligations luctuaires27. La suite de sa carrière mandarinale, après ces années de vacance forcée, prend un tournant plus favorable, les postes qu’il obtient alors étant plus rémunérateurs, notamment celui d’intendant des grains (duliangdao 督糧道, 4a) à Xi’an, fonction qu’il occupe entre 1845 et 1847. La suite de sa carrière mandarinale, qui durera au total trente-cinq ans, se déroule principalement dans les échelons supérieurs de l’administration provinciale, Zhang Jixin occupant différents postes de juge provincial (anchashi 按察使, 3a) et de trésorier provincial (buzhengshi 布政使, 2b), soit en étant titulaire, soit par intérim (shu 署), officiant même comme gouverneur (xunfu 巡撫, 2b) du Shaanxi par intérim vers la fin de sa carrière, entre 1863 et 1864. Son parcours connaît toutefois à trois reprises un arrêt, Zhang Jixin étant révoqué de ses fonctions en 1851, 1853 et 1865. Malgré ces revers de fortune — somme toute assez courants dans une carrière —, il est reconnu comme un fonctionnaire efficace et zélé, diligent et énergétique — surtout en matière d’affaires judiciaires que d’autres fonctionnaires, moins soucieux, laissaient s’entasser sur leurs bureaux (ji’an 積案, litt. : « cas accumulés »)28 —, et aussi intègre que son époque le permettait. Comme le dit Pierre-Étienne Will, « Zhang Jixin se fera une réputation de problem fixer par son talent pour remettre de l’ordre dans les situations parfois inextricables et parfois grevées d’irrégularités laissées par ses prédécesseurs »29. Ce talent lui vaudra d’être très demandé. Après sa dernière révocation, Zhang Jixin aurait pu, grâce à ses exploits militaires, poursuivre sa carrière pour quelques années encore, mais, affaibli par la maladie, il demande à pouvoir se retirer et rentrer à Pékin. Dès lors, il consacre son temps principalement à l’enseignement, plusieurs de ses élèves se distinguant notamment à l’examen du palais. Zhang Jixin ne rentrera jamais dans son district natal, dévasté par les guerres, et meurt à Pékin le 3 janvier 1879.

L’autobiographie professionnelle de Zhang Jixin

  • 30 Pour simplifier la lecture, dans notre article, nous avons remplacé sui par « an ». Dans les fait (...)
  • 31 Avant lui, Yao Tinglin 姚廷遴 (1628-après 1697), un notable de Shanghai, qui n’a cependant jamais occu (...)
  • 32 Voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, pp. 768-769.
  • 33 Avant cela, le texte était plutôt connu sous le nom de « Biographie chronologique de Jiaoyun » (Jia (...)

8Zhang Jixin est l’auteur d’un texte autobiographique qui couvre une période allant de sa naissance à ses soixante et un ans30. Ce cycle de soixante ans n’a pas été choisi par hasard : en Chine ancienne, soixante années marquent un cycle au terme duquel la personne retrouve les caractères cycliques de son année de naissance (cinq fois douze ans). C’est donc un moment opportun pour dresser le bilan de sa vie31. De son vivant, Zhang Jixin ne semble avoir donné aucun titre à son texte. Par ailleurs, et contrairement à d’autres textes autobiographiques qui, destinés à une publication, devaient servir de modèles et d’instructions pour de futurs collègues, l’autobiographie de Zhang Jixin était destinée à un public restreint, d’où sa très grande liberté de ton et son récit teinté d’un réalisme saisissant. Son but était, semble-t-il, de « retracer avec la plus extrême minutie un parcours dont le petit cercle de proches susceptible d’accéder à son manuscrit conclura qu’il s’est tiré à son honneur de tâches impossibles, autant qu’il était possible de le faire, et qu’au bout du compte il a su préserver sa dignité dans un contexte où tout poussait à fermer les yeux sur des comportements injustifiables et à se concentrer sur la poursuite de ses intérêts personnels »32. Aussi son autobiographie n’a-t-elle été publiée pour la première fois qu’en 1981, sous un titre choisi par les éditeurs : Choses vues et entendues dans le monde des fonctionnaires sous les règnes de Daoguang et de Xianfeng (Dao-Xian huanhai jianwen lu 道咸宦海見聞錄)33. Le texte peut être divisé en deux parties : une première, allant de 1800 à 1829, qui décrit les années de formation de Zhang Jixin ; une seconde, allant de 1830 à 1860, dont le contenu porte sur sa carrière mandarinale, même si son récit est parfois ponctué d’épisodes de sa vie personnelle.

  • 34 Il s’agit d’ailleurs toujours, à notre connaissance, des seules études générales sur cet auteur, et (...)
  • 35 Voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, p. 768.
  • 36 Voir Ibid. Pour des documents autobiographiques avec une dimension intime et introspective, voir Ly (...)
  • 37 Voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, pp. 769-770. Ce constat est conforté par la multitude d’ (...)
  • 38 Pendant la fête du double-neuf (chongyang jie 重陽節) de l’année 1814, après une succession de dispute (...)

9Malgré une première publication en 1981, et une réimpression en 1999, le texte de Zhang Jixin est resté relativement méconnu et sous-exploité pendant de nombreuses années en Occident. En France — et certainement au-delà —, c’est surtout Pierre-Étienne Will qui a contribué à faire connaître cet auteur, recourant à plusieurs reprises à son autobiographie dans ses cours au Collège de France consacrés à l’histoire de la Chine moderne34. L’aspect singulier, selon lui, de cette autobiographie est le réalisme et la liberté de ton lorsque l’auteur parle de sa vie personnelle et de sa carrière ainsi que le degré de transparence et d’objectivité avec lequel l’auteur parle de lui-même ou décrit la vie et les mœurs des bureaucrates de son époque, les années 1830-1860 étant une période de décadence de l’éthique bureaucratique en Chine35. Soulignons toutefois qu’à aucun moment Zhang Jixin ne se livre à l’introspection ou à l’auto-flagellation dans son autobiographie36. Il serait trop long de détailler le contenu d’un ouvrage aussi riche. Aussi n’en présenterons-nous que les points saillants. La première partie de l’autobiographie, consacrée à l’enfance et à la jeunesse de Zhang Jixin, nous renseigne sur les conditions psychologiques et matérielles, souvent précaires, dans lesquelles les jeunes gens, issus de l’élite mandarinale, devaient trimer pour parvenir à s’engager dans la voie bureaucratique. Elle nous renseigne également sur l’éducation qu’ils recevaient pour préparer les examens et nous montre, ce faisant, que l’idéal confucéen d’harmonie et d’entraide familiale n’est bien souvent qu’un mythe : l’image idéale de la famille unie et solidaire cède immédiatement devant les descriptions de Zhang Jixin, en prise avec ce détestable oncle paternel — un trait de caractère partagé par ses enfants — qui ne cesse de chercher querelle à sa fratrie et s’emploie à dépouiller les siens du moindre sou, quitte à provoquer même le délitement de la famille, forcée de vendre l’ancienne résidence familiale pour habiter chacun séparément37. Ces contrariétés successives atteignent leur paroxysme en 1814, lorsque survient un évènement que Zhang Jixin qualifie de « catastrophe familiale » (jianan 家難), au terme duquel son père finit, cette fois-ci pour de bon, sur la paille38.

  • 39 Par exemple, au moment de se rendre au Fujian en 1841, Zhang Jixin doit emprunter la somme de 4000  (...)
  • 40 Ainsi Zhang Jixin à un ami : « Passer ses journées à accompagner les gens qui partent et accueillir (...)
  • 41 Pour une étude concrète sur le sujet, voir par exemple Wang Yue 王月, Zhang Zhenguo 张振国, « Qing-mo Fe (...)
  • 42 Sur la vénalité légale, voir par exemple Elisabeth Kaske, « Justifying Office-selling for Famine Re (...)
  • 43 La rébellion débute en 1850, dans le Guangxi, et est emmenée par un certain Hong Xiuquan 洪秀全 (1814- (...)

10La seconde partie est précieuse par les informations de première main, détaillées et précises, que livre Zhang Jixin sur la vie mandarinale. Elle nous permet de mieux comprendre les différents mécanismes réglant la bureaucratie impériale. Cette partie nous montre combien il était malaisé pour un fonctionnaire de vivre — sinon de survivre — dans cet univers de la bureaucratie impériale où les frais et dépenses, tant pour accomplir son service de fonctionnaire que pour des raisons sociales ou mondaines, dépassent fréquemment les revenus officiels, forçant le fonctionnaire à s’endetter — et Zhang Jixin est l’un des rares auteurs à chiffrer ces dépenses39 — ou à accepter des pots-de-vin. Elle nous renseigne également sur le fonctionnement réel de certaines institutions, ainsi que sur les responsabilités, officielles et officieuses, incombant à certains postes. Le meilleur exemple est celui de l’intendant des grains du Shaanxi, qui passe plus de temps à officier comme organisateur de banquets et autres festivités, et comme hôte d’accueil pour les dignitaires et personnages influents passant à Xi’an — qui était à l’époque un nœud de communication important —, au grand dam de Zhang Jixin40. Le monde qu’il décrit met également en lumière le rôle fondamental des réseaux de services rendus et d’obligations, que recoupe l’expression yingchou 應酬, que l’on pourrait traduire littéralement par « rendre une faveur », en somme des mondanités, qui ne doivent pas être confondues avec les pots-de-vin, qui répugnent à Zhang Jixin mais sur lesquels, à plusieurs reprises, il est contraint de fermer les yeux, et ce en premier lieu pour conserver une bonne entente au sein de son administration. L’auteur nous présente en outre les critères permettant de déterminer la valeur officieuse d’un poste : plus que l’importance politique ou hiérarchique de celui-ci, c’est la mise en balance entre, d’une part, les dépenses en présents et les déficits de trésorerie et, d’autre part, les surplus fiscaux non réglementaires, appelés lougui 陋規, et les cadeaux que le titulaire accepte qui distingue le « poste maigre » (jique 瘠缺) du « poste gras » (feique 肥缺)41. En ce qui concerne les pratiques courantes dans l’administration de son époque, Zhang Jixin mentionne le recours ordinaire et fréquent à la vénalité officielle ou légale, c’est-à-dire l’achat de poste (juanna 捐納) lors de ventes organisées par le gouvernement, auquel recourt souvent un fonctionnaire pour améliorer sa situation ou aider ses proches42. Jamais Zhang Jixin n’émet une seule critique ou un propos dédaigneux à l’encontre de cette pratique, suggérant par là qu’il l’accepte comme une donnée courante dans la vie de fonctionnaire. Finalement, les descriptions, sans ambages ni fioritures, des évènements ayant secoué son pays, et particulièrement la première guerre de l’Opium et la rébellion des Taiping (1850-1864)43, auxquels il a assisté et même participé activement, sont de précieux témoignages qui permettent de compléter les données qui nous sont connues par les sources officielles.

  • 44 Huang Yunkai 黄云凯, Wo zai Da Qing guanchang 30 nian 我在大清官场30年 (Mes 30 années dans le monde des fonct (...)

11S’il existe une traduction — ou plutôt une adaptation — de l’autobiographie de Zhang Jixin en chinois moderne, publiée en 2015 sous le titre Mes 30 années dans le monde des fonctionnaires des Grands Qing (Wo zai Da Qing guanchang 30 nian 我在大清官场30年)44, il n’y a à l’heure actuelle aucune traduction intégrale ou partielle en langues occidentales. Il s’agit pourtant d’un texte intéressant à bien des égards, tant sur le plan littéraire, de par ses traits singuliers, qu’au niveau historique, en raison des points abordés. Nul doute qu’il serait profitable de mettre ce texte à disposition d’un cercle de lecteurs dépassant la sphère sinophone. En outre, à force de lecture, ce fonctionnaire de la fin de l’empire, qui n’a cherché qu’à faire de son mieux dans une époque tourmentée, en finit par devenir un compagnon de route attachant.

Contextualisation des extraits traduits

  • 45 Kišan (Qishan 琦善, 1788-1854) de prénom social Jing’an 靖庵, de nom posthume Wenqin 文勤, issu du clan B (...)
  • 46 Les braves locaux (xiangyong 鄉勇), contrairement aux milices locales (tuanlian 團練) qui sont levées e (...)
  • 47 Shengbao 勝保 (?-1863, licencié en 1840), de prénom social Kechai 克齋, issu de la branche Gûwalgiya du (...)

12En 1851, alors trésorier provincial du Henan, Zhang Jixin est révoqué de ses fonctions en raison de son implication dans une affaire survenue quand il exerçait la même fonction au Gansu, qui concernait au premier chef son ancien supérieur, le gouverneur général (zongdu 總督, 2a) du Shaanxi et du Gansu Kišan (Qishan 琦善, 1788-1854)45. Il est condamné à la déportation à un relais militaire, mais, peu de temps après être arrivé à destination, à la toute fin de l’année 1852, l’empereur Xianfeng 咸豐 (r. 1851-1862) comprend que Zhang Jixin a été victime d’une injustice et le rétablit dans ses fonctions, en le récompensant en prime des insignes de fonctionnaire de 4e rang et en le nommant au poste de juge provincial du Henan, avant de le transférer finalement au même poste dans le Hubei. Au début de l’année 1853, en raison de l’expédition du nord des Taiping, Zhang Jixin est rappelé au Henan pour gérer les affaires, certaines urgentes, en l’absence du gouverneur parti combattre l’ennemi. Face à la menace, Zhang Jixin prend alors différentes mesures pour renforcer les défenses de cette province, dont la fabrication de canons et la préparation de provisions pour les armées. En outre, il entreprend de recruter des braves locaux (xiangyong 鄉勇)46 dans le Henan et constitue ainsi une troupe de trois mille hommes, qu’il entraîne lui-même avec rigueur. En mars, il est promu trésorier provincial du Zhili et reçoit alors l’ordre de superviser les affaires militaires de cette région et d’en préparer les défenses. Rapidement, il s’illustre au combat et dans le commandement des armées. Aussi le commissaire impérial (qinchai dachen 欽差大臣) nouvellement nommé Shengbao 勝保 ( ?-1863)47 demande-t-il que Zhang Jixin soit transféré sous ses ordres afin qu’ils collaborent pour réprimer les rebelles. Or, dans le même temps, son supérieur, le gouverneur général du Zhili Guiliang 桂良 (1785-1862), lui ordonne de rentrer. L’enchaînement des évènements n’est pas très clair, le vrai et le faux étant difficiles à démêler en raison de l’inimitié entre Guiliang et Shengbao. Ce qui est sûr, c’est que Zhang Jixin se retrouve pris en étau entre ces deux hommes ; pour atteindre Shengbao, Guiliang semble avoir pris pour cible de son courroux Zhang Jixin. Il soumet à l’empereur, en novembre 1853, un mémoire de palais sollicitant une enquête disciplinaire à l’encontre de Zhang Jixin, les principaux motifs retenus étant de ne pas avoir obtempéré à un ordre de transfert et d’avoir abusé de l’argent public. L’enquête confirmant ces allégations, Zhang Jixin est à nouveau révoqué de ses fonctions. Il aurait logiquement dû être envoyé en déportation comme la dernière fois, mais, entretemps déjà parvenu au camp de Shengbao et sous l’impulsion double de récentes victoires militaires et de l’urgence de la situation, il est autorisé, en décembre 1853, à rester au camp pour prendre le commandement de troupes et participer à la campagne de répression. C’est précisément après cet épisode que prennent place les extraits que nous avons choisi de traduire, l’entrée concernant l’année 1854 dans l’autobiographie étant trop longue pour être traduite ici intégralement.

  • 48 Voir Zhang Jixin, Op. cit., p. 149.
  • 49 Voir Edward A. McCord, Op. cit., pp. 19-22.

13Réduits aux abois dans le bourg (zhen 鎮) de Duliu 獨流et dans le district de Jinghai 靜海, deux juridictions de la préfecture de Tianjin, les Taiping sont vite délogés par les forces Qing au début de février 1854 et sont contraints de fuir. L’expédition du nord, dont le but était la conquête de Pékin, s’avère être un échec, et les rebelles n’ont d’autres choix que de battre en retraite vers le sud. Durant la majeure partie de l’année 1854, Zhang Jixin va ainsi participer à la poursuite de ces brigands (zei 賊), comme les appellent les sources contemporaines. Partant des environs de Tianjin, dans le Zhili, la chasse se poursuivra pour notre auteur jusque dans la sous-préfecture (zhou 州) de Gaotang 高唐, dans le Shandong. Son périple lui donne l’opportunité de décrire les régions qu’ils traversent, dévastées par la guerre, pillées par les brigands, mais aussi par l’armée régulière et les braves locaux, les uns comme les autres se montrant indisciplinés, à l’image de leurs supérieurs. Zhang Jixin n’épargne personne lorsqu’il décrit la décrépitude des armées régulières et la « ruine de l’organisation militaire » (營制之壞)48  : l’armée des Huit bannières (baqi 八旗), composée majoritairement de Mandchous, et les Bataillons verts (lüying 綠營), constitués de troupes chinoises (originellement d’anciens officiers et soldats Ming ainsi que des rebelles anti-Ming), avaient déjà montré leurs limites à la fin du XVIIIe siècle, lors de la répression du soulèvement du Lotus blanc (1795-1803)  ; mais c’est avec la guerre de l’Opium et la révolte des Taiping que leur obsolescence éclate au grand jour49. Les épisodes de batailles permettent à Zhang Jixin de décrire avec minutie les stratégies mises en place par les deux camps, l’armée Qing et les Taiping. Est ainsi relaté le début de la poursuite jusqu’au district de Fucheng, alors tombé aux mains de l’ennemi, à l’occasion duquel l’auteur livre avec un réalisme saisissant la description des fortifications des Taiping et des zones ravagées par la guerre, de surcroît exposées aux rudesses de l’hiver.

  • 50 Voir supra note 45.

14Les campagnes militaires donnent aussi à l’auteur l’occasion de brosser des portraits, souvent peu glorieux, des personnages qu’il vient à croiser ou fréquenter, autant de portraits lui fournissant un motif pour dénoncer la dégénérescence de l’éthique bureaucratique de son temps. Le deuxième extrait en est un bon exemple, avec ce Gongyu 恭鈺 (dates inconnues), un parvenu dont le comportement vulgaire et malveillant finit par causer sa perte. Bien d’autres ont droit à un tel traitement, l’un des rares épargnés étant Kišan50, son compagnon d’infortune en 1851, auquel il consacre un éloge qui occupe tout le récit de la fin de l’année 1854. Puis, au gré des difficultés rencontrées lors de la campagne de répression, et surtout des victoires et des défaites qui se succèdent en fonction du degré de compétence des généraux, Zhang Jixin peut discuter des causes réelles de l’issue de ces combats : plus que décidée par le destin, celle-ci est bien plutôt fonction d’un plan, parfois fort mal conçu. Telle est la leçon à tirer du troisième extrait, dans lequel l’horrible description de la chute de la ville sous-préfectorale de Linqing 臨清, avec ses gens prisonniers à l’intérieur qui se font massacrer par dizaines de milliers, ne peut laisser personne indifférent.

15La chasse aux brigands s’achève finalement, pour Zhang Jixin, au Shandong. Blessé après une chute de cheval, il demande un congé pour se rendre à Jinan 濟南, la capitale provinciale, et y faire soigner ses blessures. L’occasion lui est alors donnée pour faire apercevoir à ses lecteurs la dureté et la cruauté de la société des fonctionnaires, au sein de laquelle un révoqué de son espèce est quasiment tenu pour un paria, à tel point qu’aucune de ses anciennes connaissances ne daigne lui rendre visite ou l’accueillir en chemin. C’est à son séjour à Jinan qu’est consacré le quatrième et dernier extrait, dans lequel Zhang Jixin fait part de son inquiétude pour ses proches, s’enquiert de leur situation et, plus largement, de celle de sa région natale, également affectée par la situation de guerre. Sur un autre versant, il revient avec insistance sur l’esseulement du fonctionnaire disgracié, comme sur l’importance de ces mondanités qui font partie du quotidien des mandarins, indispensables à qui veut survivre dans ce milieu où règnent la course aux honneurs et la concurrence entre pairs.

À la poursuite des brigands Taiping51

  • 51 Zhang Jixin, Op. cit., pp. 137-141.
  • 52 Li Yuanhua 李元華 (1823-?, licencié en 1849), de prénom social Caichen 采臣, aussi appelé Caiqing 采卿, es (...)
  • 53 Nous n’avons pas été en mesure d’identifier ces deux personnes. Dans l’organisation militaire des T (...)
  • 54 À l’origine, le titre de « maréchal » (shuai 帥), de même que celui de « grand maréchal » (dashuai(...)

16Le premier de la nouvelle année [29 janvier 1854], je me trouvais au camp, mais personne n’était encore jusqu’alors venu me présenter ses vœux. Li Caiqing52 avait invité sept des brigands à se rendre, dont le chef du corps pharmaceutique Xiao Guifang et le petit chef qui avait pour nom Lin53. Le maréchal54 Shengbao nous envoya, Li Caiqing et moi, les interroger, avec pour dessein de les pousser à convaincre d’autres chefs rebelles de capituler, ou au moins de les inciter à devenir nos informateurs. Mais, en fin de compte, rien de cela ne put aboutir. Aussi le maréchal Shengbao exposa-t-il clairement l’affaire à l’empereur dans un mémoire de palais, et Sa Majesté accorda alors à chacun des sept brigands des insignes de fonctionnaire pour mieux les amadouer.

  • 55 Yunxiu 蘊秀 (?-1861), de prénom social Jianzhi 檢之, issu du clan Foimo (Feimo shi 費莫氏) est un homme de (...)
  • 56 Ruichang 瑞昌 (?-1862), de prénom social Yunge 雲閣, de nom posthume Zhongzhuang 忠壯, issu du clan Niohu (...)
  • 57 Senggerincin (Senggelinqin 僧格林沁, 1811-1865), plus connu sous le nom de Prince Seng (Seng wang 僧王), (...)
  • 58 Le caractère 坑 peut se lire soit keng, dans le sens de « trou », soit kang, dans le sens de kang (...)

17Le 10e jour [7 janvier 1854], les brigands s’étaient échappés de Duliu, puis, de Jinghai, ils prirent la fuite en passant par les camps du garde impérial Yunxiu55 et du gouverneur militaire Ruichang56. Tous, nous entendîmes parler de la fuite des brigands, mais personne encore ne savait où ils allaient, ni quels chemins ils emprunteraient. Il parvenait seulement à nos oreilles que les incendies et les pillages commis le long de leur route offraient un spectacle tragique et affligeant. Le maréchal Shengbao était parti de Duliu, le Prince Seng57 de Wangqingtuo, et chacun s’était alors lancé à leur poursuite en prenant des directions différentes. Le ciel était froid, et la terre gelée. [Nos armées] devaient marcher sur la glace pour avancer. Mes bagages avaient été chargés sur le dos d’un chameau, tandis que, moi, j’avais pris place dans un palanquin. Il faisait nuit noire quand nous arrivâmes à Wangjiakou. Nous cherchâmes partout [un gîte pour la nuit], mais ne trouvâmes nul endroit où nous arrêter. Il y avait toutefois un temple détruit : le bâtiment principal était déjà occupé par des gens puissants et influents, et il restait seulement deux petites pièces qui devaient autrefois faire office de cuisine. Nous fîmes alors cuire du riz sur la tête des lits de briques chauffés58, tandis que tous les gens de la maisonnée durent se coucher à même le sol, sur des nattes d’herbe.

  • 59 Chonghou 崇厚 (1826-1893, licencié en 1849), de prénom social Dishan 地山, issu du clan Wanggiyan (Wany (...)
  • 60 Selon la Monographie du district de Dacheng (Dacheng xianzhi 大城縣志, 1898, vol. 7, 12b), le fonctionn (...)

18Le lendemain à l’aube, après avoir pris mon petit-déjeuner à même ma couche, je pris la tête de mes troupes, et nous reprîmes notre progression. L’atmosphère était extrêmement glaciale, et partout dans les campagnes, le sol était jonché de cadavres de brigands : il s’agissait de ceux qui avaient été pourchassés et massacrés par la cavalerie du Prince Seng. Au soir, nous arrivâmes à Dacheng où nous logeâmes chez des civils et des notables. Je partageais ma chambre avec Chong Dishan59. Le magistrat du district [de Dacheng] était un homme originaire du Guangdong qui, à force de vociférer, semblait avoir perdu toute semblance humaine60. Mais quand, ce soir-là, les soldats et les braves se disputèrent des prostituées et se mirent à se bagarrer devant le siège administratif du district, ce magistrat ne put les en empêcher. Toutes les bourgades que nous traversâmes avaient déjà souffert du passage des brigands : partout, un spectacle de désolation et de misère s’étendait devant nos yeux, et presque tous les habitants avaient déjà fui les lieux. Du 12e mois de l’année passée [décembre 1853-janvier 1854] au 13e jour du 1er mois de cette année [10 février 1854], un brouillard épais et compact obscurcissait tout le ciel, à tel point que jamais je ne vis une seule fois la lumière du soleil.

  • 61 Chong’en 崇恩 (1803-1878), de prénom social Yangzhi 仰之, de surnom Yuling 雨齡, issu du clan Gioro (Juel (...)
  • 62 Shuangcheng 雙成 (1785-?), de prénom social Jiuyuan 就園, issu du clan Tunggiya (Tongjia shi 佟佳氏), est (...)

19Le 14e jour [11 février 1854], nous arrivâmes au camp principal. Les brigands avaient déjà occupé chacun des hameaux de Shuzhen. Nous engageâmes plusieurs fois le combat avec ces derniers, mais fûmes fréquemment défaits. Le grand maréchal Shengbao nous envoya, le trésorier provincial Chong Yuling61 et moi, établir des camps à Jiucun. Le garde impérial Yunxiu vint alors me dire : « Jiucun est extrêmement proche du campement des brigands : c’est vraiment un endroit très dangereux !  » J’allai donc jusqu’à ce village pour examiner la configuration du terrain. Là, je fis abattre les jujubiers jusqu’au dernier et établis mon camp sur cet emplacement même. Chong Yuling établit le sien à côté du mien. Plus tard, lorsque le vice-commandant en chef Shuangcheng62 arriva accompagné d’une cavalerie de plus de trois cents hommes, ces derniers campèrent entre nos deux camps.

  • 63 Zhang Qiyuan 張起鵷 (?-1859), de prénom social Ziban 子班, est originaire du district de Gulang 古浪, dans (...)

20Je fis envoyer un message à Zhang Qiyuan des Services de l’intendance63 pour lui demander de m’allouer quelques dizaines d’hommes et les dépêcher à mon camp pour élever des remparts et creuser des tranchées afin de garantir la défense contre l’ennemi. Jiucun n’était éloigné de Xinzhuang, le repaire des brigands, de guère plus de deux lieues, si bien que les faits et gestes de chacun étaient connus des uns et des autres. Sans tranchées ni remparts, comment aurions-nous donc pu leur résister ? Les Services de l’intendance faisaient hélas peu cas de cette question, et ce ne fut qu’après que je les eus pressés une seconde fois qu’ils daignèrent m’allouer plus de dix hommes pour s’acquitter de ces corvées.

  • 64 Deshun 德順 (dates inconnues) est un homme de la Bannière mongole rouge unie (Menggu zhenghong qi 蒙古正 (...)
  • 65 De 1814 à 1846, Shuangcheng est stationné dans la bannière provinciale de Hangzhou, où il gravit le (...)
  • 66 En octobre 1846, Shuangcheng devient vice-commandant en chef de l’aile droite de la Bannière de Xi’ (...)

21Le maréchal Shengbao vint jusqu’à mon campement pour passer en revue les soldats. J’ordonnai donc à Deshun64 de prendre le commandement des troupes pour effectuer un exercice : celles-ci marchèrent au pas avec une coordination parfaite. L’inspection terminée, Shengbao se rendit au camp et me dit : « Les fusils et les canons, ça peut encore aller. Seulement, vos troupes manquent d’entraînement ! » Sur ce, il ordonna à Shuangcheng de prendre sa cavalerie et d’aller établir un camp ailleurs. Je recommandai toutefois à celui-ci : « Monsieur, sans remparts ni tranchées, je crains que vous ne puissiez encore déplacer votre camp. Il vaut mieux différer cette entreprise de quelques jours. Quand les fossés et les remparts seront fin prêts, il ne sera pas encore trop tard pour déplacer votre camp. » Shuangcheng était âgé de soixante-dix ans et avait été stationné dans une bannière provinciale du Zhejiang65. Il se forçait à prendre des airs distingués et cultivés, mais, en affaires militaires, il n’y connaissait en fin de compte strictement rien. Quand j’étais intendant des grains à Xi’an, j’avais déjà eu l’occasion de travailler avec lui66  : c’était un vieux madré, doublé d’un gros roublard, habile, certes, pour réaliser des profits, quoique ce fût bien là son seul talent !

  • 67 Nous n’avons pas réussi à trouver d’informations sur ce personnage. Le commandant d’escouade (bazon (...)
  • 68 Le terme taiqiang 抬槍 désigne un type de fusil long (entre 1 et 2 m) et lourd (entre 20 et 30 kg) qu (...)
  • 69 Le terme feiqi 飛騎 n’est pas très clair, aucune des sources primaires ou secondaires que nous avons (...)
  • 70 Dans la Chine ancienne, une heure équivaut à deux heures dans notre système chronologique.
  • 71 L’expression geshiha 戈什哈, souvent abrégée geshi 戈什, aussi retranscrit guoqiha 國齊哈 ou 郭齊哈, est la tr (...)
  • 72 Wu Zhang 吳璋 (1797-1868), de prénom social Jinyan 晉延, de surnom Peizhi 佩之, est originaire de Qingyua (...)
  • 73 La réticence dont fait preuve Deshun peut peut-être s’expliquer par son âge : lorsqu’il a été révoq (...)

22La nuit du 27e jour [24 février 1854], alors que je n’avais pas encore terminé mon inspection des remparts, le commandant d’escouade Wang Zheng67 vint me rapporter : « Les brigands approchent ! » Je m’empressai de tirer mon épée et de sortir voir ce qu’il en était : dans le coin sud-ouest, je vis soudain des explosifs innombrables jetés à l’intérieur de mon camp. Aussitôt, je transmis l’ordre à mes troupes d’ouvrir le feu avec leurs fusils et leurs canons : à ce moment-là, mes braves locaux avaient encore plus de cent fusils portés et plus de cent fusils légers68, et tous firent feu de concert. Le camp de Chong Yuling nous apporta son soutien, agissant en parfaite coordination avec nous, et, dans le même temps, un cavalier volant69 arriva au lieu où se trouvait le maréchal Shengbao pour implorer son aide. Nous restâmes face à face avec les brigands une heure environ70, puis je vis au nord-est du feu s’élever du camp de Shuangcheng. La rumeur d’une bataille retentit alors. Épée en main, je me tins au milieu des portes du camp, ne permettant à aucun soldat ou brave d’agir de manière inconsidérée : je craignais en effet que les brigands ne fissent du vacarme à l’est pour mieux attaquer à l’ouest. Je n’envoyai que quelques-uns de mes gardes personnels71 en éclaireurs. Sous peu, Shuangcheng arriva à mon campement tout affolé et atterré. Je compris alors que le sien avait déjà été pillé et que les brigands avaient massacré les soldats mandchous et s’étaient emparés des chevaux. À la toute fin de la quatrième veille, les brigands s’en retournèrent alors dans leur repaire. Là-dessus, Chong Yuling me dit : « Nous autres, jamais nous n’oublierons les difficultés auxquelles nous avons dû faire face aujourd’hui ! » Shuangcheng fut soutenu sous le bras jusqu’à ma banquette, que nous dûmes ainsi partager. Le camp de Shengbao avait dépêché jusqu’au mien le vice-commandant des Bataillons verts Wu Zhang72 qui me dit : « Deux cents hommes de la cavalerie du Jilin ont déjà été envoyés pour venir à votre secours ! » Ce à quoi je lui rétorquai : « Vous pouvez vous en retourner notifier à ces messieurs que les brigands sont partis il y a déjà belle lurette ! » D’après les éclaireurs que j’avais envoyés, les renforts, arrivés à plus de deux lieues de nos camps, avaient refusé d’avancer davantage, et celui voisin de Xuanhua était resté les bras ballants, sans venir nous porter secours. Si nous n’avions pas mis toutes nos forces dans la bataille pour résister à l’ennemi, quitte à en mourir, nous aurions rejoint le nombre de ceux déjà faits prisonniers. Dans ces circonstances périlleuses, Deshun, qui était pourtant à la tête des soldats, n’était pas même sorti de sa tente, mais avait en revanche déjà fait atteler un cheval, son idée étant simplement de s’enfuir avant [que les choses ne tournent mal]73.

  • 74 Nous n’avons pas été en mesure d’identifier plus précisément la personne dont il est question ici. (...)
  • 75 Le caractère dan 單 peut être compris dans le sens de « seul, solitaire », d’où notre traduction. Ma (...)

23Le lendemain, Shuangcheng vint inspecter [les hommes et] les chevaux de son camp : les pertes se montaient déjà à plus de trois cents chevaux, et plus de cent soldats mandchous avaient péri. Au moment où les deux armées s’étaient affrontées, qui donc n’aurait pas songé à faire montre de [bravoure] ? Mais à ce moment-là, dans tout le camp de Shuangcheng, les gens s’étaient déshabillés pour se mettre au lit et dormaient profondément, n’étant nullement préparés, d’où le fait que tous ceux qui avaient été tués étaient encore nus. Shuangcheng inventa cependant une histoire selon laquelle, tombé de cheval en tentant de résister à l’ennemi, il s’était violemment heurté et blessé à la taille et aux jambes. Le commandant de brigade spéciale74 chercha lui aussi à dissimuler ce qui s’était réellement passé. Chong Yuling et moi allâmes voir le maréchal Shengbao pour lui rapporter les circonstances relatives à la défense de nos places d’hier. Celui-ci nous dit : « En entendant les tirs des fusils et des canons retentir si intensément, je savais que votre victoire ne ferait aucun doute ! » Je continuais alors : « Le repaire des brigands est tout proche, et il ne nous reste plus beaucoup de braves. Je vous prie donc de nous envoyer des renforts pour constituer une avant-garde. » Mais Shengbao me répondit : « À l’heure qu’il est, je n’ai pas de soldats en nombre suffisant pour vous en envoyer en renfort. Messieurs, rentrez donc pour le moment dans vos camps, et nous reparlerons de cette affaire plus tard. » Une fois que nous nous fûmes retirés, Chong Yuling me dit : « Étant donné qu’il a refusé de nous donner des soldats en renfort, nous voilà à nouveau dans une situation périlleuse ! C’est à une mort certaine qu’il nous envoie ! » Selon les plans que [le maréchal Shengbao] avait présentés, les camps de Chong Yuling et de Zhang Jixin se trouvaient à une distance d’environ trois lieues de celui des brigands de Xinzhuang. Là-dessus, Chong Yuling me dit : « Regardez donc ces plans : y a-t-il encore quelque bon sens là-dedans ? Nous autres, nous sommes proches des brigands d’à peine deux lieues, et voilà qu’il est indiqué trois lieues ! » À quoi je lui répondis : « Cela ne mérite pas que nous en débattions. Seulement, quand des soldats sont laissés à leur propre sort75 et que l’ennemi est tout proche, de jour comme de nuit, nul repos n’est permis ! Que pouvons-nous donc y faire ? »

24Par la suite, parce qu’au camp de Shuangcheng un certain nombre de chevaux faisaient défaut et que trop de soldats mandchous avaient péri, [le maréchal Shengbao] demanda que Shuangcheng se fît retirer ses insignes de fonctionnaire. Mais de moi, qui avais livré un combat acharné la nuit durant, de moi qui avais tué un grand nombre de brigands, nulle mention ne fut faite en fin de compte dans son rapport ! Cette nuit-là, sur la glace par-delà les tranchées, les flaques de sang formaient une vaste étendue indistincte, le nombre de brigands massacrés n’étant pas des moindres. Mais quand nous allâmes à l’aube examiner ce qu’il en était, il n’y avait déjà plus trace des cadavres ! Tout simplement parce que les brigands ne voulaient pas exposer par là leur faiblesse.

  • 76 À ce moment-là, Zhang Jixin n’a été autorisé qu’à rester provisoirement au service de Shengbao, en (...)
  • 77 Zhou Shitang 周士鏜 (dates inconnues, licencié en 1831), de prénom social Nianxiu 念修, de surnom Mianmi (...)
  • 78 Kong Guangshun 孔廣順 (dates inconnues) est originaire du district de Langzhong 閬中, dans la préfecture (...)

25Le maréchal Shengbao était homme à aimer courtisans et flatteurs. Quiconque désirait de lui sa recommandation ou son patronage devait immanquablement le supplier instamment, après quoi il acquiesçait bien volontiers. Nous autres, nous fûmes dans le même camp plusieurs mois durant, mais, bien que je connusse son caractère et son tempérament, jamais je ne voulus le solliciter pour être exempté de ma peine76. Quand je vis le préfet Zhou Mianmin du Secrétariat privé77, je lui racontai les circonstances périlleuses de l’attaque-surprise contre nos camps, survenue pendant la nuit. Shengbao et lui avaient établi le leur à Wangjiazhuang, à une distance de cinq lieues de Jiucun. Cette nuit-là, au campement de Shengbao, les gens avaient vu au sud-est l’éclat d’un feu embrasant le ciel, puis un bruit de bataille s’était fait entendre. Un éclaireur à cheval était alors venu transmettre un rapport disant que le camp de Zhang Jixin avait été pillé par les brigands, et, à cet instant, les gens qui avaient quelque souci de ma personne avaient poussé un profond soupir devant mon sort ! Aussitôt, toutes les tentes du camp de Shengbao s’étaient vidées, tout le monde voulant prendre la fuite, et seuls Shengbao et Kong Guangshun78, qui s’étaient tenus debout dans les portes du camp, l’épée à la main, avaient retenu les soldats de fuir. À une distance de cinq lieues de là où nous nous battions, les soldats étaient tout juste arrivés à se maîtriser, mais pour ceux qui avaient bravé les difficultés en prenant sur eux, il n’y eut finalement pas la moindre récompense : comment ne pas pousser un soupir de déploration dans ces circonstances ?

  • 79 À la fin des Qing, avec la mobilisation de forces armées de plus en plus importantes, des États-maj (...)
  • 80 Le sens de la phrase zhike zuo zhuan geng yong er 只可作傳更用耳 n’est pas tout à fait clair, mais il s’ag (...)

26Pensant au fait que, ma demande de renforts ayant été refusée, il se révélerait difficile de défendre la place, je fis alors envoyer un message au préfet Chong Dishan de l’État-major79 pour lui demander de m’allouer trois ou quatre canons parmi les dix en cuivre et les quelques-uns en fer que j’avais fait apporter auparavant pour faire face à l’urgence. Ce dernier agréa sur-le-champ à ma demande, mais les canons ayant déjà été dispersés dans les différents camps, il ne m’en envoya que deux petits. Voilà qui était tout juste bon à transmettre [des ordres ou des messages]80  !

  • 81 Nous n’avons trouvé aucune information sur le dénommé Bukeshen 布克慎. À la même époque est cependant (...)

27De Pékin était arrivé le garde impérial de deuxième rang Bukeshen81 accompagné de cinq cents soldats du camp métropolitain. Le maréchal Shengbao lui ordonna de venir jusqu’à mon camp pour me demander où il lui fallait établir le sien. Sachant bien que les soldats de la capitale étaient notoires pour leur caractère querelleur et qu’il ne me serait d’aucune utilité, je lui ordonnai alors de tenir garnison à droite de mon camp.

  • 82 Le terme weiyuan 委員 désigne spécifiquement sous les Qing un fonctionnaire envoyé accomplir une miss (...)
  • 83 Le jiang 將 doit, à notre avis, être interprété ici comme un terme générique désignant simplement un (...)
  • 84 La majorité des auteurs sont d’avis que les institutions politiques et militaires des Taiping sont (...)

28Le 1er jour du 2e mois [27 février 1854], le maréchal Shengbao transmit l’ordre de nous envoyer, Chong Yuling et moi, déployer chacun sept compagnies pour attaquer Xinzhuang, de concert avec les camps de Zhengding et de Tongyong. À la cinquième veille [03h00-05h00], je pris mon petit-déjeuner à même ma couche. Deshun fit toutes les difficultés du monde avant d’accepter de déployer les troupes. Chong Yuling et moi supervisions la bataille depuis l’arrière. Les brigands de Shuzhen vinrent tous à Xinzhuang pour soutenir leurs alliés. Nos deux armées se rencontrèrent, l’une et l’autre tantôt avançant, tantôt reculant. Voyant que, l’affrontement traînant de plus en plus en longueur, les brigands étaient sur le point de lâcher leur position, je conseillai à Chong Yuling : « Pourquoi ne pas ordonner à vos soldats du Shandong d’avancer pour soutenir les troupes déjà engagées ? » Mais, bien que l’ordre de Chong Yuling fût transmis, les soldats campèrent fermement sur leur position, restant toujours à plus d’une lieue des combats. Mon plan n’ayant pu être mis à exécution, j’ordonnai alors secrètement à un délégué82 de partir au galop rapporter la situation au maréchal Shengbao et de lui demander de dépêcher l’un de ses officiers83 [auprès des troupes] pour leur notifier l’ordre et superviser les armées. Ce ne fut qu’une fois que l’ordre de Shengbao fut parvenu aux troupes que les soldats du Shandong daignèrent se déplacer de quelques toises, mais ils refusèrent d’avancer davantage, quitte à perdre la vie. Au début de l’heure wu [11h00], Shengbao transmit l’ordre de rappeler les troupes. J’observai alors que, parmi mes braves locaux, deux hommes étaient tombés au champ d’honneur tandis que six ou sept autres avaient été blessés. Pour ce qui était des ennemis décapités au front, je comptai un faux chef de régiment et un faux chef de bataillon84. Quant aux armes saisies à l’ennemi, j’en dénombrai un certain nombre de pièces. Je rapportai clairement cela au maréchal Shengbao, après quoi celui-ci adressa à l’empereur un mémoire de palais et reçut alors un édit impérial clair. Mais pour ce qui était de ma qualification pénale de déportation, comme toujours, le maréchal Shengbao n’en demanda aucunement l’exemption.

  • 85 Nous n’avons pas trouvé d’explications précises concernant cet habit noir (zaoyi 皂衣) et ce bonnet à (...)

29Le maréchal Shengbao transmit un ordre à tous les camps : s’il se trouvait des volontaires parmi les braves qui [auraient le courage d’]aller attaquer ensemble Shuzhen, qu’ordre soit donné de les envoyer aussitôt au camp principal pour inspection. Dans mon camp, il y eut quatre hommes qui répondirent à l’appel. Je les interrogeai, et tous avaient l’accent de Tianjin. Pourtant, tous mes braves locaux étaient des gens venant des districts de Changyuan et de Xiangfu [dans le Henan] : comment donc des gens de Tianjin se trouvaient-ils mélangés à ceux-ci ? Probablement parce que, parmi les braves, il n’y avait pas d’honnêtes hommes, s’agissant pour la plus grande majorité de vagabonds et d’oisifs, et que, le quota de braves n’étant plus rempli en raison des désertions, les chefs de troupes avaient alors complété le nombre avec des oisifs d’autres régions. Mais, ces hommes s’étant annoncés comme braves volontaires, je ne pus que les envoyer ensemble jusqu’au camp principal, bien conscient toutefois qu’ils se montreraient, à coup sûr, impropres à toute tâche. Parmi mes gardes personnels, il y en avait deux de Tianjin, dénommés Yang Bao’an et Ma Debiao. Tous deux savaient depuis longtemps que ces quatre hommes étaient des bandits invétérés et des voleurs à la tire et qu’en réalité, ils n’avaient pas le moindre talent. Après que le maréchal Shengbao eut mené son inspection, il fut remis à chacun un habit noir et un bonnet à tête de tigre85. Puis les supposés braves retournèrent à leur camp, avec ordre de se rendre le lendemain matin à la cinquième veille au camp principal [pour participer à l’assaut]. Mais le maréchal Shengbao envoya à nouveau mes sept compagnies pour les soutenir ensuite. À la mi-journée, le rappel des troupes fut ordonné, sans obtenir le moindre succès, et sans même qu’un seul volontaire parmi les braves ne fût finalement puni pour l’exemple.

  • 86 L’expression junlingzhuan 軍令狀 désigne un engagement écrit par lequel une personne, le plus souvent (...)

30Un ordre militaire ne peut être que strict. Faute de quoi, si un ordre est donné comme s’il s’agissait d’un jeu pour enfants, comment réussirait-on jamais à mettre en ordre les troupes ? À chaque fois que le maréchal Shengbao promettait des récompenses et transmettait un édit impérial à chacun des camps, il ordonnait que ceux qui avaient le courage de se porter volontaires produisissent un engagement écrit86. Toutefois, après le retrait des troupes, il n’interrogeait pas ceux qui avaient établi un tel acte. On peut supposer que la raison de ce comportement tenait à la crainte qu’il concevait [, en agissant autrement,] d’éteindre l’ardeur dans le cœur des soldats et des braves. Or, si l’ordre ne pouvait être appliqué, quelle était donc la nécessité d’un tel engagement écrit ? Si de très nombreux braves du Sichuan en produisirent, c’était simplement parce qu’ils avaient tôt fait de comprendre que Shengbao ne les ferait nullement exécuter [en cas d’échec].

31À l’est de Jiucun se trouvaient encore quelques villages. Dans ceux-ci, femmes et filles avaient déjà fui furtivement, tandis que les hommes restés sur place étaient de connivence avec les brigands par seul appât du gain. Un jour, un marchand d’alcool vint au camp pour signaler qu’un individu de Jiucun avait indiqué le chemin à des brigands et que des ivrognes pouvaient personnellement en témoigner. Aussitôt, je fis escorter au camp celui qui [avait été dénoncé comme] collaborant avec les brigands, et, après que le maréchal Shengbao eut envoyé quelqu’un pour enquêter, l’homme en question fut exécuté. Dans le même temps, j’ordonnai à un homme de prendre la tête d’un groupe de soldats et de braves pour incendier quelques villages situés à l’est et raser arbres et forêts. Dès lors, les brigands n’eurent plus ni oreilles ni yeux pour les renseigner.

  • 87 Le caractère xi 析 désigne des morceaux de bois creux que frappaient les veilleurs de nuit pour indi (...)
  • 88 Yin Shaolie 尹紹烈, originaire du district de Mengzi 蒙自, dans la préfecture de Lin’an 臨安, province du (...)

32Le soir venu, dans le repaire des brigands, certains suspendaient en hauteur des lanternes rouges. Ce soir-là, les brigands allaient immanquablement sortir causer des troubles, et ceux qui avaient suspendu ces lanternes craignaient de se perdre sur le chemin du retour. Sur une maison du village qui se trouvait en position de surplomb, je fis ériger une plateforme d’observation au sommet de laquelle j’envoyai des soldats pour qu’ils surveillent l’horizon jour et nuit. Ainsi aurions-nous au premier coup d’œil une idée précise de la direction prise par les brigands lorsque ces derniers sortiraient de leur repaire, et, au camp, nous pourrions être mieux préparés à les affronter. Mais voilà que soudain, et ce pendant plusieurs jours durant, nous n’entendîmes plus le bruit des morceaux de bois creux qui s’entrechoquaient de leurs veilleurs de nuit87  : ne restaient que le chant du coq et les aboiements des chiens. Le 10e jour [8 mars 1854], j’envoyai des braves volontaires en éclaireurs, et ceux-ci me rapportèrent à leur retour : « Les brigands ne se sont pas encore repliés ni enfuis  » Je pris ainsi de la hauteur pour regarder au loin, mais ne vis aucune trace de feu de foyer. Mais comme mes doutes ne s’étaient pas dissipés, j’envoyai à nouveau des braves volontaires en éclaireurs, et c’est alors que j’appris que les hordes de brigands avaient fui, ne laissant que des groupuscules épars de petits bandits. Parti inspecter la situation en personne, j’arrêtai alors quelques dizaines de ces vauriens qui subsistaient ; plusieurs d’entre eux souffraient de blessures aux pieds. Je les livrais à Yin Shaolie88 pour les placer en détention et les interroger.

33Les brigands avaient construit au moyen de jujubiers des abattis qui faisaient trois toises d’épaisseur et autant en hauteur. Dans ces abattis, ils avaient creusé deux tranchées et y avaient suspendu des planches en bois pour en permettre l’accès. La face extérieure du mur d’enceinte était dépourvue de toute porte ou ouverture : quand les brigands engageaient le combat avec l’armée régulière, ceux-ci sortaient et entraient soudainement par des trous, et partout dans les murs avaient été ouvertes des embrasures pour canon et placés des étais pour soutenir les fusils et l’artillerie. Ceux-ci craignant que quelqu’un ne les attaquât, les embrasures qui avaient été ménagées formaient un carré de quatre ou cinq pouces, avec une ouverture inclinée. Aussi les projectiles venant de l’extérieur ne pouvaient-ils aucunement y pénétrer. Sur tout le pourtour du mur avaient été édifiées de hautes tours de guet dans lesquelles les brigands se tenaient pour monter la garde. Aux endroits où il n’y avait pas de remparts, ils en avaient construit avec du bois. Ces « remparts en bois » consistaient en des tronçons d’arbres abattus ou bien d’objets en bois comme des chaises, des tables, des portes ou des fenêtres, qui avaient été liés au moyen de cordes et enduits de boue. Construire de tels remparts était chose aisée, mais quelle difficulté à les prendre d’assaut !

34Je m’employai à me faire une image claire [de la configuration du champ de bataille] avant d’atteindre le camp de Shengbao. Celui-ci était déjà depuis longtemps plongé dans le calme. Nous n’avions encore aucune certitude quant au lieu où s’étaient repliés les fuyards. Aussi en étions-nous réduits à avancer en suivant les soldats et les braves le long des routes vers la région de la préfecture de Hejian. Sur notre route, il n’y avait nul lieu où s’arrêter, ni même de riz ou de farine à acheter. Nous n’eûmes donc d’autres choix que de nous mettre en quête d’un village ou d’un hameau où faire étape pour la nuit. La majorité de mes braves locaux étaient des fantassins. Aussi leur était-il très difficile de se hâter pour atteindre la prochaine étape [de notre campagne]. Au 14e jour [12 mars 1854], nous parvînmes au district de Fucheng, mais les brigands occupaient la ville, où ils avaient bien fortifié leur position, après en avoir pillé et incendié les abords. La passe nord de Fucheng était un lieu où convergeaient grains et autres denrées, et les brigands avaient déjà transporté tous ces vivres à l’intérieur de la ville. Tels des hiboux déployant leurs ailes, ils étaient prêts plus que jamais à fondre sur leur proie.

Gongyu, le portrait d’un mauvais fonctionnaire89

  • 89 Zhang Jixin, Op. cit., pp. 141-142.

35Un très grand nombre des braves locaux que je commandais étaient morts ou blessés, tandis que d’autres s’étaient enfuis ou avaient tout simplement disparu. Lorsque, autrefois, j’avais recruté et réuni ces hommes, je m’étais donné beaucoup de peine et d’effort [pour les former]. Mais, après que nous fûmes arrivés au camp, comme je n’avais pas réussi à satisfaire mes desseins, les braves qui se trouvaient sous mes ordres ne furent pas bien considérés. Quand le garde impérial Gongyu avisait l’un d’eux, il trouvait immanquablement quelque chose à redire ; il y en eut même certains qu’il fit mettre à mort sans autre forme de procès, bien que la peine capitale ne correspondît pas à leur crime.

  • 90 Qi Jing’an est le prénom social de Kišan (voir supra note 45). À l’origine, l’expression xiangguo(...)
  • 91 Nous n’avons pas été en mesure d’identifier ce personnage. Il est possible que le hou 侯 soit un tit (...)
  • 92 Le privilège yin 蔭/廕 permet aux fils et petits-fils, et parfois même à un parent plus éloigné, d’un (...)
  • 93 Nous n’avons pas été en mesure d’identifier ce personnage. Peut-être s’appelle-t-il véritablement J (...)
  • 94 Dahūngga (Dahong’a 達洪阿, 1788-1854), de prénom social Hou’an 厚庵, issu du clan Fuca (Fucha shi 富察氏), (...)
  • 95 Voici ce qui est dit dans le mémoire de Shengbao : « La nuit du 25 [20 juin 1854], les brigands sor (...)

36Gongyu était le fils de Qiling, et le neveu du grand secrétaire90 Qi Jing’an. À l’époque où Qiling était en poste dans des sous-préfectures ou des districts au Gansu, il s’occupait des greniers publics comme de ses biens privés. Aussi les pertes se succédèrent-elles de manière répétée là où ils sévissaient. Les affaires pénales dans lesquelles fut mise en cause sa négligence étaient aussi indénombrables que les cheveux sur la tête d’un homme. Gongyu menait une vie dissipée et dissolue à la capitale, puis fut adopté comme fils héritier de Songhou91, qui était du même clan. Finalement, il obtint de devenir un fonctionnaire des bannières par privilège héréditaire92 et s’enrôla ensuite pour servir dans les camps. Il avait tout d’abord suivi le président Ji93, puis Dahūngga94 et, à présent, était rattaché au camp de Shengbao. Il prétexta vouloir assumer le commandement de braves pour se faire un nom, mais ce n’était là qu’un plan pour empocher indûment des profits. En service actif dans le camp, quand [ses braves et lui] arrivaient dans les hameaux et les villages, les rapts et pillages que ces derniers commettaient étaient pires que ceux perpétrés par les voleurs et les brigands. Quand Gongyu défendait le fleuve Linqing, à chaque fois qu’un marchand ambulant venait à passer, il le pointait du doigt comme s’il s’agissait d’un espion ennemi et confisquait ses chariots de marchandises ainsi que ses bagages, dont il détournait frauduleusement le gain pour son seul profit. Aussi, au sein de l’armée, était-il appelé le « Grand roi de l’impartialité » ! Par la suite, il se disputa des prostituées avec des braves qui étaient sous ses ordres ; c’est ainsi qu’un jour où il explorait un tunnel, il fut tué par ces derniers. Le maréchal Shengbao rapporta toutefois qu’il était mort au champ d’honneur pour que lui fût accordée une récompense95. Voilà à quelle extrémité on en était venu dans l’emploi de fonctionnaires non qualifiés !

La chute de Linqing96

  • 96 Zhang Jixin, Op. cit., pp. 143-4.

37Le 14e jour [11 avril 1854], à la quatrième veille [01h00-03h00], alors que je demeurais dans une maison détruite du Jardin des jujubiers, j’entendis soudain un bruit d’effondrement, puis les murs de la maison se mirent à trembler. Je sortis alors et regardai au sud : je vis vaguement un éclat de feu, puis aussitôt après, le grondement de la bataille parvint à mes oreilles. Un cavalier volant arriva au camp avant pour s’enquérir de la situation, et je sus alors que la ville sous-préfectorale [de Linqing] avait été attaquée et était tombée aux mains de l’ennemi. Meurtri jusque dans mes entrailles, j’inclinai la tête et poussai un profond soupir ! Après que le jour eut pointé, le vent se mit à souffler avec une grande violence, suivi d’une averse de pluie torrentielle. Le maréchal Shengbao était aussi rentré au camp avec ses troupes. Je me retrouvais les mains liées, sans plus aucune stratégie en réserve. Je n’entendais que le bruit des massacres perpétrés à l’intérieur de la ville, de laquelle s’élevaient de toutes parts d’épaisses fumées noires.

  • 97 Zhang Jigong 張蹟功 (?-1854, licencié en 1818), de prénom social Jiqin 寄琴, est originaire du district (...)
  • 98 À cette époque, l’expression « Turbans rouges » (hongjin 紅巾) est souvent utilisée pour désigner les (...)
  • 99 Qian 黔 est le nom monosyllabique de la province du Guizhou, renvoyant à la commanderie de Qianzhong (...)

38Sous peu, Yuan Zhanchun, l’un de mes gardes personnels, s’en revint, ramenant avec lui Wang Sheng, le troisième gendre de Zhang Jiqin97, dont les habits étaient en lambeaux, et les mains et le visage couverts de blessures. Yuan Zhanchun me rapporta ce qui s’était passé : « Après être entré dans la ville, j’aidais chaque jour votre aîné Ji à patrouiller sur les remparts. Ce jour-là, alors que la ville était sur le point de tomber, des Turbans rouges98 y avaient pénétré et mis le feu. Zhang Jiqin se précipita aussitôt pour retourner avec moi jusqu’au siège administratif sous-préfectoral et ordonna alors à des hommes d’incendier les greniers. Avant cela, Zhang Jiqin, craignant qu’après la destruction de la ville, les réserves de poudre à canon ne fussent prises par l’ennemi, en avait placé huit paniers dans les greniers. En apprenant dès son arrivée que des brigands avaient déjà pénétré dans la ville, il avait ordonné d’y mettre le feu. Puis il fit solidement fermer les portes du siège administratif et y fit mettre le feu depuis l’intérieur. Pour ma part, je dus escalader les murs, revins sur les remparts et me mis à la recherche du fils de Zhang Jiqin, sans réussir toutefois à mettre la main dessus. C’est alors que je tombais sur son gendre Wang Sheng, un palefrenier et un esclave originaire du Guizhou99 qui tous trois s’enfuyaient en toute hâte sur les remparts. Sans échelle pour pouvoir descendre, je détachai ma ceinture et y attachai une mèche. [Au moyen de cette corde de fortune,] je fis d’abord descendre Wang Sheng, puis l’esclave et le palefrenier en même temps et, finalement, après avoir noué la mèche à un créneau, je descendis à mon tour. À ce moment-là, les brigands étaient tout proches et nous jetaient des briques. Fort heureusement, aucun d’entre nous ne fut gravement blessé. Et comme les cadavres entassés en contrebas des remparts formaient déjà un tas haut de plusieurs pieds, nous pûmes retomber à terre sans nous blesser. Les serrures de chacune des portes de la ville avaient été obstruées avec de l’étain fondu, et celles-ci avaient en outre été cadenassées avec des chaînes de fer et bloquées par de la terre. Aussi pas un seul homme ne parvint-il à sortir. »

39Je donnai à Wang Sheng des vêtements et de la nourriture, puis je lui ordonnai de se rendre au camp de Chong Yuling pour rapporter toute l’histoire autour de la mort héroïque de Zhang Jiqin. Je réfléchis alors à une dernière chose : si, ce jour-là, ils avaient suivi mon humble suggestion, aurions-nous évité le massacre et la mort de plus de cent mille hommes ? Quoique l’on dise que seul le Ciel détermine le moment où surviennent les grandes calamités, celles-ci peuvent tout aussi bien résulter d’un plan mal conçu.

En congé, en cette fin d’année100

  • 100 Zhang Jixin, Op. cit., p. 154.
  • 101 Sous les Qing, le terme dibao 邸報, que nous pourrions traduire par « bulletin officiel », est une ap (...)
  • 102 Zhang Jixin parle ici de Mme née Zheng (Zheng shi 鄭氏, ?-1858), l’épouse de son cinquième oncle pate (...)
  • 103 L’expression « villages des eaux » (jiangxiang 江鄉) fait référence au Jiangnan, la région natale de (...)

40Un jour que je feuilletais la Gazette de Pékin101, je fus bouleversé d’apprendre que mon district natal de Yizheng avait aussi souffert des troubles causés par les brigands et que ces derniers en avaient déjà gagné les faubourgs nord. Or, le village où habitait ma mère de cœur102 se trouvait justement à cet endroit. Ignorant sa situation, j’envoyai la nuit même [un homme de ma maisonnée dénommé] Li Fu dans les provinces méridionales pour voir ce qu’il en était. Par la suite, apprenant que j’étais tombé de cheval, ma mère de cœur envoya à son tour quelqu’un me demander comment je me portais. De cette façon, j’obtins des nouvelles des villages des eaux103.

  • 104 Zhang Jixin parle ici de son fils aîné Zhang Zhaolan 張兆蘭 (1843-?) qu’il avait eu avec sa seconde ép (...)

41Ayant entendu dire que le maréchal Shengbao avait adressé pour moi un mémoire de palais à l’empereur le priant de m’accorder un congé, les membres de ma famille qui se trouvaient à la capitale pensèrent à moi avec beaucoup d’inquiétude. Aussi leur écrivis-je une lettre détaillée pour les informer de ma situation. Mon petit Lan104 était encore un enfant et dépendait donc toujours d’autrui pour dormir et manger. Je ne pouvais donc espérer qu’il vînt me rendre visite.

  • 105 La phrase jin yu bu lai 今雨不來 ne peut ici signifier quelque chose comme « aujourd’hui, la pluie ne v (...)

42Le ciel était dégagé, et j’avais beaucoup de temps libre. Ces jours où le temps était à la pluie, plus personne ne venait [me rendre visite]105. Peindre et lire me suffisaient pour passer mes journées. Dans ma chambre étaient alignés plusieurs vases de fleurs forcées en serre ; le soir, je buvais une coupe de doux vin de Lu. Finalement, j’en vins à ne même plus savoir que des guerres avaient encore lieu en ce monde.

  • 106 Les Notes pour comprendre facilement les Miroirs et ses compendia (Gangjian yizhi lu 綱鑒易知錄) sont un (...)

43[La fin d’année approchant,] j’ordonnai à mes cuisiniers de préparer en grande quantité des pâtisseries et des plats pour rendre, à tous ces messieurs du camp principal, les faveurs [dont ils m’avaient gratifié]. J’envoyai aussi mon garde personnel Yang Bao’an là où se trouvait le maréchal Shengbao pour lui apporter de la nourriture et des présents de fin d’année. Plus tard, celui-ci vint me demander un exemplaire des Notes pour comprendre facilement le Miroir et ses compendia106.

Haut de page

Notes

1 Je tiens à remercier le Prof. Romain Graziani et M. François-Karl Gschwend pour leur relecture attentive et leurs remarques précieuses. Les erreurs éventuelles qui se seraient glissées dans mon article sont de mon seul fait.

2 Wu Pei-yi, The Confucian’s Progress:  Autobiographical Writings in Traditional China. Princeton, NJ : Princeton University Press, 1990, p. 3.

3 Par exemple, Wu Pei-yi, op. cit. ; Yves Hervouet, « L’autobiographie dans la Chine traditionnelle », in Études d’histoire et de littérature chinoise offertes au Professeur Jaroslav Prusek. Paris : Presses Universitaires de France, pp. 107-41.

4 Nous faisons ici référence au vol. 130 (voir Sima Qian 司馬遷, Mémoires historiques (Shiji 史記). Beijing : Zhonghua shuju, 1959, pp. 3285-3322) dont le titre, zixu 自序, peut signifier « Préface par l’auteur lui-même » ou « Autobiographie ». Si de nombreux chercheurs, comme Yves Hervouet (op. cit., pp. 111-2), affirment qu’il s’agit de la première autobiographie, d’autres sont d’un avis différent : Wu Pei-yi (op. cit., pp. 15-17) prétend que la première serait la « Biographie de M. Cinq-saules » (« Wuliu xiansheng zhuan » 五柳先生傳) par Tao Qian 陶潛 (Tao Yuanming 陶淵明, 365-427), tandis que Matthew Wells (« Self as Historical Artifact: Ge Hong and Early Chinese Autobiographical Writing », Early Medieval China, n° 9, 2003, p. 88) avance que ce serait celle de Ge Hong 葛洪 (284-364), qui figure à la fin de son Maître qui embrasse la simplicité (Baopuzi 抱樸子). Pour plus de détails sur ce débat, voir Damien Chaussende, « L’autobiographie selon Liu Zhiji (661-721)  : le chapitre intérieur 32 du Traité de l’historien parfait (Shitong)  », Journal Asiatique, n° 310.1, 2022, pp. 81-2.

5 Pour plus de détails, voir Ibid., pp. 81-94.

6 Pour plus de détails sur la biographie chronologique, voir Wu Pei-yi, op. cit., p. 32.

7 En cela, les biographies chronologiques s’inscrivent dans la droite lignée de la tradition chinoise des annales : héritières des pièces oraculaires, celles-ci consistent simplement en une série de repères événementiels datés, mais non enchaînés les uns aux autres, dont l’explication vient seulement dans un second temps. Aussi Léon Vandermeersch parle-t-il d’une construction historique effectuée en deux moments en Chine : le moment de l’historiographie, qui enregistre les évènements, et celui de l’historiologie, qui les explique. Voir Léon Vandermeersch, « La conception chinoise de l’histoire », in Anne Cheng (s.l.d.), La pensée en Chine aujourd’hui. Paris : Gallimard, 2007, p. 50.

8 Voir Wu Pei-yi, Op. cit., pp. 32-34.

9 Voir Ibid., pp. 34-39.

10 Voir Ibid., p. 39 ; Pierre-Étienne Will, « Histoire de la Chine moderne », L’annuaire du Collège de France, n° 109, 2010, pp. 794-795.

11 Voir Ibid., p. 795.

12 Voir Pierre-Étienne Will, « Histoire de la Chine moderne », L’annuaire du Collège de France, n° 101, 2001, p. 766.

13 Voir Ibid., p. 764.

14 Pour un exemple, voir John A. Chaney, « Esprits et revenants à Chaoyang. Deux affaires judiciaires du juge Lan (1680-1733) », Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le 30 juin 2022. DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ideo.2488

15 À titre d’exemple, nous pouvons citer le Résumé des pérégrinations d’un fonctionnaire (Huanyou jilüe 宦遊紀略) de Gao Tingyao 高廷瑤 (?-1830), dont le récit commence avec son premier poste et se termine par sa retraite. Pour plus de détails sur cet ouvrage, voir Pierre-Étienne Will (éd.), Handbooks and Anthologies for Officials in Imperial China (2 vols). Leiden : Brill, 2020, pp. 188-191.

16 Pour plus de détails sur cet ouvrage, voir Wu Pei-yi, Op. cit., pp. 40-41.

17 Les secrétaires privés (muyou 幕友) sont des hommes dotés de compétences techniques qui se trouvent dans l’entourage de tous les fonctionnaires territoriaux, de la province jusqu’au district. Contrairement aux commis, ils n’appartiennent pas à l’administration et n’ont aucune existence officielle : ils sont engagés et payés par le fonctionnaire lui-même, dont ils sont de facto les employés personnels, entretenant ainsi avec ce dernier des liens privilégiés. Pour plus de détails, voir Pierre-Étienne Will, « L’apprentissage du métier de fonctionnaire à la fin de la période impériale », in Christine Nguyen Tri, Catherine Despeux (s.l.d.), Éducation et instruction en Chine, vol. 2, Les formations spécialisées. Paris - Louvain  : Peeters, 2003, pp. 11-13.

18 Pour plus de détails, voir Pierre-Étienne Will, Op. cit., 2001, p. 767.

19 Ibid.

20 Voir Pierre-Étienne Will, « Histoire de la Chine moderne », L’annuaire du Collège de France, n° 113, 2014, pp. 526-527.

21 Voir Zhang Jixin 張集馨, Dao-Xian huanhai jianwen lu 道咸宦海見聞錄 (Choses vues et entendues dans le monde des fonctionnaires sous les règnes de Daoguang et de Xianfeng). Édité par Du Chunhe 杜春和 et Zhang Xiuqing 張秀清. Beijing : Zhonghua shuju, 1999, p. 3.

22 L’examen du baccalauréat (tongshi 童試 ou tongzishi 童子試), qui a lieu pratiquement une année sur deux, est composé de trois épreuves successives : l’examen de district (xianshi 縣試), devant le magistrat de district (zhixian 知縣, 7a), l’examen de préfecture (fushi 府試), devant le préfet (zhifu 知府, 4b) et l’examen du surintendant provincial (yuanshi 院試), devant le surintendant à l’éducation de la province (tidu xueyuan 提督學院, souvent abrégé xueyuan 學院). Seul le candidat qui a réussi les trois épreuves est reçu comme « bachelier » (shengyuan 生員) et peut se présenter, le moment venu, à l’examen provincial (xiangshi 鄉試), qui se tient tous les trois ans, dans la capitale de sa province d’origine. Celui qui n’en a réussi qu’une ou deux est appelé « lettré de premier rang » (zhusheng 諸生). Zhang Jixin a tenté une première fois de passer l’examen du baccalauréat en 1815, mais n’a pu se présenter à la dernière épreuve en raison d’une maladie. Il retente sa chance en 1817, mais ne semble avoir réussi que la première épreuve. Néanmoins, lors de ces deux tentatives, il obtient à chaque fois de très bons résultats. En 1821, il aurait pu retenter sa chance, mais, en raison du deuil de son père, il n’a pas pu s’y représenter.

23 Voir Ibid., pp. 10-12.

24 L’achat du titre d’« étudiant du Collège impérial », une pratique particulièrement courante au XIXe siècle, autorise la personne à passer directement l’examen de la préfecture de Shuntian au lieu de ceux de sa province d’origine, et de poursuivre une carrière académique. Pour plus de détails, voir Elisabeth Kaske, « The Price of an Office: Venality, the Individual and the State in 19th Century China », in Nanny Kim, Thomas Hirzel (s.l.d.), Metals, Monies, and Markets in Early Modern Societies: East Asian and Global Perspectives. Berlin : LIT Verlag, 2008, pp. 282-283.

25 Afin d’obtenir le titre de docteur (jinshi 進士), le lettré doit passer en premier l’examen de la capitale (huishi 會試), qui a lieu l’année suivant celle où s’est tenu un examen provincial — ce qui revient donc à un rythme de trois ans —, dirigé par les hauts fonctionnaires du ministère des Rites (libu 禮部). Les résultats obtenus conditionnent alors l’admissibilité à l’examen du palais (dianshi 殿試), supervisé par l’empereur lui-même.

26 L’expression tejian 特簡 est la forme abrégée de la formule tezhi jianfang 特旨簡放 qui désigne la procédure extraordinaire de nomination d’un fonctionnaire sur décision directe de l’empereur.

27 En Chine ancienne, au décès d’un parent, un individu se voit soumis à des obligations luctuaires modulées selon le lien de parenté avec le défunt. À chacun des cinq degrés de deuil correspond une durée de deuil précise, ainsi que diverses obligations, notamment le port de vêtements et d’insignes spécifiques et l’obligation, pour un fonctionnaire, de quitter ses charges administratives. S’agissant ici de son père adoptif (jifu 繼父), Zhang Jixin doit porter un deuil de 1er degré — le plus important — qui prévoit une durée nominale de deuil de trois ans, réduite dans les faits à vingt-sept mois. La période de deuil commence aussitôt que la personne est informée (wen 聞) du décès, et les obligations luctuaires sont, sauf cas particulier et dérogation, absolues.

28 Voir Zhang Ting, Circulating the Code : Print Media and Legal Knowledge in Qing China. Seattle : University of Washington Press, 2020, p. 85.

29 Voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, p. 780.

30 Pour simplifier la lecture, dans notre article, nous avons remplacé sui par « an ». Dans les faits, l’enfant étant âgé, en Chine ancienne, d’un sui à la naissance, il faudrait à chaque fois retrancher un an à l’âge indiqué pour le convertir à notre façon de compter.

31 Avant lui, Yao Tinglin 姚廷遴 (1628-après 1697), un notable de Shanghai, qui n’a cependant jamais occupé de fonction dans l’administration, fait arrêter la partie principale de sa Chronique des années passées (Linian ji 歷年記) à sa 61e année, les souvenirs venant après étant appelés simplement « suite » (xu ). Pour une présentation détaillée de cet ouvrage, voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2010, pp. 797-801.

32 Voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, pp. 768-769.

33 Avant cela, le texte était plutôt connu sous le nom de « Biographie chronologique de Jiaoyun » (Jiaoyun nianpu 椒雲年譜), ou même de « Biographie chronologique révisée par Zhang Jixin lui-même » (Zhang Jixin ziding nianpu 張集馨自訂年譜). Voir Zhang Jixin, Op. cit., p. 1.

34 Il s’agit d’ailleurs toujours, à notre connaissance, des seules études générales sur cet auteur, et même sur les autobiographies professionnelles, en langue française.

35 Voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, p. 768.

36 Voir Ibid. Pour des documents autobiographiques avec une dimension intime et introspective, voir Lynn A. Struve, « Confucian PTSD: Reading Trauma in a Chinese Youngster’s Memoir of 1653 », History and Memory, n° 16.2, 2004, pp. 14-31.

37 Voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, pp. 769-770. Ce constat est conforté par la multitude d’affaires judiciaires, que nous retrouvons dans les recueils de cas ou les archives, concernant une succession, un héritage ou un partage de biens.

38 Pendant la fête du double-neuf (chongyang jie 重陽節) de l’année 1814, après une succession de disputes et de provocations entre les parties, deux des fils de l’oncle aîné paternel se glissent dans la maison du père de Zhang Jixin. Là, l’un pousse par ruse l’autre à se suicider et provoque ainsi un incident catastrophique : toute la famille de la victime accourt pour mettre la maison de Zhang Jixin à sac, engendrant par là un scandale sur lequel le magistrat compétent ne peut fermer les yeux. Pour plus de détails, voir Zhang Jixin, Op. cit., pp. 6-8.

39 Par exemple, au moment de se rendre au Fujian en 1841, Zhang Jixin doit emprunter la somme de 4000 taels pour financer son voyage (voir Zhang Jixin, Op. cit., p. 57). Il met également des chiffres précis sur le coût des « cadeaux d’adieu » (biejing 別敬), des politesses d’usage à l’égard des personnes qui l’ont gratifié d’une faveur. Pour plus de détails, voir par exemple Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, pp. 775-776.

40 Ainsi Zhang Jixin à un ami : « Passer ses journées à accompagner les gens qui partent et accueillir ceux qui arrivent, à écouter des opéras et à banqueter, pour quiconque a du discernement il y a de quoi avoir honte ! » 終日送往迎來,聽戲宴會,有識者恥之。 (Zhang Jixin, Op. cit., p. 80 ; pour la traduction, voir Pierre-Étienne Will, art. cit., 2001, p. 778.)

41 Pour une étude concrète sur le sujet, voir par exemple Wang Yue 王月, Zhang Zhenguo 张振国, « Qing-mo Fengtian guanque feiji tanxi » 清末奉天官缺肥瘠探析) (Analyse de la valeur des postes vacants au Fengtian à la fin des Qing), Manzu yanjiu 满族研究, n° 129, 2017, pp. 30-37.

42 Sur la vénalité légale, voir par exemple Elisabeth Kaske, « Justifying Office-selling for Famine Relief in Nineteenth-century Qing China », in Iwo Amelung, Bertram Schefold (s.l.d.), European and Chinese Histories of Economic Thought : Theories and Images of Good Governance. Londres : Routledge, 2021, pp. 19-32.

43 La rébellion débute en 1850, dans le Guangxi, et est emmenée par un certain Hong Xiuquan 洪秀全 (1814-1864), candidat malheureux aux examens, qui se déclare fils de Dieu et frère de Jésus-Christ et qui fonde en 1851 le Royaume céleste de la Grande paix (Taiping tianguo 太平天國) et se déclare Roi céleste (tianwang 天王). Les rebelles s’installent dans la vallée du Fleuve bleu dès 1852 et occupent Nankin en 1853, faisant alors de celle-ci leur « capitale céleste » (Tianjing 天京). Entre 1853 et 1855, les rebelles mènent une campagne vers le nord, avec pour objectif la conquête de Pékin, mais celle-ci se soldera par un échec. La rébellion ne sera réprimée qu’en 1864, par Zeng Guofan 曾國藩 (1811-1872) et Li Hongzhang 李鴻章 (1823-1901), entre autres.

44 Huang Yunkai 黄云凯, Wo zai Da Qing guanchang 30 nian 我在大清官场30年 (Mes 30 années dans le monde des fonctionnaires des Grands Qing). Guangzhou : Guangdong renmin, 2015.

45 Kišan (Qishan 琦善, 1788-1854) de prénom social Jing’an 靖庵, de nom posthume Wenqin 文勤, issu du clan Borjigid (Bo’erjijite shi 博爾濟吉特氏), est un homme de la Bannière mandchoue jaune unie (Manzhou zhenghuang qi 正黃旗). Peu de temps après sa révocation en 1851, il est appelé et nommé commissaire impérial (qinchai dachen 欽差大臣) en 1853 pour arrêter l’avancée des Taiping, établissant alors près de Yangzhou le camp principal de Jiangbei (Jiangbei daying 江北大營). Il y meurt durant l’été 1854. Kišan était une personne très appréciée par Zhang Jixin, dont il brosse un portrait élogieux au moment où il apprend son décès (voir Zhang Jixin, Op. cit., pp. 154-155).

46 Les braves locaux (xiangyong 鄉勇), contrairement aux milices locales (tuanlian 團練) qui sont levées et financées par les élites locales pour défendre leur région en cas d’urgence, sont des miliciens recrutés par les autorités militaires ou locales et financés par l’État. Ceux-ci sont organisés comme une force auxiliaire, assistant les armées régulières dans les batailles ou chargée de garder des lieux stratégiques, et peuvent être mobilisés pendant plusieurs années. L’origine de ce système remonte à la fin du XIIIe siècle, au moment des campagnes de répression de diverses rébellions, et particulièrement le soulèvement du Lotus blanc (1795-1803). Voir Dai Yingcong, « Civilians Go into Battle: Hired Militias in the White Lotus War, 1796-1805 », Asia Major, n° 22.2, 2009, pp. 145-178. Lors de la révolte des Taiping (1850-1864), devant l’impuissance des armées régulières, ces groupes de miliciens serviront de base pour la constitution d’armées plus modernes et efficaces par Zeng Guofan, dont le modèle sera repris par d’autres. Ces nouvelles armées serviront à réprimer les rébellions du milieu du XIXe siècle. Pour plus de détails, voir Edward A. McCord, The Power of the Gun: the Emergence of Modern Chinese Warlordism. Berkeley : University of California Press, 1993, pp. 22-24.

47 Shengbao 勝保 (?-1863, licencié en 1840), de prénom social Kechai 克齋, issu de la branche Gûwalgiya du clan Suwan (Suwan Gua’erjiashi 蘇完瓜爾佳氏), est un homme de la Bannière mandchoue blanche à bordure (Manzhou xiangbai qí 鑲白旗). En 1853, il est nommé commissaire impérial (qinchai dachen 欽差大臣), avec pour mission d’arrêter l’avancée des Taiping. En raison de ses insuccès à Gaotang 高唐, il est révoqué de ses fonctions au début de l’année 1855.

48 Voir Zhang Jixin, Op. cit., p. 149.

49 Voir Edward A. McCord, Op. cit., pp. 19-22.

50 Voir supra note 45.

51 Zhang Jixin, Op. cit., pp. 137-141.

52 Li Yuanhua 李元華 (1823-?, licencié en 1849), de prénom social Caichen 采臣, aussi appelé Caiqing 采卿, est originaire de la sous-préfecture soumise à l’administration directe (zhilizhou 直隸州) de Liu’an 六安, province de l’Anhui. En 1854, alors en attente d’une nomination à un poste de sous-préfet (zhizhou 知州, 5a/5b), il se trouve à la tête d’une troupe de braves locaux et s’illustre à plusieurs reprises au combat.

53 Nous n’avons pas été en mesure d’identifier ces deux personnes. Dans l’organisation militaire des Taiping, le titre de « chef de corps » (zongzhi 總制) désigne l’officier en second d’une armée (jun 軍, qui désigne l’unité militaire la plus grande dans l’organisation de l’armée Taiping), en charge de commander les officiers subalternes. Par la suite, il peut désigner le commandant d’un corps spécialisé, comme le corps médical (zhangyi 掌醫) ou le corps métallurgique (jinjiang 金匠). Finalement, dans l’organisation du territoire des Taiping, il désigne le fonctionnaire en charge d’une commanderie (jun 郡). Ici, nous supposons qu’il s’agit du chef d’un corps spécialisé, le corps pharmaceutique, en charge des matières médicales.

54 À l’origine, le titre de « maréchal » (shuai 帥), de même que celui de « grand maréchal » (dashuai 大帥), plus loin dans le texte, est une appellation honorifique d’un commandant militaire de haut rang. Sous les Qing, et particulièrement à partir du règne de Xianfeng 咸豐 (r. 1851-1862), il devient une appellation honorifique de différents fonctionnaires de rang élevé, majoritairement provinciaux, comme un gouverneur général ou un gouverneur de province, en charge d’affaires militaires.

55 Yunxiu 蘊秀 (?-1861), de prénom social Jianzhi 檢之, issu du clan Foimo (Feimo shi 費莫氏) est un homme de la Bannière mandchoue blanche unie (Manzhou zhengbai qi 滿洲正白旗). Il est le fils de Nergingge (Na’erjinge 訥爾經額), l’un des commissaires impériaux nommés en 1853 pour arrêter l’expédition du nord des Taiping. Durant l’année 1854, il suit Shengbao et multiplie les succès militaires, notamment en aidant à la reconquête du district de Fucheng 阜城 et de la sous-préfecture de Linqing 臨清. Pour ces faits d’armes, il est alors promu garde du corps de premier degré (yideng shiwei 一等侍衛 ou toudeng shiwei 頭等侍衛, 3a). À la fin de l’année, en raison de son état de santé, il demande à réintégrer sa bannière. Sous les Qing, le garde du corps (shiwei 侍衛) est le rang le plus bas, lui-même divisé en trois degrés, de la garde rapprochée (lingshiwei 領仕衛 ou qinjun ying 親軍營), le plus prestigieux des trois corps constituant la garde impériale. Celui-ci est composé d’hommes issus majoritairement des trois bannières mandchoues supérieures (shangsanqi 上三旗), soit la Bannière blanche unie, la Bannière blanche à bordure et la Bannière jaune unie. Sa mission principale est de suivre l’empereur dans tous ses déplacements, assurant sa protection en tout temps et en tout lieu. Pour plus de détails, voir Chang Jiang 常江, Li Li 李理, Qing gong shiwei 清宫侍卫 (Les gardes du corps dans le palais des Qing). Shenyang : Liaoning daxue, 1993, p. 28 ; Evelyn S. Rawski, The Last Emperors. A Social History of Qing Imperial Institutions, Berkeley : University of California Press, 1998, pp. 82-87 ; Mark C. Elliott, The Manchu Way. The Eight Banners and Ethnic Identity in Late Imperial China. Stanford : Stanford University Press, 2001, pp. 81 et 366.

56 Ruichang 瑞昌 (?-1862), de prénom social Yunge 雲閣, de nom posthume Zhongzhuang 忠壯, issu du clan Niohuru (Niuhulu shi 鈕祜祿氏), est un homme de la Bannière mandchoue jaune à bordure (Manzhou xianghuang qi 滿洲鑲黃旗). Il accède au poste de gouverneur militaire (jiangjun 將軍, 1b) de Hangzhou en mars 1853, poste qu’il occupera, entre les campagnes militaires, jusqu’en 1862. Avec la menace des Taiping se faisant de plus en plus grandissante, la cour ordonne à Ruichang de prendre le commandement des troupes de Shengjing (Mukden) pour y faire face. Il continue à participer à la campagne de répression des Taiping dans les années suivantes, durant lesquelles il s’illustre à plusieurs reprises. Sous les Qing, le titre jiangjun 將軍 est utilisé en premier lieu pour désigner le fonctionnaire supérieur d’une bannière provinciale de grande taille, comme celle de Xi’an et de Hangzhou en Chine propre ou celle du Jilin, du Heilongjiang et de Liaoning en Mandchourie. Cette fonction impliquant à la fois des responsabilités civiles et militaires, la traduction usuelle en français est « gouverneur militaire ». Pour plus de détails, voir Mark C. Elliott, Op. cit., pp. 138-146.

57 Senggerincin (Senggelinqin 僧格林沁, 1811-1865), plus connu sous le nom de Prince Seng (Seng wang 僧王), de nom posthume Prince de Sang Zhong (Zhong qinwang 忠親王), issu du clan Borjigin (Bo’erjijite shi 博爾濟吉特氏) est un Mongol de la Bannière de Khorchin (Ke’erqin qi 科爾沁旗), de la Ligue de Jerim (Zhelimu meng 哲里木盟). Lors de l’expédition du nord des Taiping, Senggerincin s’illustre militairement une première fois à la bataille décisive de Duliu 獨流, puis à plusieurs reprises lors de la poursuite des troupes rebelles battant en retraite. Pour ces faits d’armes, Senggerincin se voit élever au rang de Prince de sang (qinwang 親王).

58 Le caractère 坑 peut se lire soit keng, dans le sens de « trou », soit kang, dans le sens de kang 炕 signifiant « lit de briques chauffé ». Avec tou 頭, il nous semble que la seconde solution est la meilleure, l’image étant que Zhang Jixin et ses troupes font cuire du riz sur la partie chaude du lit, d’où l’impossibilité de les utiliser pour dormir.

59 Chonghou 崇厚 (1826-1893, licencié en 1849), de prénom social Dishan 地山, issu du clan Wanggiyan (Wanyan shi 完顏氏), est un homme de la Bannière mandchoue jaune à bordure. Du fait de son appellation de taishou 太守, plus loin dans le texte, qui, à l’origine, désignait un préfet de commanderie, mais qui, au fil de l’évolution de l’organisation du territoire, finit par désigner spécifiquement un préfet sous les Ming et les Qing, Chonghou semble détenir le rang de préfet en 1854, sans qu’aucun document n’en dise plus à ce sujet. Dans les années 1853-1854, il fait partie de l’État-major de Shengbao.

60 Selon la Monographie du district de Dacheng (Dacheng xianzhi 大城縣志, 1898, vol. 7, 12b), le fonctionnaire auquel il est ici fait référence est un dénommé Shi Heng 石衡 (dates inconnues), originaire du district de Panyu 番禺, dans la préfecture de Guangzhou 廣州, dans le Guangdong. Il devient magistrat du district de Dacheng par intérim entre décembre 1853 et janvier 1854 et reste en poste jusqu’entre juillet et août 1854. Le sens de la phrase jiaoxiao wu renzhang 叫嚣無人狀 n’est pas très clair. Nous n’avons trouvé aucune information quant au comportement de ce Shi Heng dans d’autres sources. Nous supposons qu’il s’agit moins d’une critique que d’un commentaire disant qu’il s’agit d’un magistrat prompt à se mettre en colère devant le comportement des gens, mais qu’il est resté impuissant face aux troubles causés par les armées.

61 Chong’en 崇恩 (1803-1878), de prénom social Yangzhi 仰之, de surnom Yuling 雨齡, issu du clan Gioro (Jueluo shi 覺羅氏), est un homme de la Bannière mandchoue rouge unie (Manzhou zhenghong qi 滿洲正紅旗). En 1853, il devient trésorier provincial du Shandong. C’est à cette fonction que fait référence l’expression fangbo 方伯 dans le texte, qui sert à désigner, sous les Qing, un trésorier provincial. Dans le même temps, il exerce, par intérim, la fonction de gouverneur de cette même province, d’où son commandement de troupes du Shandong.

62 Shuangcheng 雙成 (1785-?), de prénom social Jiuyuan 就園, issu du clan Tunggiya (Tongjia shi 佟佳氏), est un homme de la Bannière mandchoue bleue unie (Manzhou zhenglan qi 滿洲正藍旗). Alors vice-commandant en chef de l’aile droite de la Bannière de Xi’an (Xi’an youyi 西安右翼), il est envoyé en 1853, avec ses troupes, pour arrêter l’expédition Taiping. En août 1853, il arrive avec ses cavaliers au camp de Shengbao pour aider ce dernier dans sa campagne de répression. Subissant un revers lors de l’attaque des brigands au début de l’année 1854, il se voit retirer ses insignes de fonctionnaire, qu’il recouvre néanmoins en s’illustrant par son courage en janvier 1855. Le vice-commandant en chef (fudutong 副都統, 2a) est l’officier en second dans les bannières métropolitaines (jinlü baqi 禁旅八旗) et les bannières provinciales (zhufang baqi 駐防八旗) de grande taille. Il a notamment la charge de superviser l’entraînement des soldats, d’inspecter les troupes et les armes et de résoudre les conflits dans la garnison. Pour plus de détails, voir Mark C. Elliott, Op. cit., pp. 146-150.

63 Zhang Qiyuan 張起鵷 (?-1859), de prénom social Ziban 子班, est originaire du district de Gulang 古浪, dans la préfecture de Liangzhou 涼州, province du Gansu. Il occupe de 1847 à août 1855, le poste d’intendant du circuit de Tianjin (Tianjin dao 天津道). Pour s’être illustré lors de la défense de Tianjin, il reçoit le rang de juge provincial. Durant cette période, en raison de la rébellion des Taiping, il est envoyé en février 1854 au camp principal pour diriger les Services de l’Intendance, puis, en avril 1854, il s’occupe spécifiquement des Services de l’Intendance du camp de Shengbao. Sous les Qing, des Services de l’Intendance (liangtai 糧台/臺) sont établis en cas d’opérations militaires de grande envergure pour gérer les rations, les soldes et la logistique. Généralement, ces services sont dirigés par un fonctionnaire de rang élevé, comme un gouverneur de province (xunfu 巡撫, 2b) ou un trésorier provincial (buzhengshi 布政使, 2b).

64 Deshun 德順 (dates inconnues) est un homme de la Bannière mongole rouge unie (Menggu zhenghong qi 蒙古正紅旗). En 1851, il est révoqué de sa charge de vice-commandant en chef de Miyun 密雲 (au nord de la capitale) pour avoir détourné des fonds et condamné à la déportation à un relais militaire. En 1853, libéré de sa peine et envoyé au Zhili pour prendre la tête de troupes, il s’illustre à la bataille de Duliu, ce qui lui vaut d’être récompensé au début de l’année 1854 des insignes de fonctionnaire de 6e rang.

65 De 1814 à 1846, Shuangcheng est stationné dans la bannière provinciale de Hangzhou, où il gravit les échelons jusqu’au grade de colonel de régiment (xieling 協領, 3a).

66 En octobre 1846, Shuangcheng devient vice-commandant en chef de l’aile droite de la Bannière de Xi’an à la suite de la démission de son prédécesseur pour maladie.

67 Nous n’avons pas réussi à trouver d’informations sur ce personnage. Le commandant d’escouade (bazong 把總, 7a) est l’officier de rang le plus bas dans les Bataillons verts. Il est en charge d’un secteur militaire (xun 汛), l’unité de base des Bataillons verts, et commande quelques dizaines d’hommes.

68 Le terme taiqiang 抬槍 désigne un type de fusil long (entre 1 et 2 m) et lourd (entre 20 et 30 kg) qui ne peut être utilisé seul : le canon doit être soit maintenu par un second homme sur ses épaules, soit être soutenu par un étai (voir GAO, Yingjin 高迎进, Jinxian Zhongguoren shenghuo tudian : wuqi juan 1 近现代中国人生活图典;武器卷 1 (Dictionnaire illustré de la vie des Chinois de l’époque moderne et contemporaine : les armes de guerre, vol. 1). Xi’an : Shaanxi kexue zhishu, 2017, pp. 3-5 et Huang Xiaoji 黄孝纪, Qing geng yu du : Jiangnan jiuwu 晴耕雨读:江南旧物 (Labourer par temps clair, lire par temps de pluie : les objets anciens du Jiangnan). Chengdu : Tiandi, 2018, pp. 255-257). En comparaison, le terme xiaoqiang 小槍, que nous n’avons pu identifier clairement, désigne vraisemblablement une arme plus courte et légère, à usage individuel.

69 Le terme feiqi 飛騎 n’est pas très clair, aucune des sources primaires ou secondaires que nous avons consultées n’en donnant une définition précise. Il est assuré à tout le moins que ce terme ne désigne pas un corps de cavalerie d’élite, chargé de la protection de l’empereur, comme ce fut le cas sous le règne de Tang Taizong 唐太宗 (r. 626-649). Au vu des contextes où l’expression apparaît, elle doit simplement désigner un cavalier qui apporte un message urgent, le fei 飛 pouvant avoir le sens de « rapide ».

70 Dans la Chine ancienne, une heure équivaut à deux heures dans notre système chronologique.

71 L’expression geshiha 戈什哈, souvent abrégée geshi 戈什, aussi retranscrit guoqiha 國齊哈 ou 郭齊哈, est la transcription chinoise du mot mandchou gocika dont le champ sémantique recouvre tout ce qui a trait à la garde impériale (voir Jerry Norman, A Comprehensive Manchu-English Dictionary. Boston : Harvard University Asia Center, 2013, p. 145, s.v. « gocika »). L’expression chinoise désigne spécifiquement la garde personnelle d’un fonctionnaire de haut rang, comme un gouverneur général (zongdu 總督, 2a) ou un gouverneur de province.

72 Wu Zhang 吳璋 (1797-1868), de prénom social Jinyan 晉延, de surnom Peizhi 佩之, est originaire de Qingyuan 清苑, dans la préfecture de Baoding 保定, province du Zhili. Alors commandant de brigade (youji 游擊, 3b) du camp de Beitang (Beitang ying 北塘營), il est envoyé dès 1853 auprès de Shengbao pour combattre les Taiping, ses succès militaires lui valant alors d’être promu vice-commandant des Bataillons verts (fujiang 副將, 2b) au début de l’année 1854. Le titre de vice-commandant des Bataillons verts peut désigner soit un officier, subordonné à un commandant des Bataillons verts (zhenshou zongbingguan 鎮守總兵官, souvent abrégé zongbing 總兵, 2a), qui commande un régiment (xie 協) dans une zone géographique plus petite que la garnison (zhen 鎮), soit un adjudant-général (zhongjun 中軍) en charge des affaires militaires d’un haut fonctionnaire provincial, comme un gouverneur général ou un gouverneur de province.

73 La réticence dont fait preuve Deshun peut peut-être s’expliquer par son âge : lorsqu’il a été révoqué en 1851, il semble qu’il était déjà âgé de plus de soixante-dix ans, car, dans les Annales véridiques (shilu 實錄), il est dit que, malgré son âge, il n’a pas été autorisé à racheter sa peine au tarif de clémence, une faveur accordée notamment aux personnes de plus de soixante-dix ans.

74 Nous n’avons pas été en mesure d’identifier plus précisément la personne dont il est question ici. Le titre de commandant de brigade spéciale (yingzong 營總, 3a) désigne habituellement l’officier en second d’un détachement spécial des bannières, et notamment dans la brigade des mousquetaires-artilleurs (huoqiying 火器營), dont la tâche principale est la formation et l’entraînement des troupes.

75 Le caractère dan 單 peut être compris dans le sens de « seul, solitaire », d’où notre traduction. Mais il est aussi possible de l’entendre dans le sens de « faible, mince » (= danbo 單薄), auquel cas une traduction par « quand des soldats sont en forces réduites » serait aussi envisageable.

76 À ce moment-là, Zhang Jixin n’a été autorisé qu’à rester provisoirement au service de Shengbao, en raison de circonstances exceptionnelles. L’exemption de sa peine de déportation ne sera ordonnée que plus tard dans l’année, en récompense de ses succès à Linqing.

77 Zhou Shitang 周士鏜 (dates inconnues, licencié en 1831), de prénom social Nianxiu 念修, de surnom Mianmin 勉民, est originaire du district de Jiashan 嘉善, dans la préfecture de Jiaxing 嘉興, province du Zhejiang. Il est promu au rang de préfet de Kaifeng 開封 en 1852, d’où le titre de taishou. Il prend part à la campagne contre les Taiping dès l’année 1853, étant en service dans le camp de Shengbao, où il fait partie du Secrétariat privé (mufu 幕府) de celui-ci. Le Secrétariat privé fait référence au système de conseillers provinciaux engagés à titre privé qui apparaît à différentes périodes de l’histoire chinoise, et particulièrement sous les Qing. Pour plus de détails sur les diverses formes qu’a pu prendre ce système au cours de l’histoire chinoise, voir Kenneth E. Folsom, Friends, Guests, and Colleagues : The Mu-Fu System in the Late Ch’ing Period. Berkeley : University of California Press, 1968, pp. 33-57. À cette époque, l’expression wen’an 文案 fait référence, au sens large, à un Secrétariat privé de tout échelon territorial. Dans un sens restreint, il désigne spécifiquement un Secrétariat privé établi par un gouverneur général ou un gouverneur de province. Il constitue une sorte de bureaucratie parallèle, sans véritable existence légale, composée de spécialistes techniques, appelés secrétaires privés (voir supra, note 17). Dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment de la révolte des Taiping, cette structure joue un rôle important dans la nouvelle organisation administrative personnelle créée par Zeng Guofan, dont le modèle sera repris par d’autres : d’un côté, il conserve son rôle de conseil privé, composé d’amis, de conseillers et de consultants ; de l’autre, il devient une agence de recrutement et de développement des talents, où les compétences et les aptitudes de son personnel sont évaluées avant une nomination à un autre poste dans l’administration de Zeng Guofan. Sa composition connaît aussi une évolution : auparavant, le Secrétariat privé était composé majoritairement d’aspirants lettrés ou de détenteurs d’un titre académique — des personnes qui recherchaient généralement un travail temporaire, bien rémunéré et formateur — ; désormais, des fonctionnaires en attente d’un poste (houbu 候補), et même des mandarins en fonction sont recrutés pour en faire partie. Pour plus de détails sur l’évolution du Secrétariat privé à la fin des Qing, voir Ibid., pp. 58-77 ; Jonathan Porter, Tseng Kuo-fan’s Private Bureaucracy. Berkeley : University of California Press, 1972, pp. 45-91.

78 Kong Guangshun 孔廣順 (dates inconnues) est originaire du district de Langzhong 閬中, dans la préfecture de Baoning 保寧, province du Sichuan. De 1853 à 1855, il occupe le poste de commandant des Bataillons verts de la garnison de Datong (Datong zhen 大同鎮), dans le Shanxi. Il commence à collaborer avec Shengbao à la fin de l’année 1853.

79 À la fin des Qing, avec la mobilisation de forces armées de plus en plus importantes, des États-majors sont mis en place par les chefs militaires, souvent un gouverneur général ou un gouverneur de province, avec à leur tête un intendant de circuit ou un préfet. Une telle organisation n’est pas véritablement nouvelle, une forme embryonnaire existant dans les Bataillons verts. L’État-major a une fonction de conseil militaire et s’occupe de la planification du camp et des armées. Pour plus de détails, voir Ibid., p. 76.

80 Le sens de la phrase zhike zuo zhuan geng yong er 只可作傳更用耳 n’est pas tout à fait clair, mais il s’agit à notre avis d’une remarque ironique de Zhang Jixin à la fois sur l’inutilité de l’État-major, qui n’est pas capable de fournir l’équipement adéquat, et sur celle des deux petits canons, qui ne servent à presque rien dans le combat.

81 Nous n’avons trouvé aucune information sur le dénommé Bukeshen 布克慎. À la même époque est cependant actif un certain Bukeshen 佈克慎, dont le nom ne diffère que par une très légère variante graphique. Le problème est que ce personnage ne semble jamais avoir été en poste dans la garde impériale : il occupa des charges plus élevées, notamment celle de commandant provincial (tidu 提督, 1b) du Guizhou entre 1853 et 1854. Il semble donc s’agir de deux personnes différentes.

82 Le terme weiyuan 委員 désigne spécifiquement sous les Qing un fonctionnaire envoyé accomplir une mission provisoire, d’où une traduction par « délégué ».

83 Le jiang 將 doit, à notre avis, être interprété ici comme un terme générique désignant simplement un officier militaire, quel que soit son rang.

84 La majorité des auteurs sont d’avis que les institutions politiques et militaires des Taiping sont largement empruntées aux Rites des Zhou (Zhouli 周禮), avec quelques différences dans le détail. Concernant l’organisation militaire, les titres et divisions proviennent ainsi de la section « Fonctionnaires de l’été, Commandant des chevaux » (« Xiaguan sima » 夏官司馬), d’où l’utilisation du caractère wei 僞 par les contemporains de l’époque pour signaler le caractère frauduleux de leur système : ainsi Chu Zhifu 儲枝芙 (1827-1897) dans son Huanqiao jishi 皖樵紀實 note-t-il que «  les brigands ont volé le système des Fonctionnaires des Zhou et établi de faux chefs d’armée, chefs de régiment, chefs de bataillon, chefs de compagnie, chefs de section et chefs d’escouade, [les différents rangs] des fonctionnaires d’un village. » 賊竊周官制,立僞軍帥、師帥、旅帥、卒帥、兩司馬、伍長等鄉官。 (Cité dans Luo Ergang 羅爾綱, Taiping Tianguo de lixiangguo : Tianchao tianmu zhidu 太平天国的理想国:天朝田亩制度考 (L’utopie du Royaume céleste de la Grande paix : le système foncier de la Dynastie céleste). Shanghai : Commercial Press, 1950, p. 18.) Pour plus de détails, voir Vincent Yu-Chung Shih, The Taiping Ideology : Its Sources, Interpretations and Influences. Seattle : University of Washington Press, 1967, pp. 253-268.

85 Nous n’avons pas trouvé d’explications précises concernant cet habit noir (zaoyi 皂衣) et ce bonnet à tête de tigre (hutoumao 虎頭帽) distribués aux courageux volontaires. La présence d’un bonnet à tête de tigre peut certainement être expliquée par la place qu’occupe la figure du tigre en Chine : il est l’emblème de la force, du courage, de l’ardeur et des prouesses martiales, autant de qualités censées caractériser tout soldat. Une tête de tigre était parfois peinte sur les boucliers pour susciter la peur chez l’ennemi. Par un jeu d’homophonie entre les caractères hu 虎 « tigre » et hu 護 « protéger », le tigre est également considéré comme un gardien et un protecteur, qui chasse au loin le mal et les mauvais esprits — le motif est d’ailleurs très populaire sur les vêtements des enfants. Pour plus de détails, voir Charles A.S. Williams, Outlines of Chinese symbolism and art motives. Rutland, VT : C.E. Tuttle Co., 1941, pp. 398-400 ; Patricia B. Welch, Chinese Art: A Guide to Motifs and Visual Imagery. Tokyo : Tuttle Publ., 2008, s.v. « Tiger ». Peut-être est-ce pour de telles raisons que des bonnets à tête de tigre sont distribués aux volontaires. L’habit noir est plus problématique. Sous les Ming et les Qing, le caractère zao 皂 est très souvent lié aux sbires de yamen, les yamen runners anglais (zaoyi 皂役, zaoya 皂衙), chargés des basses besognes de police, un métier tenu pour vil (jian 賤). Ces derniers devaient notamment porter un vêtement noir pour marquer leur statut (voir Bradly W. Reed, Talons and Teeth: County Clerks and Runners in the Qing Dynasty. Stanford, Calif. : Stanford University Press, 2000, pp. 149-155). Cette donnée semble toutefois difficilement applicable au contexte présent. Une autre hypothèse serait que l’habit noir et le bonnet à tête de tigre renvoient à une stratégie employée par le général Huang Degong 黃得功 (?-1645) de la fin des Ming, qui a utilisé l’image d’un tigre noir pour effrayer ses ennemis : « Les soldats de Huang Degong peignaient une tête de tigre sur une étoffe noire qu’ils utilisaient comme armure, de sorte que la majorité des brigands, à la simple vue de cette armée à têtes de tigre noir, prenaient la fuite. Les succès qu’ils obtinrent dépassèrent ainsi ceux du bataillon de la capitale, dit-on. » 得功軍士畫虎頭於皁布以衣甲,賊望見黑虎頭軍,多走避,其得力出京營上云。 (Zhang Tingyu 張廷玉 et al., Mingshi 明史 (Histoire des Ming). Beijing : Zhonghua shuju, 1974, p. 2191.)

86 L’expression junlingzhuan 軍令狀 désigne un engagement écrit par lequel une personne, le plus souvent un soldat, accepte d’exécuter une action avec succès sous peine d’être punie en cas de non-accomplissement ou d’échec.

87 Le caractère xi 析 désigne des morceaux de bois creux que frappaient les veilleurs de nuit pour indiquer les différentes veilles de la nuit (geng 更).

88 Yin Shaolie 尹紹烈, originaire du district de Mengzi 蒙自, dans la préfecture de Lin’an 臨安, province du Yunnan, se voit gratifier d’un portrait au vitriol dans l’autobiographie de Zhang Jixin (Zhang Jixin, Op. cit., pp. 149-150). Il décrit notamment Yin Shaolie comme un arriviste qui ne doit ses réussites que grâce à ses relations personnelles, comme un individu vantard, vil et sans vergogne, un fonctionnaire corrompu pratiquant l’extorsion, qui pille sans pitié les victimes des troubles et qui rafle alcool et nourriture dans le camp de Zhang Jixin sans jamais rien donner en retour.

89 Zhang Jixin, Op. cit., pp. 141-142.

90 Qi Jing’an est le prénom social de Kišan (voir supra note 45). À l’origine, l’expression xiangguo 相國, littéralement « ministre d’État », est une appellation honorifique du Premier ministre (chengxiang 丞相). Par extension, elle en vient à désigner les fonctionnaires du plus haut rang dans l’administration centrale. Avec l’abolition du poste de Premier ministre par Zhu Yuanzhang 朱元璋 (Hongwu 洪武, r. 1368-1398) en 1380, l’expression fait alors spécifiquement référence à un grand secrétaire (daxueshi 大學士, 1a) du Grand secrétariat (neige 內閣), une institution mise en place sous les Ming pour suppléer l’absence de Premier ministre et reprise par les Qing. Kišan occupe, certes, le poste de grand secrétaire du Pavillon de la Profondeur des lettres (Wenyuange daxueshi 文淵閣大學士, 1a) de 1838 à 1841, mais il est plus probable que l’emploi de xiangguo par Zhang Jixin fasse référence au rang de grand secrétaire adjoint (xieban daxueshi 協辦大學士, 1b) que reçoit, de manière posthume, Kišan en 1854.

91 Nous n’avons pas été en mesure d’identifier ce personnage. Il est possible que le hou 侯 soit un titre.

92 Le privilège yin 蔭/廕 permet aux fils et petits-fils, et parfois même à un parent plus éloigné, d’un haut fonctionnaire d’hériter par privilège héréditaire (yinxi 廕襲) du statut de fonctionnaire, leur permettant alors de recevoir un poste sans avoir à passer les examens. Il s’agit de l’une des manières d’entrer dans la fonction publique, au côté de la voie officielle des examens et de l’achat de poste. À l’origine, le caractère yin signifie « protéger », et le but de ce privilège est précisément de protéger les descendants de fonctionnaire de l’exclusion du service civil pour ne pas avoir réussi les examens (voir Richard L. Davis, Court and Family in Sung China, 960-1279. Durham : Duke University Press, 1986, p. 16). Ici, Gongyu, en sa qualité d’homme des bannières (qiren 旗人), obtient donc un poste au sein de celles-ci, mais le terme « fonctionnaire des bannières » (qiyuan 旗員) ne renseigne nullement sur la nature exacte de son affectation. Ce que les sources nous disent, c’est qu’il est garde du corps de troisième degré en mai 1854 et qu’au moment de sa mort, à la fin de juin 1854, lors du siège de la sous-préfecture de Gaotang, dans le Shandong, il est garde du corps de deuxième degré.

93 Nous n’avons pas été en mesure d’identifier ce personnage. Peut-être s’appelle-t-il véritablement Ji Shangshu, mais il est plus probable que shangshu 尚書 fasse référence à sa fonction, celle de président d’un ministère. Toutefois, aucun candidat n’a pu être identifié. Il est donc possible qu’il n’ait que reçu le rang de président, sans occuper effectivement la fonction au sein d’un ministère.

94 Dahūngga (Dahong’a 達洪阿, 1788-1854), de prénom social Hou’an 厚庵, issu du clan Fuca (Fucha shi 富察氏), est un homme de la Bannière mandchoue jaune à bordure. Dès 1847, il occupe le poste de vice-commandant en chef dans différentes bannières et de commandant des Bataillons verts dans plusieurs garnisons pour faire face aux rébellions, et notamment à la révolte des Taiping. Il meurt au combat en juin 1854.

95 Voici ce qui est dit dans le mémoire de Shengbao : « La nuit du 25 [20 juin 1854], les brigands sortirent à nouveau en cachette et attaquèrent la plate-forme d’artillerie située en plein nord. Le garde du corps de deuxième degré Gongyu, qui à ce moment-là supervisait les hommes, se pressa le soir même pour aller réparer les tranchées et les remparts, mais les brigands avaient déjà rampé jusqu’à l’avant. Gongyu, alors pris au dépourvu, tua de ses propres mains deux brigands, sur quoi les soldats et les braves qui le suivaient se pressèrent pour le défendre, mais son corps avait déjà reçu des blessures en maints endroits, et celles-ci étaient si graves qu’il mourut sur le champ de bataille même. Les soldats et les braves le portèrent alors et ramenèrent sa dépouille jusqu’au camp. » 二十五夜,賊復潛出,撲正北砲臺。二等侍衛恭鈺正在督夫,連夜趕修濠牆,賊已伏行至前,恭鈺猝不及防,手刃二賊,隨從兵勇趕護,身已受傷數處,傷重陣亡,兵勇擡囘屍身。 Qing zhengfu zhenya Taiping Tianguo dang’an shiliao 清政府镇压太平天国档案史料 (Matériaux des archives sur la répression du Royaume céleste de la Grande paix par le gouvernement Qing), compilé par les Archives historiques n° 1 de Chine [Zhongguo diyi lishi dang’an 中国第一历史档案]. Beijing : Shehui kexue wenxian, 1994, pp. 529-30.)

96 Zhang Jixin, Op. cit., pp. 143-4.

97 Zhang Jigong 張蹟功 (?-1854, licencié en 1818), de prénom social Jiqin 寄琴, est originaire du district de Yizheng 儀征, dans la préfecture de Yangzhou 揚州, province du Jiangsu. En 1853, il est nommé préfet de Linqing et doit faire face aux attaques des Taiping en 1854. Zhang Jixin nous raconte que, lors d’un premier assaut, croyant la ville perdue, Zhang Jigong se jeta dans un puits pour mourir héroïquement plutôt que d’être pris par l’ennemi, mais la place ne tomba finalement pas, et il obtint ainsi d’avoir la vie sauve. Le texte décrit ici le second assaut des Taiping, qui, cette fois-ci, réussirent à faire tomber la ville. À nouveau, Zhang Jigong préféra une mort héroïque, s’enfermant dans le siège sous-préfectoral et y mettant le feu de l’intérieur, après avoir eu soin de détruire les réserves de poudre à canon. L’appellation de « frère aîné » ne doit pas être prise au sens littéral. Zhang Jigong est en réalité un cousin éloigné, de même génération que Zhang Jixin mais plus âgé, et du même clan, plus précisément un cousin aîné en quatrième ligne patrilatérale collatérale (zuxiong 族兄). Il était alors courant de n’utiliser que le terme générationnel pour mentionner un parent.

98 À cette époque, l’expression « Turbans rouges » (hongjin 紅巾) est souvent utilisée pour désigner les rebelles Taiping (du fait que, selon certaines sources, les troupes portaient un turban rouge). Selon Sôda Hiroshi 相田洋, l’utilisation du turban rouge comme symbole de résistance contre le pouvoir remonterait à la chute des Song du Nord, lorsque plusieurs groupes armés luttant contre les Jürchens étaient coiffés d’un turban rouge ou bien combattaient sous une bannière rouge, la couleur dynastique des Song. Depuis lors, plusieurs mouvements rebelles reprirent ce symbole, le plus notoire étant celui des Turbans rouges à la fin des Yuan (1271 [1279]-1368). Pour plus de détails sur l’utilisation du turban rouge comme symbole de résistance, voir Sôda Hiroshi 相田洋, « Kôkin kô : Chûgoku ni okeru minkan busshô shûdan no dentô » 紅巾考 ── 中國に於ける民閒武装集團の傳統 (Le turban rouge : une tradition des groupes armés populaires en Chine), Tôyôshi kenkyû 東洋史研究, n° 38.4, 1980, pp. 569-596. Barend J. ter Haar (Ritual and Mythology of the Chinese Triads: Creating and Identity. Leiden : E.J. Brill, 1998, p. 116), dans son étude sur les Triades chinoises — qui sont par ailleurs à l’origine d’une rébellion dite des Turbans rouges à Canton en 1854 —, est d’un autre avis : selon lui, il était commun dans l’histoire chinoise que des rebelles portassent autour de la tête une pièce d’étoffe rouge afin de montrer l’ardeur de leur force vitale.

99 Qian 黔 est le nom monosyllabique de la province du Guizhou, renvoyant à la commanderie de Qianzhong 黔中, établie par le royaume de Chu et conquise ensuite par les Qin durant la période des Royaumes combattants ([481] 453-221 AEC). Elle occupait notamment la partie orientale du Guizhou.

100 Zhang Jixin, Op. cit., p. 154.

101 Sous les Qing, le terme dibao 邸報, que nous pourrions traduire par « bulletin officiel », est une appellation courante du « Bulletin de la capitale » (Jingbao 京報), baptisé Gazette de Pékin par les missionnaires. Il est composé de trois parties : la première, intitulée « Copies des portes du Palais » (gongmenchao 宮門抄), consiste en de brèves descriptions des audiences impériales, des gardes en service dans la cité impériale et des déplacements de l’empereur ; la seconde, intitulée « Édits impériaux » (shangyu 上諭), rassemble des édits et des rescrits rédigés par l’empereur ; la troisième, intitulée « Mémoires de palais » (zoubao 奏報 ou zouzhe 奏摺), contient des mémoires adressés par des fonctionnaires à l’empereur pour solliciter son auguste décision. La Gazette de Pékin est publiée par les autorités, et la publication des pièces officielles qui s’y trouvent a préalablement été approuvée par le gouvernement. Pour plus de détails, voir Lane J. Harris, The Peking Gazette: A Reader in Nineteenth-Century Chinese History. Leiden : Brill, 2018, pp. 2-8.

102 Zhang Jixin parle ici de Mme née Zheng (Zheng shi 鄭氏, ?-1858), l’épouse de son cinquième oncle paternel cadet (wushu 五叔) Zhang Shijun 張式均 (?-1853). Comme il était âgé et sans héritier, il avait demandé au père adoptif de Zhang Jixin que ce dernier soit également l’héritier de sa branche. Ce genre de succession, où la personne adoptée ne passe pas véritablement dans la famille dont il héritera également, porte le nom de jiantiao 兼祧. Elle avait été autorisée et réglementée par Qianlong 乾隆 en 1785 par le biais de la promulgation d’un article additionnel. Par égard, dans son autobiographie, Zhang Jixin appelle Mme née Zheng sa « mère de cœur » (jianci 兼慈), où le ci 慈 renvoie à l’expression « père sévère, mère aimante » (yanfu cimu 嚴父慈母) et dénote fréquemment l’amour maternel. Dans son autobiographie, Zhang Jixin présente en outre Mme née Zheng comme une mère très aimante pour tous ses enfants (voir Zhang Jixin, Op. cit., pp. 242-4).

103 L’expression « villages des eaux » (jiangxiang 江鄉) fait référence au Jiangnan, la région natale de Zhang Jixin, où abondent les rivières et les lacs.

104 Zhang Jixin parle ici de son fils aîné Zhang Zhaolan 張兆蘭 (1843-?) qu’il avait eu avec sa seconde épouse Mme née Shao (Shao shi 邵氏, ?-1847). Dans le texte, il est souvent appelé « mon petit Lan », le er 兒 servant simplement de suffixe. Zhaolan était à cette époque, en 1854, encore un enfant d’une douzaine d’années.

105 La phrase jin yu bu lai 今雨不來 ne peut ici signifier quelque chose comme « aujourd’hui, la pluie ne venait pas », car le contexte est plus général dans notre passage. En fait, plus qu’une simple indication météorologique, il s’agit d’une allusion à un passage d’une pièce intitulée « Note printanière », écrite par le poète des Tang (618-907) Du Fu 杜甫 (712-770), dont voici l’extrait : « Cet automne durant lequel, alité, je séjourne à Chang’an, les pluies sont si nombreuses que les poissons se multiplient à vue d’œil et que les mousses vertes recouvrent jusqu’à ma couche. Ces mêmes hôtes assis dans leur voiture ou montés à dos de cheval qui, hier encore, avaient coutume de venir même par temps de pluie, aujourd’hui ne viennent plus dès la moindre intempérie. Jadis, Peng Degong [dates inconnues] l’ermite de Xiangyang ne pénétra de toute sa vie dans le siège de la préfecture, et Maître Yang [Yang Xiong, 53 AEC-18 EC] dit avoir brouillonné son Mystère [suprême] dans la solitude et la quiétude. Ils furent le plus souvent raillés et méprisés par les générations postérieures, et aujourd’hui je suis semblable à eux. Hélas ! Dans l’arène des fonctionnaires, ce ne sont que courses effrénées au renom et au profit ! Bien que le chemin soit boueux devant les portes vermillon des nobles, les lettrés font fi de cette boue : pourquoi n’ont-ils donc cure à plus forte raison de toute cette boue qui recouvre la pauvre ruelle en laquelle je me retrouve alité ?  » 秋,杜子臥病長安旅次,多雨生魚,青苔及榻。常時車馬之客,舊雨來,今雨不來。昔襄陽龐德公至老不入州府,而揚子雲草《元》寂寞,多為後輩所褻,近似之矣。嗚呼!冠冕之窟,名利卒卒。雖朱門之塗泥,士子不見其泥,矧抱疾窮巷之多泥乎? (Dong Gao 董誥 et al. [éds], Quan Tangwen 全唐文 (Littérature complète des Tang). Taiyuan : Shanxi jiaoyu, 2002, vol. 360, p. 2167.) D’après les spécialistes, cette pièce a été écrite en 751, une année dont l’automne fut particulièrement pluvieux selon l’Ancienne histoire des Tang (Jiu Tangshu 舊唐書). Zhang Jixin se trouve dans une situation similaire à celle du poète des Tang à cette époque de sa vie : blessé après être tombé de cheval, il obtient un congé pour se rétablir, mais, sur le chemin, pas une seule de ses vieilles connaissances en poste dans les régions qu’il traverse ne vient à sa rencontre en raison de sa révocation. Tous ses pairs le considèrent comme un étranger. Zhang Jixin n’est que trop conscient que ce comportement est le propre des milieux officiels, où les amitiés changent au gré des carrières.

106 Les Notes pour comprendre facilement les Miroirs et ses compendia (Gangjian yizhi lu 綱鑒易知錄) sont un ouvrage achevé et imprimé en 1711 par un lettré du nom de Wu Chengquan 吳乘權 (1655-1719). Comme l’indique le titre, il s’agit d’une version simplifiée, et plus raffinée, des Miroirs, dont la tradition débute avec le Miroir général pour aider à gouverner (Zizhi tongjian 資治通鑒) de Sima Guang 司馬光 (1019-1086), et des différents compendia rédigés dans la continuité de celui de Zhu Xi 朱熹 (1130-1200). Les gangjian 鋼鑒, en raison de leur caractère synthétique, étaient les ouvrages historiques les plus lus dans la Chine impériale, davantage même que la plupart des histoires dynastiques, particulièrement par les étudiants qui préparaient les examens mandarinaux. Pour plus de détails, voir Wang Huayan, « Miroir général pour aider à gouverner (Le) (Zizhi tongjian) », in Nathalie Kouamé, Éric P. Meyer et Anne Viguier, Encyclopédie des historiographies : Afriques, Amériques, Asies. Volume 1 : sources et genres historiques (Tome 1 et Tome 2). Paris : Presses de l’Inalco, 2020, pp. 1218-34.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

John A. Chaney, « Les tribulations d’un fonctionnaire dans la Chine du XIXe siècle  »Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/3820 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z85

Haut de page

Auteur

John A. Chaney

John Chaney est doctorant au Département d’études est-asiatiques (ESTAS) de l’Université de Genève (UNIGE). Sa thèse de doctorat porte sur la gestion de la sexualité par l’État Qing à partir de l’étude de la législation et des cas judiciaires. Ses champs de recherches sont principalement l’histoire de la Chine pré-moderne et l’histoire du droit chinois. Il s’intéresse également à la littérature judiciaire au sens large, et notamment au gong’an.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search