1L’expression « mise en tourisme » présente l’avantage de souligner le caractère dynamique et humain de l’action touristique, et c’est justement ce processus du développement touristique, ou de l’avènement du lieu touristique et de son évolution, qui sera au cœur de notre réflexion. En effet, « être touriste, c’est habiter le territoire des autres et venir dans un lieu avec un projet fondé sur des pratiques. Dès lors, faire du tourisme, c’est fréquenter des lieux et les transformer par notre présence. Et sans doute le tourisme est l’activité humaine qui a transformé et créé le plus grand nombre de lieux, devant l’industrie, à l’échelle du monde et sur le temps long » (Duhamel, 2018).
2La région touristique de l’arrière-pays maya, située au-delà du haut lieu touristique de Cancún-Riviera Maya, le plus important d’Amérique latine, est un laboratoire pour les chercheurs qui s’intéressent au tourisme en le considérant sous le prisme de l’observation des dynamiques des sociétés locales. La description de la mise en tourisme de Yokdzonot, un village de l’arrière pays maya au cœur de la péninsule du Yucatán, illustre la réflexion sur la mise en tourisme des lieux et leur développement, sur les déplacements touristiques et les circuits migratoires, ainsi que sur l’acquisition de compétences par les sociétés locales. Quelles sont alors les conséquences sociales et spatiales du développement touristique des lieux ? L´arrivée des touristes produit de fortes évolutions pouvant conduire, localement, à une inversion sociale et spatiale. L´inversion sociale signifie que la hiérarchie entre les groupes sociaux est modifiée, voire bouleversée. À cette inversion sociale s’ajoute une inversion spatiale, c’est-à-dire que l’espace marginal dans un système pré-touristique devient central avec l’avènement du tourisme. « L´histoire de la mise en tourisme du monde est en grande partie celle de l´art et la manière de donner de la valeur à des lieux qui n’en avaient pas ou guère », et en ayant à l’esprit que « les pieds des touristes changent le sable, la neige, les ruines et les champs de betterave en or » (Équipe MIT, 2002), il faut insister sur le fait que la mise en tourisme du Mexique est assez singulière, le pays se classant parmi les dix premières destinations touristiques mondiales.
3Au début des années 2000, les travaux de l’équipe MIT sur les lieux touristiques ont permis de faire un double constat. D’une part, le tourisme s’installe rarement dans des espaces ou des lieux vierges de tout usage ou de toute pratique ; il apparaît plus souvent comme un usage supplémentaire et peut alors entrer en conflit avec des pratiques préexistantes. D’autre part, l’activité touristique s’accommode mal d’un usage unique, sauf quand elle s’arroge elle-même une exclusivité : les lieux qui seraient dévolus à la seule activité industrielle ou secondaire, voire à la seule activité de loisirs, ne présentent pas des situations favorables au développement touristique (Équipe MIT, 2000). Au-delà de la description du processus de mise en tourisme, nous entendons analyser les conditions de l’« invention » du lieu touristique, selon le terme de Rémy Knafou, afin de mieux comprendre le fonctionnement du tourisme contemporain. « L’invention » en question consiste en une utilisation nouvelle d’un lieu existant, ce qui aboutit à la fois à une subversion et à un agrandissement du lieu. Elle est également à l'origine d'un contrat tacite établi entre la société d'accueil et les premiers touristes, contrat qui détermine largement l'évolution du territoire touristique (Knafou, 1991).
- 1 Dans le cadre d´une thèse de doctorat de géographie soutenue en décembre 2016, à l´Université d´Ang (...)
- 2 Depuis août 2017, les périodes d’observation sont plus fréquentes puisque la Fondation Kellogg fina (...)
4Méthodologiquement, les données ont été produites grâce à un travail de terrain1 de longue haleine, mené entre 2010 et 20182, et qui associait une observation de la société coopérative à des entretiens tant avec des associés et des travailleurs qu’avec des acteurs-clé gouvernementaux, toute cette étude ayant abouti à une révision bibliographique sur les lieux touristiques, leur mise en tourisme et leur développement. Dans un premier temps, notre intérêt portera sur la compréhension du contexte régional du village étudié, l’arrière-pays maya, cet espace très dynamique qui profite de la proximité des hauts lieux touristiques que sont Cancún et Riviera Maya. Sans aucun doute, la mise en tourisme des cenotes est liée à cette proximité et à la singularité d’un environnement culturel à forte valeur symbolique pour les habitants de la région. Le lieu touristique de Yokdzonot est ainsi mis en valeur en 2006. L’analyse de la période 2006-2018 met en exergue les processus d’inversion spatiale et sociale que nous décrirons à travers ce cas de Yokdzonot.
5La Riviera Maya, cet espace littoral bordant la mer Caraïbe et s’étalant sur environ cent cinquante kilomètres au nord de la péninsule du Yucatán entre Cancún et Tulum est un espace touristique largement étudié par les géographes et les anthropologues. Nous pouvons citer ici les travaux de Hiernaux (1998), Cordoba-Ordoñez et García de Fuentes (2001 et 2003), Marín Guardado (2008 et 2010), Jimenez Martinez y Sosa Ferreira (2010), ou les plus récents tels ceux de Marie dit Chirot (2014) ou Castellanos (2015) sur l´espace touristique, les problématiques foncières et sociales liées à la mise en tourisme accélérée et brutale de ce littoral au cours du demi-siècle passé. Par contre, le dit arrière-pays maya, aussi appelé zone maya par les anthropologues, a été peu étudié comme un ensemble en tant que tel. Certaines études dont celles réalisées par Daltabuit et al. (2000), Moncada et al. (2011) et Araujo et al. (2014), analysent l’évolution du tourisme dans certains villages du Quintana Roo, ainsi que leur relation avec la Riviera Maya. Or, il apparaît aujourd’hui évident que ces villages appartiennent à une région que nous appellerons arrière-pays maya.
6Le développement touristique de la Riviera Maya, qui est devenue un haut lieu touristique mondial avec plus de vingt millions de visiteurs annuels, a déteint sur l’arrière-pays du couloir Cancún-Riviera Maya. Certaines localités rurales de l’intérieur ont ainsi opté pour un développement des activités touristiques à partir des possibilités offertes par leur localisation, leurs caractéristiques géomorphologiques, biogéographiques et socioculturelles, ce qui leur a donné l’opportunité de proposer une offre touristique alternative et complémentaire. Ce développement d’activités touristiques est aussi une réponse aux divers programmes gouvernementaux qui encouragent le tourisme comme une option de développement en milieu rural. Cet arrière-pays offre donc aux visiteurs la possibilité de diversifier leurs pratiques touristiques à travers la découverte du « monde maya profond » et de « l’exubérante forêt tropicale » (Jouault et al., 2015 ; Jouault, 2018).
- 3 Le premier janvier 2017, la municipalité de Puerto Morelos est devenue indépendante de la municipal (...)
- 4 Felipe Carrillo Puerto, Lázaro Cárdenas, Solidaridad, Tulum, José María Morelos et Puerto Morelos d (...)
7Le site archéologique de Chichen Itzá est situé à l’extrême occident de l’arrière-pays, du point de vue des touristes en provenance du littoral. Ces deux points définis, on comprend que l’axe autoroutier Cancún-Valladolid-Chichén Itzá soit la principale voie de communication entre le littoral et son arrière-pays, suivi des axes secondaires de Tulum à Cobá, de Cobá à Nuevo Xcan, de Cobá à Valladolid et de Valladolid à Chichén Itzá. On évoquera le terme « continuum » pour décrire l’arrière-pays maya qui inclut les municipalités de l’État du Yucatán et du Quintana Roo, même si ces municipalités n’hébergent pas toutes des entreprises sociales touristiques. En cela, l’appellation « arrière-pays » est innovante, car elle se distingue d’une barrière administrative créée par l’État. Pour des raisons statistiques, nous avons choisi de garder les limites des municipalités pour délimiter le continuum (carte 1). En mars 2016, les limites de l’arrière-pays du couloir touristique Cancún-Riviera Maya comprenaient vingt et une municipalités distinctes3, douze d’entre elles sont le siège de petites ou moyennes entreprises sociales dédiées au tourisme alternatif4.
Carte 1 : municipalités de l’arrière-pays maya
Source : élaboration personnelle, réalisation A.Montañez
8Le développement touristique de cette région survenu au cours des dernières années est la combinaison de différents processus socio-territoriaux et de flux humains et de marchandises. Ainsi, dans un premier temps, nombre d’habitants des municipalités yucatèques ont émigré vers Cancún, prenant part aux constructions et travaux, puis vers la Riviera Maya dans les années 1980 et 1990. Les statistiques officielles illustrent ce phénomène, inédit en Amérique latine : 24% de la population du Quintana Roo en 2005 était née dans l’État voisin du Yucatán (Lewin, 2007). Dans un second temps, certains auteurs, comme Gabriela Torres, montrent en 2003 que de nombreux biens qui achalandent la Riviera Maya sont produits dans le Yucatán, tels que la volaille, les fruits et les légumes. Dans un troisième temps, l’offre touristique dans les villages a attiré de nombreux touristes hébergés sur la Riviera Maya. L’un des attraits touristiques mis en avant sur les sites webs, les réseaux sociaux ou les brochures sont les cenotes.
- 5 Traduction de La Península que surgió del mar.
9La péninsule du Yucatán est la portion la plus orientale de la République mexicaine et ne correspond qu’à la partie émergée de la plateforme continentale, soit 39 240 km, ce qui représente 2% de la superficie du Mexique. Elle sépare la Mer Caraïbe du Golfe du Mexique. La péninsule du Yucatán possède une hydrologie particulière, différente de celle d’autres régions du sud-est mexicain : il n’y a pas de circulation superficielle. C’est là une des conséquences de la haute perméabilité du sol qui facilite le passage de l’eau de pluie vers le sous-sol. Après une période de filtration qui peut durer des décennies, voire des siècles, l’eau est déposée dans des canaux, tunnels, trous et autres systèmes de différents types et tailles. Ces mêmes courants se fraient un chemin à travers la roche calcaire, configurant ainsi dans sous-sol des canaux entre les cenotes, grottes et cavernes : un vaste système qui s’étend sur tout le nord de la péninsule. L’eau de pluie est la seule source qui alimente la nappe phréatique de la péninsule. Elle est stationnaire, s’infiltre et s’accumule dans le sous-sol formant un corps d’eau douce qui flotte parfois sur une masse d’eau salée plus dense et dont l’origine est l’intrusion saline (Grosjean Abimerhi, 2013, p. 24). Dans l’ouvrage La Péninsule qui surgit de la mer5, José Maria Morales (2009) mentionne qu´environ deux cent mille millions de mètres cubes d’eau circulent dans le vaste système hydrologique souterrain, provenant des précipitations sur le territoire péninsulaire. En général, ces flux hydriques débouchent dans l’océan, mais il arrive qu’ils restent dans les marécages, marais ou autres points d’eau proches de la côte. Dans certains lieux, les points exacts d'embouchure de ces flux sont connus grâce à la présence de sources d’eau dans le Campeche, le Yucatán et le Quintana Roo. On y observe clairement la décharge en forme de résurgence d’eau douce qui se mêle à l’eau de mer. Dans l’État du Yucatán, entre 7 000 et 8 000 cenotes ont été comptabilisés. En revanche, la densité de la forêt rend difficile le recensement dans les États de Campeche et du Quintana Roo (Beddows et alii, 2007).
- 6 Une aguada est une étendue d´eau d´origine artificielle ou naturelle. Certaines sont permanentes, d (...)
10Le mot cenote dérivé du vocable maya dzonot ou (ts’onot) et désigne une caverne avec un dépôt d’eau. Ce terme est utilisé pour se référer à une grotte qui a été inondée partiellement ou entièrement par l’eau douce issue des pluies. D’autres auteurs l’utilisent pour se référer à une formation qui ressemble à une chambre plus ou moins ouverte sur l’extérieur et qui retient l’́eau de manière permanente. Les cenotes sont emblématiques de la Péninsule du Yucatán – principalement des États du Yucatán et du Quintana Roo, dont le sol karstique favorise ces formations. Leur forme et leur taille varient en fonction du terrain et de l’éboulement qu’aura subi la cavité au fil du temps, de sorte que, sur tout le territoire péninsulaire, il est difficile de trouver deux cenotes qui se ressemblent en tous points. Pour classer les cenotes, trois typologies différentes existent, celle de Morales, celle de Chnaid Gamboa et celle de Hall. J. J. Morales (2009) identifie les cenotes selon leur degré d’ouverture : les fermés, les semi-ouverts, les ouverts et ceux de type aguada. Les cenotes fermés sont les plus jeunes à l’échelle du temps géologique, la lumière extérieure y est quasiment, voire totalement, absente, et on y accède par des tunnels, passages ou galeries, naturels et artificiels. Les cenotes semi-ouverts sont le fruit de l’effondrement partiel de la voûte de la grotte inondée. Les cenotes ouverts, quant à eux, sont des puits grands et larges aux murs verticaux, d’une grande luminosité. Enfin, les cenotes de type aguada6 sont totalement ouverts, et leurs bords sont inclinés depuis la superficie vers la partie centrale.
11Une typologie plus fonctionnelle est celle utilisée par D. Chnaid Gamboa (1998, p.17-18), qui prend en compte la présence de lumière. Ils sont ouverts quand la surface de l’eau est totalement exposée aux rayons du soleil fermés quand cette surface se trouve isolée, semi-ouverts quand cette même surface est partiellement exposée aux rayons du soleil. En rappelant le processus évolutif des formations karstiques dans le sous-sol yucatèque, il serait logique de penser qu’au début tous les cenotes étaient fermés et que c’est l’action des divers facteurs naturels qui, causant l’effondrement de la voûte et des murs et la coulée des formations rocheuses, les a progressivement transformés en lagunes. La figure 2 montre le cycle évolutif d’un cenote selon le modèle de F.G. Hall, qui les range en quatre catégories d’après les descriptions des formes des murs effectuées par Cole : le cenote en forme de cloche (figure 2.A), avec une petite ouverture à la surface ; le cenote avec des murs verticaux (figure 2.B), présente une ouverture complète vers la surface et ses murs sont totalement verticaux ; le troisième présente des murs légèrement inclinés (figure 2.C), ce type de cenote est souvent inondé en saison de pluies ; la dernière forme est celle de la caverne ou cenote fermé (figure 2.D), dont l’ouverture se trouve éloignée du plan d´eau.
Figure 2 : Les formes de cenotes selon Chnaid Gamboa (1998).
Source : élaboration personnelle basée sur Chanid Gamboa (1998)
12Des cenotes comme celui de Dzitnup sont visités depuis les années 1970, mais leur mise en tourisme massive intervient seulement au début des années 2000, lorsque les institutions publiques commencent à financer largement leur aménagement, permettant, dans certains cas, d’améliorer leur accessibilité. La mise en tourisme de l’arrière-pays et plus généralement du Yucatán induit un changement de paradigme quant à l’utilisation des cenotes, situés bien souvent au cœur de villages. En 2010, dans un document de travail divulgué dans la presse locale, le Secrétariat de l’Environnement du Yucatán (SEDUMA), déclarait que 103 cenotes possédaient un potentiel touristique (dont 16 situés dans l’arrière-pays). Le Secrétariat du Tourisme, lui, dressait un premier constat quatre années plus tard, en 2014, avec la liste des cenotes faisant l’objet d’un usage touristique (vue panoramique, nage libre et plongée souterraine) : 15 des 53 cenotes recensés alors sont situés au cœur de l’arrière-pays (SEFOTUR, 2014). Le travail de terrain réalisé début 2016 rend compte d’un panorama tout à fait différent : dans l’arrière-pays de Cancún-Riviera Maya situé aux limites de l’État du Yucatán, 27 cenotes étaient intégrés au marché touristique via des entreprises privées, publiques ou sociales. En seulement deux ans, le nombre de cenotes au potentiel touristique a doublé dans cette région.
13Nous nous sommes intéressés, parmi eux, au cenote de Yokdoznot. Sa mise en tourisme fut un processus long d’une dizaine d’années pendant lesquelles les membres de la société locale, surtout ceux qui avaient le pouvoir à ce moment-là, ont pris la décision de le nettoyer. Avant cette décision, aucun aménagement ne permettait d’accéder au plan d’eau, situé à une quinzaine de mètres sous le niveau du sol. Dix ans plus tard, une fois les aménagements réalisés, les habitants qui gèrent le cenote et son infrastructure accueillent plus de 40 000 touristes par an. Cette fréquentation représente pour eux un revenu mensuel qui fluctue entre 5 000 pesos en basse saison (mois de février) et 15 000 pesos en haute saison (mois d’avril), soit une moyenne approximative de 10 000 pesos. Il s’agit là d’une somme considérable en milieu rural, où les revenus journaliers d’un employé sont d’environ une centaine de pesos. En plus, les associés ont créé une dizaine d’emplois et certains jeunes et femmes du village, qui ne souhaitent pas migrer vers Cancún ou la Riviera Maya, et qui n’ont pas eu la possibilité de faire des études secondaires ou universitaires, peuvent ainsi bénéficier d´un travail au sein-même de leur village.
Figure 3 : le village de Yokdzonot et les nombreux cenotes aux alentours
Source : élaboration personnelle, réalisation A.Montañez
- 7 Dzalbay est un village situé à une dizaine de kilomètres d´Ek Balam.
14La valorisation touristique d’un cenote conduit incontestablement à un renversement des hiérarchies spatiales : de l’espace marginalisé au centre, car il s’agit bien d’un centre, tant pour les habitants du village que pour les visiteurs. Or le centre n’est pas forcément géométrique : le cenote peut se trouver en plein milieu du village (comme celui de Yokdzonot) ou bien à sa périphérie, mais quelle que soit sa localisation, il influe sur les dynamiques spatiales. En effet, l’accessibilité est un facteur qui joue sur la fréquentation touristique, certains cenotes étant situés à l’extérieur des villages, loin des routes goudronnées. Par exemple, celui de Xkaanajaltun se trouve à environ cinq kilomètres du village de Dzalbay7, et à plus d’un kilomètre de la déviation sur la route goudronnée. Cela fait deux ans qu’un groupe d’ejidatarios aménage ce cenote à des fins touristiques, mais sa fréquentation touristique est très faible, tout comme les revenus. Utiliser le terme d’« inversion spatiale » pour caractériser toute mise en tourisme d’un cenote dans le contexte rural du Yucatán paraît alors exagéré. Par contre, il semble que le cas de Yokdoznot relève de ce genre de dynamiques spatiales : une fréquentation touristique de plus de 40 000 visiteurs en 2017, la création d´une trentaine d’emplois dans le village et ses environs, alors que dix ans auparavant ce cenote était une décharge du village de Yokdoznot, situé sur la route entre Valladolid et Mérida.
15Le village de Yokdzonot est situé au cœur de la municipalité de Yaxcaba, à une quinzaine de kilomètres de la zone archéologique de Chichen Itza – classée au patrimoine culturel mondial de l’humanité par l’UNESCO –, sur l´axe routier secondaire Valladolid-Mérida.
- 8 La Constitution de 1917 (toujours en vigueur, moyennant un grand nombre d'amendements) inscrivit la (...)
16Les récits de la mise en tourisme du cenote de Yokdzonot (figures 4 et 5) varient en fonction de l’informant – de son statut endogène ou exogène par rapport à la communauté maya ; c’est le cas, d’ailleurs, pour la plupart des lieux touristiques du Yucatán. Les différentes versions s’accordent néanmoins sur l’année où la mise en valeur du cenote de Yokdzonot a commencé, à savoir 2005. Cette année-là, un fonctionnaire de la Commission Nationale pour le Développement des Peuples Indigènes invita les habitants du village (ejido8, ou terre cultivée en commun) à participer au programme de tourisme alternatif en zones indigènes (P.T.A.Z.I.), mis en place et financé par cette commission. Dès la troisième assemblée de l’ejido, 60 personnes se prononcèrent en faveur de la participation du village au projet, dont la première étape fut le nettoyage du cenote, réalisé par un groupe de bénévoles – le terrain étant, en effet, l’ancienne décharge du village. Notons qu’au cours de cette activité, beaucoup d’entre eux ont fini par démissionner, et le groupe s’est ainsi réduit à 25 personnes. C’est finalement avec le soutien du secrétariat de l’Écologie du gouvernement de l´État du Yucatán que ce travail a pu être mené à bien. Des plongeurs spéléos ont notamment été envoyés en 2006 pour sonder et nettoyer le cenote afin de recevoir les certifications sanitaires et environnementales nécessaires pour un usage touristique.
Figure 4 : vue des infrastructures du cenote Yokdzonot
Source : S.Jouault, 2016
Figure 5 : plan des infrastructures du cenote Yokdzonot
Source : S.Jouault, 2016
- 9 Cette répartition est d´ailleurs propre à Yokdzonot car, dans la péninsule du Yucatán, la participa (...)
17Cette même année, le premier projet pour la construction d’installations touristiques a été approuvé par la CDI. Les personnes mobilisées ont donc créé à cet effet un groupe de travail : le Kich Keleen Haa. Faute de temps, huit autres membres du groupe ont démissionné à ce moment-là. Il restait alors 17 associés (11 femmes et 6 hommes) qui, aujourd’hui, continuent de gérer la coopérative9. Don Filomeno, un des membres de la société coopérative se souvient en ces termes de la naissance du projet :
- 10 Une palapa est une paillote dont le toit est couvert de palmes de la région.
Ici, on a eu l’opportunité de développer le cenote. On nous a invités à une assemblée où un ingénieur est venu le promouvoir. Il nous a dit que si l’on voulait, on pouvait s’organiser en coopérative pour y travailler. On a commencé à venir aux assemblées. Il y avait cinquante, soixante personnes inscrites. Nous avons organisé les jours de nettoyage. Mais, il n’y avait aucun financement, on a commencé à le faire parce qu’on en avait envie. Face à cette situation, certains se sont retirés : nous n’étions plus que vingt-cinq à travailler. Ce n’est qu’après que les subventions sont venues. Je crois que tout le monde a pensé qu’on allait se répartir l’argent qui était arrivé, mais il a fallu l’investir, et continuer de travailler. Alors pas mal ont dit : « Eh bien, je ne reste pas. » On était au début, il n’y avait pas de rentrées d’argent. Nous avons commencé à travailler, à construire le restaurant, la cuisine, tous les bâtiments des toilettes. On a amené une montagne de pierres, et on a réussi, grâce aussi aux subventions de la CDI. Ils nous ont donné ces subventions pour que l’on puisse construire, ces aides ont été primordiales. Un an est passé, on attendait, personne ne venait, quelques personnes parfois. On n’était pas connu. Ensuite, une autre subvention a été versée pour faire les palapas et l’entrée pour les clients, de même que la palapa10 de l’accueil et les vestiaires. C’est grâce aussi à des organisations qui nous ont aidés à nous promouvoir, et à réussir une grande partie du projet. Nous avons maintenant des rentrées d’argent grâce à des gens de passage, des agences. Maintenant nous avons une table préparée pour les agences qui arrivent quasiment tous les jours. Ce n’est pas tant que ça, mais cela nous aide à subsister, cela nous donne de quoi alimenter la famille. Je continue à cultiver la milpa.
- 11 L’un des associées, étant donné son âge, ne travaillait pas, si bien que l’assemblée a pris la déci (...)
- 12 Au Mexique, les salaires sont versés par quinzaine. Dans certains secteurs, comme l’́industrie du b (...)
18En 2009, ces 17 personnes se sont associées officiellement pour créer la Société coopérative à responsabilité limitée de capital variable appelée Zaaz Koolen Haa. La division des tâches se réalise comme suit : la réception et le guidage des activités de tourisme d’aventure (accro branche, rappel, tours en VTT) est assurée par sept personnes ; deux maîtres-nageurs font la surveillance de la baignade ; six personnes s’occupent de la restauration et du service, et deux seulement du nettoyage et de la maintenance. Pour l’opération des activités de l’entreprise sociale, les associés sont divisés en deux groupes11. Les groupes de travail comptent avec la présence des responsables de chaque zone du complexe écotouristique : réception, billetterie, nettoyage, cuisine, et maîtres-nageurs. La charge de travail étant conséquente, les associés ont employé des travailleurs. Quand un grand groupe de touristes ou de visiteurs arrive, tous les associés et les travailleurs sont mobilisés. La répartition de la trésorerie se réalise tous les quinze jours12, et les revenus se divisent en trois postes : 10% pour l’assemblée ejidale et les coûts d’opération, le reste est redistribué à parts égales entre associés.
- 13 L’architecte en question a réalisé quatre projets de tourisme financés par la CDI en 2007 : le proj (...)
19Dans le cas que nous avons étudié, comme dans beaucoup d’autres, les financements d’infrastructures et d’équipements, la formation des personnes du village et la promotion des services touristiques sont des éléments incontournables de la mise en tourisme. En l’occurrence, le gouvernement fédéral mexicain a joué un rôle important, par le biais de l’INI (Institut National Indigéniste), devenu CDI (Commission pour le Développement des Peuples Indigènes) : il a contribué au développement des deux projets, en participant largement à leur financement. La Commission est à l’origine des premiers aménagements touristiques du village. En effet, entre 2006 et 2012, cinq projets ont été réalisés (tableau 1), pour un montant total d’environ 3,5 millions de pesos, qui ont permis aux associés de construire l’infrastructure à la suite d’un contrat passé avec un architecte désigné par la Commission13. Celui-ci élabora non seulement l’accès au cenote, mais aussi celui du restaurant et autres infrastructures d’accueil et services pour les touristes. L’aménagement de l’accès au cenote, l’acquisition d’équipements, le financement des formations et, en général, la gestion de l’entreprise s’intègrent dans un processus que l’on peut diviser en plusieurs étapes différentes.
Tableau 1 : financements de l’entreprise sociale Zaaz Koolen Haa (Yokdzonot).
Source : Jouault, 2018
- 14 A noter que pour cette dernière étape un consultant a appuyé la société coopérative pour la rédacti (...)
Année
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Montant en pesos mexicains
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Concepts financés
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Premier projet
(2006) :
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519, 007.48
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Construction de la cuisine, du restaurant, de la plate-forme et de l’escalier d´accès au cenote, des toilettes avec système d’assainissement écologique.
Acquisition de matériel (bicyclettes, casques, gilets de sauvetage, bouées).
Formations en cyclisme, natation, snorkeling, sauvetage aquatique, organisation coopérative.
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Deuxième projet
(2007) :
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434, 496.63
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Construction d’autres plates-formes, d’infrastructures de rappel, de tables de pique-nique.
Acquisition d’équipements de rappel.
Formation au rappel.
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Troisième projet
(2008) :
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621, 496
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Agrandissement de la cuisine, du restaurant, de la plate-forme flottante du cenote.
Construction de la maison d’artisanat, de la réception, de vestiaires, des palapas (paillotes) de repos.
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Quatrième projet (2010) :
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823, 920
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Construction du bureau, installation de la tyrolienne, changement de l’escalier d’accès au cenote.
Acquisition de 3 kayaks.
Formation à l’usage de la tyrolienne.
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Cinquième projet14 (2012) :
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1, 264, 831
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Construction de toilettes.
Acquisition d’équipements de cuisine industrielle.
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20En 2017, le cenote a accueilli plus de 40 000 visiteurs, générant des revenus significatifs pour les associés (par rapport aux revenus ruraux moyens), et permettant de créer une quinzaine d’emplois pérennes. Cette inversion spatiale, de la déchetterie au centre touristique du village, est intrinsèquement liée à une certaine inversion sociale, c’est-à-dire à un retour d’hommes migrants au village – retour motivé par le travail et la possibilité d’entreprendre.
21La trajectoire migratoire de Don Filomeno, habitant de Yokdzonot, que nous décrirons ici, est à la fois représentative de celle de nombreux habitants de la région et singulière, en ce qui concerne son retour au village et sa participation au projet collectif de mise en tourisme du cenote. Elle s’inscrit dans l’histoire touristique de la Péninsule du Yucatán et le virage des années 1970, marqué par la construction de Cancún, l’expansion des couloirs littoraux, puis la valorisation des ressources naturelles (mangroves, cenotes, etc.) dans un but touristique également. La mise en valeur des Mayas d’aujourd’hui s’inscrit aussi dans ce contexte, ponctuée en 2012 par l’accélérateur promotionnel de la “fin du monde” : cette controverse alimentée par un scientifique mexicain, José Arguelles, dans les années 1980, qui prévoyait la fin du monde en 2012 a fait que, le 21 décembre 2012, les yeux du monde entier soient tournés non seulement vers les sites emblématiques de Chichen Itzá ou Tikal, mais aussi sur les communautés mayas actuelles.
22L’histoire touristique de la péninsule est profondément marquée par la création de Cancún comme Centre Intégralement Planifié au début des années 1970 et la migration de nombreux hommes, puis de familles entières, motivée par la construction de ces nouveaux temples de loisirs. Quarante cinq ans plus tard, la ville d’environ un million d’habitants a absorbé une nombreuse population yucatèque d’origine maya, qui constitue une importante source de main d’œuvre pour l´industrie hôtelière. Enfin, la troisième étape est marquée par l’apparition d’une offre touristique alternative complémentaire à la Riviera Maya, au cœur de cet arrière-pays maya. Une offre touristique basée sur la diversité bioculturelle y émerge. Des membres des sociétés locales parient sur le tourisme comme activité complémentaire (figure 6) ; ils sont bien souvent financés grâce à des subventions gouvernementales. Certains entrepreneurs y voient aussi une aubaine, avec l’ouverture, au cours de ces dernières années, de nombreux parcs thématiques (Cenote Ikil et Chichen Park aux abords de Chichen Itza, Hubiku à Témozón , Xkeken park à Dzitnup, etc.).
23L’histoire de Don Filomeno illustre à la fois ces circulations touristiques et circuits migratoires, l’acquisition de compétences par les membres des sociétés locales, et le développement d’une main d’œuvre non qualifiée dans les années 1970-1980 sur la Riviera Maya :
Je suis né et j’ai grandi ici. Je me suis marié à 22 ans, et à 23 ans j’avais un enfant. C’est pourquoi j’ai dû partir en 1974 : la milpa et le travail aux champs n’était pas suffisant pour gagner sa vie. J’ai eu l’opportunité de partir, et je suis parti à Isla Mujeres. Je venais voir ma famille et l’aidais chaque mois ou tous les deux mois. J’ai travaillé là-bas quatre ou cinq ans, jusqu’à ce que j’aille à Cancun pour une saison, travailler dans un hôtel. Mais une opportunité de travail à Isla Mujeres avec un salaire meilleur s’est présentée, et j’y suis retourné. J’ai toujours fait les allers et retours, chaque mois, pour venir voir ma famille. Tout ce que j’ai gagné, j’ai essayé de l’investir dans mon foyer. Je n’ai jamais vécu à Cancun avec l’idée d’y rester, parce que ma famille ne voulait pas. Aussi j’ai toujours voulu travailler dans mon village. Le temps est passé ainsi, en faisant les allers et retours entre Isla Mujeres et Cancun, jusqu’à ce que ça n’aille plus très bien, et je suis revenu une saison jusqu’à ce que l’opportunité d’un travail à Akumal se présente, dans un hôtel d’une chaîne espagnole, où j’ai travaillé quatre ans. Avec la même dynamique d’aller et retour. En 1980, j’ai quitté Akumal et je suis descendu travailler à Piste, dans un restaurant appelé Pueblo Maya. C’était plus près de ma famille et je pouvais voir mes enfants. J’avais déjà deux ou trois gamins à l’école, je ne leur ai jamais montré le travail à la milpa parce que je ne voulais pas qu’ils fassent la même chose que moi. Je leur ai montré l’école, certains ont fait des études, d’autres non. J’ai ainsi commencé à travailler à Piste durant 10 ans, vivant au village et voyageant tous les jours, jusqu’à ce qu’il y ait un changement de personnel et de patron. J’ai été licencié, et j’ai quitté ce travail. J’ai continué à chercher du travail et un ami m’a invité à travailler à Celestún, dans un hôtel de la côte appelé Eco-Paraíso. J’ai été là bas pendant un an, travaillant 26 jours par mois avec quatre jours de repos. Après je suis entré à l’Hacienda Chichen pendant un an également. Mais les circonstances du moment, la maladie que j’avais (un diabète), ont fait que je ne pouvais plus travailler avec la même énergie qu’avant. Et les chefs sont difficiles : il y en a qui veulent faire les choses bien, d’autres non. J’ai donc décidé de démissionner et de retourner dans mon village, travailler aux champs, en 2004.
Figure 6 : membres de la société coopérative Zaaz Koolen Ha en 2010
Source : S.Jouault, 2010
24Le rôle de Don Filomeno dans la coopérative Zaaz Koolen Ha est indéniable : il a transmis aux autres associés des techniques et outils de travail indispensables, comme la capacité de monter un buffet chaud pour la restauration des touristes. Les compétences acquises pendant son parcours migratoire ont été transmises à des mères au foyer et des jeunes femmes qui aujourd’hui travaillent dans la cuisine du restaurant. Le nouveau leadership acquis par Don Filomeno au sein de la coopérative est assez significatif, vu son passé migratoire et l’obligation de partir du village au milieu des années 1970. Plus de quarante ans après, et de nombreux allers et retours entre ses lieux de travail (Cancún, Isla Mujeres, Akumal, Celestún, Pisté) et son village, Filomeno s’est littéralement emparé de l’activité touristique. Celle-ci devient ainsi pour chaque individu une invitation à repenser sa place au sein de la société locale et le monde global, chacun disposant de moyens différents, tant du point de vue culturel que personnel, et pouvant, face à un système aussi ouvert que le tourisme, les mobiliser différemment (Equipe MIT, 2002, 2005, 2011).
25Tout comme l’agriculture et l’industrie ont pu l’être par le passé, le tourisme est aujourd’hui un important véhicule d’inversions sociale et spatiale ; c’est, en d’autres termes, une activité économique qui bouscule des hiérarchies, aussi bien sociales que spatiales. A cet égard, les mobilités spatiales, et notamment les migrations, sont à la base de la redistribution des rôles dans les villages. Le tourisme dans l’arrière-pays maya est une activité qui dessine de nouveaux lieux sur la carte et fait émerger de nouveaux leaders. L’exemple de Yokdzonot illustre ces inversions sociales et spatiales, mais d’autres villages de l’arrière-pays maya ont connu des processus similaires. C’est, d’ailleurs, vrai pour d’autres parties du monde : des auteurs comme Isabelle Sacareau ont montré, pour le Népal, comment le tourisme a bouleversé la vie des sherpas. Elle a démontré que le tourisme est un facteur de développement individuel essentiel, et contribue à un processus d’amélioration de la qualité de vie. Cette approche du tourisme illustre le fait qu’il s’agit d’un secteur de recherche bouillonnant, au sein duquel émergent de multiples postures portant sur les ressorts des pratiques touristiques, les logiques de développement et de transformation de l’offre, ainsi que sur les multiples incidences du déploiement des activités touristiques sur les espaces récepteurs.