L’histoire du roi Dragon noir
Texte intégral
1Jacques Pimpaneau a été mon directeur de recherche pour un travail de maîtrise sur les légendes populaires liées au Mont Huang Shan en 1989-1990. C’est en souvenir de cette année passée à explorer l’imaginaire des montagnes sous le regard bienveillant de ce directeur exceptionnel, que j’ai choisi de lui offrir en hommage ce texte intitulé « L'histoire du roi Dragon noir ». C’est une légende qui m’a été racontée en mai 1999 dans le jardin du temple où il vivait au pied du Mont Jizu 鸡足山 par un moine de 90 ans, dont le nom de religion était Jue Yuan 觉圆. Le Mont Jizu (de la patte de coq) se trouve sur la rive sud du lac Erhai, dans la préfecture de Dali, dans le nord-ouest du Yunnan. C’est une montagne sacrée du bouddhisme hinayana, célébrée parce c’est là que Mahakashyapa, l’un des premiers disciples du Bouddha Shakyamuni se serait retiré à la fin de sa vie. J'étais venu la visiter en compagnie d’un ami qui habitait à proximité et qui m’avait invité à profiter des beaux jours du mois de mai pour en faire l’ascension. Cet ami, Dong Zhongbi, était fort heureusement également avec moi quand le moine avait raconté la légende et c’est grâce à lui que j’ai pu avoir accès à la totalité de son contenu. En effet, il s’exprimait dans le dialecte du Yunnan, que je ne comprenais pas, mais Dong Zhongbi avait noté par écrit toutes ses paroles. C’est grâce à cette transcription, également jointe à cet hommage, que j’ai été capable de prendre ensuite connaissance de la légende. Elle narre l'origine d'une cérémonie rituelle — réelle ou imaginaire, je ne le sais pas — pour implorer la pluie. Il faut dire que le mont Jizu se trouve dans l’une des trois régions les plus arides du Yunnan.
L’histoire du roi Dragon noir
2La Montagne Jizu compte trois cent soixante dragons, chacun d’eux a sa propre légende, toutes aussi merveilleuses les unes que les autres. Parmi elles, l’histoire du grand Dragon noir est sans conteste la plus célèbre car elle est connue dans tous les foyers.
3Il y eut autrefois un lettré répondant au nom de Zhao, originaire du village de Xiacang situé à environ trente lis de la Montagne Jizu, qui devint membre de l’Académie impériale de la Forêt des pinceaux. Un jour, le lettré Zhao — c’est ainsi que les gens l’appelaient car ils ignoraient son nom complet — se rendit à la capitale pour assister à une réunion au palais. Or, il se trouve que le grand Dragon noir avait pris forme humaine et occupait un poste à la cour impériale.
À la cour, le lettré Zhao fut interrogé par l’Empereur : « Chez vous, non loin de la montagne Jizu, les conditions doivent être très bonnes, avez-vous de bons produits ? La vie des gens est-elle agréable ? »
Le lettré Zhao s’empressa de répondre : « Hélas non. Le temps est trop sec, il n’y a pas d’eau, même l’Étang du dragon est à sec, surtout à l’époque du repiquage du riz. Les gens ont une vie très difficile, elle dépend des aléas du ciel. Ils espèrent la pluie car il faut beaucoup d’eau pour que le riz pousse, pour qu’il y ait ensuite de bonnes récoltes et que la vie des gens s’améliore. »
L’empereur déclara alors tout en désignant une personne de l’assistance : « Voici justement le roi Dragon noir du temple Xitan de la Montagne Jizu, en mission au palais. » Puis il demanda au lettré Zhao : « Xiacang se trouve à quelle distance du Temple Xitan ?
― À trente lis.
― Dans ce cas, allez donc le trouver pour qu’il fasse tomber la pluie ! Et vous pourrez cultiver le riz. »
Fort heureusement la mission au Palais impérial du grand Dragon noir venait de prendre fin et ils purent se mettre en route ensemble vers Xiacang. C’était un très long voyage et aucun d’entre eux ne ménagea sa peine. Le soir, comme le grand Dragon noir n’osait pas loger dans les auberges à cause de son apparence, il dormait dans les temples en se prétendant végétarien incapable de supporter les odeurs de viande cuite. Tandis que de son côté le lettré Zhao résidait dans des auberges, et mangeait volontiers de la viande. C’est ainsi que cheminant côte à côte le jour mais se séparant chaque soir, ils firent peu à peu très ample connaissance. Ils parvinrent finalement au village de Xiacang. Zhao invita son compagnon de route à y rester quelque temps avec lui pour se délasser des fatigues du voyage : « Il y a dans ce village un très beau temple dédié à Wenchang, vous pourriez vous y installer, je veillerai à ce qu’on vous prépare chez moi des repas sans viande et à ce qu’on vous les apporte. »
Les jours suivants, le lettré allait le retrouver tôt le matin, passait toute la journée en sa compagnie à discuter de choses et d’autres et ne rentrait chez lui qu’à la nuit tombée.
Au bout d’une semaine, le grand Dragon noir déclara : « Nous sommes désormais de vieux amis. Je dois maintenant prendre congé et rejoindre mon temple dans la Montagne Jizu. Le temps du repiquage du riz va bientôt arriver, quand ce sera le moment vous aussi devrez venir passer sept ou huit jours chez moi, ce serait en effet très impoli de venir me rendre visite sans rester un peu avec moi ! Je suis toujours au Temple Xitan. Et s’il arrive que les paysans manquent à nouveau d’eau, venez me prévenir, mais venez assez tôt de façon à pouvoir séjourner un peu en ma compagnie. Il ne faudra rien apporter, et ne pas être accompagné, vous devrez venir tout seul et le plus discrètement possible jusqu’au Temple Xitan. Je viendrai vous accueillir auprès de l’Étang du dragon. »
Et suivant les dires du roi Dragon noir , le lettré Zhao se rendit donc (plus tard) dans la montagne Jizu pour aller le retrouver au Temple Xitan. Après avoir cheminé plus de trente lis, et à un li environ de l’Étang du dragon, il interrogea quelqu’un sur le sentier : « Le Temple Xitan se trouve à quel endroit ? » Ce qu’il ignorait c’est que le roi Dragon noir était venu l’attendre en personne. Il reprit en un éclair l’apparence qu’il avait au Palais impérial. En le voyant, le lettré Zhao le salua avec un grand sourire : « Mon ami, comment saviez-vous que j’allais venir ? Je viens juste de demander à quelqu’un où se trouvait le Temple Xitan.
― Voilà trois jours que je sais que vous allez venir, c’est pour cela que je suis venu vous accueillir ici. »
Tous les deux étaient très heureux de se revoir. Le roi dragon lui dit ensuite : « Donnez-moi la main et fermez les yeux. Il suffit que vous sautiez une fois en l’air pour effectuer une distance d’un li. Quand vous rouvrirez les yeux, vous serez arrivé à côté de l’Étang du dragon du Temple Xitan. »
- 1 Ces deux phrases en italique ont été ajoutées dans le texte français par souci de cohérence. (Note (...)
4Le Dragon fit un pas en avant et cette simple enjambée les propulsa tous les deux dans les airs. En une seconde, ils arrivèrent au bord de l’étang du Temple Xitan.1
- 2 Cette partie en italique ne figure pas dans le texte original, elle a été ajoutée dans le texte fra (...)
5« Restez ici sans bouger, je vais chercher une embarcation. » lui dit le roi dragon.
Le lettré Zhao lui obéit et se tint debout immobile au bord de l’eau. Le roi dragon était déjà parti demander à ses fils et à ses petits-fils d’aller chercher le lettré Zhao à bord de leur plus beau bateau. Et il était allé brûler de l’encens et disposer des offrandes dans la salle des dragons du Temple Xitan en l’honneur du lettré.
Suivant les recommandations du roi dragon, le lettré Zhao ferma les yeux et sauta dans le bateau, entendant aussitôt le vent siffler à ses oreilles. En un instant, ils entrèrent dans le palais du Roi Dragon. Les enfants et petits-enfants de ce dernier le traitèrent comme un prince, selon la volonté de leur père et grand-père. Le troisième jour, le lettré Zhao s’adressa ainsi au roi Dragon noir : « Dehors, c’est la sécheresse, les gens ne peuvent pas repiquer le riz, pouvez-vous nous dire comment faire pour vous implorer de faire tomber la pluie ?
― Retenez bien ce que je vais vous dire, lui répondit son hôte. Il faut demander aux villageois de fabriquer avec des branches de cyprès un kiosque et un autel. Ils devront disposer sur l’autel un vase en porcelaine et y mettre une branche de cyprès provenant de la Montagne Jizu. Le vase devra être couvert par du tissu rouge. Ils devront aussi disposer des offrandes sur l’autel, y allumer des bougies et jouer de la musique. Vous devrez ensuite demander à un grand moine de la montagne Jizu de confectionner une bannière de prière. Sur celle-ci il faudra écrire très distinctement : « Nous prions le Grand Dragon Noir de venir à Xiacang et d’y faire pleuvoir ». Puis les gens devront brûler de l’encens et du papier monnaie sur les bords de l’Étang du dragon, se prosterner devant tous les dragons de la salle des dragons et prononcer à voix haute la prière écrite par le moine : « Nous prions le Grand Dragon Noir de venir à Xiacang et d’y faire pleuvoir ». Cela une fois fait, la bannière devra être brulée. Puis il faudra demander aux gens de s’équiper de filets et d’épuisettes et de les plonger dans l’étang pour attraper tout ce qui s’y trouve. Ils vont capturer des loches, des anguilles, des carpes, des gardons et des petits serpents.
Parmi ces derniers, il y en aura un avec un point rouge sur la tête : ce sera moi, le Roi Dragon –– alors que tous les autres auront plutôt le corps doré. Celui avec un point rouge sur la tête devra être mis dans le vase en porcelaine qu’il faudra recouvrir du tissu rouge. Puis au son des cymbales et tambours vous formerez un cortège jusqu’à Xiacang. Une fois arrivés, tous les habitants sans exception viendront se prosterner devant l'autel et y brûler une baguette d'encens. Chaque chef de famille inscrira son nom et la taille du terrain qu'il cultive sur un papier. Puis, il faudra placer le kiosque, le vase et les feuilles avec le nom de tous les villageois dans un chaudron pour y mettre le feu. Voilà ce que les habitants de votre village devront faire, avez-vous bien tout retenu ?
― Oui, répondit le lettré Zhao qui s’agenouilla et se prosterna devant le roi Dragon pour le remercier.
Une fois revenu chez lui, il fit convoquer tous les anciens du village et leur expliqua en détail ce que le roi Dragon lui avait appris. Les villageois se hâtèrent de construire un beau pavillon de bois, choisirent un beau vase et se rendirent en procession dans la Montagne Jizu. Ils firent exactement selon les recommandations du Dragon Noir. Effectivement, ils capturèrent avec leurs filets et leurs épuisettes de nombreux poissons et serpents dont l'un avec la tête marquée d’un point rouge. De retour dans leur village, assemblés au Temple Wenchang, après que tous soient venus se prosterner devant l'autel, ils brûlèrent toutes les offrandes, le kiosque de bois et le vase dans un immense tripode.2
6Sous l’effet de la forte température, la paroi du chaudron vira au rouge, et, au milieu de la fumée, tout le monde put distinguer le dragon à tête rouge qui rampait sur le tripode. Insensible au feu, son corps était recouvert de fines gouttelettes d'eau froide. Lorsque tout fut brûlé et réduit en cendres, il se laissa glisser sur le sol. Il rampa un moment puis s'envola brusquement et sortit hors de l'enceinte du temple. Les villageois le virent faire trois fois le tour du village et des champs. Puis, il prit de l'altitude et disparut derrière les nuages.
7Aussitôt, il se mit à pleuvoir. D'abord quelques gouttes puis de plus en plus fort. En quelques heures, toutes les rizières furent inondées et les paysans s’empressèrent d’aller replanter le riz… Il tomba cette année-là exactement la quantité de pluie qu’il fallait, aux moments où il le fallait, si bien que le riz poussa très bien et que la récolte fut excellente, pour la plus grande joie des habitants. Ils firent (par la suite) de très nombreuses offrandes au roi Dragon noir, dont de beaux morceaux d’un cochon bien gras abattu pour l’occasion, et brulèrent de grandes quantités d’encens et de papier monnaie afin de le remercier pour son aide si bénéfique.
- 3 Nom chinois de Bernard Allanic.
Légende racontée au Mont Jizu
par le moine Jue Yuan, âgé de 90 ans,
transcrite et arrangée par Dong Zhongbi,
en prévision d’une traduction
en français par An Xiong3, le 16 mai 1999.
Document annexe
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Texte source - Manuscrit de l'Histoire du roi Dragon noir (application/pdf – 8,9M)
Notes
1 Ces deux phrases en italique ont été ajoutées dans le texte français par souci de cohérence. (Note de B. Allanic)
2 Cette partie en italique ne figure pas dans le texte original, elle a été ajoutée dans le texte français par souci de cohérence pour rendre la fin de l’histoire plus compréhensible. Je ne sais pas si cette partie avait été omise par le moine qui avait raconté la légende, ou oubliée ensuite par M. Dong.
3 Nom chinois de Bernard Allanic.
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Référence électronique
Bernard Allanic, « L’histoire du roi Dragon noir », Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/3678 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z81
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