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Retour au jardin des poiriers

Un drame politique au XVIIe siècle. Li Yu 李玉, Qingzhong pu 清忠譜 (Le chant des purs et des loyaux)

Traduction de la scène 6, « Ma xiang » 罵像 : « Insultes à la statue »
Rainier Lanselle

Texte intégral

Introduction

1Le célèbre eunuque Wei Zhongxian 魏忠賢 (1568-1627), qui sévit sous le règne de l’empereur Tianqi 天啟 (Xizong 熹宗, Zhu Yujiao 朱由校, 1605-1627, r. 1620-1627), inspira un nombre remarquable d’œuvres littéraires, ceci dès le lendemain de sa chute, dès 1628, première année du règne de l’empereur Chongzhen (Sizong 思宗, Zhu Youjian 朱由檢, 1611-1644, r. 1627-1644). Une telle proximité des événements avec leur interprétation littéraire dans des genres en langue vulgaire était sans précédent, même si les auteurs Ming avaient déjà pris l’habitude de traiter une actualité relativement proche sous des formes romanesques ou théâtrales. L’immédiateté de la réponse aux événements, l’attente du public d’en savoir davantage, le nombre des œuvres produites, sont des faits nouveaux, qui justifient de parler d’un véritable tournant dans la production de ce qu’on appelle, dès cette époque même, les « romans », ou « pièces de théâtre d’actualité » (shishi xiaoshuo 時事小說, shishi (xi)qu 時事()). Les titres romanesques sont très abondants, et voisinent souvent de très près avec des productions de yeshi 野史, d’ouvrages para-historiques riches de détails sur les tenants et les aboutissants de la carrière et des exactions de Wei Zhongxian, de sa comparse Dame Ke 客氏, la nourrice de Tianqi, de leurs complices (Cui Chengxiu 崔呈秀 [1571-1627], Xu Xianchun 許顯純 [?-1628]…), et de leurs grandes victimes de la société du Donglin 東林 (Yang Lian 楊漣 [1572-1625], Zuo Guangdou 左光斗 [1575-1625] et tant d’autres). Parmi ces romans, qui tous retravaillent la matière historique à leur façon, avec morales, justices immanentes et rétributions surnaturelles au besoin, mais toujours avec une remarquable exactitude dans la connaissance des faits historiques, on peut citer, sans aucune exhaustivité : Jingshi yinyang meng 警世陰陽夢 (Rêves yin et yang pour mettre en garde le monde, par Chang’an daoren guoqing 長安道人國清, alias Zhu Changzuo 朱長祚, 1628) ; Wei Zhongxian xiaoshuo chijianshu 魏忠賢小說斥奸書 (Récit pour condamner l’infâme Wei Zhongxian, par Lu Yunlong 陸雲龍, signant Wu Yue caomang chen 吳越草莽臣, 1628) ; Huang Ming zhongxing shenglie zhuan 皇明中興聖烈傳 (Histoires des courageux martyrs et de leurs efforts pour restaurer le Grand Ming, par Yue Shunri 樂舜日 signant Xihu yishi 西湖義氣士, 1628) ; Taowu xianping 檮杌閑評 (Discussions oiseuses sur la bête Taowu, anonyme, première décennie des Qing). Ces romans inégaux en qualité (le premier et le quatrième sont toutefois de véritables petits chefs-d’œuvre) sont, on le voit, publiés très vite après les événements, répondant à une demande soutenue d’un marché du livre dont une partie des nouvelles missions est de diffuser un savoir sur les événements politiques présents, dans une langue et sous des formes accessibles au plus large public possible.

2A côté du roman, le théâtre n’est pas en reste. Son évocation s’accompagne d’un motif de regret toutefois, qui tient au mode de diffusion propre à ce genre performatif, où l’on privilégia toujours beaucoup plus la copie manuscrite à l’édition imprimée : c’est que le risque est grand que les œuvres finissent par disparaître, une fois passé l’engouement du public pour ses représentations vivantes. De la quantité astronomique d’œuvres du théâtre-opéra chinois produites, tous genres confondus, au long des siècles, seule une petite proportion est parvenue jusqu’à nous, encore moins ont connu les honneurs de la reproduction xylographique et grâce à elle une certaine garantie de préservation. Pour tout ce qui est perdu, il nous reste quelquefois quelques titres ou/et brefs argumentaires, conservés dans de précieux catalogages réalisés par des savants de diverses époques, en particulier par certains collectionneurs avisés de la fin des Qing ou des débuts de la République, comme Dong Kang 董康 (1867-1947) par exemple. C’est ainsi que nous savons que pas moins de onze pièces furent composées, dès le lendemain de la chute de Wei Zhongxian, traitant du personnage et de sa carrière, ceci sans compter celles qui les évoquent, sans être entièrement centrées sur eux. Sur ces onze pièces, trois chuanqi 傳奇 complets seulement sont parvenus jusqu’à nous : Mo zhong ji 磨忠記, La Loyauté broyée (titre complet Wei jian mo zhong ji 魏監磨忠記, L’Eunuque Wei broie les loyaux), par un certain Fan Shiyan 范世彥 (dates inconnues), en 38 scènes ; Xi feng chun 喜逢春, La Joyeuse rencontre printanière, par un auteur de Nanjing signant du pseudonyme Qingxiaosheng 清嘯生 (L’Érudit au clair sifflement), en 33 scènes ; Qingzhong pu 清忠譜, Le chant des purs et des loyaux, par Li Yu 李玉 (1602 ?-après 1676), en 25 scènes et un prologue. Si les deux premières datent de l’immédiat après-Wei, ayant été écrite peut-être dès la première année Chongzhen, la troisième est nettement plus tardive, puisqu’on la date par sa préface de 1659. C’est de loin la plus aboutie des trois. Elle est l’œuvre d’un dramaturge de premier plan, et l’un des très grands drames politique de la période de transition Ming-Qing. C’est aussi, plus simplement, l’une des plus importantes pièces de tout le XVIIe siècle.

3Li Yu 李玉 (1602 ?-après 1676, zi Xuanyu 玄玉, Yuanyu 元玉, hao Sumen xiaolü 蘇門嘯侶 [Le compagnon-sifflant de Suzhou], Yili’an zhuren 一笠庵主人 [Le Maître de la Hutte d’un chapeau de paille]), parfois appelé Li Xuanyu dans la sinologie occidentale pour qu’on ne le confonde pas en pinyin avec son illustre contemporain Li Yu 李漁, est l’un des auteurs dramaturges les plus créatifs et les plus prolifiques de son temps. Son nom est étroitement lié à celui de Suzhou, sa ville natale, dont il fut une voix importante et dont il n’est pas exagéré de dire qu’il fut souvent le porte-parole. Il fut le plus célèbre des « dramaturges de Suzhou » de la période de transition Ming-Qing, et sa vie d’homme de théâtre, en particulier d’auteur de chuanqi, fut à bien des égards typique de toute une condition de professionnels du domaine, en particulier en ce qu’il entretenait des relations assez étroites avec la classe lettrée, mais sans jamais parvenir pour autant à percer le plafond de verre le séparant des membres de plein droit de l’élite. Li Yu était en effet le fils d’un simple jianu 家奴, d’un serviteur attaché à une grande famille lettrée, en l’occurrence celle de Shen Shixing 申時行 (1535-1614), de Changzhou 常州, qui avait été sous Wanli 萬曆 (1573-1620) l’un des puissants Grands secrétaires, l’un des membres du Neige 內閣. Comme il arrivait à des enfants intelligents du personnel de ces grandes maisons, Li Yu fut éduqué avec les fils de la famille, les petits-fils du Secrétaire. Sa formation fut donc celle d’un lettré, dont il eut toute la culture, mais sans jamais sortir complètement de la position d’infériorité où le plaçaient ses origines sociales. L’un de ses admirateurs, le grand auteur Wu Weiye 吳偉業 (hao Meicun 梅村, 1609-1672), qui donnera au Qingzhong pu une préface importante, parle de lui comme d’un talent d’exception, d’un grand savant et d’un grand artiste, mais qui vécut toujours humilié par des classes dirigeantes toujours prêtes à lui barrer la route. Quand il passa les concours provinciaux, ce ne fut que tardivement, avec un succès mitigé (il fut reçu au tableau complémentaire, fubang 副榜), et de plus à une époque où l’arrivée au pouvoir des Mandchous lui avait ôté toute envie de faire carrière. Il se consacrera entièrement à l'écriture dramatique ; il fit bien car il y gagna une réputation brillante.

4Là encore les conditions dans lesquelles il grandit lui avaient été hautement profitables. Prospères et influents, les Shen étaient de ces grandes maisons qui entretenaient des jiaban 家班, des troupes théâtrales privées, et les leurs étaient considérées comme les meilleures de la région de Suzhou. Li Yu put apprendre tout jeune les finesses du jeu, de la mise en scène, du chant, mais aussi de l’histoire du théâtre et de ses traditions en particulier musicales. Il fut en fait un érudit dans la théorie musicale des genres chantés, y compris anciens, comme le montre son ouvrage très technique dans lequel il donne une analyse complète de la prosodie dans les opéras des Yuan (Beici guangzheng jiugong pu 北詞廣正九宮譜, Tableau récapitulatif correct des chansons du Nord dans les neuf modes). Mais sa langue, y compris au sens dialectal, son style indépendant, ses dialogues remarquablement fluides servis par un sens inné de la mise en scène, furent toujours ceux des gens de Suzhou, qu’il tint en haleine dans chacune des œuvres qu’il leur offrit. Il possédait une manière étonnamment moderne de les inclure dans ses pièces, en ouvrant vers le public l’espace même de la scène, et en déployant des trésors d’ingéniosité, au niveau des livrets, pour que ses drames soient traversés des rumeurs et de la voix populaire des locaux. Il savait entretenir comme peu d’autres une relation symbiotique avec son public, qui l’adorait.

5Sa production fut abondante, avec une quarantaine de titres, dont vingt ont survécu jusqu’à nos jours. Ses pièces traduisent souvent une veine sociale, et une volonté de donner voix aux gens du cru, aux petites gens. Ainsi Yibang xue 一捧雪 (Une poignée de neige), sur les victimes du grand tyran Yan Shifan 嚴世藩 (1513-1565), ou, Zhan huakui 佔花魁 (Conquérir la Reine des fleurs), avec le destin de l’humble marchant d’huile du célèbre conte des Xingshi hengyan 醒世恆言 (Paroles éternelles pour éveiller le monde). Dans Wanmin an 萬民安 (Le peuple en paix), les héros sont les tisserands de Suzhou poussés à la révolte par les collecteurs d'impôts en 1601. Dans un contexte de culture urbaine foisonnante, Suzhou est un bastion à la fois de la Société du renouveau (Fushe 復社, un héritier indirect du Donglin 東林) et de la culture théâtrale, un environnement particulièrement favorable à l’essor du drame politique. L’une des pièces engagées de Li Yu est intitulée Wanli yuan 萬里圓 (Les Retrouvailles des dix-mille li) : c’est l’histoire de Huang Xiangjian 黃向堅 (1609-1673), parti de Suzhou pour aller rechercher ses parents jusqu’au lointain Yunnan, pendant le chaos de la transition dynastique. Le Huang Xiangjian 黃向堅 historique a laissé non seulement des mémoires mais des peintures des paysages traversés lors de son voyage filial ; les uns comme les autres firent l’objet d’innombrables récits ou commentaires élogieux laissés par des lettrés souvent célèbres, et Li Yu participa activement à l’établissement de son renom.

6Mais nul enfant de Suzhou, dans le domaine politique, ne fut aussi célèbre que Zhou Shunchang 周順昌 (1584-1626), et nulle œuvre ne porta davantage la voix de toute une ville que ne le fit la pièce dont il était le héros, le Qingzhong pu 清忠譜, Le chant des purs et des loyaux, de loin l’œuvre la plus célèbre de Li Yu.

7Zhou Shunchang, ci-devant Vice-directeur du bureau des affectations au ministère des Fonctionnaires (Libu wenxuansi yuanwailang 吏部文選司員外郎), était un sympathisant de longue date du Donglin, et ne cachait pas sa haine pour Wei Zhongxian et les weïstes. Il avait approuvé, comme beaucoup d’autres, le « Mémoire de mise en accusation de Wei Zhongxian pour vingt-quatre grands crimes » (« He Wei Zhongxian ershisi dazui shu » 劾魏忠賢二十四大罪疏), du censeur Yang Lian 楊漣 (1572-1625). Ce mémoire fut à l’origine de la vague de vengeances meurtrières que Wei et son plus proche complice Cui Chengxiu déclenchèrent contre les membres du Donglin, conséquence d’une crise de régime et de gouvernance qui couvait depuis longtemps — et dont à vrai dire le Donglin était largement responsable. Après la première salve de ce qu’il faut bien appeler des assassinats politiques, où périrent, dans les prisons de la Garde aux vêtements de brocart (Jinyiwei 錦衣衛), une série de six ennemis de haut rang identifiés par Wei (ceux qu’on appela plus tard les « Six gentilshommes du Donglin », Donglin liu junzi 東林六君子), en 1625, Zhou se trouvait dans le collimateur des weïstes. Dans la lutte maintenant ouverte entre les lettrés et le puissant cercle de la cour, il avait pris de grands risques personnels. N’avait-il pas, à grands bruits, donné sa fille en mariage à l’un des petits-fils du censeur Wei Dazhong 魏大中 (1575-1625), alors que celui-ci était accusé ? Ce geste qui se voulait une imitation de Confucius (voir ci-dessous, note 34) était une provocation et un défi. Zhou Shunchang était une personnalité en vue de Suzhou, et respectée de tous. Installée dans sa ville natale depuis 1622, année où il s’était retiré de la vie officielle pour deuil parental, il vivait dans une pauvreté qu’il s'était lui-même imposée, dans une petite maison de trois travées, avec ses plantes en pot, sa femme en vêtements de coton et ses huit enfants. Un puissant eunuque local, Li Shi 李實, administrateur des filatures de soie de Suzhou et Hangzhou, de mèche avec le censeur-inspecteur (« gouverneur ») du Nanzhili, Mao Yilu 毛一鷺 (?-1628) parvint à le faire impliquer dans l’accusation contre le censeur Zhou Qiyuan 周起元 (1571-1626), accusé d’avoir détourné des sommes faramineuses sur les fournitures de soieries pour la cour (cf. ci-dessous, note 35). Avec lui il fera partie de la seconde grande charretée des victimes de Wei Zhongxian, celle des « Sept sages du Donglin » (Donglin qixian 東林七賢), arrêtée et éliminée entre le printemps et l’été 1626. Dans cette rafle périront, entre autres, Gao Panlong 高攀龍 (1562-1626), co-fondateur puis chef du Donglin, et Huang Zunsu 黄尊素 (1584-1626), le père du grand philosophe et historien Huang Zongxi 黃宗羲 (1610-1695).

8L’arrestation des membres éminents du Donglin dans les provinces obéissait toujours au même rituel. La Garde aux vêtements de brocart envoyait depuis Pékin ses officiers, les sinistres tiji 緹騎, les « cavaliers [aux vêtements] rouges-orangés » qui les conduisaient, dans une cage montée sur charrette, en un cortège humiliant, jusqu’à Pékin et sa « prison du décret » (zhaoyu 詔獄, officiellement appelée (Bei)zhenfusi ()鎮撫司, le Bureau (Nord) des sanctions de la Garde). Là, ils seraient accusés de corruption, sommés de payer des sommes astronomiques prétendument détournées, et mourraient invariablement « de maladie » (dans les faits torturés jusqu’à la mort). Mais l’arrestation de Zhou Shunchang à Suzhou en 1626 ne se passa pas comme prévu. Elle déclencha une émeute restée célèbre jusqu’à nos jours dans les annales de la ville. À la nouvelle de son arrestation, les étudiants se mobilisent. Ils sont très politisés, réunis qu’ils sont dans une société littéraire fondée en 1624, le Yingshe 應社, maillon entre le Donglin et son héritier plus tardif, le Fushe 復社, la Société du Renouveau. Trois de ses membres, Zhang Pu 張溥 (1602-1641), son frère Zhang Cai 張采 (1596-1648), et Yang Tingshu 楊廷樞 (1595-1647), deviendront des noms centraux dans le mouvement du Fushe. Après une tentative infructueuse d’acheter sa libération, Zhou est placé dans une charrette et conduit au yamen préfectoral. La nouvelle de son arrestation se répand comme une traînée de poudre et, menée par les étudiants, une foule immense, qui comprend des boutiquiers, des marchands et de simples bourgeois, se livrent à des rixes, s’en prenant violemment aux tiji. Il y a plusieurs morts, y compris parmi ces derniers, et les émeutes durent huit jours. Zhou est obligé de calmer lui-même la foule, avant de se laisser emmener à Pékin, où l’attend son destin. Lorsque les rapports sur les troubles parviennent à Wei Zhongxian, celui-ci veut déclencher une répression féroce. L’un des Grands secrétaires l’en dissuade : Suzhou est l’une des villes les plus riches de Chine, une répression ne fera qu’entraîner d’autres soulèvements et le tout se soldera par une sérieuse perte de revenus. En mai 1626, « le Palais » décide de ne pas approfondir (avec l’aide de l’eunuque Li Yongzhen 李永貞, grand maître des complots, Wei, qui lui-même ne sait ni lire ni écrire, est un producteur effréné de faux édits, jiaozhi 矯旨). Ordre est donné de faire décapiter cinq hommes du peuple identifiés comme meneurs, pour l’exemple. Ils sont exécutés le 28 août 1626. Aujourd’hui encore, à Suzhou, une stèle marque la tombe de victimes des événements, avec gravés les caractères Wuren zhi mu 五人之墓, « Tombeau des Cinq », d’après une calligraphie de Zhang Pu, et un éloge funèbre du même. Ces cinq héros plébéiens martyrisés pour avoir tenté de défendre Zhou ont pour nom Yan Peiwei 顏佩韋, Yang Nianru 楊念如, Zhou Wenyuan 周文元, Ma Jie 馬傑 et Shen Yang 沈揚. Rarement gens de milieu modeste auront fait l’objet d’autant d’écrits de la part de lettrés que ces cinq contestataires, érigés en héros. En une admirable récupération idéologique, ils sont la preuve d’une « réalité » dont il est permis de douter : l’amour indéfectible des gens du peuple pour leurs notables locaux, et leur adhésion enthousiaste aux codes éthiques de la classe lettrée. Il y a en tout cas à leur propos une surabondance documentaire peu commune, comme d’ailleurs sur Zhou Shunchang, sans oublier le fils de celui-ci, Zhou Maolan 周茂蘭, admirable dans la défense et illustration de son père, qui recevra le titre de Duanxiao xiansheng 端孝先生, Monsieur d’Extrême Piété Filiale.

9Tels sont les principaux héros, et le principal fil conducteur narratif, de la pièce de Li Yu, le Qingzhong pu. Elle est en soi bien évidemment très romanesque. Mais elle permet aussi de soutenir un puissant discours régionaliste, où sont opposées les vertus locales aux corruptions venues de la capitale, en une opposition qui devait rencontrer un grand écho chez les gens de cette ville au caractère indépendant, à laquelle Li Yu sut donner une voix incomparable. Alors que ce chuanqi est écrit dans le style des pièces de la plus haute qualité littéraire, on en a conservé une version remaniée, entièrement réécrite dans un style beaucoup plus bouffon, avec une abondance de dialecte local, et des envoyés de la capitale présentés comme des imbéciles, des lourdauds du Nord constamment tournés en dérision par les malins citoyens de Suzhou. Cette dernière version reflète, pense-t-on, la manière dont Li Yu lui-même faisait jouer sa pièce, suscitant un engouement du public dont des témoignages d’époque rapportent qu’il se massait en si grand nombre qu’il n’y avait pas assez de place pour le contenir.

10La préface de 1659 (seul élément de datation de la pièce), due à l’un des plus importants lettrés de la transition Ming-Qing, Wu Weiye 吳偉業 (1609-1672), souligne quant à elle la signification politique considérable de cette pièce, qu’il considère implicitement comme un document de choix pour la diffusion de la vérité historique. Il y met en avant une idée répandue à son époque quoiqu’elle soit aujourd’hui historiquement contestée : que la mainmise de Wei Zhongxian sur le pouvoir central est à l’origine des grandes révoltes qui devaient affaiblir fatalement l’empire sous Chongzhen, et constitue donc une des causes de l’invasion mandchoue. En tout cas, Li Yu, qui a parfaitement étudié son sujet, n’a rien épargné pour mettre dans sa pièce un grand nombre des détails qui n’ont pas nécessairement de rapport prouvé avec les événements concernant Zhou Shunchang, mais qui font partie de toute une constellation d’anecdotes et de faits historiques concernant Wei Zhongxian. Nous avons ainsi choisi de donner ici la traduction de la scène 6, « Ma xiang » 罵像, « Insultes à la statue », un épisode relatif à une pratique universellement répandue du temps de Wei, avant d’être universellement conspuée : celle consistant à construire en tous lieux des shengci 生祠, des « temples à un vivant » à la gloire du Grand eunuque. Ces temples ont été largement décrits, avec leurs statues représentant un eunuque muni d’attributs véritablement impériaux, et les transgressions rituelles répétées faisaient d’ailleurs partie des vingt-quatre accusations portées contre Wei, dans le mémoire présenté par Yang Lian. La scène 6 de la pièce fait suite à la scène 4 où ce temple a été construit — et celui de Suzhou porta bien le nom tout à fait populiste de temple des Bontés répandues (Puhui ci 普惠祠) —, occasion pour Li Yu de développer, après d’autres auteurs, tout un discours sur la bouffonnerie absolue de cette entreprise.

11La scène 6 est celle du clash : celle où cette horreur est dénoncée par le héros central du drame, et où sont mis en balance les choix éthiques qui étaient ceux des lettrés de l’époque. Sous les glapissements énervés de l’eunuque local, Li Shi, petit Wei Zhongxian avide et sommet de corruption, qui prétend faire bâtonner un des plus nobles lettrés de l’empire, est mise en scène l’opposition entre le digne continuateur de Confucius et ceux qui ont oublié cet héritage. Mao Yilu, est, dans la pièce, la véritable némésis de Zhou Shunchang. Mais il personnifie plus encore, à un niveau local, la grande trahison de la classe lettrée dans son ensemble, qui s’est couchée devant l’eunuque ; dans ses rapports avec Li Shi, il figure la même relation qui existe entre Wei Zhongxian et Cui Chengxiu, le traître absolu à la classe lettrée, le jinshi, le haut fonctionnaire devenu la courroie de transmission entre Wei et l’administration, et sans lequel il n’y aurait jamais eu, en tout cas dans les proportions où on les a connus, les abus du Grand eunuque. A côté de ce traître absolu figure, dans la scène, un petit traître, celui des lettrés de moindre importance, qui ont alors rivalisé de veulerie. Le chef de service Lu Wanling 陸萬齡, maître d’œuvre de la construction du temple, ne s’est, dans la réalité, jamais occupé de la construction d’un temple à Suzhou. Le Lu Wanling historique fut un étudiant du Collège des Fils de l’État (Guozijian 國子監) qui avait rédigé une demande officielle pour que Wei Zhongxian soit honoré dans le temple de Confucius à égalité avec ce dernier, apportant des arguments pour prouver que ses mérites et ses efforts pour mettre de l’ordre dans l’univers avaient été équivalents à ceux du Maître ! Dans le document de 1629 qui liquida officiellement l’épisode Wei Zhongxian, le fameux Yandang ni’an 閹黨逆案, l’« Affaire [au sens judiciaire] de la trahison du parti des castrats », le nom de Lu Wanling figure dans la liste des condamnés à mort. La scène, de façon générale, qui aurait pu être assez statique en raison du petit nombre de ses personnages et de la relative simplicité de son argument, est pleine de références brillantes qui devaient faire les délices des spectateurs (puis des lecteurs) cultivés, et qui multiplient les signifiants montrant non seulement l’imposture, mais aussi les visées clairement usurpatrices de Wei Zhongxian. Vers la fin de la pièce, à la scène 22, le temple des Bontés répandues sera détruit, comme Zhou Shunchang le prévoit dans ses imprécations de la scène 6.

12Pour plus d’informations sur le traitement du thème de Wei Zhongxian dans la littérature romanesque et théâtrale de l’époque, je me permets de renvoyer aux résumés de mes conférences « Le déclin et la chute des Ming dans la littérature de fiction du XVIIe siècle », publiés dans l’Annuaire de l'École pratique des hautes études, Section des Sciences historiques et philologiques, Résumés des conférences et travaux, nos 154 (année 2021-2022) et 155 (année 2022-2023), accessibles à partir de l’URL : https://journals.openedition.org/​ashp/​

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13Qui n’a pas connu le Musée Kwok On 郭安, qui se trouvait au début des années 1980 au 41 rue des Francs-Bourgeois, a manqué l’un des lieux les plus magiques qui aient jamais existé dans Paris. Dans un ancien atelier situé au fond de la cour de cet immeuble bourgeois, était installée cette perle, la plus unique collection d’objets et de documents relatifs au théâtre chinois de toute l’Europe. Dès qu’on en franchissait la porte, on changeait de monde. Au milieu d’un environnement fait de théâtrales tentures noires, plusieurs pièces présentaient des vitrines emplies de tous les artéfacts imaginables liés aux arts du spectacle, non pas seulement chinois d’ailleurs, mais plus généralement asiatiques, avec des trésors allant de l’Inde à la Chine continentale, à Taiwan, au Japon, en passant par le Sud-Est asiatiques et l’Insulinde. Costumes de théâtre, coiffures, masques, accessoires de toutes sortes, documents manuscrits ou imprimés, photographies, marionnettes de tout poil, à fils, à gaines, à baguettes… les collections étaient un éblouissement. Mais ce n’était pas tout, car le musée se doublait d’une sorte de centre de documentation, perché sur un étage où l’on accédait par un escalier de bois, et au milieu duquel trônait le bureau de Jacques Pimpaneau, et souvent Jacques Pimpaneau lui-même, en train de corriger ses copies ou de relire les épreuves de son prochain livre.

14Pour être honnête je n’ai jamais trouvé Jacques Pimpaneau, dont j’avais suivi les cours en licence aux Langues’O (comme on appelait encore l’INALCO en ce début des années 80), un très bon pédagogue. Il était terriblement brouillon, improvisait ses cours, fumait en classe, usait d’imprécations, parlait parfois à ses élèves d’une manière qui serait impensable aujourd’hui, et son ton gouailleur, toujours un peu provocateur, tel qu’il était volontiers cultivé dans la bourgeoisie jusqu’à sa génération, avait quelque chose d’assez irritant. Mais son caractère spontané, peu conventionnel, qui lui faisait mépriser ouvertement les façons guindées de ceux qui se croyaient les seuls détenteurs de la vraie sinologie, du côté de certaines grandes institutions, s’accompagnait de traits de générosités qui pour le coup manquaient assurément à ces derniers, et que j’ai pu pleinement apprécier. Il aimait qu’on aimât le théâtre chinois, il ne demandait qu’à partager sa passion, et pendant des années, il m’ouvrit gratuitement les portes du musée Kwok On, où je pus profiter de ses richesses autant que je le voulais. J’y passai ainsi de nombreux vendredis après-midis — les copropriétaires de l’immeuble où était sis le musée avaient interdit qu’il fût accessible les week-ends, ce qui fut d’ailleurs l’une des raisons pour lesquels, resté trop confidentiel, il périclita. Là, que le maître des lieux fût présent ou non, il me laissait, en toute confiance, faire usage comme bon me semblait de tous les documents écrits et audio-visuels que recelait sa caverne d’Ali-Baba. Il possédait toute une collection de cassettes VHS, avec bande-son, contenant des documentaires qu’il avait filmés lui-même, et qui s’accompagnaient de ses commentaires. Ils provenaient, je crois, de films qui avaient d’abord été réalisés en Super 8 avant d’être convertis dans ce nouveau support, moderne (!). Un magnétoscope et un écran de télévision étaient là à disposition, et je pouvais me passer pendant des heures des films sur le théâtre, les spectacles de marionnettes, mais aussi sur divers arts oraux ou arts des bateleurs, sans oublier des processions et autres fêtes religieuses imprégnées par toutes sortes de traditions populaires, toute une vie chinoise foisonnante, qu’il avait enregistrée principalement à Taiwan et à Hong Kong, dans les années 60 et 70, véritable âge d’or pour de tels événements et de tels spectacles. Il y avait beaucoup de genres de théâtres locaux, de Min 閩劇, de Yue 粤剧, de toutes les régions possibles, avec également une abondance de manifestations religieuses, toujours spectaculaires et d’ailleurs quelquefois avec un rapport direct au théâtre. Ce fut là ma première formation au théâtre chinois, à laquelle j’accédai dans des conditions idéales pour le lieu et l’époque.

15Il y avait aussi rangée, sur des racks en contreplaqué faits sur mesure, une fabuleuse collection de disques chinois, de ces disques 33 tours qui se vendaient en Chine jusqu’aux années 80 pour l’équivalent de quelques centimes de francs, pressés en plastique souple, à la fois transparents et colorés — mais aussi de qualité sonore tout à fait excellente. Il y en avait des rouges, des oranges, des bleus, des verts. Ils étaient vendus dans de fines enveloppes de papier, d’une simplicité totale, à la bordure cousue d’un fil, avec une fenêtre ronde au milieu pour qu’on pût lire le titre et autres informations imprimés au centre du disque. Elles contenaient parfois, outre le disque, une feuille où était imprimée une présentation du contenu ou, dans le cas du théâtre ou d’arts de conteurs, la transcription complète du texte. Je pouvais placer sur la platine tout ce que je voulais écouter, ad libitum, et le contenu de ces humbles merveilles était un éblouissement : il y avait là tous les genres de théâtre, du Jingju 京劇 au Kunqu 崑曲 ou autres théâtres locaux, mais aussi des dizaines de sortes de quyi 曲藝, d’arts de conteurs ou de spectacle de toutes régions et de toutes formes : dagu 大鼓, pingshu 評書, qinshu 琴書, xiangsheng 相聲, tanci 彈詞, kuaishu 快書, errenzhuan 二人轉, que sais-je encore. Que de découvertes, quel privilège, à Paris, en ces temps d’avant l’Internet. Et ce n’était pas tout, car il y avait encore toutes les collections de revues auxquelles Jacques Pimpaneau était abonné, et qu’on pouvait consulter à loisir. Que d’heure j’ai passées à lire les histoires ou les articles contenus dans les numéros de Quyi 曲艺 ou de Minjian wenxue 民间文学 !

16Pour couronner le tout, Jacques Pimpaneau possédait de nombreuses éditions anciennes, xylographiques ou lithographiques, de romans et de théâtre, mais aussi des copies manuscrites d’œuvres littéraires entières, qu’il avait fait copier à l’époque héroïque d’avant les photocopieuses, quand il était étudiant en Chine au tournant des années 60, au temps de la Grande famine. Il s’agissait de copies tout à fait traditionnelles, faites au pinceau, sur des liasses de papier avec des trous sur les côtés où était passé, en guise de reliure, un simple bout de papier torsadé. Avec une confiance à la limite de l’inconscience, il me laissait parfois lui emprunter ces documents uniques pour que je puisse aller en faire des photocopies intégrales. Ces documents furent parmi mes premières lectures de littérature vernaculaire, avec des huaben 話本 notamment, dont j’ai traduit certains. J’ai conservé ces paquets de photocopies, que j’avais reliées à la chinoise, jusqu’à aujourd’hui.

17Ces quelques souvenirs sont ma contribution à l’hommage rendu ici à la manière quelque peu hors norme que l’auteur de Promenade au Jardin des Poiriers, de Conteurs, chanteurs, bateleurs, ou Des poupées à l’ombre, avait de partager sa passion. Il le faisait comme un personnage d’un autre temps, toujours avec un air assez nonchalant et jamais particulièrement chaleureux. Mais je dois dire que ce qu’il sema à sa manière ne s’est jamais perdu.

Qingzhong pu 清忠譜, Le chant des purs et des loyaux

Scène 6 (Diliu zhe 第六折) : « Ma xiang » 罵像, « Insultes à la statue »

Principaux personnages

18Rôle masculin (mo ) : Lu Wanling 陸萬齡.
Rôle de femme mûre (lao , pour laodan 老旦) : Li Shi 李實, eunuque fermier-administrateur des filatures de soie de Suzhou et Hangzhou, Su-Hang tidu zhizao taijian 蘇杭提督織造太監.
Comique accessoire (fu , pour fujing 副淨) : Mao Yilu 毛一鷺, censeur-inspecteur de Yingtian-fu [Nanjing], Yingtian xunfu 應天巡府 (« gouverneur » du Nanzhili 南直隸).
Lettré (sheng )  : Zhou Shunchang 周順昌, vice-directeur du bureau des affectations au ministère des Fonctionnaires, Libu wenxuansi yuanwailang 吏部文選司員外郎, résidant à Suzhou, en deuil parental.

Traduction

19(Rôle masculin, barbe, bonnet de gaze, robe à col arrondi, monte en scène)

  • 1 Allusion au fait que les courtisans de Wei Zhongxian étaient nombreux à se faire son « fils » ou «  (...)

De son prestige Ciel et Terre se trouvent voilés d’ombre,
Fils ou neveu, pétris de sens filial, se pressent en grand nombre1 ;
C’est que ce dieu inouï commande nos prières,
S’arrogeant des devoirs que l’on doit à ses pères.

  • 2 Monsieur, de notre yamen (ben yamen laoye 本衙門老爺), désigne l’eunuque Li Shi 李實 — dans cette scène le (...)
  • 3 Huqiu 虎丘, un lieu de promenade bien connu dans les faubourgs de Suzhou. L’avenue de Bantang 半塘, don (...)
  • 4 Du célèbre personnage de Nezha 哪吒, le roi-démon Nalakūvara, présent dans tant de récits vernaculair (...)
  • 5 Shitou cheng 石頭城, la cité, aux abords de l’actuelle Nanjing, dont Sun Quan 孫權 (222-252), le souvera (...)
  • 6 Zijin cheng 紫金城, le palais impérial.
  • 7 Le palais du Faîte auguste, Huangji dian 皇極殿, alias palais du Service du Ciel, Fengtian dian 奉天殿, e (...)
  • 8 Le palais Transperçant l’empyrée, Lingxiao dian 凌霄殿, est la salle du trône de l’empereur de Jade, Y (...)

20Je me présente : chef de service Lu Wanling ! Leurs Excellences Monsieur, de notre yamen, et Monsieur Mao, grand coordinateur2, nous ont fait l’honneur de nous confier la mission de bâtir le temple à Son Excellence Wei, Monsieur de Mille-ans. Ce travail est achevé. Aujourd’hui Leurs Excellences vont se rendre en personne à la Colline du Tigre3, pour faire accueil en son sanctuaire à la statue nouvellement exécutée. De mon côté, guirlandes, festons multicolores, viandes sacrificielles et autres encens : tout est fin prêt. Vous me voyez ici attendant, tout confit dans ma tâche. S’il faut que je vous parle des bonnes qualités de ce lieu dévotieux, je vous dirai qu’il est d’une sorte rare en ce monde, et qu’au ciel même il n’a point son pareil. L’or et l’argent, les pépettes, les sapèques, les donations ont afflué par paquets de dix mille, comme si c’était terre et poussière, sable ou mortier. Le bois, les pierres, les briques, la chaux, entassés par unités de mille, formaient des pics, creusaient des vaux. Tous les matins le gong sonnait, et où il résonnait des milliers d’ouvriers se mettaient à la tâche, chacun d’eux transporté tel un pur esprit, mû par un feu sacré. Chaque soir lorsque la veille était sonnée, mille ouvrages étaient suspendus, et tant de voix mêlées faisaient trembler le ciel et ébranlaient la terre. Tous ces artisans avaient des airs de loups, de tigres, vous auriez dit des rākshasa montant dans l’éther ; les contremaîtres, dont la voix puissante commandait à la pluie et au vent, reléguaient loin derrière Nezha arrivant sur la terre4. Les témoins de ces scènes restaient muets, sans un mot, craignant que la mort ne vînt frapper leur tête ; les passants pressaient le pas, alarmés du malheur à leurs trousses. L’argent et les autres ressources se comptèrent par millions, pour qu’un beau matin l’on pût dire : tout est bien ! Dragons sculptés perçant jusqu’à la Rivière du ciel, phénix ciselé voletant parmi les nues, poutres ornées se fondant dans les couleurs du soir, tuiles sinoples éblouissant jusqu’au soleil. Des murs solides, rivaux de la Citadelle de pierre5, de la Cité de pourpre et d’or6 ; de fiers sanctuaires et formidables, dignes du palais du Faîte auguste7, du palais Transperçant l’empyrée8, jetant des lumières sur mille toises. Au-dessus de la première porte, une plaque annonce :

Serviteur de trois Dynastes, Pilier soutien du Ciel

21et sur deux portiques :

  • 9 Des autels dynastiques sheji 社稷.

Par sa force défenseur des frontières,
Par ses prouesses protecteur des autels9.

  • 10 Le pavillon aux Cinq phénix, Wufeng lou 五鳳樓, est une appellation vernaculaire de la porte du Midi, (...)
  • 11 Le palais des Maximes, Jianzhang gong 建章宮, fut un palais de l’époque de la splendeur des Han. Const (...)
  • 12 L’une des nombreuses allusions du texte qui soulignent le caractère d’usurpateur de Wei Zhongxian. (...)
  • 13 Puhui ci 普惠祠 : le nom du temple à Wei Zhongxian, construit à Suzhou, dont il est question ici (ce n (...)

22L’on croit tout simplement se trouver devant le pavillon aux Cinq phénix10 : qui en l’approchant ne se sentirait pénétré de respect ? Tout respire ici un air de gravité, l’on pénètre en ces lieux comme en un autre palais des Maximes11 : oserait-on faire un bruit, se montrer indiscret ? Or voici que bientôt la statut de bois d’aloès est conduite au lieu pie. Des processions l’accompagnent, environnant l'homme unique jouissant de la félicité12. En ce jour où chacun peut enfin, en ce temple des Bontés répandues13, contempler la sainte face, la presse est immense : on croirait voir les ambassadeurs des nations venus à la cour présenter leur hommage. Ah ! vraiment :

Une même foi, rare en plus de mille ans, inspire les ravis du Saint,
Rendant superflus les hommages à la cour pour les cent mandarins.

23Mais comme on parle, on entend déjà sonner tambour et résonner musique ; il s’y mêle un grand concours de voix. Je crois que c’est l’accueil à la statue ! Il faut que j’y aille, pour veiller à ce que tout soit fin prêt pour l’intronisation. En vérité :

  • 14 Monsieur du Dépôt, Chang-gong 廠公, ou Ministre du Dépôt, Chang-chen 廠臣, sont quelques-unes des dénom (...)

Chacun sait d’ordinaire le prix que l’on attache à l’empereur :
On apprend ce matin qu’à Monsieur du Dépôt sont dûs tous les honneurs14.

  • 15 Il est fréquent, en particulier dans le théâtre de Li Yu, que les rôles féminins (dan 旦) soit utili (...)
  • 16 Par dérision, le rôle-type de l’eunuque est classiquement celui de laodan 老旦, rôle de femme mûre (i (...)
  • 17 La robe de cour des mandarins de haut rang est orné d’un animal appelé « python » (mang ) mais qui (...)

24(Il sort de scène) (Extra, lettré secondaire, rôle féminin en porteurs d’insignes15 et joueurs de hautbois, bouffon en petit eunuque, comique accessoire en bonnet de gaze et robe rouge au col arrondi, rôle de femme mûre en coiffure d’eunuque16 et robe python17, ouvrent la marche. Trois rôles divers portant palanquin, porteurs de la statue de Wei, broderie au dragon et coiffure d’eunuque, robe python, ceinture de jade, un rôle divers portant parasol jaune, processionnent sur la scène) (En chœur)

  • 18 Dans le répertoire du Sud, une aria dite « à passage » (guoqu 過曲) signale une aria présentant une v (...)
  • 19 Plus exactement le manche du Boisseau, Doushao 斗杓, trois des sept étoiles formant le Boisseau du No (...)
  • 20 Encore une fois il s’agit de moquer l’usurpation de Wei Zhongxian, qui, ce matin de rang ministérie (...)

25[Mode Zhenggong. Aria à passage]
Hibiscus de jade18
Son mérite insolent traverse le Boisseau19, Ses travaux éminents l’élèvent dans l’éther. Produit d’un souffle épique, rare sur mille automnes, Cet être est d’exception, que le Ciel a promu. Ce matin sa vertu surpasse Zhou et Shao, Demain ses maximes le feront le second de Yao et de Shun20. En esprit, dans les traits, tout porte un air de ressemblance : Son aspect surpasse l’allure du dragon, les attraits du phénix. Et partout dans la rue, les regards rivés, dix mille êtres forment une marée.

(Arrivés à destination, s’arrêtent) (Rôle masculin monte discrètement sur scène, et aide à placer la statue) (Comique accessoire) Monsieur du Dépôt paraît en son temple. Le rite ordonne que soit posée la tiare. (Rôle de femme mûre) Nous avons ici une tiare à sept fronces et cordons, cadeau de l’empereur, offerte à Monsieur de Mille-ans. (Bouffon passe la tiare à rôle de femme mûre) (Rôle de femme mûre la présente respectueusement à comique accessoire en s’agenouillant) (Rôle de femme mûre, à voix forte) La tiare à sept fronces et cordons destinée à Monsieur de Mille-ans sur ordre de Sa Majesté ! (Bouffon, debout sur l’estrade, ôte la coiffure d’eunuque de la statue, et place la tiare, dont la taille ne va pas) (Bouffon) La tête est trop grosse et la tiare trop petite : on n’arrive pas à la mettre ! (Rôle de femme mûre et comique accessoire se remettant debout) Lu Wanling, ici ! Qu’est-ce que c’est que cette tête qui a été faite trop grosse ? (Rôle masculin, s’agenouillant) La tête a été faite selon vos instructions : neuf pouces neuf. C’est la tiare qui a été envoyée du palais qui est trop petite : je n’y suis pour rien. (Comique accessoire) Qu’allons-nous faire ? (Rôle de femme mûre) La tiare a été offerte par l’empereur : ce n’est pas trop possible d’y toucher. (Rôle masculin) Aucune difficulté : le sculpteur qui a fait la statue est ici, nous n’avons qu’à lui demander de réduire un peu la tête et ce sera bon. (Rôle de femme mûre) Bonne idée. (Rôle masculin s’adressant à comique) Tu réduis la tête de Son Excellence d’à peu près ça. (Comique) Compris ! (Il monte sur l’estrade et retire la tête de la statue, et la plaçant entre ses genoux, entreprend de la réduire avec une gouge) (Comique accessoire, rôle de femme mûre se mettent à genoux) (Rôle de femme mûre, en pleurs) Ah c’est affreux ! Notre bon maître ! Quel mal de tête il doit avoir ! C’est insupportable ! C’est insupportable ! (Comique ayant réduit la tête à la gouge, met la tiare en place) (Comique accessoire) C’est parfait ! Parfait ! (Rôle de femme mûre) Une vraie statue pour le temple impérial ! (Rôle masculin) Messieurs, veuillez procéder aux offrandes d’encens et aux libations ! (Comique accessoire) Eh bien, nous allons exécuter le rite à cinq prosternations et trois koutou. (Rôle de femme mûre) Pas besoin, pas besoin ! Pour d’autres peut-être le plus grand rite serait requis, mais nous deux, qui sommes les os et la chair de Monseigneur, qui sommes ses propres enfants ! nous n’avons pas besoin d’être aussi formels. Nous pouvons nous passer aussi des platitudes du maître de cérémonie. Faisons quelques prosternations et ça suffira. (Comique accessoire) Vous avez raison. (Les rôles divers commencent à exécuter la musique ; rôle de femme mûre et comique accessoire présentent les encens et le vin) (Ils frappent le sol du front et se tiennent agenouillés) (En chœur)

  • 21 C’est-à-dire la surface qu’occupent classiquement les plats pour le repas d’un empereur, selon une (...)
  • 22 Dans la mythologie taoïste, les trois îles habitées par les immortels : Penglai 蓬莱, Fangzhang 方丈 et (...)

26Air précédent
De vaisseaux d’or le nectar de jade coule à flots, Des vasques précieuses les fumées d’aloès s’enroulent en rubans. Les mets préparés couvrent une toise carrée21, Ce ne sont que viandes rares des montagnes et mers. A la table du banquet les vœux des orants évoquent les Trois îles22, Aux confins des nuages les vivats touchent aux Nonuples cieux.

(Rôle de femme mûre et comique accessoire multipliant les koutou) (En chœur)

  • 23 Vis-à-vis de leur « père adoptif » Wei Zhongxian, ils rivalisent de piété filiale, et se font les é(...)

27Mus d’une piété pure, Nos gambades en habits colorés témoignent d’un zèle dévotieux23. À l’oreille attentive de notre prince, nous formons le vœu qu’il nous éclaire d’encore plus de notions pieuses.

(Les prosternations et les offrandes arrivent à leur terme) (Rôle masculin) Messieurs, vous êtes priés en un sanctuaire latéral où un banquet vous sera servi. (Rôle de femme mûre) Est-ce un banquet offert par Son Excellence ? (Rôle masculin) Elle-même. (Rôle de femme mûre) Grand frère Mao, allons prendre part au banquet de Son Excellence, après quoi nous irons déjeuner. (Comique accessoire) Fort sensé

  • 24 Les Trois palais, ou Trois sanctuaires, Sandian 三殿 (alias Sanyonggong 三雍宫 ), désignent ici les prin (...)

(Rôle de femme mûre) Que les chants et la musique fassent entendre leurs accents parmi les Trois palais24,

(Comique accessoire) Que les coupes sans fin expriment dix mille années de liesse.

  • 25 L’eunuque parle des serviteurs de sa suite comme de ses « enfants » (haizimen 孩子們).

(Rôle de femme mûre) Dites aux enfants25 de garder les portes extérieures, que personne ne fasse irruption. Car si Monsieur de Mille-ans apprenait ça, il ne serait pas content du tout ! (Extra) A vos ordres ! (Tous sortent de scène)

(Lettré, bonnet carré, vêtements blancs, monte en scène)

  • 26 Il évoque une géographie de la loyauté. Le mont Shouyang 首陽, au Shanxi, est le lieu où se seraient (...)

28[Mode Zhenggong, style du Nord]
Beau et bien mis
Au mont Shouyang, A la dent de Changshan, En vérité l’on montra de ces honnêtetés dont l’éclat illumine26,

Et moi plus simplement,

29Je m’en tiens aux devoirs d’une probité austère,

Car tout ce que j’espère,

30C’est d’être le rocher résistant à la vague dont tout est renversé.

Moi, Zhou Shunchang, incorruptible et solitaire, je n’ai jamais failli sur le chapitre de la droiture et de la loyauté. Mû par un cœur sincère couleur de sang frais, je sers mon prince avec un don total, et pour le bien de la nation. Une probité plus solide que le fer, plus régulière que la plus longue perche de bambou, fait de moi l’ennemi des ambitions et des intrigues. En ces temps où le bandit châtré s’est emparé du pouvoir, où les félons en grand nombre viennent s’attacher à le servir, j’ai pris sur moi de me faire rayer des rôles de l’administration et de demeurer en retrait, me reprochant seulement de n’avoir point l’audace d’égorger le brigand ! Ces derniers temps, les flatteurs les plus bas, race servile, entreprennent de faire bâtir en tous lieux des temples infâmes en son honneur. Dans notre préfecture, c’est le quartier de Bantang qui a été choisi pour une telle construction. Tous ces suppôts déversent leur argent avec pour unique crainte de se faire dépasser par les autres. Hier j’ai reçu un carton d’invitation disant que la statue allait être installée aujourd’hui dans le temple, et nous invitant à aller tous ensemble nous y prosterner dans la liesse. Quand j’ai lu cela, ma colère fut telle que mes cheveux en soulevèrent mon bonnet ! J’ai détruit cette invitation avec des imprécations. Aujourd’hui, quoi qu’il en soit, je me rends à Bantang, pour voir de mes yeux ce spectacle. (Il marche)

31 Roule la balle brodée
Que je hais ces félons, Que les bonnes gens dénoncent, Dont les desseins odieux Ébranlent tout l’empire ! Ces disciples infâmes, meutes de loups, de panthères, Ont tout soudain Décidé l’érection, en un faubourg de l’est, et colline Tigresque, d’un temple à un vivant. Celui-ci offrit du bois d’aloès pour qu’on sculpte une tête, Cet autre une ceinture de jade dont on ceindra sa taille, Cet autre encore des perles et des pierres, pour sa tiare à rubans, et qu’elle soit scintillante, Cet autre enfin une vasque de bronze où brûler un encens capable de faire descendre les divinités. Mais ce sont bien les mêmes qui, de l’aube au crépuscule, offrant à qui mieux mieux leurs cadeaux, Viennent se rendre en vaincus, du matin jusqu’au soir, prosternés à genoux ! Qui ? Eh bien vous !

Me voici arrivé à Bantang. Je vois en effet qu’occupant indûment des terres cultivables, ce temple se dresse jusqu’aux nuées. Quel luxe insolent ! Quels indécents excès !

32 Bavardages
Voyez la ligne dentelée des pavillons, des sanctuaires, Quelle orgueilleuse pompe dans ces édifices ! Combien de portes et combien de cloisons, De pièces reculées à perte d’horizon ! De loin l’on voit flamber les lampes, les flambeaux, Lumières scintillantes qui ruissellent et rutilent ; Et soudain apparaissent le corps et puis la tête, Ce visage comme le vrai, avec son air atroce !

(Pointant le doigt) Eh !

33Comment le voir sans le haïr, haïr à en crever ? Comment le voir sans le haïr, haïr à en crever  ?

(Extra, lettré secondaire dans le rôle de membres de l’escorte, arrivent en hâte armés de bâtons rouges) Qui est là, qui est venu pour espionner ?

34(Lettré) Voyez ces sbires, griffes, crocs des méchants, Qui me poursuivent en faisant ce boucan !

(Apercevant lettré, extra et lettré secondaire restent immobiles) (Rôle de femme mûre, comique accessoire et rôle masculin arrivent groupés, avec bouffon)

  • 27 Les pêches de mille ans 千年桃 sont une production bien connue de la Xiwangmu 西王母, la Reine-mère d’Occ (...)

Des pêches de mille ans faisons la dive offrande qu’on lui doit ;
Et par de triples souhaits, émulons les féodaux de Hua
27 !

(Rôle de femme mûre) Bien, il est temps d’aller déjeuner ! (Comique accessoire) Tous les gens de service, musiciens, acteurs, danseurs, escamoteurs, tout le monde est-il fin prêt ? (Rôle masculin) Tout le monde est là. (Rôle de femme mûre et comique accessoire regardent au loin) Qui est-ce donc qui est là-bas, à observer ? Les enfants ! Foutez-lui une raclée ! (Deux rôles divers, annonçant à voix basse) C’est Monsieur Zhou, du ministère des Fonctionnaires. (Rôle de femme mûre) Quel Monsieur Zhou ? (Comique accessoire) Sûrement Zhou Shunchang. (Lettré, allant droit vers eux) Vénérable ! Veuillez accepter mon salut. (Il salue en s’inclinant, mains élevées, poing en paume) (Rôle de femme mûre) Vous devez d’abord vous prosterner devant Monsieur du Dépôt, avant de saluer qui que ce soit. (Lettré) Vous voulez que je me prosterne, moi, Zhou Shunchang? (Il part d’un rire froid)

  • 28 La coiffure des eunuques, depuis les Han, était ainsi ornée.

35 Sans chemise
Moi qu’inspirèrent toujours les principes et l’honneur, J’irai plier genou devant ce porteur de bonnet à breloque et queue de martre28 ?

(Rôle de femme mûre) Il y en a plein d’autres qui ne trouve pas ça au-dessous d’eux : pourquoi seriez-vous le seul à faire la forte tête ?

  • 29 Allusion à une anecdote concernant Zhao Shiyi 趙師𢍰 (1148-1217), descendant du fondateur des Song Zha (...)

36(Lettré) Grand bien fasse à ces lécheurs, d’aboyer pour complaire comme des chiens de village29 : Je resterai loyal, s’il faut seul de mon espèce, Le cœur uniquement occupé du souci de l’État.

(Comique accessoire) Monsieur du Dépôt a montré des vertus immenses, et il mérite aussi votre respect. (Lettré) Allons donc ! Wei Zhongxian ?

  • 30 Si Wei Zhongxian mérite de figurer dans l’histoire, c’est aux côtés des plus vils usurpateurs et de (...)

37 Petite chanson de Liangzhou
La cruauté de Chan et Lu dans un être plus vil que Zhao Gao, Digne de Huang et Yuan, en encore plus glouton30 !

(Rôle de femme mûre, en colère) Ah ! Mais alors il est enragé celui-là !

  • 31 Wang Shoucheng 王守澄 (?-835) et Han Quanhui 韓全誨 (?-903) sont des eunuques des Tang, l’autre dynastie (...)

38(Lettré) Tout ce qu’il fera, c’est d’imiter Shoucheng, Quanhui, et dans un rugissement bestial31, De se livrer à ses desseins sournois, De violer chaque usage, d’enfreindre chaque loi !

(Rôle de femme mûre) Mais enfin qu’a-t-il donc de si mauvais, Monsieur du Dépôt ? (Lettré) Ses crimes ? Il y a l’embarras du choix !

  • 32 Cette aria reprend certaines des rubriques, parmi les plus connues, du « Mémoire de mise en accusat (...)

39 Reprise
(Changement de rythme) Il met à mort les augustes épouses, éliminant le prince impérial, Tue les loyaux, les vertueux, Fait s’exercer des soldats au palais ! S’allie des fils adoptifs, Complote avec une perfide vieille, Se sert des titres sans rime ni raison, faisant des ducs et des barons32,

Car ce qu’il se prépare à faire,

40C’est d’usurper du prince les divins instruments !

(Rôle de femme mûre) Pfff ! Pfff ! Mais il dit n’importe quoi ! (Comique accessoire) Et moi je crois surtout qu’il a un coup dans le nez ! Vous êtes soûl, n’est-ce pas ? (Lettré) Soûl, moi ?

41[Mode Zhonglü]
Les trois contents

Moi, ce que j’aimerais,

  • 33 Yang Qiu 陽球 (?-179), sous les Han Orientaux finissant, supplia en pleurant l’empereur Lingdi 靈帝 (r. (...)

42C’est d’imiter Yang Qiu prosterné et pleurant aux portes du palais, De marcher sur les pas de Zhang Jun demandant l’épée vengeresse ! Ah ! que ne puis-je, de ces scélérats, mettre la peau sur un tambour dont on frapperait, Tout en priant Mi Heng de chanter sur les airs de Yuyang33 !

(Rôle de femme mûre) Les enfants ! Flanquez-moi une raclée à ce vaurien, et cette fois pas de quartier ! (En chœur disent à vos ordres) (Lettré) Qui oserait ? Qui oserait ? (Comique accessoire, calmant le jeu) Doucement, doucement ! (S’adressant à lettré) Monsieur retournez chez vous ; épargnez-vous des malheurs inutiles. (Lettré part d’un grand rire, puis chante)

43 En audience auprès du Fils du Ciel
Laissons ce temple malhonnête à son énormité, Cette infâme statue à son air insolent ! Et tant pis pour le lard du bon peuple dépensée en pure perte, Comme le furent les deniers de l’État. Honte à ceux qui tracèrent ces mots  : « Pilier soutien du Ciel », « Défenseur des frontières » ! Car rien de tout cela ne vaut plus que montagne de glace, Qui dès que tombera un rayon de soleil, Verra cette statue se tourner en vapeur, Ce temple même en un amas cendreux, Et ces faubourgs s’en retourner à leurs friches premières. Quelle abomination de voir la cour envahie par les loups cerviers, De voir le nid occupé par l’engeance de la chouette malfaisante ! Tout cela ne laissera à l’éternité qu’un nom fétide, et dérision pour mille automnes !

  • 34 Le censeur (yushi 御史) et secrétaire superviseur (jishizhong 給事中) Wei Dazhong 魏大中 (1575-1625, jinshi(...)
  • 35 Ce devait être le deuxième grand coup de filet, celui de 1626, dans lequel Zhou Shunchang devait pé (...)
  • 36 Pour accentuer le ridicule de Li Shi, Li Yu le fait s’appeler lui-même laoye, « vénérable monsieur  (...)

(Il quitte la scène, secouant ses manches) (Rôle de femme mûre) Détestable ! Détestable ! En ce jour si favorable choisi pour accueillir la divine statue en son temple, voir ainsi ce fils de pute débouler et nous faire cet esclandre ! J’allais demander aux enfants de lui flanquer une bonne raclée quand vous m’en avez dissuadé, grand frère Mao : que vais-je faire maintenant de la colère dont je suis tout transi ? (Comique accessoire) Il ne faut jamais agir dans la précipitation : tout à l’heure si vous lui aviez donné cette raclée, c’était juste de la petite bière. Dès ce soir je vais rédiger un mémoire et le faire porter à Monsieur du Dépôt, pour qu’il nous envoie ses officiers l’arrêter et l’emmener, et lui régler son compte une bonne fois pour toutes. (Rôle de femme mûre) Et le motif en sera ?… L’insulte à la statue divine ? (Comique accessoire) Pas du tout. J’ai déjà préparé une note secrète sur les liens matrimoniaux qu’il a contractés avec Wei Dazhong34. L’information a été portée à la connaissance de Monsieur du Dépôt. Cette fois dans le mémoire que je dois rédiger contre Zhou Qiyuan, à propos de ses détournements sur le prix des soieries des robes de cour sous couvert de baisse de la production, je n’aurai qu’à dire qu’il a sollicité ses amis du Donglin, dont Zhou Shunchang, pour prendre sa défense, en échange du partage avec eux du fruit de ses rapines : on les prendra dans le même coup de filet35 ! (Rôle de femme mûre) Comme c’est juste, comme c’est juste ! En ce cas écrivez, écrivez ! Grand merci cher ami pour vos lumières. (Comique accessoire) Mais pas du tout, pas du tout. Nous sommes vous et moi liés d’intérêt, et devons accorder nos noirs desseins d’un seul cœur et d’un même fiel ! (Rôle de femme mûre) Zhou Shunchang ! Zhou Shunchang ! Quand ce mémoire parviendra en haut lieu, je t’assure que si bien pendue que soit ta langue, tu ne pourras plus en placer une ! Lu Wanling, arrivez un peu ! Laoye est trop furieux36 : il n’a pas envie d’attendre que ça soit servi. Faites couvrir la niche et restez bien ici à garder la statue. Laoye et Mao-laoye reviendront demain présenter leurs hommages à Monsieur de Mille ans. (Rôle masculin) Entendu ! (Extra) Votre palanquin est avancé. (Comique accessoire) J’espère bien.

(Comique accessoire)

C’est à la force de sa haine qu’on reconnaît l’homme de bien,
Une volonté se mesure à la puissance du venin !

(Rôle de femme mûre)

Incorruptible, dites-vous, tel que l’airain ou bien le fer ?
Les lois sont un brûlant fourneau : vous fondrez bien dans leur enfer !

  • 37 Edition de référence : Li Yu 李玉. Qingzhong pu 清忠譜. Ed. par Wang Yi 王毅. Beijing : Renmin wenxue, 199 (...)

44(Tous quittent la scène)37

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Notes

1 Allusion au fait que les courtisans de Wei Zhongxian étaient nombreux à se faire son « fils » ou « petit-fils adoptif », y compris dans les rangs des lettrés. Ce détail est souvent rapporté dans les récits sur Wei Zhongxian, jouant sur le paradoxe de l’eunuque père de famille nombreuse tout en rappelant la perversion, à son époque, de la vertu cardinale de la morale sociale, la piété filiale.

2 Monsieur, de notre yamen (ben yamen laoye 本衙門老爺), désigne l’eunuque Li Shi 李實 — dans cette scène le rôle de femme mûre. Monsieur Mao , grand coordinateur (Mao junmen laoye 毛軍門老爺), désigne Mao Yilu 毛一鷺 — dans cette scène le rôle de comique accessoire. Sur ces deux personnages centraux dans la pièce, et principaux commanditaires du temple en l’honneur de Wei Zhongxian dans cette scène, voir notre introduction.

3 Huqiu 虎丘, un lieu de promenade bien connu dans les faubourgs de Suzhou. L’avenue de Bantang 半塘, dont il est question plus loin, est le nom de la large avenue qui y mène.

4 Du célèbre personnage de Nezha 哪吒, le roi-démon Nalakūvara, présent dans tant de récits vernaculaires telle La Pérégrination vers l’ouest (Xiyou ji 西遊記) ou L’Investiture des dieux (Fengshen yanyi 封神演義), le trait à retenir ici est sans doute sa puissance physique peu commune ; avec ses trois visages et ses huit bras il est une apte métaphore des ouvriers impliqués dans ce chantier réalisé avec une rapidité miraculeuse.

5 Shitou cheng 石頭城, la cité, aux abords de l’actuelle Nanjing, dont Sun Quan 孫權 (222-252), le souverain de Wu sous les Trois royaumes, fit sa capitale.

6 Zijin cheng 紫金城, le palais impérial.

7 Le palais du Faîte auguste, Huangji dian 皇極殿, alias palais du Service du Ciel, Fengtian dian 奉天殿, est l’ancien nom du palais de l’Harmonie suprême, Taihe dian 太和殿, le plus grand bâtiment du palais de Pékin, la salle du trône.

8 Le palais Transperçant l’empyrée, Lingxiao dian 凌霄殿, est la salle du trône de l’empereur de Jade, Yuhuang dadi 玉皇大帝.

9 Des autels dynastiques sheji 社稷.

10 Le pavillon aux Cinq phénix, Wufeng lou 五鳳樓, est une appellation vernaculaire de la porte du Midi, Wumen 午門, la monumentale porte dentrée du palais de Pékin, dont l’esplanade, fermée sur trois côtés, est dominée par cinq vastes pavillons dont les toitures recourbées évoquent des phénix prenant leur essor.

11 Le palais des Maximes, Jianzhang gong 建章宮, fut un palais de l’époque de la splendeur des Han. Construit à l’extérieur de la capitale Chang’an 長安 sous Han Wudi 漢武帝 (r. ~ 141-87), il servit de résidence impériale sous cet empereur et son successeur Zhaodi 昭帝 (r. ~ 87-74). De vastes proportions, il comprenait d’immenses jardins, et représentait l’empire, avec collines et étangs figurant montagnes et mers, incluant même des représentations des îles des immortels (les trois îles Penglai 蓬莱, Yingzhou 瀛州 et Fangzhang 方丈).

12 L’une des nombreuses allusions du texte qui soulignent le caractère d’usurpateur de Wei Zhongxian. Ici il cite le Shangshu 尚書 (« Sur les châtiments du Marquis de Lü », « Lü xing » 呂刑), dans un passage parlant du roi : « Alors, moi, l'homme unique, je jouirai de la félicité ; le peuple me considérera comme son plus sûr soutien ; la tranquillité d’un tel état sera perpétuelle » (一人有慶兆民賴之其寧惟永).

13 Puhui ci 普惠祠 : le nom du temple à Wei Zhongxian, construit à Suzhou, dont il est question ici (ce nom est attribué à la scène 4).

14 Monsieur du Dépôt, Chang-gong 廠公, ou Ministre du Dépôt, Chang-chen 廠臣, sont quelques-unes des dénominations ronflantes désignant Wei Zhongxian, directeur du redouté Dépôt oriental, Dongchang 東廠, organe de renseignement du palais à l’origine de son pouvoir exorbitant. Dans son livre très précis sur les abus de Wei Zhongxian, les Nouveaux propos du miroir de jade, Yujing xintan 玉鏡新譚 (1628), l’énigmatique auteur Zhu Changzuo 朱長祚 cite pas moins de dix titres officiels ou officieux par lesquels Wei se faisait nommer. Dans sa liste figure bien sûr le Monsieur de Mille-ans, Qiansui ye 千歲爺 constamment utilisé dans la pièce.

15 Il est fréquent, en particulier dans le théâtre de Li Yu, que les rôles féminins (dan 旦) soit utilisés pour des personnages masculins, plutôt de faible statut social.

16 Par dérision, le rôle-type de l’eunuque est classiquement celui de laodan 老旦, rôle de femme mûre (ici simplement indiqué lao ). Il s’agit de Li Shi 李實, l’eunuque corrompu qui fait la loi à Suzhou, grand maître des lucratives filatures de soie. Le fujing 副淨, comique accessoire (abrégé en fu ), classiquement un personnage négatif, au visage peint, incarne l’infâme censeur-inspecteur Mao Yilu 毛一鷺, l’ennemi personnel du héros Zhou Shunchang 周順昌.

17 La robe de cour des mandarins de haut rang est orné d’un animal appelé « python » (mang ) mais qui est en fait une sorte de dragon à quatre griffes. Elle se porte avec la ceinture de cérémonie, bande rigide sur laquelle est fixée une succession de plaques de jade sculptées de motifs.

18 Dans le répertoire du Sud, une aria dite « à passage » (guoqu 過曲) signale une aria présentant une variation musicale ou rythmique. Les arias sur l’air « Hibiscus de jade » (Yu furong 玉芙蓉) sont toujours des airs à variation, présentant un changement de rythme (huantou 換頭) en leur milieu. Elles sont divisées en « aria principale » (zhengqu 正曲) et « passage » (guoqu 過曲). Dans ce cas, c’est la reprise (plus loin « Air précédent », Qianqiang 前腔) qui porte cette variation.

19 Plus exactement le manche du Boisseau, Doushao 斗杓, trois des sept étoiles formant le Boisseau du Nord, la Grande Ourse. Celle-ci est classiquement associée au Sage vers lequel tous se tournent naturellement, selon la citation bien connue du Lunyu 論語, 2.1.

20 Encore une fois il s’agit de moquer l’usurpation de Wei Zhongxian, qui, ce matin de rang ministériel, n’hésitera pas demain à prendre le pouvoir. Zhou-gong Dan 周公旦, le fameux Duc de Zhou, et Shaogong Shi 召公奭, dont les vertus furent immortalisées par les deux premiers chapitres du Shijing 詩經, furent les sages conseillers du second roi des Zhou de l’Ouest, Chengwang 成王 (~ XIe s.). Non content de les égaler, Wei Zhongxian se hissera bientôt à la position des plus sages de tous les rois, Yao et Shun 舜, les prédynastiques souverains de légende.

21 C’est-à-dire la surface qu’occupent classiquement les plats pour le repas d’un empereur, selon une formulation venant du Mozi 墨子.

22 Dans la mythologie taoïste, les trois îles habitées par les immortels : Penglai 蓬莱, Fangzhang 方丈 et Yingzhou 瀛州.

23 Vis-à-vis de leur « père adoptif » Wei Zhongxian, ils rivalisent de piété filiale, et se font les émules de Lao Laizi 老萊子, de l’époque des Printemps et Automnes, qui, à plus de soixante-dix ans, jouait comme un enfant et portait des habits bariolés pour égayer ses vieux parents complètement gâteux, et leur faire croire qu’ils étaient encore jeunes. Son exemple est l’un des plus célèbres des Vingt-quatre histoires de piété filiale, Ershisi xiao 二十四孝, compilées sous les Yuan par Guo Jujing 郭居敬 et devenu bréviaire de bonne conduite.

24 Les Trois palais, ou Trois sanctuaires, Sandian 三殿 (alias Sanyonggong 三雍宫 ), désignent ici les principaux bâtiments du temple à Wei Zhongxian, mais le mot lui-même est d’origine impériale. Il désignait sous les Han le Collège impérial (Biyong 辟雍), le palais des Audiences (Mingtang 明堂) et lObservatoire astronomique (Lingtai 靈台). Là encore, le signifiant principal est celui de l’usurpation des privilèges rituels du souverain.

25 L’eunuque parle des serviteurs de sa suite comme de ses « enfants » (haizimen 孩子們).

26 Il évoque une géographie de la loyauté. Le mont Shouyang 首陽, au Shanxi, est le lieu où se seraient réfugiés Boyi 伯夷 et Shuqi 叔齊, les deux fils du seigneur de Guzhu 孤竹, à l’avènement des Zhou, préférant rester fidèles aux Shang, se nourrissant de fougères et finalement se laissant mourir de faim plutôt que de manger le grain des nouveaux maîtres. La dent de Changshan 常山嶠 est le site où, refusant de faire allégeance à An Lushan 安祿山 (703-757), l’usurpateur des Tang dans la grande sédition de 755, le gouverneur Yan Gaoqing 顏杲卿 (692-756) refusa de se rendre et perdit la vie, tout comme son frère cadet. Changshan, le mont Constant, n’est autre que le Hengshan 恆山, de même sens, le plus septentrional des Cinq Pics 五嶽, au Hebei.

27 Les pêches de mille ans 千年桃 sont une production bien connue de la Xiwangmu 西王母, la Reine-mère d’Occident, en ses jardins des bords du lac de Porphyre, Yaochi 瑤池. Mais ce qui compte ici sur le thème de l’usurpation, c’est que les recevoir est un privilège impérial, à l’imitation de Han Wudi 漢武帝 (r. ~ 141-87) qui en reçut l’hommage de la Reine-mère. Thème similaire pour les féodaux de Hua, Huafeng 華封, à travers une allusion au Zhuangzi 莊子, qui relate comment le roi Yao , en visite à Hua (act. Shaanxi), reçut des notables locaux le triple vœu de la longévité, de la prospérité et d’une nombreuse descendance mâle. La formule des triples souhaits est restée dans les rituels impériaux.

28 La coiffure des eunuques, depuis les Han, était ainsi ornée.

29 Allusion à une anecdote concernant Zhao Shiyi 趙師𢍰 (1148-1217), descendant du fondateur des Song Zhao Kuangyin 趙匡胤 (927-976), qui fut préfet de Suzhou, précisément, puis vice-ministre des Travaux publics. Il faisait une cour effrénée au Premier ministre Han Tuozhou 韩侂胄 (1152-1207), considéré dans l’histoire comme un traitre ayant accepté la soumission aux Jin . Un jour qu’ils se promenaient dans les faubourgs, Han Tuozhou dit que l’atmosphère était pleine d’un charme campagnard, mais qu’il y manquait malheureusement les cris des chiens et des coqs. Un peu après on entendit aboyer. Han découvre alors dans des fourrés d’où viennent ces aboiements : c’était Zhao lui-même, qui imitait un chien pour lui complaire !

30 Si Wei Zhongxian mérite de figurer dans l’histoire, c’est aux côtés des plus vils usurpateurs et des pires eunuques. « Chan et Lu » désigne Lü Chan 呂產 (?-~ 180) et Lü Lu 呂祿 (?-~ 180), des parents de l’impératrice Lü 呂后. Pendant la régence de cette dernière, alors qu’elle-même avait déjà accaparé le pouvoir après la mort de son époux Han Gaozu 漢高祖 (Liu Bang 邦 (~ 256/247-195, r. ~ 202-195), ils prirent les armes avant d’être vaincus et exécutés. L’eunuque Zhao Gao 趙高 (? -~ 207) est le grand manipulateur de la fin de Qin. Il poussa au suicide Fu Su 扶蘇, fils aîné de Qin Shi Huangdi 秦始皇帝 (r. ~ 221-209), avant de faire empereur, d’abord Ershi 二世 (~ 209), qu’il élimina, puis Ziying 子嬰, qui aura finalement raison de lui. Entretemps il aura fait le vide des prétendants au trône à travers de vastes purges et aura surtout mis à mort le capable ministre, le puissant Li Si 李斯 (?-~ 208), dont il aura pris brièvement la place. La tradition historique met la chute précipitée de Qin largement sur son compte. Enfin « Huang et Yuan » désigne Xu Huang 徐璜 et Ju Yuan 具瑗, deux eunuques au service de l’empereur Huandi 桓帝 des Han (Liu Zhi 劉志, 132-167, r. 146-167). Dans sa jeunesse, Huandi est contrôlé par l’impératrice Liang 梁太后, veuve de son arrière-grand-père l’empereur Shundi 順帝 (r. 125-144). L’impératrice donne la réalité du pouvoir à son parent Liang Ji 梁冀 (? -159), dont le jeune empereur parvient à se débarrasser au gré d’une conspiration fomentée avec l’aide de plusieurs eunuques, parmi lesquels Xu Huang et Ju Yuan. En récompense ces derniers sont fait marquis. Ils se livreront à des excès innombrables. C’est le début de la prise de pouvoir durable des eunuques et de la fin des Han.

31 Wang Shoucheng 王守澄 (?-835) et Han Quanhui 韓全誨 (?-903) sont des eunuques des Tang, l’autre dynastie qui, après celle des Han, eu le plus à souffrir de leur influence. Leur exemple prouve cependant qu’ils ne sont pas invincibles. Wang Shoucheng sévit sous pas moins de quatre empereurs, jusqu’à ce que le dernier, Wenzong 文宗 (r. 827-840), suivant un plan d’élimination des eunuques proposé par ses conseillés Li Xun 李訓 (789-835) et Zheng Zhu 鄭注 (?-835), lui fît porter, accompagné de poison, un ordre de se suicider. (Le parti des eunuques se vengea d’ailleurs peu après de Li et Zheng.) A la toute fin des Tang, Han Quanhui fut visé par le chancelier Cui Yin 崔胤 (854-904), qui cherchait à éliminer la clique des eunuques, et participa à l’enlèvement de l’empereur Zhaozong 昭宗 (r. 888-904), avec le soutien du gouverneur militaire (jiedushi 節度使) Li Maozhen 李茂貞 (856-924). Vaincu par le jiedushi Zhu Quanzhong 朱全忠 (852-912), Li libéra l’empereur et massacra ses anciens alliés les eunuques, parmi lesquels Han Quanhui.

32 Cette aria reprend certaines des rubriques, parmi les plus connues, du « Mémoire de mise en accusation de Wei Zhongxian pour vingt-quatre grands crimes » (« He Wei Zhongxian ershisi dazui shu » 劾魏忠賢二十四大罪疏), par Yang Lian 楊漣 (1572-1625). La « perfide vieille » est bien sûr Dame Ke 客氏 (?-1627), nourrice de l’empereur Tianqi, qui aura assurer la montée en puissance de Wei Zhongxian au palais et restera jusqu’à la fin sa complice. Sa famille et ses fidèles se voient attribuer nombre de titres ronflants, ainsi que des titres de noblesse.

33 Yang Qiu 陽球 (?-179), sous les Han Orientaux finissant, supplia en pleurant l’empereur Lingdi 靈帝 (r. 168-189) de le laisser continuer la tâche qu’il avait entreprise de débarrasser la cour des eunuques — lesquels finirent par prendre le dessus et l’éliminer. Zhang Jun 張鈞 (?-184) fit de même, présentant un mémoire priant de lui confier l’épée impériale pour châtier une série d’eunuques dont les abus étaient connus. Sa démarche fut elle aussi sans succès et il se fit éliminer. Quant au poète et musicien Mi Heng 禰衡 (ca. 173-198), lors d’un banquet célèbre où Cao Cao 曹操 (155-220) chercha à le rabaisser en l’obligeant à endosser la livrée d’un simple joueur de tambour, il chanta d’une façon si inspirée et si fière sur l’« Air de Yuyang » 漁陽, que cette mélodie resta dans les mémoires, l’épisode devenant un thème théâtral apprécié. C’est Cao Cao qui s’était trouvé humilié dans l’affaire. Les trois personnages vécurent à une époque gangrenée par l’influence des eunuques, qu’ils cherchèrent vainement à contrer : manière pour Zhou Shunchang de dire qu’il ne se fait pas d’illusion sur les résultats de sa croisade.

34 Le censeur (yushi 御史) et secrétaire superviseur (jishizhong 給事中) Wei Dazhong 魏大中 (1575-1625, jinshi en 1616), fut un membre important du Donglin 東林 et l’une des plus éminentes victimes de Wei Zhongxian, égal en réputation à deux autres victimes, les censeurs Yang Lian 楊漣 (1572-1625) et Zuo Guangdou 左光斗 (1575-1625). Il fit partie de la première « charrette » des membres du Donglin sur qui Wei fit tomber sa vengeance, celle qui mourut entre le printemps et l’été 1625, son nom figurant dans la liste des « coupables » extorquée sous la torture, au printemps 1625, au secrétaire Wang Wenyan 汪文言. Wei Dazhong avait été arrêté chez lui, à Jiashan 嘉善, près de Jiaxing 嘉興, au Zhejiang, et son convoi, conduit par les sinistres tiji 緹騎, les « cavaliers [aux vêtements] rouges-orangés » émissaires de la Garde aux vêtements de brocart (Jinyiwei 錦衣衛), passa par Suzhou, en route pour Pékin. Là, Zhou Shunchang, en geste de défi, maria sa fille à un petit-fils de Wei, tout en faisant le maximum de publicité autour de cet acte, dans lequel tout le monde reconnut une référence au chapitre 5 (« Gongye Chang » 公冶長) du Lunyu 論語. Gongye Chang avait été un jour emprisonné pour un crime non identifié, et Confucius, qui le tenait pour innocent, lui donna sa propre fille en mariage, marquant ainsi publiquement son dédain des conventions sociales et son attachement à la seule raison morale. Si l’on en croit la description d’un témoin qui vit son cadavre à Pékin, Wei Dazhong mourut atrocement : le témoin décrit la façon dont son visage avait été broyé.

35 Ce devait être le deuxième grand coup de filet, celui de 1626, dans lequel Zhou Shunchang devait périr. Il fut en partie une conséquence d’une accusation contre Zhou Qiyuan 周起元 (1571-1626), censeur-assistant de droite (you qiandu yushi 右僉都御史) pour les régions de Suzhou et Songjiang (autrement dit censeur-inspecteur, xunfu 巡撫, du Nan Zhili 南直隸巡撫). Dans ses fonctions, Zhou Qiyuan était entré en conflit ouvert avec l’eunuque Li Shi (le rôle de femme mûre de la scène), qui, comme fermier-administrateur des filatures de soie du Jiangnan, avait exigé une augmentation substantielle de la production destinée à la cour, sans augmentation correspondante des sommes versées aux producteurs, ce qui revenait à de l’extorsion pure et simple. Pour donner satisfaction aux récriminations des petits ateliers, Zhou Qiyuan avait ordonné comme contre-feu une diminution des métrages de soieries livrées à la cour. Furieux, Li Shi déclara que Zhou Qiyuan avait simplement mis la différence dans sa proche, et avait détourné des quantités importantes d’argent. Dans le mémoire d’accusation que Li Shi fit présenter à la capitale, il fit inclure les noms des complices dont Zhou Qiyuan avait, assurait-il, graissé la patte, parmi lesquels Zhou Shunchang. On sait que les interrogatoires des victimes de Wei Zhongxian dans ladite « prison du décret » (zhaoyu 詔獄, la prison de la Garde aux vêtements de brocart) portaient principalement sur une demande de rembourser des pots-de-vin reçus, en vertu des accusations dont les membres du Donglin étaient chargés. La campagne lancée contre eux était officiellement une campagne de lutte contre la corruption. Quoique personnalité relativement secondaire du Donglin, Zhou Qiyuan, qui avait si gravement mécontenté Li Shi dans sa lucrative position, fut, de la quinzaine des grandes victimes de Wei Zhongxian, celui qui fut accusé d’avoir détourné le plus d’argent : la somme ahurissante de cent mille taëls lui fut réclamée. Li Shi fut largement vengé de l’accusateur mémoire au trône que Zhou Qiyuan avait rédigé contre lui, intitulé « Mémoire sur sept faits relatifs à l’élimination de la vermine » (« Qu du qishi shu » 去蠹七事疏) et où sa destitution avait été demandée. Grâce à lui, c’étaient tous les grands gêneurs du Jiangnan qui débarrassèrent les lieux, Zhou Shunchang à leur tête.

36 Pour accentuer le ridicule de Li Shi, Li Yu le fait s’appeler lui-même laoye, « vénérable monsieur », « paternel maître », terme qui bien sûr ne peut s’appliquer à soi-même. Avec les « enfants » qui le servent, l’eunuque parachève ainsi le tableau débordant d’affectivité abusive souvent associée au personnage androgyne de l’eunuque.

37 Edition de référence : Li Yu 李玉. Qingzhong pu 清忠譜. Ed. par Wang Yi 王毅. Beijing : Renmin wenxue, 1990, 256 p. (Scène 6 : pp. 59-69)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rainier Lanselle, « Un drame politique au XVIIe siècle. Li Yu 李玉, Qingzhong pu 清忠譜 (Le chant des purs et des loyaux) »Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 16 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/3584 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11z7x

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Auteur

Rainier Lanselle

Rainier Lanselle 藍碁 est Directeur d'études (Professeur) à l'École Pratique des Hautes Etudes (EPHE-PSL) à Paris, France, membre du CRCAO. Son principal domaine de recherche porte sur la fiction des Yuan au milieu des Qing, la nouvelle, le théâtre, la critique et les commentaires littéraires traditionnels, la langue vernaculaire et ses usages, le statut de la subjectivité. Il est également traducteur de fiction, de théâtre et de poésie prémodernes, ainsi que de questions liées à la culture chinoise et à la psychanalyse. Il prépare actuellement une traduction complète annotée du Taohua shan 桃花扇 de Kong Shangren 孔尚任 (1648-1718), qui sera la première traduction dans une langue occidentale à ne pas être une adaptation, et a conduit un séminaire sur le sujet pendant plusieurs années (https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/3963 ; https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/4848).

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