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Le thé parfumé au lotus

Une micronouvelle de Ling Dingnian 凌鼎年
François-Karl Gschwend

Texte intégral

Présentation

  • 1 À ce sujet, voir notamment l’article de Grâce Honghua Poizat, « Micronouvelles en langue chinoise » (...)

1L’histoire littéraire chinoise est longue et variée : des poèmes des Tang aux romans d’aventure des Ming, des Mémoires historiques de Sima Qian aux romans de Lu Xun, tous ces genres ont suscité l’intérêt de générations de sinologues à travers le monde. Cependant, il existe un format dont on entend rarement parler malgré sa grande originalité : la micronouvelle chinoise (weixing xiaoshuo 微型小説).
Bien qu’il soit possible de faire remonter les origines de ce genre à plusieurs siècles en arrière1, c’est au tournant des années quatre-vingts qu’il connaît un développement spectaculaire et une diffusion à grande échelle, d’abord en Chine, puis dans les pays alentour, principalement le Japon, la Corée et Taïwan. Malheureusement, les micronouvelles sont encore peu étudiées dans le monde de la sinologie en comparaison des genres plus « classiques », sans doute par méconnaissance de l’ampleur de ce phénomène.

  • 2 « He xiang cha » 荷香茶 fut écrit en 2009 et publié pour la première fois en 2010 dans la revue littér (...)

2À l’occasion de l’hommage au sinologue traducteur André Lévy, nous souhaiterions faire découvrir toute la beauté et le charme des micronouvelles en proposant un texte intitulé « Le thé parfumé au lotus » (« He xiang cha » 荷香茶) 2, écrit par Ling Dingnian 凌鼎年 (1951-), écrivain extrêmement productif et passé grand maître de ce genre littéraire. En plus de sa casquette d’homme de plume, celui-ci est également un membre actif de l’Association chinoise des écrivains (Huaren zuojia xiehui 華人作家協會), de même que président de l’Association mondiale de la recherche sur les micronouvelles en langue chinoise (Shijie huawen weixing xiaoshuo yanjiuhui 世界華文微型小説研究會). Nombre de ses travaux ont été récompensés par des prix prestigieux, aussi bien en Chine qu’à l’étranger.

  • 3 Le nombre de caractères habituellement retenu au-dessus duquel on ne considère plus un texte comme (...)
  • 4 Pour plus de détails sur les codes des micronouvelles, voir l’article de Grâce Honghua Poizat, op. (...)
  • 5 Il est d’ailleurs intéressant de souligner qu’ils sont dotés de noms complets, ce qui est rare. En (...)

3« Le thé parfumé au lotus » n’est que l’un des plus de cinq mille textes publiés par Ling Dingnian, mais, à bien des égards, il est tout à fait représentatif du genre. En effet, quoique relativement long pour une micronouvelle classique3, il en reprend parfaitement tous les codes4 : faible nombre de personnages, chute finale inattendue, critique de la société, et ironie.
Le premier critère est pleinement respecté puisqu’il n’y a, en tout et pour tout, que deux protagonistes5. La fin de l’histoire, que nous ne dévoilerons pas ici, respecte quant à elle le principe de la chute inattendue ; celle-ci est d’autant plus surprenante que tout a été mis en œuvre par l’auteur pour brouiller les pistes et laisser penser à une issue complètement différente. En outre, il est possible de déceler en filigrane un certain nombre de critiques sur la société, par exemple lorsque Ling Dingnian décrit la paresse et l’absence de réflexion des participants à un concours de photographie qui, par facilité, se précipitent tous aux mêmes endroits pour prendre les mêmes clichés. Enfin, l’ironie est plus difficile à déceler ici, sans doute parce qu’elle a été très savamment dosée : on peut dire qu’il s’agit avant tout de l’ironie de la situation, dans laquelle l’un des personnages, un peu trop naïf, se laisse mener en bateau par un autre, le conduisant finalement à la perte de ce qu’il y a de plus cher à ses yeux : ses fleurs et son précieux thé.

  • 6 La ville de Lou se retrouve ainsi mise en scène au XIIIe siècle dans la micronouvelle « La mort plu (...)
  • 7 Outre le texte proposé ici, nous pensons par exemple à « La première souche sur Terre » (« Tianxia (...)
  • 8 Les exemples sont forts nombreux, mais citons à tout hasard, en plus de la micronouvelle qui suit, (...)
  • 9 Ling Dingnian semble se limiter à des listes thématiques en rapport avec les micronouvelles qu’il é (...)

4Le style de Ling Dingnian est caractérisé par la très grande richesse et la précision du vocabulaire utilisé, tant au niveau de l’utilisation de chengyu 成語, xiehouyu 歇後語 et autres proverbes populaires, qu’au niveau de l’insertion, au cœur même des phrases, de vers célèbres ou de passages de grands textes classiques. Soulignons la façon remarquable dont l’auteur réussi à intégrer, dans « Le thé parfumé au lotus », une citation du Zhuangzi 莊子 et trois vers de poésie Tang et Song. Nul besoin de guillemets ou de mise en page spéciale pour mettre ces passages en relief : tout se mêle avec un naturel déconcertant, les mots formant entre eux un enchaînement harmonieux des plus agréables à lire. Par ailleurs, il vaut la peine d’insister sur le fait que les phrases de Ling Dingnian sont particulièrement bien construites, rythmées et regorgeant de figures de style, ce qui constitue un exploit d’autant plus difficile à accomplir que les histoires sont courtes. Sous sa plume, un simple dialogue du quotidien, au demeurant tout ce qu’il y a de plus banal, se retrouve ainsi admirablement ciselé et peaufiné grâce à des mots justes et bien agencés, au point d’en devenir un petit bijou de littérature.
L’ancrage culturel et historique de ses compositions est également très fort : à l’instar du « Thé parfumé au lotus », la grande majorité de ses autres récits se déroulant aussi bien dans le passé6 que dans le présent7 ont pour décor tantôt dans la ville de Lou (Loucheng 婁城), tantôt dans le bourg de Vieux Temple (Gumiaozhen 古廟鎮). Cela n’est sans doute pas dû au hasard, puisque Ling Dingnian est originaire de la ville de Taicang 太倉, dans la province du Jiangsu, et que l’un des anciens noms de cette ville est précisément Loucheng.
Enfin, une dernière caractéristique propre à cet auteur réside dans les listes de termes spécialisés extrêmement précis8 qui parsèment un grand nombre de ses textes, qu’il est possible de rapprocher, mutatis mutandis, des célèbres listes de Rabelais. Même si cette comparaison peut sembler surprenante, voire anachronique au premier abord, il n’en reste pas moins que le procédé est similaire. Ce point commun se vérifie de manière frappante au niveau des listes « thématiques »9, dont le but probable est de renforcer l’authenticité et la vraisemblance de l’histoire à travers la mise en avant de termes recherchés, et parfois plus poétiques.

5Terminons cette présentation en insistant une nouvelle fois sur le caractère exceptionnel de cette micronouvelle. Outre la richesse linguistique dont nous venons de parler, la structure même du texte est insolite : celui-ci est composé de trois parties distinctes mais complémentaires, lorsque les micronouvelles sont habituellement trop courtes pour permettre un tel développement. Le décor de l’intrigue est ainsi planté avec force détails : origines du personnage principal, processus de création de son jardin, passion pour les lotus, etc. Puis arrive une description minutieuse du procédé de fabrication du thé parfumé au lotus, qui, en plus d’être pleinement documentée, constitue un véritable chef-d’œuvre de prose à travers lequel chaque opération semble se dérouler devant nos yeux. Finalement, le temps de l’histoire proprement dit arrive, et avec lui celui du quiproquo entre un photographe sous l’emprise de son art et un féru de lotus aveuglé par sa passion…

Le thé parfumé au lotus

  • 10 Zhou Dunyi 周敦頤 (1017-1073) était un philosophe néo-confucianiste de la dynastie Song (960-1279). «  (...)
  • 11 Il s’agit des deux derniers vers du poème « Xiaochi » 小池 (« Le petit étang »), écrit par Yang Wanli (...)
  • 12 Il est question ici du dernier vers du poème « Xiaochu Jingci-si song Lin Zifang » 曉出净慈寺送林子方 (« Adi (...)
  • 13 Ce dernier extrait a été composé par le poète de la dynastie Tang (618-907) Li Shangyin 李商隱 (812-85 (...)
  • 14 Il s’agit du Biluochun 碧螺春, une variété de thé vert cultivée et récoltée au printemps dans la provi (...)
  • 15 Ni Yunlin 倪雲林, l’un des pseudonymes de Ni Zan 倪瓚 (1301-1374), poète, artiste-peintre et calligraphe (...)
  • 16 Littéralement, le « thé du puits du dragon », Longjingcha 龍井茶. Il s’agit d’un thé vert de la région (...)

6La famille Zhou était établie dans le bourg de Vieux Temple depuis bien des générations, et jadis, elle y jouissait d’un grand prestige. Mais du temps du père de Zhou Hanbing, elle n’était plus guère influente. Heureusement, ce dernier avait légué à son fils une maison de plain-pied qui, quoique vétuste et sans caractère, disposait d’une grande cour au milieu de laquelle se trouvait un petit étang, et d’un ancien jardin privé dont on devinait encore vaguement les contours.
Zhou Hanbing aimait plus que tout « L’Éloge du lotus » de Zhou Dunyi10. Il considérait ce dernier comme la fierté de sa famille et avait cherché des preuves écrites qui feraient de lui un de ses descendants en ligne directe, en vain. Malgré tout, il estimait être au moins l’un de ses héritiers spirituels.
Depuis qu’il avait cette idée en tête, il passait tout son temps libre à cultiver des lotus. Il avait agrandi le petit étang envasé, et en avait utilisé la bourbe pour former un talus. Sur celui-ci, il planta des pruniers, et dans l’étang, des lotus. Au début du printemps, il profitait du spectacle des « extrémités pointues des petits lotus sur lesquelles venaient aussitôt se poser des libellules »11 ; l’été venu, son imagination s’enivrait des « différentes teintes de rouge que prenaient les lotus au soleil »12 ; au cœur de l’automne, il éprouvait la passion des « derniers lotus, abîmés, écoutant le murmure de la pluie »13.
Petit à petit, insatisfait de la banalité qu’il y avait à cultiver des lotus classiques dans un étang, Zhou Hanbing se mit à rechercher des variétés plus élégantes. Les efforts ne coûtant rien à ceux qui ont de la volonté, il dénicha successivement des espèces rares et précieuses, tels que les lotus de brocard, les lotus roses aux pétales d’œillets, les lotus à la tige supportant des fleurs jumelles, les lotus rouges à mille feuilles, les lotus dont les fleurs ressemblent à celles des pruniers de longévité, les lotus à mille pétales, les grands lotus couleur émeraude, et même les lotus de l’amitié sino-japonaise. Les lotus de brocard, par exemple, ont de grandes fleurs, un parfum intense, des couleurs extraordinaires, et des pétales blancs striés de fines bandes bleues surmontés d’un liseré rouge, leur conférant une allure impériale. Zhou Hanbing se passionnait de plus en plus pour ces fleurs élégantes, pures, fièrement dressées, exhalant alentour leur parfum frais. Puis, il s’éprit des lotus en pot, tels que les « Blanche-Neige », « pivoine », « poupée » ou « ivresse », autant de variétés célèbres qu’il multiplia les unes après les autres. En quelques années, il y eut des lotus dans sa cour, dans son étang, sur ses rebords de fenêtre, sur son bureau… Grands ou petits, on en comptait plus d’une centaine. Chaque fois que l’été cédait sa place à l’automne, Zhou Hanbing en contemplait les feuilles, les fleurs et les tiges, en éprouvant un plaisir sans fin.
Dans son salon, il avait accroché trois peintures intitulées « Lotus à l’encre de Chine », « Lotus d’Orient » et « Feuilles de lotus vert bleuâtre ne formant qu’un avec le ciel ». Sous le plateau en verre de son bureau, il avait placé des photos de fleurs de lotus prises par lui. Il était même allé jusqu’à demander au grand calligraphe du bourg, Su Renwang, de composer l’écriteau suivant pour le frontispice de son bureau : « Pavillon des parfums de la fleur nationale ». Ainsi, quiconque pouvait tout de suite voir que le maître des lieux était un véritable passionné de lotus.
On dit que « qui se ressemble s’assemble », et Zhou Hanbing s’était donc lié à un groupe d’amis des lotus. Lorsque ces fleurs étaient dans la plénitude de leur éclat, les membres du groupe se réunissaient à cette occasion en petit comité pour les admirer. Parfois, des amis du monde littéraire et artistique venaient même tout spécialement leur rendre visite pour contempler leurs lotus !
Quand un invité arrivait, Zhou Hanbing le recevait toujours avec le meilleur thé, le « Printemps de Biluo »14. S’il était informé trois jours en avance de la venue d’un convive d’exception qui partageait sa passion, il l’accueillait avec du thé parfumé au lotus.
D’après la légende, ce thé fut inventé par le grand peintre de la dynastie des Yuan, Ni Yunlin15.
Lorsque le ciel s’était embrasé des couleurs du soir et que la chaleur estivale s’était dissipée, Zhou Hanbing prenait une pincée de thé Longjing16 et l’emballait dans une pièce de gaze blanche et propre. Puis il sélectionnait une fleur de lotus fraîchement éclose pour y déposer le sachet en son milieu. Ces fleurs ont pour particularité de s’ouvrir le matin et de se refermer le soir. S’il l’on y place des feuilles de thé au crépuscule, celles-ci se retrouvent enveloppées par les pétales. Il faut ensuite attendre l’éclosion de la fleur à l’aube pour les en ressortir. Une des vertus des feuilles de thé est d’absorber toutes sortes d’odeurs, celui de Longjing constituant le summum en la matière. Après une nuit, ce petit sachet se retrouve ainsi intégralement imprégné du parfum du lotus et de la rosée des pétales. Il convient alors de le suspendre dans un endroit ombragé pour le faire sécher. Puis, le soir venu, il faut répéter l’opération. Après trois nuits, ces feuilles de Longjing se retrouvent gorgées de tous les arômes subtils de la fleur et des essences du ciel et de la terre. Il suffit ensuite de les faire infuser dans de l’eau pure pour que leur parfum suave envahisse immédiatement les narines. Humer ce thé apporte la fragrance du lotus, le goûter apporte fraîcheur et sérénité. Même les amateurs les plus exigeants et les plus expérimentés ne tarissent pas d’éloges à son sujet.
Ce thé étant un produit saisonnier, rares étaient les personnes qui avaient la chance d’en boire chez Zhou Hanbing.

  • 17 Le Jardin du modeste administrateur de Suzhou (Suzhou Zhuozhengyuan 蘇州拙政園), dont la construction a (...)
  • 18 Le Petit manoir des lotus de Nanxun (Nanxun Xiaolianzhang 南潯小蓮莊) est situé dans la ville de Huzhou, (...)
  • 19 L’auteur fait ici référence à cette célèbre phrase du Zhuangzi : « Junzi zhi jiao dan ru shui, xiao (...)

7Un jour, Qiu Yiming, photographe de la ville de Lou, téléphona, prétendant vouloir prendre quelques photos de fleurs de lotus.
Il était très doué pour photographier les plantes et les animaux, et tout particulièrement pour saisir les natures mortes. Il y avait dans son talent quelque chose de vraiment unique et original.
Cette fois-là, plusieurs associations chinoises et étrangères avaient organisé conjointement le « Grand concours international 2009 de photographies de fleurs de lotus ». Il s’agissait d’une compétition d’envergure planétaire qui comptait naturellement beaucoup aux yeux de Qiu Yiming. Prendre des fleurs en photo était son point fort, et il avait l’ambition de gagner. D’après ce qui se disait, de nombreux participants avaient afflué au Jardin du modeste administrateur de Suzhou17 et au Petit manoir des lotus de Nanxun18 pour y prendre des clichés. Considérant la situation, l’artiste estima que les lotus de ces jardins paysagers devaient à coup sûr être des fleurs sans grande valeur, et que tout un chacun serait capable de les prendre en photo. Voilà qui manquait d’originalité et de compétitivité ! Comment mettre en valeur les qualités d’une nature morte, en évitant qui plus est de prendre un cliché semblable aux autres ? Il se souvint alors des fleurs de lotus chez Zhou Hanbing. Les deux ne s’étaient rencontrés, pour tout dire, qu’une seule fois, et ils n’étaient pas très intimes. Mais qu’importe ! Qiu Yiming pensait même que pour certaines choses, mieux valait une relation superficielle que profonde ; après tout, les relations entre gentilhommes n’étaient-elles pas aussi insipides que l’eau19 ?
Dans le monde des arts et des lettres de la ville de Lou, le photographe jouissait assurément d’une certaine réputation. Zhou Hanbing, enchanté de la visite d’une célébrité partageant ses goûts, avait déjà préparé du thé parfumé au lotus pour l’occasion. Le bourg de Vieux Temple était à présent lui aussi relié à l’eau courante, mais peut-être était-ce dû à la pollution, le goût du thé infusé dans cette eau bouillie restait toujours fort décevant. C’est pourquoi il utilisait systématiquement l’eau de son puits. Bien évidemment, d’après les anciens, le mieux était d’utiliser de « l’eau sans racines », c’est-à-dire de l’eau tombée du ciel. Par chance, il y avait eu une averse deux jours auparavant, et il avait récolté une petite jarre de pluie estivale.
À peine le photographe arrivé, Zhou Hanbing, hospitalier, voulu préparer de ce fameux thé et en proposer à son invité. Mais ce dernier agita brièvement la main : « Pour l’instant, pas de thé, on verra plus tard. Les rayons du petit matin sont les plus doux, ce sont les meilleurs pour photographier les fleurs couvertes de rosée. D’abord mes photos, et ensuite le thé, d’accord ? »
Cette attitude professionnelle de l’artiste suscita instantanément la sympathie de son hôte, et, sur ce, les deux hommes se rendirent dans la cour. Connaissant parfaitement son sujet, Zhou Hanbing indiqua successivement à son invité le nom de telle fleur dans tel pot, de telle autre fleur dans tel autre pot, précisant que l’une était très renommée pour la forme de ses pétales, que l’autre était connue dans le monde entier pour son parfum…
Mais alors que Qiu Yiming n’écoutait que d’une oreille, ses yeux, en revanche, scrutaient chacune des feuilles, chacune des fleurs, à la manière d’un aigle ou d’un faucon. Il saisissait, sous différents angles, des compositions picturales d’une grande originalité. « Superbes fleurs, c’est excellent ! », s’exclama-t-il, et il se retrouva bientôt plongé dans ses propres découvertes, semblant avoir oublié l’existence de Zhou Hanbing.
L’hôte des lieux, quant à lui, ne se souciait pas le moins du monde de l’attitude de son invité, croyant au contraire que les artistes devaient être habités par ce genre de vigueur passionnée.
Après avoir pris quelques photos, Qiu Yiming se rendit compte de la présence continue de Zhou Hanbing à ses côtés. « Faites ce que vous avez à faire, lui dit-il alors. Moi, je vais prendre mes photos seul, sereinement. »
Zhou Hanbing pensa que l’artiste avait raison, et, craignant de le déranger dans son travail, s’en retourna en silence dans sa maison. Une fois le thé préparé, il n’aurait qu’à attendre que son invité ait fini son travail, et alors, en bavardant, ils admireraient ensemble les fleurs et dégusteraient l’infusion.
Ce n’est qu’après avoir passé deux bonnes heures à prendre des photos que Qiu Yiming retourna dans la maison, le cœur gros de devoir quitter les fleurs. Il ne pouvait cependant dissimuler l’excitation sur son visage, et, contemplant la cour remplie de lotus, déclara : « Si j’avais autant de fleurs de lotus chez moi, je choisirais tous les matins un nouveau point de vue pour prendre quelques photos. Si je ne gagne pas le prix, je ne m’appelle plus Qiu ! »
« Venez quand vous voulez », répondit Zhou Hanbing d’un cœur sincère.
« Je dois y aller, je viendrai boire votre thé une prochaine fois. J’ai hâte de développer mes photos… C’est comme on dit : la joie de voir quelque chose avant tout le monde ! »
Bien que déçu, Zhou Hanbing comprenait très bien son invité. Il le raccompagna donc jusqu’à la porte.
Ce n’est qu’après le départ de Qiu Yiming que Zhou Hanbing s’aperçut que le photographe, pour prendre des images idéales, avait fait de nombreuses modifications prétendument artistiques : il avait par exemple arraché une feuille de tel pot, sectionné une feuille de tel autre pour la piquer dans un troisième, ou bien coupé les lotus de plusieurs pots pour les réunir en un seul…
L’affection que Zhou Hanbing éprouvait envers ses fleurs était profonde, comme celle qu’il portait à sa propre vie, à tel point que même face à un lotus abîmé, il n’en coupait inconsidérément ni la tige, ni les feuilles. Jamais il n’aurait imaginé que le photographe traiterait de la sorte ses lotus sacrés. En un instant, la bonne impression que Zhou Hanbing avait de lui s’évanouit complètement. Au paroxysme de la colère, il retourna chez lui et balaya d’un revers de main ce fameux thé qu’il avait préparé. En son cœur, il se dit que le photographe n’en avait heureusement pas bu : de telles gens n’étaient pas dignes de déguster son thé parfumé au lotus.

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Notes

1 À ce sujet, voir notamment l’article de Grâce Honghua Poizat, « Micronouvelles en langue chinoise », Brèves, vol. 117 (2021), pp. 8-10.

2 « He xiang cha » 荷香茶 fut écrit en 2009 et publié pour la première fois en 2010 dans la revue littéraire mensuelle Shandong wenxue 山東文學, vol. 8.

3 Le nombre de caractères habituellement retenu au-dessus duquel on ne considère plus un texte comme une micronouvelle est de 2500, certains abaissant même cette limite à 2000. Le texte en question fait 2150 signes, ce qui le place dans la fourchette haute.

4 Pour plus de détails sur les codes des micronouvelles, voir l’article de Grâce Honghua Poizat, op. cit., pp. 4-7.

5 Il est d’ailleurs intéressant de souligner qu’ils sont dotés de noms complets, ce qui est rare. En effet, les personnages sont habituellement appelés « il », ou « elle », ou bien ne sont affublés que d’un vague surnom.

6 La ville de Lou se retrouve ainsi mise en scène au XIIIe siècle dans la micronouvelle « La mort plutôt que le déshonneur » (« Xunjie » 殉節), traduit par François-Karl Gschwend, in Brèves, vol. 117 (2021), pp. 57-61.

7 Outre le texte proposé ici, nous pensons par exemple à « La première souche sur Terre » (« Tianxia di yi zhuang » 天下第一樁), ibid., pp. 115-121. Dans ces deux cas, les indices laissent à penser que les intrigues se déroulent de nos jours.

8 Les exemples sont forts nombreux, mais citons à tout hasard, en plus de la micronouvelle qui suit, « Le fou de chrysanthèmes » (« Juchi » 菊痴) ibid., pp. 85-90. Dans ce texte, Ling Dingnian fait une liste d’une dizaine d’espèces différentes de chrysanthèmes, parmi lesquelles les « concubines impériales à la sortie du bain » ou les « rideaux de perles de cent pieds ». Dans un autre texte à paraître, « Le riche sans le sou » (« You qian wu qian » 有錢無錢), l’auteur compile une liste de huit noms de pièces antiques présentant des caractéristiques très spéciales, tant dans leur forme que dans leur matière et leur poids.

9 Ling Dingnian semble se limiter à des listes thématiques en rapport avec les micronouvelles qu’il écrit, alors que Rabelais donne aussi dans les inventaires, les glossaires ou encore les catalogues.

10 Zhou Dunyi 周敦頤 (1017-1073) était un philosophe néo-confucianiste de la dynastie Song (960-1279). « L’Éloge des lotus » (« Ai lian shuo » 愛蓮説), dont il est question ici, est un court texte faisant les louanges de ces fleurs, toujours propres et pures malgré le fait qu’elles naissent dans la vase, et jamais trop voyantes bien que flottant sur une eau transparente et claire.

11 Il s’agit des deux derniers vers du poème « Xiaochi » 小池 (« Le petit étang »), écrit par Yang Wanli 楊萬里 (1127-1206). À travers la description d’éléments simples de la nature, tels qu’un petit étang, des plantes et des libellules, le poète réussit à dépeindre les beautés du printemps et à transmettre les sentiments que tout un chacun est à même d’éprouver à la vue d’un tel spectacle. C’est précisément le cas de Zhou Hanbing, tout à la joie de pouvoir à nouveau contempler ses fleurs avec le retour du printemps.

12 Il est question ici du dernier vers du poème « Xiaochu Jingci-si song Lin Zifang » 曉出净慈寺送林子方 (« Adieu matinal à Lin Zifang depuis le Temple de la pure bienveillance »), composé également par Yang Wanli. Le poète y décrit le charme et la magnificence du paysage qu’offre le Lac de l’Ouest de Hangzhou dans la chaleur humide de l’été, de même que la douleur de devoir dire adieu à son ami Lin Zifang. Ling Dingnian a sans doute choisi ce vers pour suggérer que Zhou Hanbing, contemplant ses fleurs, se prépare déjà à devoir leur faire ses adieux lorsque l’automne viendra.

13 Ce dernier extrait a été composé par le poète de la dynastie Tang (618-907) Li Shangyin 李商隱 (812-858). Il s’agit du dernier vers du poème « Suluo-shi ting jihuai Cui Yong Cui Gun » 宿駱氏亭寄懷崔雍崔袞 (« Sentiments écrits à Cui Yong et Cui Gun depuis le Pavillon de Suluo »), évoquant l’affection et l’attachement à des êtres chers éprouvés à la fin d’une fin de journée pluvieuse, fraîche, mélancolique. Ici, le parallèle est fait avec Zhou Hanbing, qui a perdu ses fleurs adorées.

14 Il s’agit du Biluochun 碧螺春, une variété de thé vert cultivée et récoltée au printemps dans la province du Jiangsu, dans le sud de la Chine.

15 Ni Yunlin 倪雲林, l’un des pseudonymes de Ni Zan 倪瓚 (1301-1374), poète, artiste-peintre et calligraphe ayant vécu sous la dynastie Yuan (1279-1368).

16 Littéralement, le « thé du puits du dragon », Longjingcha 龍井茶. Il s’agit d’un thé vert de la région de Hangzhou, située non loin de la ville de Lou dans laquelle se déroule cette histoire, au goût est très subtil et recherché par les connaisseurs.

17 Le Jardin du modeste administrateur de Suzhou (Suzhou Zhuozhengyuan 蘇州拙政園), dont la construction a débuté au début du XVIe siècle, est situé dans la ville de Suzhou, dans la province du Jiangsu. Il a été inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1997.

18 Le Petit manoir des lotus de Nanxun (Nanxun Xiaolianzhang 南潯小蓮莊) est situé dans la ville de Huzhou, dans la province du Zhejiang. Sa principale caractéristique est d’être construit autour d’un immense bassin dans lequel sont plantés un grand nombre de lotus.

19 L’auteur fait ici référence à cette célèbre phrase du Zhuangzi : « Junzi zhi jiao dan ru shui, xiaoren zhi jiao gan ru li » 君子之交淡如水,小人之交甘如醴 (Les relations entre hommes de bien sont comme l’eau, sans saveur ; les relations entre hommes de peu sont comme le vin, pleines de douceur.) Il faut donc comprendre que les relations entre hommes de bien sont faites de réserve et de correction, et sont donc, par extension, purement formelles.

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Pour citer cet article

Référence électronique

François-Karl Gschwend, « Le thé parfumé au lotus »Impressions d’Extrême-Orient [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ideo/2595 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ideo.2595

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Auteur

François-Karl Gschwend

François-Karl Gschwend est assistant doctorant en études chinoises à l’université de Genève. Diplômé en 2014 d’un master en études est-asiatiques avec spécialisation en philologie et traduction (japonais et chinois), il a passé au total deux ans en Chine, et six ans au Japon. Il consacre actuellement une partie de son temps à la traduction des micronouvelles de Ling Dingnian 凌鼎年 et de Xie Zhiqiang 謝志強.

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